Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 14

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume Ip. 263-281).

CHAPITRE XIV


Je ne croyais pas les amours de garnison sujets à ces inconvénients. » Cette idée raisonnable, mais vulgaire, mit un peu de sérieux dans l’âme de Lucien ; et il tomba dans une rêverie profonde.

« Eh bien, facile ou non, se dit-il après un long silence, il serait charmant de pouvoir causer de bonne amitié avec un tel être » ; mais l’expression de sa physionomie n’était point d’accord avec ce mot charmant. « Je ne puis pas me dissimuler, poursuivit-il avec plus de sang-froid, qu’il y a une cruelle distance d’un lieutenant-colonel à un simple sous-lieutenant ; et une distance plus alarmante encore du noble nom de M. de Busant de Sicile, compagnon de Charles d’Anjou, frère de saint Louis, à ce petit nom bourgeois Leuwen… D’un autre côté, mes livrées si fraîches et mes chevaux anglais doivent me donner une demi-noblesse auprès de cette âme de province… Peut-être, ajouta-t-il en riant, une noblesse tout entière…

« Non, reprit-il en se levant avec une sorte de fureur, des pensées basses ne sauraient exister avec une physionomie si noble… Et quand elle les aurait, ces idées seraient celles de sa caste. Elles ne sont pas ridicules chez elle, parce qu’elle les a adoptées en étudiant son catéchisme, à six ans ; ce ne sont pas des idées, ce sont des sentiments. La noblesse de province fait grande attention aux livrées et au vernis des voitures.

« Mais pourquoi ces vaines délicatesses ? Il faut avouer que je suis bien ridicule. Ai-je le droit de m’enquérir de qualités si intimes ? Je voudrais passer quelques soirées dans le salon où elle va le soir… Mon père m’a porté le défi de m’ouvrir des salons de Nancy, j’y suis admis. Cela était assez difficile ; mais il est temps d’avoir quelque chose à faire au milieu de ces salons. J’y meurs d’ennui, et l’excès de l’ennui pourrait me rendre inattentif ; ce que la vanité de ces hobereaux, même les meilleurs, ne me pardonnerait jamais.

« Pourquoi ne me proposerais-je pas, pour avoir un but dans la vie, comme dit mademoiselle Sylviane, de parvenir à passer quelques soirées avec cette jeune femme ? J’étais bien bon de penser à l’amour et de me faire des reproches ! Ce passe-temps ne m’empêchera pas d’être un homme estimable et de servir la patrie, si l’occasion s’en présente.

« D’ailleurs, ajouta-t-il en souriant avec mélancolie, ses propos aimables m’auront bien vite guéri du plaisir que je suppose trouver à la voir ; avec des façons un peu plus nobles, avec les propos convenus d’une autre position dans la vie, ce sera le second tome de mademoiselle Sylviane Berchu. Elle sera aigre et dévote comme madame de Serpierre, ou ivre de gentilhommerie et me parlant des titres de ses aïeux, comme madame de Commercy, qui me racontait hier, en brouillant toutes les dates et, qui plus est, bien longuement, comme quoi un de ses ancêtres, nommé Enguerrand, suivit François Ier à la guerre contre les Albigeois et fut connétable d’Auvergne… Tout cela sera vrai, mais elle est jolie ; que faut-il de plus pour passer une heure ou deux ? et, en écoutant ces balivernes, je serai à deux pas d’elle. Il serait même curieux d’observer philosophiquement comment des pensées ridicules ou basses peuvent ne pas gâter une telle physionomie. C’est qu’au fait rien n’est ridicule comme la science de Lavater. »

Ce qui répondit à tout, dans la tête de Lucien, ce fut la pensée qu’il y aurait de la gaucherie à ne pas pénétrer dans les salons où allait madame de Chasteller, ou dans le sien, si elle n’allait nulle part. « Cela exigera quelques soins. Ce sera comme la prise d’assaut des salons de Nancy. » Par tous ces raisonnements philosophiques, le mot fatal d’amour fut éloigné, et il ne se fit plus de reproche. Il s’était moqué si souvent du piteux état où il avait vu Edgard, un de ses cousins ! Faire dépendre l’estime qu’on se doit à soi-même de l’opinion d’une femme qui s’estime, elle, parce que son bisaïeul a tué des Albigeois à la suite de François Ier : quelle complication de ridicule ! Dans ce conflit, l’homme est plus ridicule que la femme.

Malgré tous ces beaux raisonnements, M. de Busant de Sicile occupait l’âme de notre héros tout autant, pour le moins, que madame de Chasteller. Il mettait une adresse prodigieuse à faire des questions indirectes au sujet de M. de Busant et de l’accueil dont il avait été l’objet. M. Gauthier, M. Bonard et leurs amis, et toute la société du second ordre, exagérant tout, comme à l’ordinaire, ne savaient rien de M. de Busant, sinon qu’il était de la plus haute noblesse, et qu’il avait été l’amant de madame de Chasteller. On était loin de dire les choses aussi clairement dans les salons de mesdames de Commercy et de Puylaurens. Quand Lucien faisait des questions sur M. de Busant, on semblait se souvenir que lui, Lucien, était du camp ennemi, et jamais il ne put arriver à une réponse nette. Il ne pouvait aborder un tel sujet avec son amie mademoiselle Théodelinde, et c’était, en vérité, le seul être qui semblât ne pas désirer le tromper. Lucien n’arriva jamais à savoir la vérité sur M. de Busant. Le fait est que c’était un fort bon et fort brave gentilhomme, mais sans aucune sorte d’esprit. À son arrivée à Nancy, se méprenant sur l’accueil dont il était l’objet, et oubliant sa taille épaisse, son regard commun et ses quarante ans, il s’était porté amoureux de madame de Chasteller. Il avait constamment ennuyé son père et elle de ses visites, et jamais elle n’avait pu parvenir à rendre ces visites moins fréquentes. Son père, M. de Pontlevé, tenait à être bien avec la force armée de Nancy. Si ses correspondances bien innocentes avec Charles X étaient découvertes, qui serait chargé de l’arrêter ? Qui pourrait protéger sa fuite ? Et si, tout à coup, l’on apprenait que la République était proclamée à Paris, qui pourrait le protéger contre le peuple du pays ?

Mais le pauvre Lucien était bien loin de pénétrer tout ceci. Il voyait constamment M. Du Poirier éluder ses questions avec une adresse admirable.

Dans la bonne compagnie on lui répétait sans cesse : « Cet officier supérieur descend d’un des aides de camp du duc d’Anjou, frère de saint Louis, et qui l’a aidé à conquérir la Sicile. »

Il sut quelque chose de plus de M. d’Antin, qui lui dit un jour :

— Vous avez fort bien fait d’occuper son logement ; c’est un des plus passables de la ville. Ce pauvre Busant était fort brave, pas une idée, d’excellentes manières, donnant aux dames de fort jolis déjeuners, dans les bois de Burelviller, ou au Chasseur vert, à un quart de lieue d’ici ; et presque tous les jours, sur le minuit, il se croyait gai, parce qu’il était un peu ivre.

À force de s’occuper des moyens de rencontrer madame de Chasteller dans un salon, le désir de briller aux yeux des habitants de Nancy, que Lucien commençait à mépriser plus peut-être qu’il ne fallait, fut remplacé, comme mobile d’actions, par l’envie d’occuper l’esprit, si ce n’est l’âme, de ce joli joujou. « Cela doit avoir de singulières idées ! pensa-t-il. Une jeune ultra de province, passant du Sacré-Cœur à la cour de Charles X, et chassée de Paris, dans les journées de juillet 1830. » Telle était, en effet, l’histoire de madame de Chasteller.

En 1814, après la première Restauration, M. le marquis de Pontlevé fut au désespoir de se voir à Nancy et de n’être pas de la cour.

« Je vois se rétablir, disait-il, la ligne de séparation entre nous autres et la noblesse de cour. Mon cousin, de même nom que moi, parce qu’il est de la cour, viendra à vingt-deux ans commander, comme colonel, le régiment où, par grâce, je serai capitaine à quarante. » C’était là le principal chagrin de M. de Pontlevé, et il n’en faisait mystère à personne. Bientôt il en eut un second. Il se présenta aux élections de 1816, pour la Chambre des députés, et il eut six voix, en comptant la sienne. Il s’enfuit à Paris, déclarant qu’il quittait à jamais la province après cet affront, et emmenant sa fille, âgée de cinq ou six ans. Pour se donner une position à Paris, il sollicita la pairie. M. de Puylaurens, alors fort bien en cour, lui conseilla de placer sa fille au couvent du Sacré-Cœur ; M. de Pontlevé suivit ce conseil et en sentit toute la portée. Il se jeta dans la haute dévotion, et parvint ainsi, en 1828, à marier sa fille à un des maréchaux de camp attachés à la cour de Charles X. Ce mariage fut considéré comme très avantageux. M. de Chasteller avait de la fortune. Il paraissait plus âgé qu’il ne l’était, parce qu’il manquait tout à fait de cheveux ; mais il avait une vivacité étonnante et portait la grâce dans les manières jusqu’au genre doucereux. Ses ennemis à la cour lui appliquaient le vers de Boileau sur les romans de son époque :

Et jusqu’à je vous hais, tout s’y dit tendrement.

Madame de Chasteller, bien dirigée par un mari idolâtre des petits moyens qui font tant d’effet à la cour, fut bien reçue des princesses, et jouit bientôt d’une position fort agréable ; elle avait les loges de la cour aux Bouffes et à l’Opéra, et, l’été, deux appartements, l’un à Meudon et l’autre à Rambouillet. Elle avait le bonheur de ne s’occuper jamais de politique et de ne pas lire de journaux. Elle ne connaissait la politique que par les séances publiques de l’Académie française, auxquelles son mari exigeait qu’elle assistât, parce qu’il avait de grandes prétentions au fauteuil ; il était grand admirateur des vers de Millevoye et de la prose de M. de Fontanes.

Les coups de fusil de juillet 1830 vinrent troubler ces innocentes pensées.

En voyant le peuple dans la rue, c’était son mot, il se rappela les meurtres de MM. Foulon et Berthier, aux premiers jours de la Révolution. Il pensa que le voisinage du Rhin était ce qu’il y avait de plus sûr, et vint se cacher dans une terre de sa femme, près de Nancy.

M. de Chasteller, homme peut-être un peu affecté, mais fort agréable et même amusant dans les positions ordinaires de la vie, n’avait jamais eu la tête bien forte ; il ne put jamais se consoler de cette troisième fuite de la famille qu’il adorait. « Je vois là le doigt de Dieu, » disait-il en pleurant dans les salons de Nancy ; et il mourut bientôt, laissant à sa veuve vingt-cinq mille livres de rente dans les fonds publics. Cette fortune lui avait été faite par le roi à l’époque des emprunts de 1817, et les salons de Nancy, qui en étaient jaloux, la portaient sans façon à dix-huit cent mille francs ou deux millions.

Lucien eut toutes les peines du monde à réunir ces faits si simples. Quant à la conduite de madame de Chasteller, la haine dont on l’honorait dans le salon de madame de Serpierre et le bon sens de mademoiselle Théodelinde rendirent plus facile à Lucien de savoir la vérité.

Dix-huit mois après la mort de son mari, madame de Chasteller osa prononcer ces mots : Retour à Paris. « Quoi ! ma fille, lui dit le grand M. de Pontlevé, avec le ton et les gestes d’Alceste indigné, dans la comédie : vos princes sont à Prague et l’on vous verrait à Paris ! Que diraient les mânes de M. de Chasteller ? Ah ! si nous quittons nos pénates, ce n’est pas de ce côté qu’il faut tourner la tête des chevaux. Soignez votre vieux père à Nancy, ou, si nous pouvons mettre un pied devant l’autre, volons à Prague, » etc.

M. de Pontlevé avait ce parler long et figuré des gens diserts du temps de Louis XVI, qui passait alors pour de l’esprit.

Madame de Chasteller avait dû renoncer à l’idée de Paris. Au seul mot de Paris, son père lui parlait avec aigreur et lui faisait une scène. Mais, par compensation, madame de Chasteller avait de beaux chevaux, une jolie calèche et des gens tenus avec élégance. Tout cela paraissait moins dans Nancy que sur les grandes routes du voisinage. Madame de Chasteller allait voir, le plus souvent qu’elle le pouvait, une amie du Sacré-Cœur, madame de Constantin, qui habitait une petite ville à quelques lieues de Nancy ; mais M. de Pontlevé en était mortellement jaloux, et avait tout fait pour les brouiller.

Deux ou trois fois, dans ses grandes promenades, Lucien avait rencontré la calèche de madame de Chasteller à plusieurs lieues de Nancy.

Le jour d’une de ces rencontres, sur le minuit, Lucien était allé fumer ses petits cigares de papier de réglisse dans la rue de la Pompe. Là il continuait à se réjouir de la faveur que les uniformes brillants trouvaient auprès de madame de Chasteller. Il s’efforçait à bâtir quelque espérance sur l’élégance de ses chevaux et de ses gens. Il combattait cet espoir par le souvenir de la simplicité de son nom bourgeois ; mais, en se disant toutes ces belles choses, il pensait à d’autres. Il ne s’était pas aperçu que, depuis quinze jours à peu près qu’il l’avait vue à la messe, madame de Chasteller, qui pour lui cependant n’avait qu’une existence en quelque sorte idéale, avait changé de manières à son égard.

D’abord il s’était dit, après s’être fait conter son histoire : « Cette jeune femme est vexée par son père ; elle doit être blessée de l’attachement que celui-ci affiche pour sa fortune ; la province l’ennuie ; il est tout simple qu’elle cherche des distractions dans un peu de galanterie honnête. » Ensuite sa physionomie franche et chaste avait fait naître des doutes, même sur la galanterie.

Enfin, le soir dont nous parlons : « Mais que diable ! se dit Lucien, je suis un vrai nigaud ; je devrais me réjouir de ce bon vouloir pour l’uniforme. »

Plus il insistait sur ce motif d’espérer, plus il devenait sombre.

« Aurais-je la sottise d’être amoureux ? » se dit-il enfin à demi haut ; et il s’arrêta comme frappé de la foudre, au milieu de la rue. Heureusement, à minuit, il n’y avait là personne pour observer sa mine et se moquer de lui.

Le soupçon d’aimer l’avait pénétré de honte, il se sentit dégradé : « Je serais donc comme Edgard, se dit-il. Il faut que j’aie l’âme naturellement bien petite et bien faible ! L’éducation a pu la soutenir quelque temps, mais le fond reparaît dans les occasions singulières et dans les positions imprévues. Quoi ! pendant que toute la jeunesse de France prend parti pour de si grands intérêts, toute ma vie se passera à regarder deux beaux yeux, comme les héros ridicules de Corneille ! Voilà le triste effet de cette vie sage et raisonnable que je mène ici.

Qui n’a pas l’esprit de son âge,
De son âge a tout le malheur.


Il valait bien mieux, comme j’en avais l’idée, aller enlever une petite danseuse à Metz ! Il valait bien mieux, du moins, faire une cour sérieuse à madame de Puylaurens ou à madame d’Hocquincourt. Je n’avais pas à craindre, auprès de ces dames, d’être entraîné au delà d’un petit amour de société.

« Si ceci continue, je vais devenir fou et plat. C’est bien autre chose que le saint-simonisme dont m’accusait mon père ! Qui est-ce qui s’occupe des femmes aujourd’hui ? quelque homme comme le duc de…, l’ami de ma mère, qui au déclin d’une vie honorable, après avoir payé sa dette sur les champs de bataille et à la Chambre des pairs en refusant son vote, s’amuse à faire la fortune d’une petite danseuse, comme on joue avec un serin.

« Mais moi ! à mon âge ! quel est le jeune homme qui ose seulement parler d’un attachement sérieux pour une femme ? Si ceci est un amusement, bien ; si c’est un attachement sérieux, je suis sans excuse ; et la preuve que je mets du sérieux dans tout ceci, que cette folie n’est pas un simple amusement, c’est ce que je viens de découvrir : le faible de madame de Chasteller pour les brillants uniformes, loin de me plaire, m’attriste. Je me crois des devoirs envers la patrie. Jusqu’ici je me suis principalement estimé parce que je n’étais pas un égoïste uniquement occupé à bien jouir du gros lot qu’il a reçu du hasard ; je me suis estimé parce que je sentais avant tout l’existence de ces devoirs envers la patrie et le besoin de l’estime des grandes âmes. Je suis dans l’âge d’agir ; d’un moment à l’autre la voix de la patrie peut se faire entendre ; je puis être appelé ; je devrais occuper tout mon esprit à découvrir les véritables intérêts de la France, que des fripons cherchent à embrouiller. Une seule tête, une seule âme ne suffisent pas pour y voir clair, au milieu de devoirs si compliqués. Et c’est le moment que je choisis pour me faire l’esclave d’une petite ultra de province ! Le diable l’emporte, elle et sa rue ! » Lucien rentra précipitamment chez lui ; mais le sentiment d’une honte vive lui ôta le sommeil. Le jour le trouva se promenant devant la caserne ; il attendait avec impatience l’heure de l’appel. L’appel fini, il accompagna pendant quelques centaines de pas deux de ses camarades ; pour la première fois leur société lui était agréable.

Rendu enfin à lui-même : « J’ai beau faire, se dit-il, je ne puis voir dans ces yeux si pénétrants, mais si chastes, le pendant d’une danseuse de l’Opéra, moins les grâces. » De toute la journée, il ne put arriver à prendre son parti sur madame de Chasteller. Quoi qu’il fît, il ne pouvait voir en elle la maîtresse obligée de tous les lieutenants-colonels qui viendraient tenir garnison à Nancy. « Mais cependant, disait le parti de la raison, elle doit s’ennuyer beaucoup. Son père la force à bouder Paris ; il veut la brouiller avec une amie intime ; un peu de galanterie est la seule consolation pour cette pauvre âme. »

Cette excuse si raisonnable ne faisait que redoubler la tristesse de notre héros. Au fond, il entrevoyait le ridicule de sa position : il aimait, sans doute avec l’envie de réussir, et cependant il était malheureux et prêt à mépriser sa maîtresse, précisément à cause de cette possibilité de réussir.

La journée fut cruelle pour lui ; tout le monde semblait d’accord pour lui parler de M. Thomas de Busant et de la vie agréable qu’il avait su mener à Nancy. On comparait cette existence avec la vie de cabaret et de café que menaient le lieutenant-colonel Filloteau et les trois chefs d’escadron.

La lumière lui arrivait de toutes parts ; car le nom de madame de Chasteller était sur toutes les lèvres, à propos de M. de Busant ; et cependant son cœur s’obstinait à la lui montrer comme un ange de pureté.

Il ne trouva plus aucun plaisir à faire admirer dans les rues de Nancy ses livrées élégantes, ses beaux chevaux, sa calèche qui ébranlait en passant toutes les maisons de bois du pays. Il se méprisait presque pour s’être amusé de ces pauvretés ; il oubliait l’excès d’ennui dont elles l’avaient distrait.

Pendant les jours qui suivirent, Lucien fut extrêmement agité. Ce n’était plus cet être léger et distrait par la moindre bagatelle. Il y avait des moments où il se méprisait de tout son cœur ; mais malgré ses remords, il ne pouvait s’empêcher de passer plusieurs fois le jour dans la rue de la Pompe.

Huit jours après que Lucien avait fait dans son cœur une découverte si humiliante, comme il entrait chez madame de Commercy, il y trouva établie, en visite, madame de Chasteller ; il ne put dire un mot, il devint de toutes les couleurs, et, se trouvant seul d’homme dans le salon, il n’eut pas l’esprit d’offrir son bras à madame de Chasteller pour la reconduire à sa voiture. Il sortit de chez madame de Commercy se méprisant un peu plus soi-même.

Ce républicain, cet homme d’action, qui aimait l’exercice du cheval comme une préparation au combat, n’avait jamais songé à l’amour que comme à un précipice dangereux et méprisé, où il était sûr de ne pas tomber. D’ailleurs, il croyait cette passion extrêmement rare, partout ailleurs qu’au théâtre. Il s’était étonné de tout ce qui lui arrivait, comme l’oiseau sauvage qui s’engage dans un filet et que l’on met en cage ; ainsi que ce captif effrayé, il ne savait que se heurter la tête avec furie contre les barreaux de sa cage. « Quoi ! se disait-il, ne pas savoir dire un seul mot ; quoi ! oublier même les usages les plus simples ! Ainsi ma faible conscience cède à l’attrait d’une faute, et je n’ai pas même le courage de la commettre ! »

Le lendemain Lucien n’était pas de service ; il profita de la permission donnée par le colonel et s’enfonça fort loin dans les bois de Burelviller… Vers le soir, un paysan lui apprit qu’il était à sept lieues de Nancy.

« Il faut convenir que je suis encore plus sot que je ne l’imaginais ! Est-ce en courant les bois que j’obtiendrai la bienveillance des salons de Nancy et que je pourrai trouver la chance de rencontrer madame de Chasteller et de réparer ma sottise ? » Il revint précipitamment à la ville ; il alla chez les Serpierre. Mademoiselle Théodelinde était son amie, et cette âme, qui se croyait si ferme, avait besoin ce jour-là d’un regard ami. Il était bien loin d’oser lui parler de sa faiblesse ; mais, auprès d’elle, son cœur trouvait quelque repos. M. Gauthier avait toute son estime, mais il était prêtre de la République, et tout ce qui ne tendait pas au bonheur de la France, se gouvernant elle-même, lui semblait indigne d’attention et puéril. Du Poirier eût fait un conseiller parfait ; outre ses connaissances générales des hommes et des choses de Nancy, il dînait une fois la semaine avec la personne que Lucien avait tant d’intérêt à connaître. Mais Lucien n’était attentif qu’à ne pas lui donner l’occasion de le trahir.

Comme Lucien racontait à mademoiselle Théodelinde ce qu’il avait remarqué dans sa longue promenade, on annonça madame de Chasteller. À l’instant Lucien devint emprunté dans tous ses mouvements ; il essaya vainement de parler ; le peu qu’il dit était à peu près inintelligible.

Il n’eût pas été plus surpris si, en allant au feu avec le régiment, au lieu de galoper en avant sur l’ennemi, il se fût mis à fuir. Cette idée le plongea dans le trouble le plus violent, il ne pouvait donc se répondre de rien sur son propre compte ! Quelle leçon de modestie ! Quel besoin d’agir pour être enfin sûr de soi-même, non plus par une vaine probabilité, mais d’après des faits !

Lucien fut tiré de sa rêverie profonde par un événement bien étonnant : madame de Serpierre le présentait à madame de Chasteller, et accompagnait cette cérémonie des louanges les plus excessives. Lucien était rouge comme un coq, et cherchait en vain à trouver un mot poli, tandis qu’on exaltait surtout son esprit aimable, admirable d’à-propos et d’élégance parisienne. Enfin, madame de Serpierre elle-même s’aperçut de l’état où il se trouvait.

Madame de Chasteller eut recours à un prétexte pour faire sa visite extrêmement courte. Quand elle se leva, Lucien eut bien l’idée de lui offrir son bras jusqu’à sa voiture, mais il se sentit trembler de telle sorte qu’il trouva imprudent d’essayer de quitter sa chaise ; il craignait de donner une scène publique. Madame de Chasteller aurait pu lui dire : « C’est à moi, monsieur, à vous offrir le bras. »