Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 10

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume Ip. 195-217).

CHAPITRE X


On sortit bientôt après, et Lucien, voyant son pantalon terni sans ressource, rentra chez lui. « Mais ce petit malheur est peut-être un mérite », se dit-il. Et il affecta de marcher lentement et de façon à ne pas dépasser les groupes de saintes femmes qui s’avançaient au petit pas dans la rue solitaire et couverte d’herbes.

« Je suis curieux de savoir ce que le colonel pourra trouver à reprendre à ceci ? » se disait Lucien lorsque le docteur le rejoignit ; et, comme dissimuler n’était pas son fort, il laissa entrevoir quelque chose de cette idée à son nouvel ami.

— Votre colonel n’est qu’un plat juste milieu, nous le connaissons bien, s’écria Du Poirier d’un air d’autorité. C’est un pauvre hère, toujours tremblant de trouver sa destitution dans le Moniteur ; mais je ne vois pas ici l’officier manchot, ce libéral décoré à Brienne, qui lui sert d’espion. »

On était arrivé à la fin de la rue, et Lucien, qui l’avait parcourue lentement et en prêtant l’oreille aux propos qu’on tenait sur son compte, craignit que sa joie ne se trahît par quelque mouvement imprudent. Il se permit de faire un demi-salut fort grave à trois dames qui marchaient presque sur la même ligne que lui et qui parlaient fort haut. Il serra la main avec affection au docteur et disparut. Il monta à cheval, en donnant un libre cours au rire fou qui l’obsédait depuis une heure. Comme il passait devant le cabinet littéraire de Schmidt : « Voilà le plaisir d’être savant, » pensa-t-il. Il remarqua l’officier libéral, manchot, qui, placé derrière la vitre verdâtre du cabinet littéraire, tenait un numéro de la Tribune et le regarda du coin de l’œil comme il passait. Le lendemain il n’était bruit dans toute la haute société de Nancy que de la présence d’un uniforme dans l’église des Pénitents, et encore d’un uniforme dont le bras droit était décousu et attaché avec des rubans. Ce jeune homme venait d’être sur le point de paraître devant Dieu, ce fut un jour de triomphe pour Lucien. Il n’osa hasarder la messe basse de huit heures et demie. « Ceci aurait des conséquences, pensa-t-il ; il faudrait m’y trouver toutes les fois que je ne suis pas de service. »

Vers les dix heures, il alla en grande pompe acheter un eucologe, ou livre de prières, magnifiquement relié par Muller. Il ne voulut point permettre que le livre fût enveloppé dans du papier de soie ; il trouva plus drôle de le porter fièrement sous le bras gauche. « On n’eût pas mieux fait, se disait-il, en pleine Restauration, j’imite le maréchal N***, notre ministre de la guerre.

« On peut tout hasarder avec des provinciaux, pensait-il en riant ; c’est qu’il n’y a ici personne pour donner son nom au ridicule. » Il alla, toujours le livre sous le bras, porter lui-même ses quarante francs à M. Du Poirier, qui lui permit de lire la liste des souscripteurs. Le haut des pages était toujours tenu par les noms précédés d’un de, et, par un hasard flatteur, le seul nom de Lucien Leuwen fit exception et commença la page qui suivait immédiatement celle de madame de Marcilly.

En le reconduisant, M. Du Poirier lui dit d’un air profond :

— Soyez assuré, cher monsieur, que monsieur votre colonel ne vous laissera plus debout quand il aura à vous parler chez lui ; il sera poli du moins ; quant à être bienveillant, c’est une autre affaire.

Jamais prédiction ne sembla destinée à s’accomplir avec plus de promptitude. Quelques heures plus tard, le colonel, que Lucien vit de loin à la promenade, lui fit signe d’approcher et l’invita à dîner pour le lendemain. Lucien lui trouva des façons basses d’une intimité bourgeoise. « Malgré son brillant uniforme et sa bravoure, cet homme est un marguillier qui invite à dîner le procureur, son voisin. » Comme il allait s’éloigner :

— Votre cheval a des épaules admirables, lui dit le colonel ; deux lieues ne sont rien pour de tels jarrets ; je vous autorise à pousser vos promenades jusqu’à Darney.

C’était un bourg à six lieues de Nancy.

« Ô toute puissance de l’orviétan ! » se dit Lucien pouffant de rire et galopant du côté de Darney.

L’après-dînée fut encore plus triomphante pour Lucien ; le docteur Du Poirier voulut absolument le présenter chez madame la comtesse de Commercy, la dame qui, la veille, avait prêté pour lui le livre de prières.

L’hôtel de Commercy, situé au fond d’une grande cour, pavée en partie et garnie de tilleuls taillés en mur, était, au premier aspect, fort triste ; mais, du côté opposé à la cour, Lucien aperçut un jardin anglais d’un vert charmant, et où il eût été heureux de se promener. Il fut reçu dans un grand salon tendu en damas rouge avec des baguettes d’or. Le damas était un peu passé, mais ce défaut était dissimulé par des portraits de famille qui avaient fort bonne mine. Ces héros avaient des perruques poudrées à frimas et des cuirasses d’acier. D’immenses fauteuils, dont les bois fort contournés offraient une dorure brillante, firent peur à Lucien quand il entendit madame la comtesse de Commercy adresser au laquais ces paroles sacramentelles : « Un fauteuil pour monsieur. » Heureusement, l’usage de la maison n’était pas de déplacer ces vénérables machines ; on avança un fauteuil moderne et fort bien fait.

La comtesse était une grande femme maigre et se tenant fort droite, malgré son grand âge. Lucien remarqua que ses dentelles n’étaient point jaunies ; il avait en horreur les dentelles jaunies. Quant à la physionomie de la dame, elle n’en avait aucune. « Ses traits ne sont pas nobles, mais ils sont portés noblement, » se dit Lucien.

La conversation, comme l’ameublement, fut noble, monotone, lente, mais sans ridicule trop marqué. Au total, Lucien aurait pu se croire dans une maison de gens âgés du faubourg Saint-Germain. Madame de Commercy ne parlait pas trop haut, elle ne gesticulait pas à outrance, comme les jeunes gens de la bonne compagnie que Lucien apercevait dans les rues. « C’est un débris du siècle de la politesse, » se dit Lucien.

Madame de Commercy remarqua avec plaisir les regards d’admiration que Lucien jetait sur son jardin. Elle lui dit que son fils, qui avait habité douze ans de suite Hartwell (maison de Louis XVIII en Angleterre), en avait fait faire cette copie exacte et seulement un peu plus petite, comme il convient à un simple particulier. Madame de Commercy l’engagea à venir [se] promener quelquefois dans ce jardin.

— Plusieurs personnes y viennent et ne se croient point obligées, pour cela, à voir la vieille propriétaire : mon concierge a le nom des promeneurs.

Lucien fut touché de cette attention, et, comme c’était une âme bien née et que trop bien née, sa réponse exprima bien sa reconnaissance. Après cette offre faite avec simplicité, il n’était plus question pour lui de se moquer ; il se sentait renaître. Depuis plusieurs mois Lucien n’avait pas vu de bonne compagnie.

Lorsqu’il se leva pour prendre congé, madame de Commercy put lui dire, sans s’écarter du ton général de la conversation :

— Je vous avouerai, monsieur, que c’est pour la première fois que je vois dans mon salon la cocarde que vous portez ; mais je vous prie de l’y ramener souvent. Je me ferai toujours un plaisir de recevoir un homme qui a des manières aussi distinguées, et qui, d’ailleurs, pense aussi bien, quoiqu’il soit encore dans la première jeunesse.

« Et tout cela pour être allé aux Pénitents ! » Il avait tellement envie de rire que ce ne fut qu’à grand-peine qu’il ne suivit pas l’idée folle qui lui vint de distribuer des pièces de cinq francs aux laquais de la maison qu’il trouva dans l’antichambre rangés en haie sur son passage.

Il lut son devoir dans cette rangée de laquais. « Pour un homme qui commence à penser aussi bien que moi, c’est une inconséquence grave que de n’avoir qu’un seul domestique. » Il pria M. Du Poirier de lui trouver trois garçons sûrs, et surtout pensant bien.

En rentrant chez lui, Lucien était un peu comme le barbier du roi Midas : il mourait d’envie de raconter son bonheur. Il écrivit huit ou dix pages à sa mère et lui demanda des livrées brillantes pour cinq ou six domestiques. « Mon père verra bien, en les payant, que je ne suis pas encore un saint-simonien bien pur. »

Quelques jours après, madame de Commercy invita Lucien à dîner ; il trouva dans le salon, où il eut soin de se rendre à trois heures et demie bien précises, M. et madame de Serpierre, avec une seule de leurs six filles ; M. Du Poirier et deux ou trois femmes âgées, avec leurs maris, la plupart chevaliers de Saint-Louis. On attendait évidemment quelqu’un ; bientôt un laquais annonça M. et madame de Sauve-d’Hocquincourt ; Lucien fut frappé. « Il est impossible d’être plus jolie, se dit-il, et, pour la première fois, la renommée n’a pas menti. » Il y avait dans ces yeux-là un velouté, une gaieté, un naturel, qui faisaient presque un bonheur du plaisir de les regarder. En cherchant bien, il trouva cependant un défaut à cette femme charmante. Quoique à peine âgée de vingt-cinq ou vingt-six ans, elle avait quelque tendance à l’embonpoint. Un grand jeune homme blond, à moustaches presque diaphanes, fort pâle et à l’air hautain et taciturne, marchait après elle ; c’était son mari. M. d’Antin, son amant, était venu avec eux. À table, on le plaça à sa droite ; elle lui parlait bas assez souvent, et puis riait. « Ce rire de franche gaieté fait un étrange contraste, se dit Lucien, avec l’air morose et antique de toute la compagnie. Voilà ce que nous appellerions à Paris une gaieté bien hasardée. Que d’ennemis n’aurait pas cette jolie femme ! Les sages mêmes la blâmeraient de s’exposer à tous les terribles inconvénients de la calomnie, faute d’un peu de gêne. La province offre donc des dédommagements ! Au milieu de toutes ces figures nées pour l’ennui, l’essentiel n’est-il pas que la jeune première soit aimable ; et, ma foi, celle-ci est charmante ; pour un dîner comme celui-ci, j’irais vingt fois aux Pénitents. »

Lucien, en homme prudent, chercha à être poli pour M. de Sauve-d’Hocquincourt, car il tenait à porter les deux noms, illustrés le premier sous Charles IX et le second sous Louis XIV.

Tout en écoutant la parole lente, élégante et décolorée de M. d’Hocquincourt, Lucien examinait sa femme. Madame d’Hocquincourt pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Elle était blonde avec de grands yeux bleus, point langoureux et d’une vivacité charmante, quelquefois languissants quand on l’ennuyait ; bientôt après, fous de bonheur à la première apparition d’une idée gaie ou seulement singulière. Une bouche délicieuse de fraîcheur avait des contours fins, nobles, bien arrêtés, qui donnaient à toute la tête une noblesse admirable. Un nez légèrement aquilin complétait le charme de cette tête noble à la fois et cependant variant à chaque instant, comme les nuances de passion qui agitaient madame d’Hocquincourt. Elle n’était point hypocrite ; ce genre de mérite eût été impossible avec une telle figure.

Madame d’Hocquincourt eût passé à Paris pour une beauté du premier ordre ; à Nancy, c’est tout au plus si l’on convenait qu’elle était belle. [D’abord, elle n’avait rien de cet air empesé si admiré en province, et ses façons d’agir gaies, libres, familières, sans façon, comme d’une princesse qui s’amuse, lui avaient valu l’aversion furibonde de toutes les femmes. Les dévotes surtout ne parlaient guère d’elle qu’avec fureur. Elles insinuaient, croyant la fâcher beaucoup, qu’elles la trouvaient presque laide. Mme d’Hocquincourt le savait, et c’était un de ses sujets de joie.] Lucien reconnut toute la haine qu’on lui portait, en voyant madame de Serpierre lui adresser la parole. Il trouva un peu trop marquée la haine des dévotes, et le que m’importe ! de la jeune femme. [Cette jeune marquise n’avait rien du gourmé de son rang, elle était naturellement coquette, folle et gaie. Aussi sa réputation était-elle bien plus mauvaise qu’elle ne le méritait. Par un hasard bien étonnant en province et qui frappa profondément Lucien, Madame d’Hocquincourt ne pouvait se plier à la moindre hypocrisie. Elle avait des yeux superbes et les faisait jouer avec une coquetterie si brillante de naturel que ce n’était plus de la coquetterie. Elle se promenait en calèche avec son amant et son mari sur la route de Paris qui à Nancy est la promenade à la mode. Un des jeunes gens de la société passait à cheval. Il faisait exécuter à son cheval quelques mouvements singuliers et gracieux. Ou bien il disait un mot qui plaisait à Mme d’Hocquincourt. Aussitôt elle n’avait plus d’yeux que pour lui. Et si M. d’Antin s’avisait de parler avant que le souvenir de la grâce du passant fût oublié, il était sûr de voir l’impatience et le dégoût remplacer à l’instant dans ses beaux yeux le feu céleste dont ils brillaient un instant auparavant. Lucien découvrit une autre qualité bien rare et bien précieuse chez Mme d’Hocquincourt. Elle n’avait pas le moindre souvenir aujourd’hui de ce qu’elle avait dit ou fait hier. C’était un être gai qui vivait exactement au jour le jour. Elle est faite, pensait Lucien, pour être la maîtresse d’un grand roi ennuyé de l’ambition et des manèges de ses courtisanes et de ses maîtresses. Lucien songea souvent à s’attacher à cette aimable femme. « Peut-être alors, se disait-il, Nancy me semblerait-il moins exécrable. » Mais prendre une maîtresse n’était pas une petite affaire. En province, encore plus qu’à Paris, il faut commencer par devenir l’ami intime du mari, et le triste M. d’Hocquincourt toujours lamentable, toujours parlant de l’histoire de 93, et pour la défigurer, était peut-être de tous les habitants de Nancy, le plus ennuyeux pour Lucien.

« Voici les grands mobiles de ces gens-ci, pensait-il. Ils voient un Robespierre dans l’avenir et ils envient les gens qui ont pris leurs places dans le budget. L’éloignement marqué de tous ces jeunes gens vient surtout des 93 francs par mois que je leur vole. » Lucien surprenait tous les jours des sentiments d’envie pour les bourgeois qui, en se tuant de peine, font fortune par le commerce.] Vers la fin du dîner, Lucien se sentit une véritable bienveillance pour le marquis d’Antin et son aimable maîtresse. [Pour le mari, M. de Sauve-d’Hocquincourt, c’était un grand jeune homme blond, à moustaches presque diaphanes, très doux et très bon.]

Au café, M. Du Poirier eut la facilité de répondre avec prudence aux nombreuses questions que Lucien lui adressait sur madame d’Hocquincourt.

— Elle adore sincèrement son ami et commet pour lui les plus grandes imprudences. Son malheur, ou plutôt celui de sa gloire, c’est qu’après deux ou trois ans d’admiration elle lui trouve des ridicules. Bientôt il lui inspire un ennui mortel et que rien ne peut vaincre. Alors, c’est à payer les places ; nous voyons cet ennui mettre sa bonté à la torture ; car c’est le meilleur cœur du monde et qui abhorre le plus d’être la cause d’un malheur réel. Ce qu’il y a eu de plaisant, je vous conterai ça en détail, c’est que le dernier de ses amis est devenu amoureux d’elle à la folie et jusqu’au tragique, précisément à l’instant où il commençait à l’ennuyer ; elle en fut mortellement peinée et ne sut, pendant six mois, comment se défaire de lui avec humanité. Je vis le moment où elle allait me demander une consultation à ce sujet ; dans ces moments elle a infiniment d’esprit.

— Et depuis combien de temps dure M. d’Antin ? dit Lucien avec une naïveté qui paya le docteur de tous ses soins.

— Depuis trente grands mois ; tout le monde s’en étonne ; mais il est d’un caractère aussi braque qu’elle : cela le soutient.

— Et le mari ? Il me semble qu’ils sont soupçonneux en diable dans la bourgeoisie de cette ville.

— En êtes-vous à vous apercevoir, dit M. Du Poirier avec une naïveté bien comique, qu’on n’a plus de gaieté ni de savoir-vivre que dans la noblesse ? Madame d’Hocquincourt a fait le sien amoureux d’elle à la folie ; elle l’a fait amoureux au point de ne pouvoir devenir jaloux. C’est elle qui ouvre toutes les lettres anonymes qu’on lui écrit.

[— C’est de bonne foi qu’il se prépare au martyre, dit le docteur.

— Quel martyre ?

— Quatre-vingt-treize qui va revenir si Louis-Philippe tombe.

— Et vous prétendez le renverser ! voilà qui est plaisant.

Ce futur martyr avait été capitaine de grenadiers dans la garde de Charles X et avait montré beaucoup de bravoure en Espagne et ailleurs. Ces joues pâles ne se coloraient un peu que lorsqu’il était question de l’ancienneté de sa maison, alliée en effet aux Vaudémont, aux Chastellux, aux Lillebonne, à tout ce qu’il y avait de mieux dans la Province. Lucien découvrit une singulière idée qu’avait ce brave gentilhomme. Il croyait son nom connu à Paris et, par une sorte de jalousie instinctive, il était furieux contre les gens qui se font un nom par leurs écrits. On vint à nommer Béranger, on le cita comme un démon puissant qui avait préparé la chute de Charles X.

— Il doit être bien fier, dit quelqu’un.

— Un peu moins pourtant, je m’imagine, reprit M. d’Hocquincourt avec une sorte d’énergie, que si ses ancêtres avaient suivi saint Louis à la croisade.]

Ce dialogue charmait Lucien, qui avait le double plaisir d’apprendre des choses intéressantes et de n’être pas dupe de qui les racontait ; il fut interrompu brusquement ; madame de Commercy l’appelait ; elle le présenta formellement à madame de Serpierre, grande femme sèche et dévote qui avait une fortune très bornée et six filles à marier. Celle qui était assise à ses côtés avait des cheveux d’un blond plus que hasardé, près de cinq pieds quatre pouces, une grande robe blanche et une ceinture verte de six doigts de hauteur, qui marquait admirablement une taille plate et maigre. Ce vert sur le blanc parut horriblement laid à Lucien ; mais ce ne fut point du tout comme homme politique qu’il fut choqué du mauvais goût que l’on a à l’étranger.

— Les cinq autres sœurs sont-elles aussi séduisantes ? dit-il au docteur en revenant près de lui.

Tout à coup le docteur prit un air de gravité sombre ; sa figure changea comme par l’effet d’un commandement, au grand amusement du sous-lieutenant. Celui-ci se répétait mentalement un commandement ainsi conçu en deux temps : fripon-sombre !

Pendant ce temps, Du Poirier parlait longuement de la haute naissance et de la haute vertu de ces demoiselles, choses fort respectables et que Lucien ne songeait nullement à contester. Après une foule de paroles emphatiques, le docteur arriva à sa véritable pensée d’homme adroit :

— À quoi bon mal parler des femmes qui ne sont pas jolies ?

— Ah ! je vous y prends, monsieur le docteur ! voilà une parole imprudente ; c’est vous qui avez dit que mademoiselle de Serpierre n’est pas jolie, et je puis vous citer.

Puis, d’un air grave et profond, il ajouta :

— Si je voulais mentir constamment et sur tout, j’irais dîner chez les ministres ; au moins ils peuvent donner des places ou de l’argent ; mais j’ai de l’argent et n’ambitionne pas d’autre place que la mienne. À quoi bon n’ouvrir la bouche que pour mentir, et au fond d’une province, et dans un dîner encore où il n’y a qu’une jolie femme ! C’est trop héroïque pour votre serviteur.

Après cette sortie, notre héros se mit à suivre à la lettre l’indication du docteur. Il fit une cour assidue à madame de Serpierre et à sa fille, et il abandonna d’une façon marquée la brillante madame d’Hocquincourt.

Malgré ses cheveux de mauvais augure, mademoiselle de Serpierre se trouva simple, raisonnable et même pas méchante, ce qui étonna fort Lucien. Après une demi-heure de conversation avec la mère et la fille, il les quitta à regret, pour suivre un conseil que madame de Serpierre venait de lui donner ; il alla prier madame de Commercy de le présenter aux autres dames âgées qui étaient dans le salon. Pendant l’ennui de ces conversations, il regardait de loin mademoiselle de Serpierre et la trouvait infiniment moins choquante. « Tant mieux, se dit-il, mon rôle en sera moins pénible ; il faut me moquer du docteur, mais le croire : je ne puis me tirer d’affaire dans cet enfer qu’en faisant la cour à la vieillesse, à la laideur et au ridicule. Parler souvent à madame d’Hocquincourt, hélas ! c’est trop de prétention pour moi, inconnu dans cette société et non noble. La réception qu’on me fait aujourd’hui est étonnante de bonté ; il y a là-dessous quelque projet. »

Madame de Serpierre fut si édifiée de la politesse de ce sous-lieutenant, qui, bientôt, revint se placer auprès de sa table de boston, qu’au lieu de lui trouver l’air jacobin et héros de Juillet (tel avait été son premier mot sur lui), elle déclara qu’il avait des manières fort distinguées.

— Quel est donc son nom exactement ? dit-elle à madame de Commercy. Elle parut horriblement peinée quand la réponse lui donna la fatale certitude que ce nom était bourgeois.

— Pourquoi n’a-t-il pas pris le nom du village où il est né en guise de nom de terre, comme font tous ses pareils ? C’est une attention qu’ils doivent avoir, s’ils veulent être soufferts dans la bonne compagnie.

L’excellente Théodelinde de Serpierre, à laquelle ce dernier mot était adressé, souffrait, depuis le commencement du dîner, de l’embarras qu’éprouvait Lucien, qui ne pouvait se servir de son bras droit.

Une dame considérable étant entrée, madame de Serpierre dit à Lucien qu’elle allait le présenter, et, sans attendre sa réponse, elle se mit à lui expliquer l’antiquité de la maison de Furonière, à laquelle appartenait cette dame, qui entendait très bien tout ce qu’on disait d’elle.

« Ceci est bouffon, se dit Lucien, et adressé à moi, qui évidemment ne suis pas noble, qu’on voit pour la première fois et pour lequel on veut être obligeant ! À Paris, nous appellerions cela une maladresse ; mais il y a plus de naturel en province. »

La présentation à madame de Furonière à peine terminée, madame de Commercy envoya appeler Lucien pour le présenter encore à une dame qui arrivait. « Autant de visites à faire, se disait Lucien à chaque présentation. Il faut que j’écrive tous ces noms avec quelques détails héraldiques et historiques, sans quoi je les oublierai et je tomberai dans quelque maladresse épouvantable. Le fond de ma conversation avec toutes ces nouvelles connaissances sera de demander à ces dames, parlant à elles-mêmes, de nouveaux détails sur leur noblesse. »

Dès le lendemain, Lucien, en tilbury, et suivi de deux laquais à cheval, alla pour mettre des cartes chez les dames auxquelles il avait eu l’honneur d’être présenté la veille. À son grand étonnement, il fut reçu presque partout ; on voulait le voir de près, et toutes ces dames, qui savaient sa fortune, s’apitoyèrent infiniment sur sa blessure ; lui fut parfaitement convenable, mais arriva excédé d’ennui chez madame de Serpierre. Il se consolait un peu en songeant qu’il allait retrouver mademoiselle Théodelinde, la grande fille de la veille que d’abord il avait trouvée si laide.

Un laquais, vêtu d’un habit de livrée vert clair trop long de six pouces, l’introduisit dans un salon immense assez bien meublé, mais mal éclairé. Toute la famille se leva à son arrivée. « C’est l’effet de leur manie de gesticuler, » pensa-t-il ; et, quoique d’une taille assez honnête, il se trouva presque le moins grand de la réunion. « Je conçois maintenant l’immensité du salon, pensa-t-il ; la famille n’aurait pas pu tenir dans une pièce ordinaire. »

Le père, vieillard en cheveux blancs, étonna Lucien. C’était exactement, pour le costume et pour les manières, un père noble d’une troupe de comédiens de province. Il portait la croix de Saint-Louis suspendue à un très long ruban, avec un large liséré blanc indiquant apparemment l’ordre du Lis. Il parlait fort bien et avec une sorte de grâce, celle qui convient à un gentilhomme de soixante et douze ans. Tout alla à merveille jusqu’au moment, où, en parlant de sa vie passée, il dit à Lucien qu’il avait été lieutenant du roi à Colmar.

À ce mot, Lucien fut saisi d’un sentiment d’horreur, que sa physionomie simple et bonne dut trahir à son insu, car le vieil officier se hâta de faire entendre, mais d’un air honnête et nullement piqué, qu’il était absent lors de l’affaire du colonel Caron[1].

Cette émotion vive fit oublier à Lucien tous ses projets ; il était venu fort disposé à se moquer de ces sœurs aux cheveux rouges et à la taille de grenadier, et de cette mère toujours fâchée, toujours blâmant, et, avec ce bon petit caractère, cherchant à marier toutes ses filles.

Le mot honnête du vieil officier sur l’affaire de Colmar sanctifia toute la maison ; dès ce moment, il n’y eut plus là de ridicule à ses yeux.

Le lecteur est prié de considérer que notre héros est fort jeune, fort neuf et dénué de toute expérience ; tout cela ne nous empêche pas d’éprouver un sentiment en nous voyant forcé d’avouer qu’il avait encore la faiblesse de s’indigner pour des choses politiques. C’était à cette époque une âme naïve et s’ignorant elle-même ; ce n’était pas du tout une tête forte, ou un homme d’esprit, se hâtant de tout juger d’une façon tranchante. Le salon de sa mère, où l’on se moquait de tout, lui avait appris à persifler l’hypocrisie et à la deviner assez bien ; mais, du reste, il ne savait pas ce qu’il serait un jour.

Lorsque, à quinze ans, il commença à lire les journaux, la mystification qui finit par la mort du colonel Caron était la dernière grande action du gouvernement d’alors ; elle servait de texte à tous les journaux de l’opposition. Cette coquinerie célèbre était, de plus, fort intelligible pour un enfant, et il en possédait tous les détails, comme s’il se fût agi d’une démonstration géométrique.

Revenu du moment de saisissement causé par le mot Colmar, Lucien observa avec intérêt M. de Serpierre. C’était un beau vieillard de cinq pieds huit pouces et se tenant fort droit ; de beaux cheveux blancs lui donnaient une mine tout à fait patriarcale. Il portait, en intimité, dans sa famille, un ancien habit bleu-de-roi, à collet droit et coupe toute militaire. « C’est apparemment pour l’user, » se dit Lucien. Cette réflexion le toucha profondément. Il était accoutumé aux vieillards coquets de Paris. L’absence d’affectation et la conversation sage et nourrie de faits de M. de Serpierre achevèrent la conquête de Lucien ; l’absence d’affectation surtout lui parut chose incroyable en province.

Pendant une grande partie de la visite, Lucien avait fait beaucoup plus d’attention à ce brave militaire, qui lui contait longuement ses campagnes de l’émigration et les injustices des généraux autrichiens, cherchant à faire écraser les corps d’émigrés, qu’aux six grandes filles qui l’entouraient. « Il faut cependant s’occuper d’elles, » se dit-il enfin. Ces demoiselles travaillaient autour d’une lampe unique ; car, cette année-là, l’huile était chère.

Leur manière de parler était simple. « On dirait, pensa Lucien, qu’elles demandent pardon de n’être pas jolies. »

Elles ne parlaient point trop haut ; elles ne penchaient point la tête sur l’épaule aux moments intéressants de leurs discours ; on ne les voyait point constamment occupées de l’effet produit sur les assistants ; elles ne donnaient pas de détails étendus sur la rareté ou le lieu de fabrique de l’étoffe dont leur robe était faite ; elles n’appelaient point un tableau une grande page historique, etc., etc. En un mot, sans la figure sèche et méchante de madame de Serpierre la mère, Lucien eût été complètement heureux et bonhomme ce soir-là, et encore il oublia bien vite ses remarques ; ce fut avec un plaisir vrai qu’il parla avec mademoiselle Théodelinde.

  1. Le 3 Juillet 1822 cet ancien lieutenant-colonel de dragons tomba dans un abominable guet-apens préparé par le gouvernement, et fut exécuté à Colmar le 1er octobre suivant. Le général Pamphile-Lacroix joua un rôle assez fâcheux dans cette triste affaire. (Note de R. Colomb.)