Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-15

CHAPITRE DERNIER.

Où l’Auteur termine ſon Livre, parce
que ſes Héros meurent.


Pour comble d’infortune, ils furent attaqués des maux cuiſans que la débauche traîne après elle. Une horrible maladie vint les ſaiſir ; elle étoit d’autant plus affreuſe, qu’elle étoit l’aſſemblage de mille maux différens. Une ſeule des douleurs qu’ils éprouvoient, auroit ſuffi pour les accabler, & pour mériter tout l’arc de la Médecine.

À qui recourir dans leurs beſoins preſſans ? Quel mortel ſecourable, enfant d’Eſculape, daignera les viſiter ? Hèlas ! la plûpart de ces Meſſieurs ſont intéreſſés ; ils ne font rien pour rien. Un Médecin ignorant eut l’humanité de grimper dans leur réduit. Il frémit d’horreur à la vue de leur triſte état : il les ſoulagea de ſon mieux ; mais il ne fit que les tourmenter, & qu’accelérer la pointe de leurs douleurs aiguës. Peut-être que quelques-uns de ſes Confrères, qui jouiſſent d’une ſi grande renommée, & qui ſont appellés à la Ville, à la Cour, auroient calmé la maladie de mes Héros ; mais ces fiers Docteurs ont-ils le tems de ſonger aux malheureux ?

Un voiſin charitable s’offrit de les faire conduire à l’Hôpital. Ce ſeul mot fit tomber Lucette évanouie, & faillit de faire tourner la tête à Lucas. Le voiſin approuva leur délicateſſe, les ſoigna chaque jour avec bonté ; partageoit avec eux ſon néceſſaire. Il fit enfin en leur faveur tout ce qui dépendoit de lui. Cet homme ſi humain languiſſoit dans un état obſcur ; le travail de ſes mains lui procuroit modérément les beſoins de la vie. Il plaignit mes perſonnages, les ſecourut avec zèle, tandis que le riche orgueilleux les laiſſoit périr dans la misère ; rien n’eſt plus naturel ; on ne doit attendre de la pitié que des gens qui ſont eux-mêmes dans le cas d’en avoir beſoin.

Cependant une maigreur affreuſe les minoit inſenſiblement. Ils reſſembloient à des ſpectres. Leurs yeux éteints avoient peine à ſoutenir la clarté. Un viſage pâle, livide ; une poitrine foible ; une voix caſſée & mourante ; tout cela annonçoit les progrès du mal. Leur corps dépériſſoit chaque jour. Enfin, ils ne peuvent plus ſe ſoutenir ; ils n’ont qu’un ſouffle ; leurs jambes tremblantes s’affoibliſſent à chaque pas. Le moindre mouvement leur arrache des cris. Ils ſe partagent leur lit de douleur ; un peu de paille, c’eſt tout le ſuperflu qu’il leur eſt poſſible de ſe donner. Ils tombent, & s’étendent en gémiſſant, ſur ce funeſte grabat.

Ils appellent la mort avec des cris plaintifs ; elle tarde à ſatisfaire leur impatience. Une criſe, un redoublement terrible, leur fait eſpérer qu’elle s’approche. Alors, le repentir vient déchirer leur cœur ; ils craignent de lever les yeux vers le Ciel. Les pleurs qu’ils répandent, adouciſſent un inſtant leurs maux. Quelquefois ſe regardant languiſſamment, ils s’accablent de reproches ; rejettent l’un ſur l’autre les crimes qu’ils ont commis. « C’eſt toi, s’écrie Lucette, preſque expirante, c’eſt toi qui fut l’unique cauſe de mes malheurs. Hèlas, ſans la première foibleſſe dont tu me rendis coupable, j’aurois peut-être ignoré juſqu’au nom du vice ! Pourquoi t’ai-je connu ? Ah, je devois te haïr, te déteſter ! Non, lui diſoit Lucas au comble du déſeſpoir, non, je n’étois pas réſervé à tant d’infortunes. L’amour que tu m’inſpiras, fit naître mes vices & mes diſgraces. Que n’ai-je ſçu me défier de tes charmes, & braver mes penchans » !

Souvent, chacun d’eux s’accuſe d’être le ſeul Auteur de tout ce qui leur arrive. « Je t’ai perdu, malheureuſe que je ſuis, s’écrie Lucette, d’une voix étouffée. Les maux que je te vois ſouffrir, redoublent les miens. Sans moi, tu jouirois d’un ſort agréable. C’eſt ton Amante qui te prive du bonheur, & qui t’arrache le jour. Daigneras-tu me pardonner ? Qui peut appaiſer mes juſtes remords ! crie Lucas en ſanglottant. J’ai plongé dans un abîme de douleurs, une infortunée, qui, ſans moi, goûteroit les charmes du repos. J’ai corrompu ſon innocence. Je l’ai conduite de foibleſſes en foibleſſes, de misère en misère. Déteſte, mon aimable Lucette, le criminel qui t’entraîne avec lui. Tu dois abhorrer l’artiſan de tes chagrins, ceſſe de me regarder avec des yeux attendris ; laiſſe-moi mourir ſans me plaindre ; ne prononce mon nom qu’avec horreur ».

C’eſt ainſi qu’ils ſe faiſoient les derniers adieux. Ils touchoient au terme fatal de leur vie ; le jour alloit s’éteindre à jamais pour eux. Leur ſang circuloit à peine ; ils n’articuloient plus que des ſons confus ; les ombres de la mort les environnoient déja, lorſqu’un grand bruit ſe fait entendre dans l’eſcalier ; une foule, de gens montent avec fracas ; une femme s’écrie, où ſont-ils ces pauvres enfans, que je les voie. Elle arrive, elle entre ; nos moribonds pouſſent un foible cri ; & elle s’évanouit. C’étoit la mère de Lucette.

Elle venoit à Paris, afin de ſe réjouir avec eux. Pluſieurs bonnes gens de ſon Village, l’accompagnoient. Elle s’étoit donné tant de mouvement, qu’elle avoit appris leur demeure. On avoit eu la cruauté de lui cacher leur triſte état. Quel ſpectacle pour une mère ! Après avoir repris l’uſage de ſes ſens, elle contempla long-tems en ſilence, l’affreuſe ſcène qui frappoit ſes regards. Immobile, entre les deux grabats de nos déplorables Époux, elle jettoit des yeux baignés de larmes, tantôt ſur l’un, tantôt ſur l’autre. Elle voyoit ſa fille, & la cherchoit encore. Lucette, en reconnoiſſant ſa mère, s’étoit couvert le viſage de ſes mains ; elle vouloit cacher ſon infamie & ſa confuſion. Lucas, ſoulevant ſa tête, s’efforçoit de prononcer quelques mots. Si la mère de notre Héroïne étoit ſaiſie de ſurpriſe & d’effroi, ceux qui étoient venus avec elle, ne l’étoient pas moins. « Oh, ma fille, » s’écria-t-elle, en ſe précipitant ſur le lit de Lucette, & en la ſerrant dans ſes bras, « dans quelle misère êtes-vous plongée » ! La pauvre Lucette ne répondoit rien ; les ſanglots & les larmes lui coupoient la parole. « Éloignez-vous, lui dit Lucas, nous méritons la haîne de tout le monde. Oh, mes amis ! continua-t-il, en adreſſant la parole aux gens de ſon Village. « Vous voyez combien le ſéjour de la campagne eſt préférable à celui des Villes ; vous vivez en paix & dans l’innocence ; & moi… & moi… » Il ne put en dire davantage.

L’infortunée Lucette eut enfin la liberté de parler. « Ma Mère, s’écria-t-elle, vous venez pour recevoir mon dernier ſoupir. Votre fille meurt dans le crime, & accablée de remords. Puiſſe ſon exemple être utile, & apprendre qu’on doit mettre un frein à ſes paſſions ! Si j’eus toujours chéri la ſageſſe, ſerois-je auſſi malheureuſe ?… Oh, ma Mère… » À ces mots elle expira, ſes yeux ſe fermèrent avec ceux de Lucas.

La chambre rétentit long-tems des gémiſſemens de tous les ſpectateurs, & des cris redoublés de la Mère de Lucette ; elle s’arracha les cheveux, ſe meurtrit le viſage. La bonne femme retourna bien vîte dans ſa chaumière. Plût-à-Dieu que ma fille ne l’eût jamais quittée, diſoit-elle en chemin. Voilà pourtant quelles ſont les ſuites des progrès du Libertinage !


FIN.