Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-12

CHAPITRE XII.

Qui peint au naturel.


Rien n’eſt plus joli que le jour du mariage. L’allégreſſe y règne ; l’Époux eſt tendre, complaiſant ; l’Épouſe eſt ſincère, charmante. Les plaiſirs paroiſſent devoir être éternels. On ne parle que de divertiſſemens, de fidèles amours. On éloigne avec ſoin, tout ce qui peut donner la moindre idée de chagrins, d’inquiétude. Le bonheur ſe montre ſous mille formes enchantereſſes ; ſon nom eſt dans la bouche, tandis qu’il enivre les cœurs. Mais quelle différence le lendemain !

À peine fut-il arrivé ce lendemain ſi terrible, qui fait s’envoler en fumée toutes les douces eſpérances, qui détruit ce que l’himen a d’agréable, pour laiſſer voir les remords, les ſoucis dont il eſt accompagné ; à peine Lucette s’étoit flattée d’un avenir heureux, que Monſieur Lucas devint ſombre, rêveur. Des journées entières s’écouloient, ſans qu’il prononçât une parole. Il jettoit ſur notre Héroïne des regards farouches, inquiets. Elle le conjura de dépoſer dans ſon ſein, le ſujet de ſes douleurs ; mais ce fut en vain ; il s’obſtina à garder le ſilence. Elle eut beau lui dire qu’elle étoit la moitié de lui-même, qu’elle devoit partager ſes chagrins, & qu’il étoit de ſon devoir de ne lui rien cacher. Enfin, il lui apprit que ſa triſteſſe venoit des embarras qu’il prévoyoit dans ſon ménage. Elle ne fit que rire de ſes craintes.

Si nos Époux enviſageoient de loin la misère, ils ne ſe précautionnoient pas contre ſes approches. Ils dépenſent le plus qu’il leur eſt poſſible. Leur table eſt toujours ſervie avec profuſion. Lucette met chaque jour des robes de prix. Monſieur Lucas joue gros jeu, perd ſouvent, & gagne peu. Chacun eſt bien-venu chez eux : on diroit qu’ils ont pris à tâche de ſe ruiner. Malgré les plaiſirs dont ils ſe font ſuivre à prix d’argent, Ils ne ſont pas plus heureux. Lucas commence à s’ennuyer auprès de ſa chère Lucette ; il évite ſes careſſes, il bâille dans ſes bras. Ce n’eſt qu’à force de ſollicitations, & par crainte de la chagriner tout-à-fait, qu’il jette ſur elle un regard demi-amoureux, qu’il ſe réſout de ſatisfaire quelquefois aux loix du mariage. Il la fait reſſouvenir ſi rarement qu’il eſt ſon époux, que peu s’en faut qu’elle ne l’oublie.

Mon Héroïne fut étonnée de la conduite de ſon mari ; mais elle eut lieu de l’être davantage, lorſqu’il lui tint ce diſcours. « Ma Femme, puiſque le Ciel a voulu que vous le ſoyiez, hâtons-nous d’avoir un enfant ; c’eſt la conſolation des pères. Sachez que dès que nos vœux ſeront exaucés, nous ferons lit à part. Si par malheur nous groſſiſſions notre famille, nous la verrions mourir de faim à nos yeux. Nous pourrons laiſſer quelque choſe à un fils unique, & nous n’aurions que l’indigence à donner aux autres. Ainſi, je conclus qu’il nous faudra faire lit à part ».

Ne trouvant pas ſon compte à ce ſingulier calcul, Lucette fit tous ſes efforts pour en démontrer le ridicule. Elle eut beau s’élever contre une ſi biſarre politique, en peindre les abus ; Monſieur Lucas ne lui donnoit point d’autre réponſe, ſinon, que tel étoit la mode, qu’il falloit la croire excellente, ou paſſer pour Viſigots. Ne pas la ſuivre, s’écrioit-il, ſeroit du dernier Bourgeois.

Ce ne fut pas là le ſeul ſujet de chagrin que mon Héroïne eut à eſſuyer. Son Époux, jadis ſi doux, ſi galant, devint tout-à-coup bourru, & qui pis eſt, jaloux. Il prit autant garde à ſes actions, à ſes démarches, qu’il les avoit dédaignées autrefois. Il prétend ſavoir ce qu’elle fait chaque inſtant, rien ne lui échappe, il l’épie avec ſoin ; la moindre bagatelle l’allarme ; un clin d’œil, un regard lui fait prendre la mouche. Pourquoi notre Secrétaire juge-t-il Lucette ſi ſujette à caution ? Les foibleſſes paſſées de ſa chère moitié, lui font craindre d’autres faux pas. Elle aima trop, ſe dit-il en lui-même, à être courtiſée, à obliger ſon prochain, pour ne pas s’être fait une habitude d’être douce & humaine. Ces réflexions que je ſuis contraint de trouver juſtes, le rendirent ſoupçonneux. Il ſe repentit d’avoir épouſé une femme qui ignoroit juſqu’au mot de rigueur. Il eut mieux aimé s’être uni avec une Lucrèce, qui l’auroit fait ſoupirer vingt-ans à ſes pieds, avant de lui permettre de baiſer le bout de ſes doigts. Il portoit à tout moment une main inquiette à ſon front.

Les bontés que Lucette avoit eues pour Monſieur Lucas, firent la cauſe de ſes chagrins. Il les lui reprochoit chaque jour. « Non, ce n’eſt point par amitié, lui diſoit-il quelquefois, en la repouſſant loin de lui, que vous m’écoutâtes dans notre Village, que vous me laiſſâtes cueillir une fleur précieuſe. L’amour du plaiſir & du libertinage, vous fit me combler de faveurs ; vous en auriez fait autant à un autre que moi, j’en ſuis certain. J’ai lieu de me tenir ſur mes gardes, & de veiller à votre conduite. Puiſque vous me permîtes de vous faire un enfant, du moins, ſi je ne l’ai pas fait, à qui en eſt la faute ? Vous accorderiez le même privilége à un autre. Puiſque je vous ai charmée, on peut eſpérer de vous plaire. Puiſque j’ai ſçu vous ſéduire long-tems, on en viendroit encore à bout. Retirez-vous, malheureuſe. Ah, que je vous déteſte » !

L’infortunée ne pouvoit répondre que par des larmes. Son cruel Époux les voyoit couler, ſans éprouver la moindre émotion. Elle ſe repentit de la faute qu’elle avoit faite ; elle ſentit combien il étoit ridicule de s’unir avec un homme qui nous connoît trop. Puiſſe-t-elle ſervir de leçon au trois-quarts du Beau ſexe ! Soyez avare de vos faveurs à celui qui veut devenir votre Époux : ſi par malheur il vous fait faire une tendre folie, uniſſez-vous avec un autre Amant, ſi vous aimez votre repos & le ſien.

Madame Lucette prit bientôt ſon parti. Elle parvint à ſe conſoler de la mauvaiſe humeur de ſon cher Époux. Pour ne plus s’appercevoir de ſon indifférence, de ſa mauſſaderie, elle s’aviſa de faire à ſon tour des réflexions. Elle ſongea qu’il avoit des défauts, qu’il étoit inſupportable, qu’il devoit ſe trouver trop heureux de poſſéder une femme comme elle. De pareilles idées la conduiſirent à rire de la ſimplicité qu’elle avoit eue de ſe chagriner. Elle ſe dit tout bas, qu’une jolie femme ne manque pas de moyens pour ſe venger d’un mari jaloux.

Sa conſcience ne s’oppoſa point aux infidélités qu’elle projettoit. Il lui falloit de nouveaux ſoupirans, afin d’aſſaiſonner ſa vengeance & la rendre plus délicate. Monſeigneur étoit trop ancien, pour qu’elle crût pouvoir oublier avec lui, les griefs de ſon Époux ; & quand même elle eût jugé à propos de ſe contenter de Frivolet, elle auroit été obligée de s’en paſſer. Monſeigneur lui avoit donné ſon congé ; elle l’ennuyoit depuis long-tems. Certaine fille de l’Opéra eut le ſecret de le charmer, il la mit dans ſes meubles. Il attendoit qu’elle lui donnât des vapeurs, qu’elle l’excédât, afin de la quitter, & de faire la fortune de quelqu’autre Beauté commode. Mon Héroïne ſupporta, avec fermeté, cette diſgrâce. Ses regards, ſes agaceries, ſes airs coquets, lui procurèrent bientôt une foule d’Amans officieux. Ils ſe firent un plaiſir de l’aider à tromper Monſieur Lucas. Elle ſavoit faire naître les occaſions d’employer leur zèle. Une femme mariée ſe rend ſans peine ſavante dans l’art des ſtratagêmes amoureux.

Le tendre Lucas, de ſon côté, s’étoit fait une Maîtreſſe, afin de perdre un peu l’air grave que donne l’himenée. Il faiſoit ſes efforts pour éloigner l’ennui qui galope toujours après les gens mariés. Il fuyoit ſa chère Épouſe autant que la peſte. Elle, de ſon côté, ne le voyoit qu’avec dégoût, l’évitoit avec ſoin. Ainſi, qu’on juge du beau ménage qu’ils faiſoient enſemble. Le Lecteur trouveroit ridicule le train de vie de mes perſonnages, s’il n’étoit peut-être dans le même cas, ou ſi l’exemple de ce qui ſe paſſe chez les gens du bon ton, ne le rendoit indulgent.


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