Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-02

CHAPITRE II.

Elle rentre dans le monde.


On introduit notre Héroïne dans un cabinet délicieux ; les victoires de l’Amour y étoient peintes de mains de Maîtres ; tout annonçoit le plaiſir, & le faiſoit déſirer. Son auguſte Protecteur étoit couché mollement ſur une ducheſſe. « Viens m’embraſſer, petite, lui cria-t-il. Je te félicite ; je ſuis charmé de te voir loin du maudit endroit où tes graces étoient confinées. Eh bien, qu’eſt-ce, mon enfant ? te voila toute honteuſe ! va, raſſure-toi, ne crains pas que je te faſſe des ſermons ennuyeux ; la chair eſt fragile, je le ſçais par expérience. Je t’aime avec encore plus d’ardeur qu’au tems paſſé ; mais ſois ſage & diſcrette ».

Notre Héroïne remercia vivement Monſeigneur. Elle l’aſſura d’une reconnoiſſance éternelle, pour tous ſes bienfaits ; elle fut embarraſſée un inſtant, quand il la preſſa de répondre à ſon amour. Elle avoit fait les plus beaux projets du monde ; elle prétendoit prodiguer rarement ſes faveurs, & même ſe priver tout-à-fait de ces plaiſirs qui ſont les ſeuls biens de la vie. Cependant ſon parti fut bientôt pris ; ſoit que ſon cœur ſentît quelque choſe pour celui qui briſoit ſes chaînes, ou ſoit que l’habitude du mal la rendît moins difficile, elle ſe laiſſa attendrir, malgré ſes ſages réflexions, & ſes deſſeins de mieux vivre à l’avenir : elle crut, ſans doute, que le perſonnage reſpectable qui la faiſoit ſuccomber, empêchoit qu’il n’y eût rien à redire dans ſa faute.

Content de la docilité de Lucette, Monſeigneur voulut apprendre ſon hiſtoire. Peu s’en fallut que notre Héroïne ne ſe fît paſſer pour une Lucrèce. Après qu’elle eut fini ſon récit, il l’aſſura de ſon amitié, qui n’étoit pas peu de choſe dans les circonſtances ; lui promit d’avoir ſoin d’elle, & s’informa comment elle trouvoit le caroſſe, les chevaux, les laquais, qui avoient été la chercher dans ſon triſte réduit ; il voulut ſavoir auſſi ce qu’elle penſoit de l’Hôtel où il la recevoit, des appartemens, & des meubles. Lucette, tant par politeſſe que par ſincérité, proteſta qu’elle n’avoit rien vû de plus magnifique, de mieux entendu, & qui fît davantage l’éloge du Maître. « Je ſuis enchanté que tu me parles ainſi, lui dit Monſeigneur, en lui paſſant la main ſous le menton. Puiſque tu trouves cela ſi beau, je t’en fais préſent ; je ſaiſis avec joie cette occaſion de te faire plaiſir. Le caroſſe t’appartient, cet hôtel auſſi ; à condition que tu me permettras de venir quelquefois à la dérobée ſouper avec toi. Sur-tout, ne vas pas t’aviſer de découvrir mes gentilleſſes au Public ; ce ſont pourtant de petites misères, de pures niaiſeries, qui l’occuperoient peu, auxquelles il eſt accoutumé, & dont il ne feroit que rire ; mais je dois garder le décorum, & me faire reſpecter, à l’aide du miſtère ».

Ainſi Lucette ſe vit tout-à-coup une fortune brillante. Les diamans revinrent encore orner ſa tête, & relever l’éclat de ſa gorge. Ses malheurs paſſés s’effacèrent de ſa mémoire ; elle oublia la maladie trop commune qu’elle avoit éprouvée ; l’état où la misère la réduiſit ; les dégoûts, les humiliations qu’il lui fallut dévorer. Sa proſpérité préſente la fit rire de ſa priſon, de l’envie auſſi-tôt éteinte que formée, de ſe corriger, de mener une vie honnête. La vanité vint remplir ſon cœur. Elle goûtoit la douceur la plus pure. Elle ſe crut preſque dans l’heureux tems où le Prince de ***, ce Seigneur Allemand ſi riche, ſi libéral, lui prodiguoit tous ſes tréſors, & oublioit à ſes pieds ſa grandeur & ſes titres.

Peut-être que le Lecteur eſt impatient de ſavoir quel eſt ce généreux mortel, qui fait tant de bien à notre Héroïne. Je lui demande pardon d’avoir été ſi long-tems à ſatisfaire ſa curioſité. J’eus d’abord de la peine à le reconnoître ; il fallut m’en informer moi-même ; ce n’eſt qu’après d’exactes aſſurances de la vérité, que j’ai voulu dire ſon nom. Je ſuis donc inſtruit à préſent de ce qu’il eſt ; je vais faire part au Lecteur du fruit de mes recherches.

Cet homme ſi tendre, ſi galant, dont l’habit inſpire un profond reſpect ; ce mortel qui protége les belles, par-tout autre motif que celui de la charité ; cet amant ſi prodigue eſt, en un mot, l’Abbé Frivolet ; mais ſon état eſt bien changé. Il n’eſt plus au rang de ces petites poupées à tête vuide, de ces demis-êtres qui ſe gliſſent par-tout ſans conſéquence, qu’on trouve à la Cour, à la Ville, aux Spectacles, dans nos Temples, dans une ruelle, à la toilette. Une Dame a ſon chien, ſon perroquet, ſes oiſeaux, & ſon cher Abbé. Nos cheminées ſont ornées de Mâgots de la Chine ; nos Romans, de fadaiſes ; les hommes, de minuties ; & nos Petits-collets ont leur place dans les ruelles, où l’on bâilleroit ſans eux ; ainſi chaque choſe eſt dans l’ordre. Frivolet eſt élevé dans une ſphère différente ; mais les vices charmans, la légereté, l’élégance de ces Meſſieurs, ne l’ont point abandonné. Il a quitté le petit collet. Une riche ſucceſſion l’a mis à ſon aiſe. L’épée au côté, la tête alerte, la phyſionomie libertine, il ſemble avoir été toute ſa vie élevé parmi nos jeunes Seigneurs. On trouve qu’il eſt à ſa place. Le faſte l’environne ; les petits, le vulgaire, éblouis de ſon éclat, de ſes dépenſes énormes, le conſidèrent avec une crainte reſpectueuſe, & lui donnent du Monſeigneur ; ſa naiſſance lui méritoit ce vain titre ; mais à quoi ſert-elle ſans la vertu ? Se propoſant d’acheter une charge brillante à la Cour, & de s’y diſtinguer, Frivolet affecte le maintien d’un Sage, & une conduite à l’abri de la critique ; mais la vérité perce quelquefois, malgré tous ſes efforts. Le jeune étourdi l’emportoit ſouvent ſur l’apparence de l’homme eſtimable. On découvroit de tems-en-tems, le mélange & les ruſes de l’hypocriſie.

Ainſi, qu’on juge de l’effet que faiſoient ſa frivolité, ſon air agréable, & tout ſon perſifflage & ſes galanteries, avec ſes projets & ſon extérieur, qui le faiſoient paroître grave & ſenſé. Je crois qu’un portrait détaillé de ſon aimable perſonne, ne déplaira pas au Lecteur. En ſouriant à la peinture de Frivolet, on doit penſer qu’elle n’eſt qu’une légère eſquiſſe de plus grands originaux.

Il marche d’un air pincé ; ſemble ſe careſſer, & dire à tout le monde : voyez-moi ; ne ſuis-je pas à croquer ? Le feu des deſirs brille dans ſes yeux. Lorſqu’il ne veut que ſe montrer ſenſible à l’indigence d’un jeune objet, il paroît tendre & galant, tant le naturel perce toujours. L’Amour ſemble tenir les cordons de ſa bourſe, qu’il ferme & ouvre à ſon gré. Si la beauté vient implorer ſes vertus, elle ne peut s’empêcher de baiſſer les yeux, & de rougir. Son abord eſt prévenant ; le rire enjoué voltige ſans ceſſe ſur ſes lèvres ; ſes propos feroient dérider la ſévérité même ; il eſt vif, enjoué, folâtre. L’art le plus recherché brille dans ſes habits, le goût & la mode du jour en font le choix. Sa toilette eſt auſſi longue que celle d’une jolie femme, ou d’un petit-maître ; des parfums délicieux ſont répandus ſur lui avec profuſion ; la main légère des Grâces, ſemble avoir pris plaiſir à boucler ſes cheveux. À ſa ſuite vole la gaieté ; au lieu de la triſte ſageſſe, de l’humble modeſtie, de la fatiguante charité, il traîne ſur ſes pas, les amours, les ris & les jeux.

Voila, en racourci, le portrait de Frivolet, Le Lecteur en a vû de foibles traits, lorſqu’il n’étoit qu’Abbé ; il s’apperçoit que ſes défauts agréables ſont dans un plus grand jour, & qu’il les découvre actuellement à ſon aiſe. Au reſte, Frivolet ne cherchoit pas trop à en impoſer ; les bonnes-gens, tout-à-fait ſimples & crédules, étoient les ſeuls qui jugeaſſent de ſa ſageſſe par l’apparence. Il ſe découvroit ſans crainte aux yeux des femmes ; il ſavoit profiter de leur foibleſſe, & les intéreſſer en ſa faveur ; il eſpéroit qu’à force de reſter à leurs genoux, il parviendroit au comble des honneurs, & que ſon ambition ſeroit ſatisfaite par les ſoins de l’amour. Cet homme divin méritoit de faire fortune, dans un ſiècle où le futile a la vogue, où le ſtyle maniéré & fauſſement tendre, fait tomber en extaſe.

Il connoiſſoit trop l’art de charmer, pour manquer de conquêtes ; il étoit même excédé des pourſuites & des minauderies d’une foule de femmes qui briguoient ſes faveurs. Pourquoi donc prit-il Lucette ſur ſon compte ? Parce qu’il s’imaginoit lui avoir fait jadis un grand vol, & parce qu’il eut la fantaiſie de ſe mettre, quoique tacitement, ſur le ton de nos jeunes Seigneurs.

Enfin, quel que fût ſon motif, il mit notre Héroïne dans un état à faire envie à la Maîtreſſe d’un Financier, ou d’un Milord. Elle fit parade de ſes dons ; elle ſe plût à montrer juſqu’où s’étendoit la prodigalité de ſon amant. On la voyoit aux ſpectacles, aux promenades, plus brillante qu’une Ducheſſe ; l’éclat de ſa parure, ſon air étourdi, ſes regards hautains, la décélèrent bientôt, & la firent connoître pour une fille. On chercha long-tems quel étoit celui à qui elle appartenoit. Après qu’on eut paſſé en revue tous les Seigneurs auxquels des femmes pleines d’humanité font tourner la tête, on s’aviſa de la donner au Seigneur duquel j’ai eſquiſſé la perſonne. Si l’on rencontra ſi juſte, c’eſt que le perſonnage étoit connu, & qu’on le jugeoit bien capable d’une telle équipée. Les Filles de la haute volée, qui affichent le vice impunément, c’eſt-à-dire, les Demoiſelles entretenues, ſoupirèrent de dépit.

Notre Héroïne n’étoit pourtant pas heureuſe, malgré les careſſes de ſon amant, & les douceurs dont il la faiſoit jouir. Son cœur ne pouvoit s’empêcher de ſonger quelquefois à l’infortuné Lucas, qu’elle avoit vu traîner avec tant d’ignominie, dans l’affreuſe demeure des Libertins. « Quels maux doit-il ſouffrir ! s’écrioit-elle ſouvent. Le pauvre garçon s’eſt attiré ſes malheurs par ſa faute ; mais il eſt digne de pitié. Hélas, peut-être que l’incertitude où il eſt de ma deſtinée, l’afflige encore plus que ſa ſituation ! il eſt loin de penſer que je ſois ſi riche ; qu’il ſoit en mon pouvoir de le rappeller dans le ſein de Paris, de lui procurer l’aiſance & le bonheur, pourvu toutefois qu’il fût revenu de ſes folies. Ah, volons l’arracher à ſes fers ! Frivolet ne refuſera pas, à ma prière, de s’intéreſſer pour lui ; il croira ne me rendre qu’un ſervice peu important ; je lui devrai la liberté de l’ami de mon cœur, qui me ſera plus cher que tous ceux qui me prodiguent leur bien. Je tromperai Frivolet ; mais qu’importe ; ſes pareils ſont faits pour l’être ».

Cet endroit de mon Livre, fait l’éloge de Lucette ; il prouve que ſon cœur n’étoit faux qu’en faveur de celui qu’elle aimoit dès ſa tendre jeuneſſe ; qu’elle n’étoit changeante, perfide, que lorſqu’il ne s’agiſſoit pas de Monſieur Lucas. Elle employoit ſes charmes à ſéduire ceux dont la folie eſt de ſe ruiner ; elle les trompoit dix fois par jour, & ne ceſſa jamais d’être la ſincère amante de Lucas… À propos de charmes ; le Lecteur doit s’étonner que mon Héroïne ſoit encore capable d’inſpirer de l’amour. Il eſt vrai qu’avant ſa pénitence, ſes attraits étoient furieuſement flétris ; mais le repos qu’on la força de prendre, la privation de cette eſpèce de plaiſir, dont elle feignoit de s’enivrer, avec des gens qu’elle abuſoit ; la vie douce & ſans inquiétude qu’elle mena pendant près d’une année, lui fit reprendre ſon enbonpoint, & redonna quelqu’éclat à ſa beauté. Les roſes de ſon teint s’épanouirent de nouveau, relevèrent la blancheur de ſes lis ; ſes yeux redevinrent brillans ; le corail de ſes lèvres reparut inſenſiblement ; ſon ſouris devint auſſi enchanteur qu’autrefois ; enfin, elle pouvoit faire illuſion ſur ſes avantures, & paſſer encore pour une beauté demi-novice. Si le ſéjour de cette Maiſon, qui ſert de Séminaire aux Grâces qui font des folies, opéroit toujours un ſemblable miracle, on ne la redouteroit pas tant ; l’on verroit bien des femmes demander avec inſtance d’y aller paſſer une quarantaine.

Lucette ſavoit d’ailleurs réparer par l’art, ce qui manquoit à la nature ; la coquetterie a mille moyens de rétablir les ravages du tems & des plaiſirs ; & les hommes aident eux-mêmes au preſtige. Notre Héroïne eſt femme, ainſi elle connoît le pouvoir de la toilette, & l’effet merveilleux d’une couche de blanc, d’un ſoupçon de rouge, & d’une mouche aſſaſſine placée à propos.


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