Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-06

CHAPITRE VI.

Maladie imprévue.


On doit ſe modérer dans ſes plaiſirs. On ſe dégoûte d’un amuſement trop répété. Lorſqu’aucune crainte ne nous arrête, & qu’on ſe livre ſans ceſſe au torrent de ſes paſſions, on a quelquefois ſujet de s’en repentir ; mais il n’eſt plus tems : le remede eſt difficile à trouver. Le Lecteur va ſçavoir pourquoi je place ici cette morale ennuyeuſe.

Notre héroïne fut atteinte tout-à-coup d’une maladie terrible. J’avoue mon embarras ; je voudrois nommer ſon indiſpoſition, je ne ſçais comment m’y prendre ; le nom m’échappe, ma plume refuſe de l’écrire : je penſe qu’on n’aura pas de peine à le deviner. Je vais tâcher de la peindre : heureux celui qui ne la connoît que par le récit qu’il en entend faire !

Cette maladie n’attaque que les gens amis de la joie ; elle paroît chérir le monde, & ceux qui s’abandonnent à ſon ivreſſe. Le Philoſophe, qui vit loin du tumulte & du fracas, eſt à l’abri de ſes coups. L’Anachorète, attaché à ſes devoirs, eſt sûr de ne la reſſentir jamais. Elle eſt originaire d’une contrée lointaine : elle nous traite plus mal que les gens du pays ; nous ſommes étrangers à ſes yeux. Elle fut la digne compagne d’un métal que les hommes vont chercher au loin pour ſe tourmenter. Nous ſommes maîtres de ne point l’éprouver ; il ſuffit d’aimer la ſageſſe : mais elle ſçait nous tendre ſes filets avec tant d’art, qu’il eſt bien difficile de les éviter ; c’eſt un ſerpent caché ſous des fleurs. Elle nous interdit des routes charmantes, ſouillées de ſes regards, & que ſans elle on parcouroit toujours avec tranſport.

Ce mal, tout horrible qu’il eſt, eſt devenu à la mode. Il deshonoroit du tems de nos bons ayeux ; on jettoit dans la riviere celui qu’on en déclaroit atteint. Notre ſiécle eſt plus éclairé ; on le regarde comme une bagatelle dont on ne fait que rire. Le Petit-maître s’en fait, honneur ; il prouve ſes bonnes fortunes. Tous les états le reſſentent & s’en glorifient. Il eſt le ſujet public des converſations, de mille plaiſanteries, plus ſpirituelles les unes que les autres. On s’en plaint comme d’une migraine ; enfin, c’eſt la maladie du jour : celui qui veut paroître homme du bel air, & connoître le monde & ſes uſages, doit ſe vanter de l’avoir eue, & dire combien de fois. Elle procure un gros revenu aux enfans d’Hippocrate. Que de Médecins lui doivent une grande partie de leur fortune !

Cette bagatelle dont nous parlons, fit un tort conſidérable à notre héroïne ; elle prouva démonſtrativement qu’on pouvoit douter de ſa vertu.

Dès que Lucette s’apperçut du malheur qui lui arrivoit, elle fit ſon poſſible pour le cacher. Elle feignit d’être ſujette aux vapeurs, à des migraines inſoutenables ; elle ne ſortoit plus que dans un deshabillé galant, qu’en manteau de lit ; un grand bonnet lui cachoit la moitié du viſage : ſon air malade, mignard, langoureux, lui donna de nouveaux charmes. Sa fontange ſembla l’embellir : ſes yeux battus, pleins d’une douce langueur, lui attirerent une foule d’amans ; on redoubla les fleurettes, on la preſſa de s’attendrir, d’être ſenſible aux maux qu’elle cauſoit. Lucette leur fit le plaiſir d’être cruelle, inexorable. Ils ne s’attendoient guères qu’ils duſſent la remercier de ſon indifférence, de ſa ſévérité. Chacun s’écrioit à ſa vue : qu’elle eſt aimable ! qu’elle eſt ſage ! Qu’il ſera fortuné celui qui pourra parvenir à la poſſéder ! Voilà comme l’on ſe trompe tous les jours. Telle dont l’on brigue les faveurs ne ſe porte guères mieux, eſt auſſi à craindre que notre héroïne.

Si Lucette, avoit eu recours tout de ſuite à cet art dangereux & utile, que l’on plaiſante & qu’on recherche ; ſi elle s’étoit ménagée, elle auroit été dans peu hors d’affaire. Mais elle n’oſa ſe confier à perſonne ; elle crut que ſa diſgrâce étoit peu de choſe, ou, pour mieux dire, elle n’y fit pas d’attention. Afin de faire moins ſoupçonner ſon triſte état, elle continua d’accueillir ſes favoris, de leur accorder tout ce qu’ils lui demandoient. Que le Lecteur juge ſi l’on devoit les féliciter. Au lieu de mener une vie réglée, de ſe corriger de ſes travers, elle ſe laiſſa emporter à l’habitude. Sa table fut ſervie avec profuſion, elle ne vouloit que des ragoûts piquans, que des liqueurs auſſi dangereuſes qu’agréables. Souvent l’aurore la ſurprenoit au milieu d’un de ces ſoupers fins, où, partagée entre l’Amour, Bacchus & l’intérêt, elle s’oublioit elle-même, & prodiguoit des faveurs empoiſonnées.

Cependant le mal faiſoit des progrès ; notre héroïne changeoit de jour en jour, & devint laide à faire peur. Le feu de ſes yeux s’éteignit ; ſes regards n’eurent plus rien de tendre ; ſon teint, où l’on voyoit les couleurs du lys & des roſes, perdit ſon éclat, devint livide : ce ſouris enchanteur, qui portoit le trouble dans le cœur d’un amant, diſparut pour jamais ; ces lévres furent privées de leur corail, de cette fraîcheur aimable qui les embelliſſoit encore ; elles ſe flétrirent, ſe deſſécherent ; ſa peau ſe jaunit : l’Amour vit s’applatir, s’abbaiſſer une gorge qu’il avoit arrondie lui-même ; ſes bras autrefois blancs & potelés, ſont ſecs & décharnés. Que Lucette eſt différente de ce qu’elle étoit ! Ce n’eſt plus cette Beauté, que les Grâces, que les Plaiſirs environnoient, dont la vue rempliſſoit d’allégreſſe, qui pouvoit faire la félicité de l’Univers entier ; c’eſt un ſpectre gémiſſant, qui peut ſe traîner à peine : les maux cuiſans, le dégoût, les ſoucis l’accompagnent ; on l’évite avec ſoin ; on recule à ſon aſpect, ſaiſi d’effroi & d’horreur. Voilà un foible tableau de l’état affreux de la malheureuſe Lucette.

Elle fut réduite à garder le lit, & à ſe démaſquer. Elle découvrit ſa ſituation ; elle implora, peut-être trop tard, le ſecours de la Médecine. Alors le repentir vint la déchirer ; elle répandit un torrent de larmes, regretta le tems où, naïve & ſimple, elle couloit ſes années dans l’innocence ; elle ſoupira après le ſéjour paiſible de ſon village. Notre héroïne ſentit que le vice ceſſe de paroître agréable, qu’il devient horrible à ceux mêmes qui le chériſſent ; & que la vertu eſt toujours la même.


Vignette fin de chapitre
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