Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-17

CHAPITRE XVII.

Lucette acheve de s’inſtruire.


Notre héroïne étoit plongée dans la plus grande douleur ; elle n’imaginoit aucun moyen de vivre à ſon aiſe : quelquefois il lui venoit dans l’idée de travailler ; mais quel métier pouvoit lui procurer les douceurs qu’elle venoit de perdre ? Son incertitude & ſes chagrins augmentoient à chaque moment. Elle ne ſongeoit plus à ſon enfance, à ſes travaux champêtres. On oublie dans peu les peines, l’infortune ; & l’on s’accoutume aiſément à ne rien faire, à une vie aiſée & ſenſuelle.

Madame Commode, Marchande de dentelles & d’autres pompons de femmes, ignorant le triſte état de Lucette, vint lui propoſer d’acheter de ſes frivolités. Elle la ſurprit toute en larmes, & dans l’attitude d’une Belle affligée. « Apprenez-moi, lui dit-elle, le ſujet de vos chagrins : peut-être pourra-t-on vous être utile ». La pauvre délaiſſée fut ravie de trouver une confidente ; il lui ſembla qu’elle alloit ſe ſoulager d’un gros poids.

Madame Commode écouta attentivement le récit que lui fit Lucette de l’infidélité du Militaire. « Quoi ! ce n’eſt que cela qui vous inquiette, lui dit-elle ! Un amant peint ſon tendre martyre, il eſt preſſant ; nous le croyons : il redouble ſes efforts ; on céde, & il nous abandonne : bagatelle. C’eſt une plaiſanterie à laquelle on eſt fait. L’inconſtance eſt très-commune entre les amans : douter que l’on peut ſe laſſer d’aimer le même objet, c’eſt mettre en doute ſi l’on doit mourir un jour. Cent mille Beautés au moins ſont dans le même cas que vous, & ſeront conſolées demain. Vous n’êtes pas riche, vous craignez la miſere, il vous ſemble déja la reſſentir. Eh ! ma chere Demoiſelle ; ſongez où vous êtes. Les hommes ſont ici trop galans pour abandonner une Belle infortunée ; ſoyez-en sûre, vous nagerez dans l’opulence, les plaiſirs & le luxe vous ſuivront ; mais il faut pour cela ſe conformer à mes conſeils. Ne vous piquez pas ſur-tout d’une ſageſſe auſtere ; la vertu conduit maintenant à l’Hôpital.

» Ce que je dis vous révolte peut-être. Prenez garde, vous ſeriez fâchée un jour de ne m’avoir pas crue. J’ai connu une jeune perſonne que des malheurs inouis précipiterent dans l’indigence. Elle voulut être toujours farouche, elle veilla ſoigneuſement à ſa conduite. Je lui remontrai en vain le tort qu’elle alloit ſe faire, à peine daigna-t-elle m’écouter. Sçavez-vous ce qui arriva ? La ſotte fut trop contente de trouver une vieille Dame qui la prit pour fille-de-chambre, & qui la renferma avec elle dans un cloître, où elle eſt encore, tandis qu’elle auroit pour le moins un caroſſe & deux grands laquais derriere ».

« Que cet exemple ſerve à vous inſtruire. Je veux bien, ma chere enfant, m’intéreſſer à votre ſort. Soyez tranquille : je me charge de vous rendre heureuſe ; avant qu’il ſoit peu vous ſerez riche, & vous me remercierez ».

Mon héroïne, attentive au diſcours de Madame Commode, goûta ſes avis, après une légere réſiſtance. « Oui, s’écria-t-elle, vous m’éclairez. Je veux vous regarder déſormais comme une fidele amie. Ma ſituation excuſera les fautes que je ferai. Si j’étois riche, je chérirois la vertu : je ne ſuis donc pas ſi coupable. »