Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-14

CHAPITRE XIV.

&c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c.


Je crois avoir déja dit que Mondor, quoique Financier, n’étoit pas inſenſible : il convoitoit Lucette. Sa lourde maſſe étoit enflammée. Le feu de l’amour avoit pénétré la chair & la graiſſe qui l’accabloit ; il étoit parvenu juſqu’à ſon cœur. Un auſſi joli tendron lui promettoit des plaiſirs infinis. « Morbleu, lui dit-il un jour tendrement à ſa maniere, je vous aime mieux que tous les héros du monde. Ne faites pas la ſotte, acceptez cette bourſe, & accordez-moi la pleine jouiſſance de votre perſonne ». Lucette ne répondit rien : elle avoit réſolu d’être ſévere ; mais il lui ſembla que la choſe méritoit quelques réflexions. « Il ſe trompe beaucoup, ſe dit-elle tout bas, s’il croit ſe faire aimer. Il a trop l’air de ces figures que l’on voit ſur des cheminées Mais pourquoi le haïrai-je ? ne lui ſuis-je pas redevable du bonheur dont je jouis ? ne m’a-t-il pas miſe en état de vivre à mon aiſe ?… Qu’il eſt importun, lui & ſon argent ! Lucas, l’Abbé, le Marquis ont ſçu m’attendrir ; ils n’ont point à ſe recrier contre ma ſageſſe ; & je ſuis inſenſible aux diſcours du Financier ! Je veux donc lui en impoſer… Quoi ! je prétends faire l’hypocrite ! Non. Mais c’eſt bien aſſez de trois fautes… Que je ſuis folle ! Que me reviendra-t-il de mépriſer Monſieur Mondor ! Rien. Il me chaſſera du château. Si, au contraire, je l’écoute, il me mettra en état de faire du bien à ma mere, à mes parens… Je ſens que j’ai un bon cœur pour ma famille ».

Ce beau raiſonnement aboutit à la perſuader en faveur du Financier. Quand une fille fait tant que de vouloir prendre conſeil, & qu’elle doute ſi elle écoutera ſon amant ou non, elle eſt à moitié vaincue. Les femmes ne ſont point heureuſes en réflexions ; elles riſquent de ſe tromper & panchent un peu vers la douceur, Lucette ſe trouva dans le même cas ; elle ne fit plus que de ces petites façons inventées par nos Lucrèces modernes, & qui rendent l’inſtant de la défaite plus délicieux.

Mondor fut reſpecté, on commença à lui ſourire, il reçut quelques tendres regards. Il redoubla ſon ardeur ; on lui dit qu’il ſe moquoit : pour prouver le contraire, il préſenta une bourſe dodue ; notre héroïne la prit par diſtraction : elle permit bien des choſes par diſtraction. Le fortuné Midas, attentif à ce qu’il faiſoit, profita de ſa rêverie ; il la prit gravement dans ſes bras. Lucette lui cria de finir ; mais bien-tôt elle n’eut plus la force de rien dire. Mondor eſſoufflé travailla à ſe rendre heureux : enfin, après bien de la peine, il eut la gloire d’en venir à ſon honneur.

« Parbleu, s’écria-t-il en tombant dans ſon fauteuil & en s’eſſuyant le front, il faut avouer que les hommes ſont de bonnes gens ; ils courent après un bien qui cauſe une peine infinie. Vive, morbleu, un bonheur aiſé, que l’on peut goûter ſans efforts » : Lucette l’aſſura qu’elle étoit mortifiée qu’il n’eût pas à ſe louer d’elle, & que ce n’étoit pas ſa faute. « Je te pardonne, mon enfant, reprit notre Financier. Tu as le bonheur de me plaire : ſois toujours ſage, rien ne te manquera. Mais au diable, ſi je voulois trouver chaque jour une fille comme toi » !

Notre héroïne jetta bien-tôt les yeux ſur le valet-de-chambre du Marquis. Il reſſembloit trop à ſon maître, pour qu’il n’eût pas quelque part à ſon amitié. Il l’aſſura de ſa diſcrétion : il en dit tant, il en fit tant, qu’elle s’attendrit, & qu’il goûta une félicité ſi deſirée. Le valet-de-chambre ne fut guères plus clair-voyant que les autres. Son erreur lui valut la réalité & fut utile à notre héroïne ; il l’aima davantage : l’amour-propre nous aveugle quelquefois. Enchanté de ce que le hazard lui procuroit, & qu’il croyoit ne trouver de ſa vie, il redoubla ſes preuves de tendreſſe. Lucette crut quelques inſtans poſſéder ſon cher Lucas.

J’ai annoncé que Monſieur le Curé avoit oublié Lucette, & qu’il étoit reſolu de ſuivre déſormais la ſageſſe. Je ne veux point en impoſer au Lecteur ; j’avoue que je me ſuis trompé. J’eſpere qu’on me ſçaura gré de ce que je fais ici : il eſt rare que mes Confreres ayent la modeſtie de connoître leurs fautes, de les publier & de s’en corriger.

Monſieur le Curé donc, ce grivois éveillé, partiſan de Bacchus & de la bonne chere, bien loin de ne plus ſonger à Lucette, n’attendoit que l’inſtant favorable. La réſiſtance de notre héroïne l’avoit étonné ſans le rebuter ; il ſçavoit qu’une fille n’eſt pas toujours méchante. Il l’obſervoit chaque jour ; ſon teint lui parut s’animer davantage ; il trouva que ſes yeux devenoient malins & brillans. « Bon, dit-il en lui-même ; la petite a des deſirs ; le monde, l’âge, l’occaſion, tout cela la tente. Recommençons l’attaque, sûr de remporter la victoire ».

Monſieur le Curé, d’un air patelin, aborda un jour Lucette. « Nous fuyez-vous, lui dit-il ? Je crois pourtant qu’on ne doit pas vous effrayer. Je ſuis votre ami ; j’ai pris part à votre bonne fortune : mais vous devriez paroître plus empreſſée à me voir. Venez demain matin : il eſt de mon devoir de vous donner des conſeils ; ils vous ſeront utiles ». Lucette promit de lui rendre viſite ; elle n’y manqua pas : aucune mauvaiſe honte ne la retint ; elle entra ſans crainte chez le Paſteur : elle étoit ſeulement plus rouge qu’à ſon ordinaire. Elle trouva un déjeûner délicat : le Curé l’engagea d’y faire honneur ; il acheva de la raſſurer. Il lui verſoit ſouvent à boire, mais non ſans raiſon. Les yeux du Paſteur s’enflammerent ; il ſoupira. « Oh ! çà, ma fille, lui dit-il, ne me cachez rien ; quelque heureux galant vous fait-il ſa cour ? — Non, je vous aſſure. — Le cœur n’a-t-il pas encore parlé ? — J’ignore ce que vous voulez dire. — Quoi ! vous êtes encore telle qu’au ſortir de chez votre mere ? Vous poſſédez un tréſor ſi rare & ſitôt perdu ? — Hélas ! oui, reprit Lucette en baiſſant les yeux. « Ô ciel ! ſeroit-il poſſible, s’écria le Paſteur hors de lui ? Aucun audacieux n’a découvert cette gorge charmante ? Aucun téméraire ne vous a preſſé dans ſes bras ? — Non, non ». Lucette prononça beaucoup d’autres non ; & Monſieur le Curé, toujours queſtionnant, toujours curieux, parvint enfin au bonheur qu’il cherchoit. Ils garderent tous deux un ſilence agréable, qu’interrompoient de fréquens ſoupirs.

Le Paſteur crut avoir confiſqué à ſon profit une fleur tant pourſuivie, qui ne pouvoit manquer de tomber entre des mains péchereſſes ; il crut l’avoir enlevée à un monde profane : il s’écria, en ſouriant, que le diable ſeroit bien attrapé.

Mon héroïne, raſſurée contre la crainte des faux-pas, en fit pluſieurs en ſecret, qu’il me ſeroit impoſſible de rapporter. Elle s’apperçut avec plaiſir que certain gros laquais la regardoit attentivement. La timidité l’empêchoit de découvrir ſa flamme ; il fut long-tems à ſoupirer ; il s’enhardit, & il fut heureux. Le jardinier de Mondor remarqua trop Lucette ; adieu le repos, il ne ſongeoit plus qu’aux attraits de celle qui l’enchantoit : il oublia ſon ouvrage, le ſoin du parterre, tout dépériſſoit. Il la ſurprit un jour dans un coin du jardin, elle voulut ſe défendre ; il la toucha par le récit de ſes maux, elle le plaignit, & le rendit reconnoiſſant. Un quidam… Mais ce ſeroit à ne jamais finir, &c. &c. &c. &c. &c. &c.


Vignette fin de chapitre
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