Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-00

PRÉFACE.

Les Libraires entendent chaque jour demander : Paroît-il quelque choſe de nouveau ? Le nombre prodigieux, de Livres que tant d’Auteurs mettent au jour ne ſçauroit contenter le Public. La nouveauté d’aujourd’hui fait deſirer celle de demain. Mais pourquoi eſt-on ſi avide d’Ouvrages qui viennent d’éclore ? c’eſt que l’on ſçait que quelques-uns d’à-préſent ne durent qu’un matin, & que ſi l’on tardoit d’en faire emplette, on ne les trouveroit plus, ils ſeroient défunts.

Lorſqu’on viendra s’informer aux Libraires, s’il paroît quelque choſe de nouveau, ils ne manqueront pas de préſenter mon Livre, qu’on achetera peut-être : au reſte, je dois m’attendre qu’il ſera bien critiqué, ſoit par ceux qui l’auront lu, ou qui n’en connoîtront que le titre. Il eſt aſſez de gens qui diſent leur ſentiment ſur un Ouvrage, & qui n’en ont vu que le frontiſpice, ou quelques pages.

Je dois avertir que mon Roman n’eſt pas tout-à-fait dans le goût François : ils ne ſont remplis que d’un amour langoureux ; des tendres fadeurs d’une Belle conſtante ou légère : on y voit un amant prêt à ſouffrir le martyre pour les beaux yeux qui le pétrifient. Quelqu’un qui jugeroit de nos mœurs par ces productions frivoles, croiroit ſans peine que nous paſſons notre vie aux genoux des Cloris ; que nous ne ſommes propres qu’à faire l’amour, qu’à ſoupirer.

Un Roman doit avoir pour but de peindre des ridicules, de tracer le tableau de ſon ſiècle ; il faut qu’en le liſant on y reconnoiſſe ſes uſages, ſes vices ; alors il deviendra agréable, utile, Les Anglois devroient nous éclairer : leurs Ouvrages d’amuſement repréſentent au naturel la vie d’un particulier ; on croit l’entendre, on croit le voir : c’eſt-là peut-être une des principales raiſons qui fait qu’on les lit avec tant de plaiſir. Si faciles à prendre leurs modes, nous refuſons de les imiter dans un genre que l’on chérit avec ivreſſe chez nous, depuis le petit Bourgeois juſqu’au Talon-rouge. Nous nous amuſons délicieuſement d’un Livre dont les perſonnages ne ſont point chimériques, ſans ſonger que nous pourrions en faire autant. Nos Auteurs romaneſques veulent ennuyer à force d’être tendres.

Quelque jour nous reviendrons de notre erreur. On rira de l’Ecrivain dont la plume langoureuſe diſtilleroit le miel & la fadeur : la Marquiſe fera autre choſe qu’écrire des billets doux ; le Comte ne ſe paſſionnera plus pour une Belle. On s’appercevra qu’il vaut mieux peindre ſon ſiècle, que la carte du Tendre. On ſçaura, enfin, qu’un François eſt un homme ordinaire, & qu’il ne paſſe pas ſa vie à faire retentir les échos de ſes amoureuſes plaintes.

De mauvais plaiſans pourroient conclure que je me donne pour un grand Docteur, pour poſſéder ſeul l’art, les règles du Roman : je les ſupplie de penſer mieux ſur mon compte. J’ai voulu ſeulement haſarder ici quelques idées que d’autres ont écrites avant moi. J’ai trente-ſix raiſons pour être modeſte : je me ſuis apperçu, par l’exemple d’autrui, que le Public punit l’orgueil. Je ſuis jeune, inconnu ; dois-je donc avoir de la vanité ? Je doute même que dans un âge plus avancé j’aye lieu de me permettre un peu d’amour-propre.

Je déclare que je n’ai perſonne en vue dans cet Ouvrage. Je ne ſuis pas aſſez répandu dans le monde pour avoir fréquenté les originaux des portraits que je trace. Je ſçais ſeulement qu’il eſt très-poſſible de les trouver : l’imagination m’a valu la réalité. Tant mieux pour l’Auteur & pour celui qui croira ſe reconnoître ; le premier aura bien peint, le ſecond ſera ſincère.


Vignette fin de chapitre
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