Lucain, Silius Italicus, Claudien/Vie de Lucain

La Pharsale (Lucain)
Didot (p. 5-16).

VIE DE LUCAIN,
ET
JUGEMENTS QUI ONT ÉTÉ PORTÉS SUR CE POÈTE.

Marcus Annæus Lucain naquit à Cordoue en Espagne, le 3 des nones de novembre, l’an de Rome 791, sous le second consulat de Caïus César et de Lucius Apronius Cæsianus, l’an 59 de notre ère. Son père était Marcus Annæus Mela, le plus jeune frère de Sénèque le philosophe, chevalier romain ; et sa mère, Acilia, fille d’Acilius Lucanus, orateur lie la province. Il fut amené à l’âge de huit ans à Rome où ses parents étaient venus se fixer, et il fut élevé sous la direction de son oncle, dont l’exemple détermina le but et la nature de ses études. Il eut les mêmes précepteurs que Perse, Remmius Palémon et Annæus Cornutus. Il déclama en grec et en latin, à la grande admiration de ses auditeurs, et bientôt il se distingua au barreau. Devenu le familier et l’ami de Néron, il fut chargé, quoique encore adolescent, de l’office de questeur et même de la dignité d’augure. Des rivalités de poésie brouillèrent le maître et le client : Néron, indigné des applaudissements qui avaient accueilli le poëme d’Orphée, dont l’auteur était Lucain, lui défendit de déclamer désormais en public. Le dépit et l’ambition tirent entrer Lucain dans cette conjuration de Pison dont on peut regretter que Tacite, qui en a fait un si brillant tableau, n’ait pas recherché avec plus de soin et indique avec plus de netteté les causes. « Lucain, dit ce grand historien, dans le récit de cette conjuration (Annal., I. 15, ch. 49), était enflammé par des motifs personnels : il en voulait à Néron d’avoir étouffé la renommée de ses vers, et, par une jalousie de rival vaincu, de lui avoir interdit de les publier. » Pressés par la menace des tortures de déclarer leurs complices, « Lucain, Quintianus et Sénécion, ajoute Tacite (ch. 50), refusèrent longtemps ; mais, cédant lâchement à une promesse d’impunité, Lucain dénonça sa mère Acilia, et Quintianus et Sénécion nommèrent leurs principaux amis, Glicius Gallus et Annius Pollion. » C’eût été le crime des dieux, pour parler le langage de Lucain, que de pareils conjurés usurpassent l’empire du monde même en le délivrant de Néron.

Cependant Lucain mourut avec courage. Néron l’avait laissé libre de choisir le genre de mort. « Après avoir fait un copieux repas, dit une ancienne biographie attribuée à Suétone, il se fit ouvrir les veines. Le sang coulant à grands flots, continue Tacite, dès qu’il sentit aux mains et aux pieds le froid de la mort, et que, d’un cœur encore ardent et entièrement maître de lui-même, il vit que peu à peu la vie se retirait des extrémités, s’étant souvenu de quelques vers où il avait peint un soldat blessé, mourant de la même mort que lui, il se mit à les réciter : ce furent ses dernières paroles.

Ainsi mourut Lucain, la veille des kalendes de mai, en l’an de Rome 818, et de l’ère chrétienne 65, sous le consulat de Publius Silius Nerva et de Caius Julius Atticus Vestinus. Sa fin, mélange bizarre de lâcheté et de courage, fut telle qu’on devait l’attendre d’un homme qui avait été inspiré par un esprit déclamateur plutôt que par un souffle vraiment poétique, dans son dessein de chanter la ruine de la liberté romaine. Il laissa une femme, Polla Argentaria, dont Stace (l. 2, Silv. 7) a célébré le rare savoir et la piété pour son mari mort. La même biographie dont nous venons de parler, apparemment pour atténuer l’infâme de Lucain dénonçant sa mère, dit que cette femme vivait en mauvaise intelligence avec son mari, lequel demeurait à La campagne séparé d’elle ; cette explication, fût-elle fondée sur un fait exact, n’atténuerait rien. Au reste, l’âme de Lucain fut, comme celle de Sénèque, corrompue par le mélange de deux choses incompatibles, la rigueur dans les opinions philosophiques et le luxe dans la manière de vivre, contradiction d’où ne peuvent sortir, outre des vices réels, que de fausses vertus.

La Pharsale n’a pas été terminée, et le dixième livre finit au milieu d’un récit. Outre ce poëme, Lucain avait composé le Catacausmus Iliacus, poëme écrit en grec probablement ; le Catalogue des Héroïdes, la Lyre d’Hector, Orphée, les Saturnales, dix livres de Silves, une tragédie de Médée, ouvrages de jeunesse auxquels Stace fait allusion dans la septième silve du livre 2, v. 54 et suivants.

Jugement de J.-C. Scaliger sur Lucain, tiré de l’Hypercritique, chap. 4.

« Il y a des érudits, faut-il le dire ? qui ont osé l’égaler (Lucain) à Virgile, montrant moins par de telles inepties la grandeur de ce poète que leur propre impudence. Nous reconnaissons volontiers en Lucain un génie grand ; nous accordons même qu’il y a en lui plus qu’un poète. Du reste, c’était une imagination sans frein, ne se maîtrisant pas, esclave de ses mouvements impétueux, et, à cause de cela, sans mesure, à la fois emportée par son feu et y ajoutant ; bien éloignée de celte médiocrité, don merveilleux et presque divin qui ne se trouve que dans Virgile : de telle .sorte que je dirais, peut-être avec trop de franchise que Lucain me parait quelquefois moins chanter qu’aboyer. »

Montaigne, Essais, liv. II, c. 8.

« Le bon Lucanus estant jugé par ce coquin de PJéron sur les derniers traits de sa vie, comme la plupart du sang fut déjà écoulé par les veines des bras qu’il s’était fait tailler à son médecin pour mourir et que la froideur eut saisi les extrémités de ses membres, et commença à s’approcher des parties vitales, la dernière chose qu’il eut en sa mémoire ce furent aulcuns des vers de son livre de la guerre de Pharsale qu’il récitait ; et mourut ayant cette dernière voix en la bouche. Cela, qu’était-ce qu’un tendre et paternel congé qu’il prenait de ses enfants représentant les adieux et les étroits embrassemens que nous donnons aux nôtres en mourant, et un effet de cette naturelle inclination qui rappelle en notre souvenance, en cette extrémité, les choses que nous avons en les plus chères pendant nostre vie. »

Le même, liv. II. c. 10.

« J’aime aussi Lucain et le pratique volontiers non tant pour son style que pour sa valeur propre et vérité de ses opinions et jugements. »

Voltaire, Essai sur la poésie épique, chap. 4.

« Lucain, génie original, a ouvert une route nouvelle. Il n’a rien imité ; il ne doit à personne ni ses beautés, ni ses défauts, et mérite par cela seul une attention particulière.

La proximité des temps, la notoriété publique de la guerre civile, le siècle éclairé, politique el peu superstitieux où vivaient César et Lucain, la solidité de .son sujet ôiaient à son génie toute liberté d’invention fabuleuse. La grandeur véritable des héros réels, qu’il fallait peindre d’après nature, était une nouvel e difficulté. Les Romains, au temps de César, étaient des personnages bien autrement importants que Sarpéilon, Diomède, Mézeuce et Turnus. La uuerre de Troie élail un jeu d’eiifntsen comparai,son lies guerres civiles de Rome, où les plus grands capilnines et les plus puissants hommes qui aient jamais été se disputaient l’empire de la moitié du monde connu.

Lucain n’a osé s’écarter de l’histoire ; par là il a rendu son poème sec et aride. Il a voulu suppléer au défaut d’invention par la grandeur des sentiments ; mais il a caché trop souvent sa sécheresse sous de l’enlhiie. Ainsi il est arrivé qu’Achille et Enée, qui étaient peu importants par eux-mêmes, sont devenus grands dans Homère el dans Virgile, et que César tt Pompée sont petits quelquefois dans Lucain. Il n’y a dans son poëme aucune description brillante, comme dans Hointre. Il n’a point connu, comme Virgile, l’art de narrer, et de ne rien dire de trop ; il n’a ni son élégance, ni son harmonie. Mais aussi vous trouverez dans la Pliât sa’e des beautés qui ne sont ni dans VJliade ni dans VLuéiile. Au milieu de ses déclarations ampoulées, il y a de ces pensées mâles et hardies, de ces maximes politiques dont Corneille est rempli ; quelques-uns de ses discours ont la majesté de ceux de Tite-Live, et la force de Tacite. Il peint comme Salluste en un mot. Il est grand partout où il ne veut pas cire poêle. Une seule ligne telle que celle-ci, en parlant de César,

Nil actum reputans si quid siipcresset agendum.


vaut bien assurément une description poétique.

Virgile et Homère avaient fort bien fait d’amener les divinités sur la scène. Lucain a fait aussi bien de s’en passer. Jupiter, Junon, Mars, Vénus, étaient des embellissements nécessaires aux actions d’Énée et d’Agamemnon. On savait peu de choses de ces héros fabuleux ; ils étaient ni comme ces vainqueurs des jeux olympiques que Pindare chantait, et dont il n’avait presque rien à dire. Il fallait qu’il se jetât sur les louanges de Castor, de Pollux et d’Hercule. Les faibles commencements de l’empire romain avaient besoin d’être relevés par l’intervention des dieux. Mais César, Pompée, Caton, Labienus vivaient dans un autre siècle qu’Énée : les guerres civiles de Rome étaient trop sérieuses pour ces jeux d’imagination. Quel rôle César jouerait-il dans la plaine, de Pharsale, si Iris venait lui apporter son épée, ou si Vénus descendait dans un nuage d’or à son secours ?

Ceux qui prennent les commencements d’un art pour les principes de l’art même, sont persuadés qu’un poème ne saurait subsister sans divinités, parce que l’Iliade en est pleine ; mais ces divinités sont si peu essentielles au poème, que le plus bel endroit qui soit dans Lucain, et peut-être dans aucun poète, est le discours de Caton, dans lequel ce stoïque ennemi des fables dédaigne d’aller voir le temple de Jupiter-Ammon.

Ce n’est donc point pour n’avoir pas fait usage du ministère des dieux, mais pour avoir ignoré l’art de bien con luire les affaires des hommes, que Lucain est si inférieur à Virgile. Faut-il qu’après avoir peint César, Pompée, Caton, avec des traits si fins, il soit si faible quand il les fait agir ? Ce n’est presque plus qu’une gazette pleine de déclamations ; il me semble que je vois un portique hardi et immense, qui me conduit à des ruines. »


Marmontel, après avoir beaucoup trop loué Lucain, dans de petits vers faibles, où apostrophant Virgile, il le prie de prendre à Lucain son avance intrépide, en parle avec beaucoup plus de modération et de justesse dans le passage suivant (Préface de sa traduction de Lucain).


« On voit ce poète, quelquefois si heureux dans la rencontre de l’expression forte, précise et juste, se contenter ailleurs d’indiquer sa pensée en tenues vagues et confus, dont on a peine à démêler le sens. Sa poésie est harmonieuse par intervalles ; mais le plus grand nombre de ses vers sont brisés ; et ces ruptures, qui dans le dramatique sont favorables à l’expression des mouvements passionnés, privent l’épique de cette rapidité nombreuse qui enchante l’oreille et qui l’aliaclie à la narration. Son coloris e.st sombre et monotone, et ii n’y a jamais employé la magie du clair-obscur. Il s’engage dans des détails ijui, en épuisant la description, rendent l’impression du tableau moins vive : il les accumulait pour avoir à choisir. Après avoir atteint les bornes du grand et du vrai, sa fougire l’emporte, il les franchit, et donne fréquemment dans cette enflure qu’on lui reproche. De [ilus, son poème a le défaut de |iies(nie tous les poèmes épiques, il manque d’ensemble, il est mal tissu .l’action en est éparse ; les événements ne s’y enchaînent pas ; toutes les scènes ÀOnt is’ilées : il a négligé l’art d’Homère, l’art des groupes et des contrastes, et semble avoir oublié ce grand principe d’Aristote, que l’é/jo/i^c ne doit être (juviie tiitri’’die eu récit. La proximité de l’événement ne lui ayant jias permis de le manier à son gré pour former le na-ud d’une intrigue, il a suivi le lil (le riiistoire ; et, se bornant au mérite de la peinture il a presque absolument lenonct’ à la gloire df l’invention. Enfin, le peu de merveilleux (pi’il euqiloie n’a qu’un effet monientané : lac’.ion du [lOèiiie eu est indépendante. Voilà les défauts (hLucain Après cet aveu, je ne crois pas qu’on me soupçonne de le préférera Virgile.

» Mais que reste-t-il donc à son poème, dénué des charmes de l’élégance, de l’harmonie et du coloris, plein de longueurs et de négligences, et composé presque sans art ? Ce qui lui reste ? Des vers d’une beauté sublime, des peintures dont la vigueur n’est affaiblie que par des détails qu’on efface d’un trait de plume ; des morceaux dramatiques d’une éloquence rare, si l’on prend soin d’en retrancher quelques endroits de déclamation ; des caractères aussi hardiment dessinés que ceux d’Homère et de Corneille : des pensées d’une profondeur, d’une élévation étonnante ; un fond de philosophie qu’on ne trouve au même degré dans aucun des poèmes anciens ; le mérite d’avoir fait parler dignement Pompée, César, Brutus, Caton, les consuls de Rome, et la fille des Scipions ; en un mot, le plus grand des événements politiques présenté par un jeune homme, avec une majesté qui impose, et un courage qui confond. »

La Harpe, Cours de littérature, part. I, c. 4, sect. 2.

« Il ne serait pas juste de confondre Lucain avec ces auteurs (Silius Italicus, Stace, Claudien) à peu près oubliés. Il a beaucoup de leurs défauts ; mais ils n’ont aucune de ses beautés. La Pharsale n’est pas non plus un poëme épique : c’est une histoire en vers ; mais avec un talent porté à l’élévation, l’auteur a semé son ouvrage de traits de force et de grandeur qui l’ont sauve de l’oubli.

Dans le dernier siècle, un esprit encore plus boursouflé que le sien l’a paraphrasé en vers français… Mais bientôt le progrès des lettres et l’ascendant des bons modèles firent tomber la Pharsale, aux provinces si chère, comme a dit Despreaux, et, malgré la prédilection de Corneille et quelques vers heureux de Brébeuf, Lucain fut relégué dans la bibliothèque des gens de lettres. De nos jours, la Iraduclion élégante et abrégée qu’en a donné M. Marmontel la fait connaître un peu davantage, mais n’a pu le faire goûter, tandis que tout le monde lit le Tasse dan« les versions en prose les plus médiocres. Quelle en pourrait être la raison, si ce n’est que le Tasse attache et intéresse, et que Lucain fatigue et ennuie ? Dans l’original, il n’est guère lu que des littérateurs, pour qui même il est très-pénible à lire.

Cependant il a traité un grand sujet : de temps en temps il étincelle de beautés fortes et originales ; il s’est même élevé jusqu’au sublime. Pourquoi donc, tandis qu’on lit sans cesse Virgile, les [.lus laborieux latinistes ne peuvent-ils, sans beaucoup d’efforts ci de fatigues lire de suite un chant de Lucain ? Quel sujet de réflexions pour les jeunes écrivains, toujours si facilement dupes de tout ce qui a un air de grandeur, et qui s’imaginent avoir tout fait avec un peu d’effervescence dans la tête et quelques morceaux brillants ? Quel exemple peut mieux leur démontrer qu’avec beaucoup d’esprit et même de talent, on peut manquer de cet art d’écrire, qui est le fruit d’un goût naturel, perfectionné par le travail et par le temps, et qui est indispensablement nécessaire pour être lu ? En effet, pourquoi Lucain l’est-il si peu, malgré le mérite qu’on lui reconnaît en quelques parties ? C’est que son imagination, qui cherche toujours le grand, se méprend souvent dans le choix, et n’a point d’ailleurs cette flexibilité qui varie les formes du style, le ton et les mouvements de la phrase, et la couleur des objets ; c’est qu’il manque de ce jugement sain qui écarte l’exagération dans les peintures, l’enflure dans les idées, la fausseté dans les rapports, le mauvais choix, la longueur et la superfluité dans les détails ; c’est que, jetant tous ses vers dans le même moule, et les faisant tous ronfler sur le même ton, il est également monotone pour l’esprit et pour l’oreille. Il en résulte que la plupart de ses beautés sont comme étouffées parmi tant de défauts, et que souvent le lecteur impatient se refuse à la peine de les chercher, et à l’ennui de les attendre.

Rien n’est plus connu que le mot de Quintilien, qui range Lucain parmi les orateurs plutôt que parmi les poëtes : Orato ibus magis quam poetis unnumerandus. C’est faire l’éloge de ses discours ; et, en effet, il est supérieur dans cette partie, non qu’en faisant parler ses personnages, il soit exempt de cette déclamation qui gâte son style quand il les fait agir ; mais en général ses discours ont de la grandeur, de l’énergie et du mouvement.

On lui a reproché, avec raison, de manquer de sincérité, d’avoir trop peu de ces émotions dramatiques qui nous charment dans Homère et Virgile. Il s’offrait pourtant dans son sujet des morceaux susceptibles de pathétique ; mais la raideur de son style s’y refuse le plus souvent, et, dans ce genre, il indique plus qu’il n’achève. La séparation de Pompée et de Cornélie, quand il l’envoie dans l’Île de Lesbos, et les discours qui accompagnent leurs adieux, sont à peu près le seul endroit ou le poète rapproche un moment l’épopée de l’intérêt de la tragédie ; encore laisse-t-il beaucoup à désirer.

Autant on lui sait gré d’avoir supérieurement colorié le portrait de César au commencement de son ouvrage, autant on est choqué de voir à quel point il défigure dans toute la suite du poème ce caractère d’abord si bien tracé. C’est la seule exception que l’on doive faire aux éloges qu’il a généralement mérités dans cette partie ; mais ce reproche est grave, et ne peut même être excusé par la haine, d’ailleurs louable, qu’il témoigne partout contre l’oppresseur de la liberté. Je trouve tout simple qu’un républicain ne puisse pardonner à César la fondation d’un empire dont avait hérité Néron. Mais il pouvait se borner sagement à déplorer le malheureux usage des talents extraordinaires et des rares qualités que César tourna contre son pays, après s’en être servi pour le défendre et l’illustrer. On sait jusqu’où il porta la clémence. On sait qu’à Pharsale même, au fort de l’action, il donna l’ordre de faire quartier à tout citoyen romain qui se rendrait, et de ne faire main-basse que sur les troupes étrangères. Après cela, comment n’être pas révolté, lorsque Lucain se plaît à le représenter partout comme un tyran féroce et un vainqueur sanguinaire ; lorsqu’il le peint se rassasiant de carnage, observant ceux des siens dont les épées sont plus ou moins teintes de sang, et ne respirant que la destruction ! La poésie n’a point le droit de dénaturer ainsi un caractère connu, et de contredire des faits prouvés : c’est un mensonge et non pas une fiction. Il n’est permis de calomnier un grand homme ni en prose ni en vers.

Il n’y a guère de sujet plus grand, plus riche, plus capable d’élever l’âme, que celui qu’avait choisi Lucain. Les personnages et les événements imposent à l’imagination, et devaient émouvoir la sienne ; mais il avait plus de hauteur dans les idées que de talent pour peindre et imaginer. On a demandé souvent si son sujet lui permettait la fiction. On peut répondre d’abord que Lucain lui-même n’en doutait pas, puisqu’il l’a employée une fois, quoique d’ailleurs il n’ait fait que mettre l’histoire en vers. Il est vrai que les fables de l’Odyssée figureraient mal à Côté d’un entretien de Caton et de Brutus ; mais c’eût été l’ouvrage du génie et du goût de choisir le genre de merveilleux convenable au sujet. Les dieux et les romains ne pouvaient-ils pas agir ensemble sur une même scène, et être dignes les uns des autres ? Le destin ne pouvait-il pas être pour quelque chose dans ces grands démêlés où était intéressé le sort du monde ? Enfin, le fantôme de la patrie en pleurs qui apparaît à César aux bords du Rubicon, cette belle fiction, malheureusement la seule que l’on trouve dans la Pharsale, prouve assez quel parti Lucain aurait pu tirer de la fable, sans nuire à l’intérêt ni à la dignité de l’histoire.

Il est mort à vingt-sept ans, et cela seul demande grâce pour les fautes de détail, qu’une révision plus mûre pouvait effacer ou diminuer ; mais ne saurait l’obtenir pour la nature du plan dont la conception n’est pas épique, ni pour le ton général de l’ouvrage, qui annonce un défaut de goût trop marqué, pour que l’on puisse croire que l’auteur eût jamais pu s’en corriger entièrement.

Villemain, Biographie universelle (Michaud).

« La gloire de Lucain fut précoce ; et son génie, qu’une mort funeste devait arrêter si vite, n’eut que le temps de montrer de la grandeur sans naturel et sans vérité : car le gout de la simplicité appartient rarement à la jeunesse, et dans les arts, le naturel est presque toujours le fruit de l’étude et de la maturité. Lucain paraissait d’ailleurs au milieu de la décadence des lettres, précipitée par la servitude publique, et par cette fausse éloquence des rhéteurs, qui remplaçait les mâles accents de la liberté romaine. Les lettres subissaient dans Rome la protection de Néron ; et la philosophie, qui s’était flattée de conduire et d’inspirer le jeune maître du monde, s’avilissait devant lui, et figurait parmi les passe-temps de sa cour. Néron, qui, dans les premiers moments où il préludait à ses crimes par toutes les fantaisies du pouvoir absolu, était acteur, musicien et poète, accueillit les talents de Lucain. Il le fit questeur, augure, le combla de faveurs, et voulut même l’honorer de sa rivalité. Dans les jeux littéraires que l’empereur avait établis, Lucain chanta la descente d’Orphée aux enfers, et Néron la métamorphose de Niobé. Un tyran, mauvais poète, est un dangereux concurrent ; et il parait que Lucain, encore plus poëte que courtisan, ayant eu l’audace de remporter la palme, perdit le mérite de ses premières flatteries. Il ne s’agit pas encore de ces adulations trop célèbres qui déshonorent le commencement de la Pharsale, et qui ne sont pas moins choquantes par le mauvais goût que par la bassesse. On ne peut en assigner l’époque ; et l’on ignore si elles se rapportent à ces commencements de Néron, affectant quelque vertu, ou si elles s’adressent à Néron déjà coupable. À leur dégoûtante servilité, on croirait assez qu’elles ont été faite pour un tyran connu et redouté. Jamais bon prince ne fut ainsi loué. Au reste, suivant une ancienne tradition, un vers de cette emphatique apothéose avait déjà préparé, dans l’esprit de l’empereur, la disgrâce du poète. Néron, qui était louche, s’offensa du vers :

Unde tuam vides obliquo sidere Romam.

On a peut-être supposé cette anecdote pour expliquer de la part de Néron une animosité dont la cause se présente d’elle-même en lisant la Pharsale. Il suffira de se rappeler avec quel soin cruel les premiers tyrans de Rome punissaient tous les souvenirs de la liberté, et tous les éloges donnés à ses derniers héros. Sous Tibère, l’historien Crémutius Cordus avait été rais à mort par sentence du sénat, pour avoir admiré Brutus et Cassius. Cet exemple se reproduisit plus d’une fois, c’était une tradition de la tyrannie impériale. Est-il besoin d’expliquer par une autre cause comment Lucain, admis dans la faveur du prince, ne put jamais s’avilir assez par les plus honteuses flatteries, pour racheter le crime d’avoir pleuré sur Pompée, d’avoir loué Brutus. et divinisé la vertu de Caton ?

Quoiqu’il en soit de cette conjecture, Lucain, dans l’éclat de sa renommée, ayant fait un poëme sur l’incendie de Troie et sur celui de Rome, reçut de l’empereur la défense de lire ses ouvrages en public et sur le théâtre, selon le privilége des poëtes du temps. Cette persécution l’irrita. On peut croire aussi que de plus sérieux motifs lui inspirèrent contre Néron une haine justifiée par les forfaits de ce tyran, et le déterminèrent à partager des projets qui faisaient l’espérance des meilleurs citoyens de Rome. Néron était empoisonneur, parricide, et s’était souillé de sang et de mille infamies, lorsque Pis(m et plusieurs illustres Romains formèrent un complot contre sa vie. Lucain s’y jeta des premiers, avec tout le dépit qu’excitait en lui l’oppression jalouse que l’empereur faisait peser sur son talent. Cette conjuration, qui avait pour complices des grands de Rome, des sénateurs, des chevaliers, des écrivains célèbres, une courtisane, fut découverte par un affranchi. Plusieurs conjurés furent arrêtés et mis à la torture ; ils révélèrent leurs complices : la courtisane Épicharis, l’aurait-on cru, montra un caractère héroïque. Lucain, cédant à la promesse de la vie, dénonça tous ses amis, et déposa contre sa propre mère. Un ancien grammairien, qui raconte ce fait après Tacite, suppose que Lucain espérait qu’une telle impiété lui servirait pi es de Néron parricide. Sans adopter cette affreuse explication d’une détestable faiblesse, on peut croire que Lucain avait dans le caractère ce genre d’élévation qui lient à l’imagination plus qu’à l’âme, et qui trompe certains hommes en les transportant au-dessus d’eux-mêmes en espérance et en idée, pour les laisser, au moment du péril, retomber sur leur propre faiblesse. Il semble que cette fausse grandeur, sujette à des inégalités si déplorables, ait passé dans le talent poétique de Lucain. Le tyran ne laissa au poëte que le choix du supplice (l’an 65 de J.-C).

Lucain, près de mourir, retrouva toute sa fierté. S’étant fait ouvrir les veines, il expira en récitant des vers ou il décrit les derniers moments d’un jeune guerrier qui, blessé par un serpent, jette par tous ses pores son sang avec sa vie. Il était âgé de vingt-sept ans, et désigne consul pour l’année suivante, il avait épousé une femme romaine, célèbre par sa naissance, .sa vertu, sa beauté. Lucain avait composé beaucoup de poésies, perdues pour nous : des sylves ; un chant sur la descente d’Enée aux enfers ; deux autres sur l’incendie de Troie et sur celui de Rome ; une Médée, sujet déjà tenté par Ovide ; des épitres, dont une seule à la louange de Calpurnius Pison est parvenue jusqu’à nous, et paraît porter le cachet de son génie. Mais le titre de sa gloire, c’est la Pharsale, ouvrage que des beautés supérieures ont protégé contre ses énormes défauts. Stace, qui, dans un chant lyrique, a célébré la muse jeune et brillante de Lucain, et sa mort prématurée, n’hésite point à placer la Pharsale au-dessus des Métamorphoses d’Ovide, et presque à côté de Virgile. Quintilien, juge bien autrement éclairé, reconnaît dans Lucain un génie hardi, élevé, et l’admet au nombre des orateurs plutôt (pie des poètes. Les écrivains français l’ont jugé diversement. Corneille l’a aimé jusipi’à l’cntlioiisiasme : Hoileau l’ap]) ! cuvait peu. ^ ollaire en parle avec admiration, et lui sait gré d’avoir donne l’exemple d’une épopée pliilosoplii(iue,et presque dénuée de liclions. Marnionkl a voulu prouver melliodiquemcnl son génie ; et La Harpe l’a doublement attaqué par la supériorité de ses critiques, et par la faiblesse de ses Iraductions. En dépit de l’enthousiasme et des raLsonnenients de Marmonlel, la Phursale ne saurait être mise au rang des belles productions de la muse épique. Le jugement des siècles e>l sans appel. La l’Iinrsale, où l’on ne peut niéconnailre du génie et de beaux traits d’éloquence, reste frappée de deux défauts invincibles, le froid et la déclamation. Le style de ce poëme, qui brille souvent par la précision, la force et de grandes images, appartient à une époque de décadence ou de faux goût ; sorte de désignation qui n’a rien d’arbitraire, et ne lient pas à un préjugé, mais qui résulte de la nature des choses. Après une époque littéraire, féconde en chefs-d’œuvre, il est impossible qu’on ne voie la subtilité, la fausse grandeur et l’énergie outrée, s’introduire à côté des innovations les plus heureuses, et le faux goût devenir une combinaison nouvelle et un moyen de variété. On peut même observer que tous les sujets et tous les genres ne souffriront pas également de cet alliage à peu pi es inévitable dans les derniers âges d’une littérature. Tacite, génie fort supérieur à Lucain, est pourtant un génie de la même famille : il a, dans sa diction tant admirée, quelques-uns des défauts de ce poète ; mais il les assortit à la sonibie énergie de son sujet, et les couvre de beautés originales et neuves. Lucain, transportant les défauts d’un siècle subtil et déi lamateur dans la composition épique, celle de toutes qui demande le plus de facilité, d’inspiration et de sublime sanse.-fort, reste aussi loin d’Homère (pi’il l’est du naturel et de la vérité. »

M. Nisard, dans ses Études de mœurs et de critique sur les poëtes latins de la décadence, a jugé Lucain avec de grands détails, et a même intitulé de ce nom célèbre le second volume de son ouvrage ; il y cherche, tant dans Lucain que datis les poêles de la même époque, les causes, la marche, et les effets généraux des décadences littéraires. Les fragments qu on va lire, pris en divers endroits de ce livre, traitent piutôt du fond même de la Phars :tle, du sens de ce pocaie, de sa morale, que de la forme[1].

De l’idée de la Pharsale, tome II, p. 29.

Est-ce le triomphe momentané que la liberté romaine remporta sur la tyrannie par la mort de César ?

Est-ce la réhabilitation du parti de Caton ?

Est-ce simplement une suite d’imprécations poétiques contre les guerres civiles ?

Est-ce enfin une déclamation contre le caprice de la (ortune qui se joue des réputations et des empires, élève l’un et renverse l’autre, le plus souvent élève et renverse le même homme, etc. ?

Il y a un peu de tout cela dans la Pharsale, et c’est là son premier et son plus grand défaut. On n’en aperçoit pas le but ; on y trouve tantôt un pompéien qui écrit un pamphlet contre César ; tantôt un ami et un disciple de Caton qui ne ménage guère plus le gendre que le beau-père ; tantôt un sceptique qui ne croit ni a Calon, ni à Pompée, ni à César, ni aux vieilles lois, ni ù la liberté, ni aux dieux ; tantôt un fataliste, qui ne voit dans les événements (]ue des coups de la fortune, dans les victoires que des faveurs de la déesse, dans les défaites que ses disgrâces, et qui s’épargne la responsabilité du blâme ou de l’éloge des actions, en les regardant comme les décrets du liasard ; tantôt un poète qui trouve son compte à dire le vrai comme le faux, et qui se décide pour l’un ou pour l’autre, non pas d’après ses convictions, mais d’après ce qu’il en peut tirer de développements poétiques ; qui, par exenip’e, met sans façon les anecdotes du camp de César dans le camp de Pompée, prête aux pompéiens les belles norls des césariens, fait des scènes, d.-s dratnes, avrC des actions insignilianles, et convertit de pauvres soldats en héros. Il y a tel passage où Lucain semble encore plus détester la guerre civile que le parti de César ; tel autre où il se range du côlé de la fortune comme tout le monde. Des commentateurs qui ne pouvaient pas expliquer cette absence d’unité, et qui voulaient à toute force que Lucain, en sa qualité d’ancien, n’eût pas fait la faute d’ei ! manquer, ont pris le parti de dire que l’ouvrage n’étant point achevé, on ne pouvait prononcer sur cette question. Il est vraisemblable que notre poëte eût donné à la fin de son poëme la clef des premiers chants. À la bonne heure !

Page 32.

Si l’on voulait expliquer la pensée de la Pharsale par l’état moral et politique des contemporains de Lucain, il ne serait pas difficile d’établir que l’époque ne comportait pas un autre poëme, ni le poëme une autre époque. Tout ce qu’on peut voir dans la Pharsale se trouvait dans toutes les têtes intelligentes qui la lisaient. C’était, dans le public comme dans le poëte, un mélange de fatalisme, de regrets, d’incrédulité, de scepticisme, de résignation ; un certain souvenir religieux et souffrant de la Home républicaine, mêle à une assez grande ignorance des institutions et des principes qui l’avaient fait fleurir ; un culte pour Caton plus philosophique que politique, et qu’on rendait moins au défenseur des vieilles lois de Rome qu’à l’intrépide stoïcien : un certain amour de la liberté inoffensif et sans allusion au présent’, comme si la Rome de Néron eût été séparée de la Rome des Gracques par mille ans d’intervalle ; un besoin vague de mettre le malaise qu’on sentait à la charge des dieux, auxquels on ne croyait plus que pour les accuser ; enfin une horreur sincère des guerres civiles et des bouleversements, horreur causée et entretenue par une soif insatiable du repos, et par la langueur propre aux nations qui finissent. Voilà le détail à peu près exact des dispositions contemporaines, auxquelles on peut supposer que la Pharsale devait répondre, si l’on en croit son grand succès.

Un homme d’un véritable génie, dont l’éducation, au lieu d’être confiée à des sophistes, eût été solitaire et chaste ; un écrivain qui se serait nourri de bons livres, et qui aurait acquis un jugement sain, solide, capable de résister au choc de tant d’impressions contradictoires, un tel écrivain aurait pu dominer toutes les dispositions de ses contemporains et être à la fois dans ses ouvrages original et un. Riais Lucain n’était pas fait pour une telle gloire, parce que la nature ni l’éducation ne lui en avaient donné l’étoffe. Quoique doué de qualités supérieures, il n’avait pas de génie. Il fut affecté tour à tour de tous les sentiments qui agitaient ses contemporains, et il les réfléchit ou les outra, mais ne chercha point à les mettre d’accord ; au lieu de les dominer, il en fut le jouet. La Pharsale est une œuvre de détails, mais point d’ensemble ; avec des membres, mais sans tête. C’est une déclamation de jeune homme sur les guerres civiles considérées dans leur caractère le plus extérieur, c’est-à-dire donnant lieu à des batailles immorales où les frères s’entre -tuent ; c’est une longue malédiction contre ceux qui arment les pères contre les fils. Mais on ne sait au profit de quelle morale Lucain maudit les guerres civiles et ceux qui les allument. Est-ce au profit du stoïcisme ? Non ; car l’oracle du stoïcisme, Caton, reconnaissait la nécessité des guerres civiles, et y prenait un des premiers rôles tout en les détestant, l-’.st-ce au profit de l’antique morale religieuse ? Encore moins ; car Lucain n’accordait pas même aux dieux l’honnêteté de Caton, et ne se faisait aucun scrupule de leur attribuer l’aveugle partialité du hasard. Est-ce au profit de la morale nouvelle ? Celle-là se faisait alors sourdement à l’insu de Lucain et de tous ses amis, lesquels ne se doutaient guère que l’esclave qui les essuyait au bain ou qui les portait en litière en savait plus qu’eux là-dessus.

De la vérité historique dans la Pharsale, p. 37.

Il ne faut pas chercher dans la Pharsale l’explication du grand événement qui mit aux prises César et Pompée. Lucain a réduit cet événement aux mesquines proportions d’un drame ordinaire. Il n’est descendu ni dans les causes, ni dans les conséquences, et il a pris la tradition telle qu’on |ioiivait l.i hii donner dans les écoles, ou sans doute I’examen de ces causes et de ces conséquences n’était pas permis, parce qu’il n’eût pas été favorable à l’erBfsj-e. C’est, comme je l’ai dit, la guerre civile traitée comme un lieu comir.uii. Lucain fait planer sur cette querelle intestine une divinité aveugle, la fortune qui roule avec sa roue d’un camp à un autre, quitte la mer pour la terre, et la terre pour la mer ; qui queiipief lis se plait à amorcer uu des deux partis par une [n lile victoire, et à rabattre l’orgueil de l’autre par un [ii lit échec ; qui fait tourner l’événement sur la pointe d’une aiguille, sur le courage d’un soldat ; qui courtise César, dont la gloire est toute jeune, et se lasse de Pompée parce qu’il y a trente ans qu’on parle de lui. Les incidents où parait se plaire davantage Lucain sont ceux oii il y a le plus à sentir et le moins à juger. Sa guerre civile ne touche ni au passé ni à l’avenir ; cai je ne conclus pas, de ce que Lucain assigne cinq ou six causes vagues et générales à la querelle de Pompée et de César, qu’il en ait découvert l’origine et qu’il en ait suivi les causes antérieures dans le passé ; je ne conclus pas davantage, de ce qu’il s’apitoie en .style déclamatoire sur la perte de la liberté, qu’il ait trouvé la véritable et la seule conséquence de cette querelle. Il n’était pas possible de rapetisser davantage une immense révolution.

Cependant Lucain avait un sentiment confus que la guerre civile entre Pompée et César était le plus grand fait de l’histoire romaine. Sans l’avoir jamais étudié sérieusement, il savait que c’éiait le dernier et le plus populaire de tous les souvenirs nationaux. Il CDiuprenail donc que, pour le chanter dignement, il fallait entonner la trompette guerrière, ou, comme on disait de son temps, chausser le cothurne tragi que. Mais, ne voyant pas où était la vraie grandeur de l’événeuient, il la mit dans les choses extérieures, daris le cadre, dans les détails matériels. Ainsi il iil des batailles plus meurtrières, des soldats plus féroces, des perles d’hommes plus grandes ; il convertit les ruisseaux de .sang en rivières, les escarmouches. en combats, les collines en montagnes, les hommes en forcenés. Les famines sont plus désastreuses pour César et Pompée que pour tout le monde ; on ne comprend pas comment leurs soldats ne sont pas submergés jusqu’au dernier par les inondations. Ils ont des tempêtes faites tout exprès pour eux ; ils marchent en Afrique les pieds entortillés de serpents ; leurs malades échappent à toutes les prévisions de l’art de guérir, leurs plaies bâillent connue le gouffre de la Pythie ; les armées percées de traits, les forêts coupées par le pied, ne tombent pas, tant les hommes et les arbres y sont pressés. Il n’y a rien de trop extraordinaire [loiMles héros de Lucain. Le bruit de leur choc dans les batailles est entendu aux extrémités du monde. Ainsi toute la scène est agrandie prodigieusement, pour ipie les acteurs y paraissent moins petits, mais c’est le contraire qui arrive. Plus le théâtre est vaste, plus l’acteur s’y perd. Les tableaux de Lucain me rappellent ceux d’un certain paysagiste de je ne sais quel roi de Naples qui les payait an pied carré. Le paysagiste pour augmenter la somme augmentait les pieds carrés, et faisait des cieux immenses pour des bergers de la hauteur du pouce et des arbres de la hauteur du coude. Ceux qui ne .savaient pas ses arrangements avec le roi de Naples trouvaient son ciel trop haut et ses personnages trop petits. On en pourrait dire autant des tableaux de Lucain.

Quand j’ai fait la remarque que Lucain n’est point entre au fond des causes de la guerre civile, je n’ai point entendu par là que la condition d’un poëme historique fût nécessairement de scruter et de discuter les événements à la manière de l’historien ou de l’homme d’état. On ne demande pas au poêle de savants exposés des révolutions politiques, tâche aride qui ne s’accommoderait ni des grâces de la poésie, ni des hardiesses de l’imagination ; on lui demande des inspirations, des images, de l’harmonie, et, (Ktur mettre ses impressions personnelles d’accord avec la vérité de tous les temps et de tous les pays, du bon sens. Si Lucain avait simplement mis en vers les traditions populaires, il aurait pu faire un excellent poëme, à la condition pourtant d’être simple et naturel comme les souvenirs du peuple. Mais comme il n’a pas pensé à recueillir les traditions, on peut lui demander pourquoi, voulant juger les guerres civiles, il les a mal jugées, pourquoi, n’ayant ni simplicité ni naturel, il ne nous en dédommage pas par des études profondes ; pourquoi il ne sait être ni louchant comme la tradition populaire, ni instructif eoiuuie l’historien. Il n’y avait que deux manières de faire la Pharsale, c’était ou de recueillir à Rome, et par toute l’Italie, les souvenirs nationaux sur ces dernières guerres de la liberté, de courir en Grèce, en Égypte, sur les traces de Pompée et de César, d’interroger les pâtres de la Thessalie, et de composer avec tous ces bruits populaires une épopée errante et naïve ; ou bien d’analyser profondément les causes des guerres civiles, et d’expliquer en particulier celles qui rendirent César maître du monde. Or, Lucain n’a traité son sujet ni de l’une ni de l’autre manière.

De la vérité historique des personnages de la Pharsale, page 91 et suiv.
Dans Lucain, Pompée n’est ni un caractère historique ni un de ces personnages d’imagination qui servent de types à un poète pour développer et personnifier quelque grande passion. Sous ce rapport il n’y a rien de plus insignifiant que le Pompée de la Pharsale. C’est un mélange de solennité et de niaiserie, de forfanterie et de faiblesse qui n’intéresse personne. Il n’y a rien de plus grimaçant que cette grande renommée que Lucain fait planer, pendant tout le poëme, sur la tête de s m héros, et qui ressemble à une couronne de roi qu’on mettrait sur la tête d’un fou de cour, ou à une auréole de saint dont on entourera la tête d’un comédien. Pompée est un porte-drapeau qu’on promène processionnellement sur mer et sur terre et qui ne fait pas peur aux ennemis. Remarquez qu’il y a dans la vie humaine des personnages qui ont presque tons les travers de Pompée, qui sont vaniteux, faibles, impuissants, amoureux avec des cheveux gris, ayant une vieille expérience qu’ils sacrifient à l’impatience de jeunes amis, qui enfin ne sont pas mieux partagés que le Pompée de Lucain ; mais ces personnages, à y regarder de près, ont une certaine conséquence dans leur conduite qui en fait de vrais êtres et auxquels on s’inléres.se sans toutefois les aimer. Le Pompée de Lucain ne présente pas ce caractère de conséquence et d’unité ; rien ne se lient dans cette bizarre et maladroite création ; ce qui s’y voit de grand jure à côté de ce qui s’y voit de petit ; vous diriez un corps humain fait de pièces de rapport, et dont toutes les parties ne seraient liées entre elles que par de grossières coulures à peu près comme les différentes pièces d’un trophée.

Que représente à son tour le César de Lucain ? quelle passion a-t-il personnifiée dans ce grand homme ? — L’ambition. — Mais quelle sorte d’ambition ? — La plus brutale à mon sens, la plus vague, la plus inintelligente. C’est un genre d’ambition qui n’eût pas été de mise même au fond de la Scythie, à plus forte raison dans le pays le plus civilisé de la terre, dans le centre de toutes les civilisations. César joue, dans le drame de la Pharsale, le rôle d’un de ces dieux de théâtre qu’on fait intervenir pour dénouer l’intrigue, faute d’un événement naturel qui le dénoue. À la guerre, il se jette en aveugle dans cette mêlée où se jouent les destinées du monde ; il frappe d’estoc et de taille, il s’enivre de sang ; il aime la guerre, et, qui pis est, il a fait pour ses désastres, pour ses cruautés, pour son horrible frénésie. À Rome, « il aime mieux être craint qu’aime, n mol réchauffé de Tibère et bien faussement attribué à César, lequel était un peu plus haut que cette sphère ou s’agitent les tyrans de second ordre. Cet homme si profond et si simple, qui avait mieux que du courage, et qui savait n’en avoir qu’à propos, et dans lequel, sauf quelques goûts de libertinage obscur, je ne vois aucune passion qui n’ait été gouvernée par l’utililë et mesurée à l’importance du résultat ; cet homme qui se trouva réduit, comme tous les gens de guerre, ù être cruel, mais qui ne le fui jamais par faiblesse, comme Pompée, ni par hypocrisie et peur, comme Auguste, ni par intempérance et mauvais instinct, comme Marins et Sylla ; cet homme, plus maître encore de lui que de sa fortune, admirez ce qu’en a fait le neveu de ce Sénèque, lequel ne voyait lui-même qu’une bête féroce dans Alexandre 1 Le César de Lucain, c’est moins que Sylla au déclin de sa vie : c’est un furieux qui ne veut que des succès sanglants ; qui est charmé de trouver l’Italie remplie d’ennemis afin d’en avoir plus à tuer ; qui ne croit pas faire du chemin s’il ne se bal pas ; qui aime mieux entrer par des portes brisées que par des portes qui s’ouvrent volontairement ; qui est charmé qu’on lui dispute le passage afin de se faire jour par le fer et le feu. Je sais bien que pour rendre Pompée plus grand, il était poétiquement nécessaire de diminuer César ; mais encore ne faut -il pas prêter à un homme de guerre, auquel on reconiiait d’ailleurs de grands talents, une passion de meurtre et de ravage qui se comprend à peine dans un barbare imbécile. Il n’y a pas un général sérieux et digne de ce nom qui soit fâché d’éviter une bataille en acceptent une soumission, et n’aime mieux recevoir pacifiquement les clefs d’une ville ennemie, que d’entrer par la brèche sur les cadavres des siens. La poésie n’autorise pas les non sens.

À la bataille de Pharsale, le César de Lucain court çà et là comme un fou sur toute la ligne de bataille ; il inspecte les glaives de ses soldats, pour juger d’après la quantité de sang dont ils sont souillés quel a été le courage de chacun ; il note le soldat qui lance vigoureusement ses traits et celui qui les lance mollement ; celui qui voit gaiment tomber son père ou son frère, et celui qui change de couleur après avoir frappé un citoyen romain. Ailleurs, il visite les blessés et met la main sur leurs plaies pour empêcher l’écoulement du sang ; un peu plus loin, il donne une épée à un soldat qui a perdu ou brisé la sienne ; à un autre il apporte des traits qu’il a ramassés par terre ; il va du front à l’arrière-garde, et frappe les retardataires avec le bois de sa lance (I. 7). Lucain fait une confusion par trop irréfléchie entre l’activité et l’agitation désordonnée ; pour vouloir trop multiplier César, il le prodigue ridiculement ; pour vouloir le mettre partout, il ne le met nulle part où il doit être. Quant au rôle d’espion cruel, qu’il lui prête plus haut, ce n’est guère plus sensé, et c’e’t odieux. Si César avait pu douter de ses soldats, il n’aurait pas attendu, pour faire celte statistique des courages, (pie la halaille qui décidait de toute la guerre fut engagée : il eut mieux pris son temps.

Tout à l’heure cet ogre de guerre va repaître longuement ses regards des cadavres entasses dans les champs de Pharsale ; il défendra qu’on leur rende les honneurs funèbres ; il se fera servir à dîner sur un lieu élevé d’où il puisse, tout en mangeant, ne rien perdre du spectacle de ces débris humains. Tout cela est aussi puéril que dégoûtant.

Le personnage le plus important de la Pharsale après César et Pompée, c’est Caton. La vérité, ou du moins une espèce de vérité était aisée à atteindre en faisant le portrait de Caton. Le stoïcisme outrant la nature humaine, le portrait du héros du stoïcisme pouvait être guindé sans cesser d’être vrai, du moins historiquement. J’aime mieux le Caton de Lucain que son Pompée et son César : il a du moins une certaine unité, et s’il est exagéré quelquefois, il n’est jamais faux. Il prononce de belles paroles qui lui font honneur comme stoïcien, sinon comme homme d’état. Mais si ce caractère est exact, on ne peut pas trouver qu’il ait été tracé avec profondeur. Le Caton de Lucain est trop en dehors ; c’est plus souvent un rôle qu’un homme. Caton se prosterne devant soi, il se contemple ; il se fait sans façon le dieu du monde, et se met à la place de cet Olympe dispersé qui laisse périr les vieilles lois et les vieilles libertés romaines. À la manière dont il donne ses réponses, on voit qu’il a la conscience que ce sont des oracles qu’on lui demande. Il dit longtemps à l’avance, afin qu’on ne l’ignore : Je suis Caton. Je voudrais qu’on sentit naturellement sa présence sans qu’il prît la peine de nous en donner avis à chaque instant et avec une morgue ridicule. Quand Brutus, pauvre fanatique, dont Lucain fait une espèce de chapelain domestique, devant lequel Caton et Marcia se reprennent pour mari et femme, sous la condition qu’il n’y aura pas de nuit de noces (l. II, 1. V. 930-371 ), vient consulter son maître sur le parti qu’il doit prendre dans les déchirements qin se préparent, me persuadera-t-on que ce Dieu et ce fidèle, dont l’un semble parler du haut d’un trépied sacré, et dont l’autre interroge à genoux, représentent les deux hommes austères de Plutarque et de Shakespeare, causant tous deux de la chose publique dans la chambre de Caton, et pensant au rôle qu’ils allaient y jouer, bien plus assurément qu’à débiter des aphorismes larmoyants sur les maux de l’humanité ? Quelle connaissance de l’homme et de la lutte politique y a-t-il dans ces deux héraclites, maître et disciple, qui s’adulent, qui s’apitoient tout ensemble sur les désastres de la guerre, pendant que César fond à marches forcées sur Rome ?

Que dire des personnages secondaires de la Pharsale, de Cornélie, femme de Pompée ? c’est une épouse qui ne peut pas pleurer sans vous faire rire d’elle ou de son mari : ses plus violentes et ses plus irréparables douleurs, ses évanouissements, les fréquents désordres de ses cheveux, le soin qu’elle a de se tenir religieusement dans la moitié du lit nuptial, et de ne pas empiéter, même dans ses rêves d’amour, sur la place que devait occuper son mari, de peur de ne l’y pas trouver (l. V, v. 811-813), la sévérité fort injuste qu’elle montre contre elle-même en se qualifiant de concubine, quoiqu’elle soit très légitimement femme de Pompée (l. 7-104) ; tous ces paroxismes de tendresse conjugale m’en appremient moins sur l’âme des t’emnies cl sur la puissance de leins affections (pie les simples pressentiments d’Androuiaque disant adieu à Hector, et que ce long regard où le sourire brille à travers les larmes.

Que dire de Marcia, femme reprise de Caton ? Quelle est celle étrange passion pour les renommées, qui la fait passer tour à tour du lit d’Hortensius dans le lit de Caton ? À quel pays appartient celle femme qui vient prier son ancien mari de lui donner de nouveau sou nom, par la raison (^l’ayant fait tous les enfants qu’elle pouvait faire (1.2, v. 340), et que n’étant plus bonne au mariage comme moyen de propager l’espèce, elle n’a d’autre ambition que d’inscrire sur sa tombe le nom de Caton ? Quelle est cette espèce d’épouse qui se meiutril le sein et se couvre de cendre (l. 2-530) pour se faire bien venir de son mari, et quelle est l’espèce de mari auprès duquel une femme peut espérer de rentrer en grâce au moyen d’une pareille coquetterie ?

Je pourrais ainsi prendre un à un tous les personnages secondaires de la Pharsale, et montrer combien ils sont presque tous plus ou moins en dehors de la vie humaine. Mais, outre qu’une telle étude est desséchante, la plupart de ces personnages ne sont pas assez intéressants dans l’histoire pour que ce soit un tort grave de les avoir falsifiés dans un poëme.

Il y a cependant des traits de vérité pratique dans Lucain ; il y en a autant que pouvait en recueillir, dans ses meilleurs moments, aux heures trop rares de solitude et de désintéressement littéraire, un poêle que tout conspirait à gâter, maîtres, parents, amis, public. Ce sont des instincts heureux, je dirais presque des distractions, qui se glissent de temps en temps à travers les préoccupations du poète à la mode. Ces traces de vérité ont plutôt l’air de détails échappés à sa négligence, à sa paresse, que d’inspirations contrôlées par son expérience des choses de la vie, ou sorties naturellement de cet instinct supérieur qui, dans les hommes de génie, devance et complète tout à la fois les données de l’expérience. Il est remarquable que ces traits se rencontrent particulièrement dans les personnages épisodiques de l’ouvrage, dans ces figures toutes de fantaisie que Lucain jette au milieu du grand drame, acteurs d’un moment dont les noms et les destinées n’appartiennent qu’à lui . Or, ces personnages parlent quelquefois et agissent simplement à la faveur de leur insignifiance ; on voit que Lucain ne compte pas sur eux pour les applaudissements de la lecture publique, que ces noms obscurs n’exciteront aucune attente, qu’on les lui passera comme on passe à un auteur dramatique certaines scènes pâles et tout à fait préparatoires qui servent à donner aux personnages principaux le temps de s’habiller ; au lieu que les vrais héros, ceux qu’on attend, ceux pour qui .’es amis demandent le silence et le recueillement, sont presque toujours faux en proportion de ce qu’il y a mis de soins et d’apprêts. Ceux-là même pourtant peuvent vous apprendre quelque chose sur la nature humaine ; mais c’est un enseignement tout négatif : ils vous disent ce que la nature humaine n’est pas ; c’est la moitié de ce qu’il faut pour savoir ce qu’elle est. En cela, les écrivains faux sont bons à étudier, et Lucain particulièrement, parce qu’il y a peu d’écrivains qui soient plus faux avec plus de talent.


Qu’il n’y a rien à apprendre dans la Pharsale, sur la grande lutte qui en est le sujet, page 404.

Lucain a-t-il résume la vie sociale et politique d’une époque ? Pas davantage. Je déclare que celui qui ne connaîtrait que par la lecture de la Pharsale la guerre civile qui mit aux prises Pompée et César n’en connaîtrait rien ; ou, ce qui est pis, n’eu aurait guère que de fausses idées.

D’abord, les principaux personnages n’étant pas vrais, selon moi, ni sous le rapport historique, ni sous le rapport philosophique, ni comme hommes, lù comme types généraux, si d’ailleurs ces personnages sont les seuls représentants authentiques des intérêts et des opinions qui ont agité leur temps, voilà toute une moitié de l’époque qui reste dans l’ombre. En second lieu, là où les hommes ne sont pas vrais, comment les événements poui raient-ils l’être ? S’il est vrai que les événements, au point de vue de la philosophie de l’histoire, sont dominés par une volonté supérieure, et soumis à des lois fatales, ils ne sont, sous le point de vue pratique, que l’ouvrage des hommes ou d’un homme qui se trouve valoir mieux que tous ses contemporains. Mais les hommes étant mal compris, comment leur ouvrage le serait-il mieux ? El comme une époque sociale et politique n’est, après tout, que le temps et l’espace où se joue le drame des hommes qui préparent, consomment ou suivent les événements, quel sens peut avoir une époque dont l’historien, philosophe ou poêle, n’aura su caractériser ni les événements ni les hommes ?

Mais, même en considérant les événements comme ayant une sorte d’existence indépendante des hommes, quelle lumière trouvez-vous sur ce point dans Lucain ? Au profit de qui et de quoi, contre qui et contre quoi s’opère la révolution monarchique dans la vieille Rome républicaine ? Quelle idée a péri, quelle idée a triomphé ? Que pensait le monde rangé silencieusement alentour de la grande cité universelle qui se déchirait de ses propres mains ? Quel intérêt prenait-il à tout cela ? Quel était le candidat de l’humanité dans la grande question qui se vidait sur les champs de bataille de Pharsale ? Toutes choses, je ne crains pas de le dire, que Lucain n’a pas touchées, qu’il n’a pas même soupçonnées. Et pourtant, comment parler de César et de Pompée sans remuer, ou tout au moins sans effleurer tout cela ? Que nous dit donc Lucain, s’il ne dit rien de ce qui faisait le fond même de cette lutte ? Creuser cette vaste et inépuisable matière pouvait n’être ni sûr de son temps, ni l’affaire d’un poète ; mais l’indiquer, mais y faire allusion, mais en tirer la morale, ne fût-ce qu’avec la discrétion de Tacite expliquant par cette phrase si profonde et si inoffensive la transition de la république à l’empire : Augustus cuncta bellis civilibus fessa in imperium recepit, c’était une tâche à laquelle Lucain n’a pu manquer que parce qu’il n’avait pas de génie.

Je sais que Caton jurait de mourir en tenant dans ses bras, sinon la liberté, du moins sa vaine ombre ; mais quelle était, je vous prie, la liberté de Caton ?

Je sais que Pompée traînait à sa suite les vieilles lois républicaines (qu’il avait, par parenthèse, foulées aux pieds vingt fois), représentées par quelques sénateurs émigrés, lesquels étaient venus à sa suite avec ses bagages ; mais quelles étaient les lois de Pompée ?

Je sais que Brutus parle très-éloquemment de déchirements au milieu desquels Caton reste immobile et la tète haute ; mais de quelle nature étaient ces déchirements ?

De toute la révolution qui changea les destinées de Rome et du monde, Lucain n’a pris que l’instant du dénouement, la mêlée, c’est-à-dire le moment le moins philosophique et le moins instructif. Il commence la pièce à l’instant où la pièce finit. Le poème de Lucain, c’est le dénouement sans l’intrigue ; c’est la crise purement physique, durant laquelle le spectateur se cache la tête dans son manteau ou s’en va. Qu’est-ce que nous disent toutes ces marches et contre marches par terre et par mer ? Quand l’heure du combat a sonné, il n’y presque plus rien à recueillir pour la philosophie ; elle laisse le champ libre à la description, et se retire. C’est qu’en effet, à celte heure-là tout est consommé : la mêlée n’a plus rien à nous apprendre sur les hommes ni sur les événements, car les premiers ont fait leurs preuves et les seconds ont été épuisés. Les idées qui mettent aux prises les forces matérielles se tiennent à distance du champ-clos, sur une hauteur, chacune derrière le drapeau qui la représente, attendant leur destinée, mais n’ayant plus le pouvoir de la retarde’ ni de la changer. Aux premiers cris du clairon, tout ce qui est esprit, Intelligence, tout ce qui est du monde moral a cessé ; la question est dans les bras des hommes qui s’emploient au service des idées, et font des révolutions sans le savoir, au prix d’un lendemain de pillage ; elle est dans la force numérique, elle est dans la qualité des armes, dans les liqueurs fortes, dans les promesses d’avancement, dans ce qu’il y a de moins intelligent et de moins moral. Et alors toute guerre en vaut une autre, c’est toujours du sang versé, des mourants, des morts ; reste là qui voudra, pour ne rien voir de nouveau et avoir des haut-le-cœur ; mais les esprits délicats, qui ne s’intéressent qu’aux véritables causes de la hiite, aux négociations, aux préliminaires, quittent le champ de bataille ou s’endorment pendant la tuerie, sans beaucoup s’inquiéter de la méthode qui a présidé à celte tuerie, et si elle a commencé par le flanc ou par la queue, toutes connaissances agréées seulement de la très-petite classe des stratégistes.

Pour finir, aucun des caractères essentiels de l’épopée ne se trouve dans le poème de Lucain.

Il n’a pas résumé la vie humaine ;

Il n’a pas résumé une époque sociale et politique, il en a seulement donné quelques indications vagues, contestables, quand elles ne sont pas tout -à -fait fausses ; il n’a représenté aucune passion vraie, universelle ni particulière ; il n’y a point de passion dans la Pharsale, parce qu’il n’y en avait point dans Lucain.

Pour la philosophie, pour la science de l’homme, pour l’intelligence de ses passions, de ses intérêts, de ses penchants, la Pharsale est une œuvre morte ; il n’y a rien à y prendre.

Pour l’étude générale de la révolution qui fut consommée dans les plaines de Thessalie,à Alexandrie, à Munda ; pour l’intelligence particulière des intérêts qui soutinrent une lutte si désespérée sur ces champs de bataille, contre le génie de la révolution nouvelle ; pour l’appréciation de ce grand fait, de ses causes intimes, de ses résultats, de la relation fatale qui se trouvait entre les choses et le caractère des hommes, la Pharsale est une œuvre inexacte, mensongère, souvent calomnieuse dans ses jugements, souvent maladroite dans ses sympathies ; et tout cela, selon moi, sans mauvaise intention, sans mauvaise foi, sans l’ombre d’une passion personnelle ; il n’y a pas plus de haine dans la Pharsale qu’il n’y en a dans nos discours de rhétorique, quand nous interpellons un tyran. L’idée de la Pharsale est venue à Lucain, comme l’idée de la Thébaïde et de l’Achilléide à Stace, comme l’idée de la Guerre Punique à Silius-Italicus, comme l’idée de l’Argonautique à Valérius Flaccus, comme au xviiie siècle l’idée de la Henriade à Voltaire.


  1. M. Nisard a hésité longtemps à nous donner ces fragments. Il était partagé entre la crainte de paraître abuser de sa position de directeur de la Collection, en y faisant des citations de ses propres ouvrages, et le scrupule, non moins naturel, de sembler omettre, comme non avenu, dans cette partie de la critique ancienne, un livre écrit ex professo, sur ce sujet, avec des principes et des habitudes de respect profond pour le lecteur. Nous avons cru devoir décider la chose de nous-mêmes, et nous prenons très-volontiers la responsabilité, tant des citations qu’un va lire que du fait de tes avoir insérées dans une collection dirigée par M. Nisard.
    Note des éditeurs.