Ambert & Cie (p. Frontispice-285).
ACHILLE ESSEBAC

L u c
L’amour sensuel est bon pour les

charretiers et l’amour platonique pour
les imbéciles. Le plus grand charme de
l’amour consiste en combinaisons étran-
ges et en situations hors nature.

Luc
Luc


PARIS
L’ÉDITION MODERNE
AMBERT & Cie, 25, rue Lauriston

Tous droits réservés


Seconde Édition
À

HENRI DE SACHY

avec tout mon respect, toute ma gratitude

pour l’artiste très délicat et l’ami très bienveillant.

A. E.
L’édition moderne
L’édition moderne
Luc
I

Si peu distraits que fussent les fidèles de la Trinité, son élégante espièglerie ne leur pouvait échapper. Quand il offrait le pain bénit, la brusquerie de ses mouvements parés de pourpre et de dentelles scandalisait et charmait tout ensemble, annonciatrice de vivacité et de gamine indépendance.

Le vieux maître de cérémonies, l’abbé Vincent, du haut des degrés de pierre chargés des ors pesants de l’autel, le suivait des yeux. L’enfant de chœur, avec trois de ses camarades, pénétrait les rangs de chaises de sa silhouette rose et brune, offrant, dans la corbeille pomponnée, les minuscules pains vermeils. Il faisait un jeu de sa hâte à tenir le pari irrespectueux d’avoir terminé la distribution le premier des quatre ! La corbeille légère tendue à l’extrémité de son bras svelte par une élégante petite main blanche, se livrait a des sursauts très brusques dont s’offusquaient les vieilles dames exactes aux offices. Elle bondissait, bondissait, la corbeille, devant les dévotes, impertinente et jolie. Mais lorsqu’elle rencontrait des enfants hypnotisés par la robe rouge et par la mine joueuse du petit clerc, elle s’arrêtait, la corbeille pomponnée, complaisante aux convoitises haletantes des tout petits. Et tandis que l’austérité du vieux prêtre se morfondait, l’enfant de chœur récoltait les sourires des jeunes mamans et les enfants étaient ravis de sa puérile munificence.

Dès que rentré à la sacristie, M. le vicaire le corrigeait pour son absence de dignité dans de telles fonctions :

— Luc, mon cher enfant, disait-il en s’efforçant de paraître sévère, nous ne voulons plus être bons amis, je vois cela ; nous avons toujours une cervelle d’étourdi ; nous sommes bruyant pendant le saint sacrifice de la messe, et nous causons de la peine au bon Dieu !

La punition ne se faisait pas attendre ; le cérémoniaire, en un geste de prélat, lui donnait une tape sur la joue… et sortait de son bréviaire une belle image où les saints et les anges avaient de beaux vêtements coloriés semés d’éblouissantes paillettes d’or. Luc riait de ses lèvres fleuries, et ses yeux riaient aussi dans l’ombre des cils très longs ; ses beaux yeux dont les larges prunelles du vert bleuâtre et doux des oliviers luisaient d’hyalines clartés sur le rouge vif de sa robe d’enfant de chœur. Et les angelots des images n’étaient ni si jolis avec leurs regards de lapis, ni si légers en leurs écharpes célestes, que lui dans sa soutanelle de pourpre et son rochet de dentelles.

L’avait-il assez souvent grondé ! le pauvre vicaire, sans qu’aucunes fois la dissipation regrettable se fût résolue à la contrition. Le vieux prêtre le disait bien, avec des mots effrayants et précurseurs d’un enfer terrible : Luc en était à l’impénitence finale !

En effet, les cérémonies du culte exaltaient sa fièvre, Le tumulte des orgues, les chants, le frémissement lumineux des cierges, la splendeur des ornements sacerdotaux, le contact incessant avec le grand public de la nef exerçaient une influence pénétrante sur la nervosité insoupçonnée du petit clerc et servaient, sans qu’il s’en rendît compte, son besoin de paraître et son désir d’être remarqué.

Le dimanche où le vieux maître de cérémonies avait, en même temps, d’une tape réprimé la turbulence et, d’une image encouragé un recueillement impossible chez son élève, celui-ci avait observé pour la dixième fois peut-être depuis les trois mois qu’il était enfant de chœur, une mignonne fillette toujours au même prie-Dieu de l’allée centrale, un peu en avant, du côté de l’Evangile, — ce côté jardin de la scène où se recommence la Divine Tragédie. Sur son passage elle lui souriait instinctivement puis, se sentant rougir, cachait, en se tournant vers sa mère, l’audace mal définie d’avoir osé, à l’église, regarder en face le jeune garçon si joli dont les limpides regards, dans le visage pâle et fin, ne se détournaient pas et contenaient déjà le frémissant orgueil de conquérir.

Luc Aubry, un soir après vêpres, poussa la curiosité jusqu’à chercher sur l’appui du prie-Dieu de la petite inconnue la plaque de cuivre gravée à son nom. Il vit sur deux chaises la même inscription : — Madame Marcelot. — Deux chaises ; par conséquent cette dame qui accompagnait avec tant d’assiduité la petite fille ne pouvait être que sa mère. Il n’avait pas été nécessaire que Luc fît preuve d’une grande perspicacité pour deviner cela. Mais s’il avait douté, ses prévisions eussent été confirmées. Comme il s’était absenté toute une semaine, le dimanche suivant il entendit la fillette le désigner à sa compagne, à deux rangs de chaises, en disant, avec, dans sa frimousse gourmande et un peu sensuelle, d’avance la certitude de pouvoir prendre deux ou trois savoureuses brioches :

— Mère, c’est encore tout de même notre enfant de chœur qui donne le pain bénit.

À quoi Mme Marcelot avait répondu, dans un chuchotement recueilli, juste à son passage :

— Jeannine, ma chérie, on ne parle pas à l’église !

C’était assez clair. Ses « amies » n’étaient plus de quelconques et assidues paroissiennes ; elles devinrent Madame et Mademoiselle Jeannine Marcelot.

Mais sa curiosité une fois satisfaite, Luc se souciait moins de ses découvertes. L’école absorbait son temps et ses pensées. Et ses pensées ne savaient pas encore, à douze ans, bien que troublées parfois d’indécis émois, s’écarter des « barres » et des billes ou de « l’épervier » même lorsqu’il pouvait être question de sentir s’éveiller, devant une jeune personne vêtue de dix ou onze printemps comme Mlle Jeannine Marcelot, les premiers frissons d’un petit cœur tout neuf.

Le dimanche, par exemple, Luc se tenait sur ses gardes et malgré lui s’inquiétait de se faire aimable en passant devant Jeannine. Il lui arriva de rectifier en se mirant dans la petite glace cachée en un coin de la sacristie, à côté du lavabo où les prêtres purifient leurs belles mains blanches, les ondulations brunes de ses cheveux tout secoués encore des jeux et des rires d’avant la messe.


Son bonheur était le grandissime cérémonial des fêtes. Ces jours-là, les surplis de lin tuyautés étaient remplacés par de hautes guipures prises sur un empiècement de tulle dont les mailles vaporeuses découpaient en carré le col de la soutanelle, estompant dans la diaphanéité de leur fin réseau le rouge ardent des épaules. Luc prenait goût à se sentir ainsi paré. Il voyait ses petits camarades vêtus comme lui de mouvantes dentelles ; sa grande naïveté était saisie du charme émané d’eux, de lui par conséquent. Il passait rieur et fier devant Jeannine, s’attardait, gracieusement, sans gêne, pour que la jeune fille pût choisir la minuscule brioche à laquelle elle avait droit et en prendre d’autres encore en contrebande. Luc cherchait ses yeux pour lui sourire en complice, hardiment, comme un gamin ignorant de ce que charrient de suaves choses, même les furtifs regards des garçons en qui la puberté ne fait que s’éveiller. Jeannine subissait le choc, et ses paupières se baissaient tout de suite sur ses yeux mordorés informés déjà du péril que couraient ses regards sous l’insistance délicieuse et virile de son ami, — son ami dont la robe rouge et les dentelles blanches et la mignonne figure pâle et décidée troublaient infiniment tout son être.

Vint l’août après que se fut épuisée la se’rie des belles fêtes religieuses au milieu desquelles se découpait la fine silhouette brune et joueuse que Jeannine ne pouvait nommer. Avec sa mère elle partit, suivie de la mélancolie d’être seule dans leur résidence de Normandie, cottage d’une ample architecture plutôt que château, et que l’on appelait Moult Plaisant… la mélancolie d’être seule là-bas, ainsi que dans le luxe silencieux de leur splendide appartement de la rue Saint-Lazare. Silencieux, car Mme Marcelot ne pouvait se résoudre encore à rompre le deuil qu’un pieux souvenir voué à la mémoire de son mari avait fait jusqu’ici rigoureux. Jeannine était bien jeune pour goûter aucun des plaisirs du monde : la certitude que sa fille chérie n’avait pas à souffrir de l’existence rigide du veuvage l’encourageait à retarder dîners, théâtres et bals. Mais à Moult Plaisant Mme Marcelot permit que l’on s’amusât et que les invités fussent nombreux avec lesquels, dans l’après-midi, on organisait de folles parties en Seine, sur la côte des Deux-Amants de tragique et puérile légende, ou dans la vallée de l’Andelle. Il arriva même que des sauteries furent improvisées le soir, qui reportèrent insensiblement jusqu’à Paris la joie nouvelle de vivre après des années de claustration.

Et, que les vagues paisibles de la Seine soulevassent de frêles barques pleines d’une riante jeunesse, ou que des promenades solitaires et reposantes portassent Jeannine jusqu’aux peupliers bruissants des rives de l’Andelle, le pain bénit de la Trinité retenait ses pensées. Elle songeait au petit être délicat — et viril, et déjà grand, s’avouait-elle — qui le distribuait en ouvrant de beaux yeux tendres dont les siens ne pouvaient supporter la clarté smaragdine et qui la troublaient beaucoup par leur assurance.


Luc passait d’ordinaires vacances également partagées entre la boutique de ses parents, papetiers rue de Clichy, et l’humble maison de Nanterre où l’on partait dès le samedi soir goûter jusqu’au lundi matin le court repos dominical. Et la fatigue de la vie parisienne, mal réparée dans l’air frelaté de banlieue, laissait sur les traits de l’adolescent une maladive empreinte qui doublait la grâce de son visage ravissant, hâtait aux dépens des muscles le précoce développement de son intelligence et activait outre mesure son extrême impressionnabilité.


Jeannine revint avec un peu de hâle sur sa jolie peau fraîche ; ses yeux striés d’or exhalaient la paix débordante ; sa bouche rose était pleine de la joie de vivre enfin dans la joie ; les boucles de ses longs cheveux châtains s’ébrouaient sur ses épaules, éparpillant autour d’elle de la jeunesse et du rire en mouvantes auréoles…
II

Quelle surprise, le second dimanche d’octobre, à la Trinité, quand Jeannine vit descendre les degrés du sanctuaire, et se diriger vers son allée, un méchant galopin quelconque au lieu de son enfant de chœur ! Celui-là offrit le pain bénit sans délicatesse aucune, avec nonchalance, en fronçant les sourcils pour marquer sa mauvaise humeur quand Jeannine prit ses habituelles petites brioches supplémentaires ! Avec quelle tristesse interrogative elle dit à sa mère, oublieuse pour une fois de la rappeler au silence :

— Mère, ce n’est plus notre enfant de chœur !…

Et toute sa petite figure jolie et déçue disait : « Pourquoi ?… pourquoi ?… » en cherchant parmi les clercs juvéniles et les officiants, en regardant, l’Offertoire achevé, le thuriféraire s’avancer vers les fidèles pour disperser trois fois, avec une telle grâce dans le geste de sa main alourdie sous la pesée vermeille de l’encensoir, les fumées odorantes dont les spires bleues embaument et purifient.

Et Luc, cependant, vit Jeannine sans qu’elle s’en aperçût. Il remarqua la contrariété inquiète de son visage. Il devina la phrase accueillante et discrète qui, modifiée maintenant, saluait autrefois sa venue. Luc vit Jeannine stupéfiée du changement de son enfant de chœur. Il rit tout seul à la place qu’il occupait depuis peu devant un des pupitres de la maîtrise ; la pensée lui vint d’appeler l’attention de sa petite amie en toussant un « hum ! » sonore, comme il faisait en classe pour dissimuler au professeur l’appel direct et parfaitement compris du camarade complice. Mais, comme l’officiant achevait la Préface, il lui fallut, sur un signe du maître de chapelle, M. Letourneur, quitter le rêve où l’entraînait la vue de Jeannine pour entonner le Sanctus. Son âme de gamin, pour la première fois peut-être, se souleva d’entre les choses de la terre, gonflée, cette âme jusque-là à peine existante, de tels sentiments de joie, de tendresse nouvelle, d’orgueil de se sentir enveloppée des frôlements d’une autre âme !… Une créature s’intéressait à lui sans qu’il eût rien fait pour cela que paraître ; une pensée inconnue communiquait un frisson aux fibres les plus délicates de sa chair… Il chanta ; et sa voix souple de mezzo-soprano, marquée déjà du timbre mélodieux et comme endolori de la virilité, s’épandit de la tribune haute sur la nef prostrée dans l’adoration muette de l’Hostie…

De sa bouche tiède sourdaient les ondes limpides où se venaient jeter les psaumes inarticulés des fidèles, vagues troublantes qui emportent dans la tempête apaisée des âmes, parmi les tremblants esquifs de l’amour divin, les lourdes épaves de l’amour profane. Que de pauvres cœurs meurtris, Prière, au moment de sombrer, se tendent vers ta bouée salvatrice !

Quand l’invisible chanteur eut, de ses lèvres jolies, exprimé les notes ultimes du chant sacré, les fronts charmés se relevèrent.

Jeannine ne songeait plus à l’enfant de chœur disparu, dont la grâce vivante avait instruit ses clairs regards ignorants ; seulement, toute sa chair, ignorante aussi, venait de se surprendre émue d’un intense frisson qui, longtemps en elle, répercuta ses pures voluptés. L’image connue s’effaçait, mais l’enfant ignoré qu’elle imaginait aussi beau que l’autre sollicita le trouble de ses pensées.

La nef illuminée ou sombre gardait son secret. Jeannine ne pouvait deviner même la silhouette du petit chanteur debout là-haut sur l’une des tribunes élevées au-dessus du sanctuaire. De sa place elle regardait celle de droite où se croisaient des faisceaux de lumière et s’agitaient des ombres indistinctes contenues dans la haute balustrade de pierre ; et ses regards attentifs étaient impuissants à fouiller le mystère de ce foyer d’où s’épandait la pieuse chaleur des mystiques harmonies, la voix adolescente dont était toute son adolescence bouleversée.


Des dimanches et des dimanches passèrent sans apporter à Jeannine aucun éclaircissement sur la disparition mystérieuse de son enfant de chœur ; elle en était arrivée à dédaigner le pain bénit. Les petites brioches vermeilles furent sans saveur et sans joie ; sans sourires, la soutanelle rouge et le rochet de fines dentelles du remplaçant ! Aucune indication non plus ne lui vint sur le jeune garçon de la tribune. Naturellement, celui-ci demeurait encore bien plus inabordable ! Savait-on même si ce n’était pas un ange, un farfadet, ce chanteur aérien ! Plusieurs fois « ces dames » de la paroisse se félicitèrent de posséder un petit virtuose dont les journaux une fois ou deux, lors de belles cérémonies, parlèrent avec éloge, mais sans le nommer. Avait-il un nom seulement ? Jeannine, par une sorte de retenue qui lui révélait à elle-même l’éclosion d’un sentiment nouveau et charmant, n’osa jamais interroger personne à son sujet.

De son côté Luc ne put une seule fois rejoindre ses deux amies. À la fin de la messe, le Domine salvam… ne lui laissait pas le temps de courir du chevet de l’église où débouchait l’escalier de la maîtrise à la rampe du grand portail que descendaient Mme Marcelot et sa fille. D’ailleurs, l’eût-il pu faire, son visage fût resté muet sur la fonction nouvelle qui l’attachait à la Trinité. Il prenait en patience les circonstances défavorables qui l’empêchaient de se révéler à Jeannine ; même il se faisait un jeu de prolonger l’intrigue, escomptant à l’avance la surprise de la jeune fille dont les beaux yeux s’étaient baissés devant les siens, rendant hommage à sa force mâle, aussi à la grâce attirante, à son insu, dispersée en toute la frivolité de sa personne.
III

Mme Marcelot reportait sur les œuvres paroissiales l’activité qui ne trouvait plus à s’exercer dans ses réceptions. On l’aimait pour sa charité. Très jeune, elle abandonnait son temps aux pauvres, discutant, dans les nombreuses réunions de bienfaisance, les moyens les plus effectifs de venir en aide aux malheureux. Mme Marcelot comptait à peine plus de trente ans et, bien qu’elle ne prît aucun soin de se parer avec éclat, son élégance native, cette élégance, faite d’une distinction suprême, s’affirmait sous l’austérité de continuels vêtements noirs. Mais Mme Marcelot savait allier aux devoirs la plus saine et la plus spirituelle gaîté, comprenant toutes les douleurs parce que la sienne avait été sans pareille, mais désirant pour les autres toutes les joies et semant la bonne humeur autour d’elle ; elle se conformait ainsi aux exemples de sa famille. Son enfance s’était écoulée auprès de son père, ancien magistrat, dans un milieu respectueux de la vertu la plus magnanime, celle qui, rigide à soi-même, se fait compatissante pour autrui.

Tous ceux qui avaient été les hôtes de sa maison, de son salon, se souvenaient du charme de la jeune femme ; elle avait su réunir autour d’elle une cour aimable où s’épanouissait un don inné de causer, une grâce inimitable relevée d’un je ne sais quoi d’excentrique et d’indépendant qui captivait. D’ailleurs la haute situation de son père, le Président Hérard de Villonest, et celle de son mari, l’avocat Jean Marcelot, l’élève préféré du vieux magistrat, avaient rendu nécessaire cette cour dont le nombre des assidus ne faisait qu’un impersonnel hommage à sa beauté. Pas un des hommes jaloux de l’honneur d’y trouver une place ne se fût autorisé à prendre pour soi seul aucune des attentions que la jeune femme prodiguait à tous. Jean Marcelot s’était plu dans ce cénacle tout bourdonnant d’un esprit qui le servait en colportant par la ville la renommée de son jeune talent.

De ce salon, soudainement fermé par la mort de son mari après avoir été continuellement ouvert à tout ce que comptait d’intéressant et d’esprits supérieurs le monde artistique, le barreau, la magistrature, Mme Marcelot avait conservé un esprit large, apte aux plus prosaïques occupations comme aux spéculations les plus élevées et les plus abstraites. Lettrée sans pédantisme, elle s’appliquait avec autant de goût à la tenue parfaite de sa maison qu’elle s’attachait à suivre l’évolution des idées, accessible à toutes les hardiesses, trouvant dans la pureté de sa vie une indulgence acquise aux faiblesses dont la rumeur, méchante ou menteuse, apportait le récit jusqu’à elle.

Le théâtre avait été la grande passion de son adolescence, et cette passion demeurait la joie de sa jeunesse. Servie par une haute culture, elle nese reportait qu’aux nobles productions de la littérature dramatique ou de la musique et en dédaignait les misérables déformations. Son deuil de veuve était un obstacle qu’il lui plaisait de tenir élevé contre ces goûts. Un jour ou l’autre elle ne refuserait pas l’occasion offerte de renouer ses souvenirs anciens aux actualités des répertoires nouveaux de la Comédie Française ou de l’Opéra ; elle ne recherchait pas cette occasion.

On l’avait vue une fois ou deux assister aux concerts de bienfaisance donnés, au profit des œuvres paroissiales, à la salle de la Société des Agriculteurs, rue d’Athènes. L’intention pieuse de ces fêtes artistiques en faisait, pour Mme Marcelot, le seul charme.

Précisément un de ces concerts avait été annoncé pour le dimanche de la Passion. Des noms illustres figuraient sur l’affiche. Le premier eût seul suffi à remplir la salle des Agriculteurs. C’était celui de la célèbre comédienne, Déah Swindor dont le nom est, dans les cinq mondes, synonyme d’extravagance et de grand art ; la première et le second étant également chers à l’inimitable femme ; l’une et l’autre admirablement servis par une réclame savante jointe à un génie sans rival.

Tout ce que nos scènes subventionnées comptent de talents superbes ou gracieux devait paraître dans le festival charitable. En donner le programme ce serait quintessencier les plus magnifiques expressions de l’art religieux, fût-il, cet art, aux mains d’un Musset ou d’un Haydn, d’un Hugo ou d’un Méhul, d’un Leconte de l’Isle ou d’un Niedermeyer, d’un Verlaine ou d’un César Franck.

Un tout petit nom parmi tant de noms célèbres étonnait : — Luc Aubry, soprano solo de la Maîtrise de la Sainte-Trinité. — Ainsi s’exprimait le programme. Luc Aubry était vraisemblablement le petit chanteur qui depuis six mois aurait dû tenir sous le charme de sa voix tous les fidèles de la paroisse, si l’indifférence dévote n’avait laissé passer la grâce neuve et fraîche de cette voix qui, dans un théâtre, eût conquis d’emblée les suffrages des snobs peu avertis cependant de la beauté quelle qu’elle soit. Imbéciles à la remorque d’un engouement, valets de la mode, ne répondant qu’au coup de gong de la réclame. Las ! faut-il en dire autant, pour une toute autre cause, des âmes candides et béates incapables de rehausser du prestige de penser la vaillance de croire ; rivées aux formules incomprises, inaptes à faire d’une beauté leur prière, quand même, à cette prière, devrait se mêler le frisson profane de la chair !

Jeannine et Mme Marcelot, et quelques autres encore, avaient compris la surhumanité de cette voix. Leur curiosité reçut une satisfaction partielle en apprenant le nom du petit prodige. On parlait de lui, mais comme d’une chose. La voix semblait aussi admirable mais pas plus personnelle que les languides harmonies de l’orgue auxquelles elle se mêlait. On n’imaginait pas sur cette voix charmante une forme. Même aucun sexe ne se précisait à l’esprit si l’on s’interrogeait sur ce que pouvait être, là-haut, suspendu entre les voûtes et le sanctuaire, l’anonyme au gosier vibrant de si pures mélodies ; fille ou garçon ? Ange tout simplement, peut-être, probablement. La légèreté aérienne de cette voix n’imposait pas, comme pour d’autres chanteurs, la certitude autour d’elle d’un corps épais et lourd ; une âme suffisait. On en arrivait à penser à l’inconnu en disant : le Chanteur, la Voix, le Soprano, — bien que les notes exprimées fussent d’un déjà grave et troublant mezzo-soprano.

Quelques jours encore, et l’on verrait bien quel est ce Luc Aubry…

Nine, à l’église, avait abandonné tout à fait le souvenir appâli de son enfant de chœur pour s’éprendre ingénument au charme pâle et brun aussi, pensait-elle, aux mêmes yeux d’aigue-marine de l’autre enfant de chœur qu’elle n’avait jamais vu. Elle confondait sous ce nom : enfant de chœur, tout ce qui, gamin et joueur comme elle, chanteurs, clercs ou servants, participait aux cérémonies religieuses. Et sa petite âme, d’avance, préparait à celui-ci des trésors d’admiration craintive où se glissaient, doux et pervers, le tendre frissonnement et les appréhensions de l’amour.
IV

Luc n’éprouvait aucun embarras au milieu des artistes réunis au foyer des Agriculteurs où l’un après l’autre ils arrivaient. L’assistance nombreuse fêtait comédiens et musiciens ; les applaudissements apportaient dans le salon contigu à la scène, la griserie du succès et de la renommée. Luc, tout jeunet et tout simplet, dans le milieu compliqué où il se trouvait soudain transporté, prenait avec ivresse sa part de cette surexcitation particulière où se mêle, au chatouillement doux de l’amour-propre caressé, la joie supérieure et comme maladive de toucher dans un être les fibres susceptibles de noblement tressaillir au contact de la beauté. Cette beauté faite d’une étincelle jaillie de soi-même touche le public, allume en lui la flamme de l’enthousiasme et laisse pour longtemps dans son souvenir le réconfort et la chaleur de l’idéal.

Luc était d’un sang-froid étonnant ; mais comme il venait d’apercevoir, en se penchant hors la baie du salon ouverte sur la scène, Mme Marcelot et Jeannine, aux premiers rangs, attentives au poème que traduisait avec son énergie farouche et sa fantasque maîtrise le grand Durey-Colbert de la Comédie-Française, son assurance fléchit ; une fraîcheur passa dans ses veines, le fit frissonner des pieds à la tête et hâta le rythme de son cœur.

Cette fois, il n’était plus le chanteur anonyme dont la voix se confondait avec les plaintes alanguies de l’orgue. Il allait être lui, pour lui-même et pour Jeannine très éloignée de savoir si près d’elle « son enfant de chœur », — son enfant de chœur mêlé déjà à ce monde extravagant des théâtres où venait de l’introduire son professeur, M. Letourneur, le maître de chapelle. Et ce monde rassis et frelaté s’étonnait. La jeunesse élégante et gentille de Lucet intriguait les vieux comédiens. Les comédiennes se demandaient pourquoi cet adolescent égarait parmi leurs froufrous violemment parfumés et leurs hâbleries provoquantes ses yeux candides.

Durey-Colbert exprimait les strophes dernières d’un vibrant poème. Luc, dont l’entrée en scène était imminente, vit arriver Déah Swindor tourbillonnante de fanfreluches, bruissante de paillettes, prise en un corsage de tulles et de guipures descendant en cascades noires constellées d’or sur sa robe fourreau toute de jais rutilant dont les sonnailles tintinnabulaient en un murmure continu autour de la grande comédienne. Son profil félin issait d’une blonde auréole de cheveux mal contenus sous une capeline faite d’un énorme bouquet de violettes de Parme ; sa bouche dédaigneuse et ses yeux gris aux longs cils filés d’un coup de crayon jusqu’aux tempes diaphanes comme une cire pâle, donnaient un air de grandeur et de langueur royales à sa sinueuse souplesse. Un monde, quand elle marchait, semblait naître dans son sillage. Des paillettes d’or et de jais se détachaient de l’abondance de ses tulles et restaient sur le tapis sous ses pas, comme si des choses brillantes et légères devaient marquer sa trace partout : fleurs, bravos, parfums, sourires, soieries et pierreries, fards en poudre et musiques en émoi, morceaux d’étoiles, mousse, clinquant, battage et chiqué. On l’avait dit : princesse du battage et reine du chiqué ! Dans notre monde de trônes et d’alcôves, cette royauté égale les autres non moins incertaines et éphémères, et se justifie mieux. Déah avait connu des triomphes intraduisibles. Elle avait vu des peuples dételer les chevaux de ses voitures et mille bras traîner le poids précieux de sa personne. Des empires restaient sous le charme de son talent. Des poètes devaient à son génie l’essor du leur. Et les foules savaient ; et le nom de Déah Swindor était synonyme de Gloire et de Beauté.

Quand tous les froufrous et les brouhahas de ses falbalas se furent assoupis, quand se furent immobilisés les rutilements des paillettes, dans le repos d’un fauteuil rapidement avancé vers elle, ce fut une cour. Et comme autour des vrais trônes, des méchancetés, des envies, des platitudes et des intrigues s’empressèrent. Seul, Luc demeurait droit dans l’inflexion des courbettes et la fluctuation des hommages. Or, tandis que le bourdonnement servile des autres laissait indifférente la grande comédienne, la tranquillité du jeune garçon requit son attention par le dépit qu’elle conçut de ne recevoir pas également les adulations de celui-ci, par l’étonnement heureux de trouver enfin celui dont elle devait désirer les hommages gardés par une réserve sans arrogance, mais un peu fière et sans doute indifférente. Déah éleva jusqu’à ses yeux retravaillés au pinceau son face-à-main d’écaille blonde inscrutée de diamants et fixa le petit chanteur. Son geste voulait dire : « Qui est celui-là ?… » Un des organisateurs devança l’interrogation, il présenta :

— Luc Aubry, que nous appelons aussi Lucet, — dit-il en prenant l’adolescent par les épaules, gentiment, — le petit soliste de notre maîtrise paroissiale, singulièrement honoré dans son jeune talent par votre présence, Madame.

Lucet, ainsi nommé, s’inclina dans une jolie attitude dont le respect gagna en surface ce qu’il négligeait en profondeur. Déah s’en aperçut. Elle voulut bien quitter son face-à-main et fixa sur l’adolescent aux beaux yeux pâles ses regards caressants. La peinture langoureuse de ses lèvres s’étira en un sourire charmé. Elle tendit la main d’un geste brusque, un peu tragique, mais qui laissait deviner une sympathie acquise soudain, et retint la main menue et déliée que Lucet abandonna parmi les orfèvreries de la sienne. Elle voulut bien murmurer, après un petit gémissement approbateur, en mangeant sa lèvre inférieure et sans faire trop direct son compliment :

— … Il est gentil !…

C’est vrai que Lucet était gentil !

Il était brun, avec de larges yeux vert sombre d’un velours débordant de curiosité. Il y avait en tout lui cette grâce puérile que l’on rencontre en Italie chez les gamins des rues dont la beauté s’épanouit jusque dans les gestes et les mouvements du corps. Il était brun, mais la nuance de ses cheveux ténus aux bouclettes souples et caressantes était sans influence sur la carnation du visage d’une telle matité diaphane que des veines se voyaient à travers la peau délicate, conduisant leurs résilles bleues des tempes vers les sourcils où elles se divisaient et cheminaient vers le front. Et ses yeux s’élargissaient de tout ce bleu d’aquarelle mêlé de tant de douceur fluide et d’une sensualité un peu maladive… Et sa bouche découpait dans la pâleur exquise de ce visage le dessin — un peu accentué — de son triangle de chair rouge désespérément joli. N’était la fraîcheur ingénue de son âge, on eût osé cueillir sur ces lèvres toute la beauté éparse en cet adolescent dont les formes révélaient la perfection, et dont la physionomie douce et vive trahissait un pressant besoin d’amour et de câlineries.

Sa beauté impressionna sur le champ la grande comédienne qui était aussi, à ses heures, peintre et sculpteur. Et non seulement la grâce étonnante de l’enfant s’était révélée, mais encore une indication vague dont son génie de cabotine venait de percevoir la subtilité et qui lui présageait en Luc Aubry un futur cabotin…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


La salle croula sous des bravos ; Durey-Colbert parut au salon d’où les rappels sans fin le vinrent arracher. Luc était prêt. Ses accompagnateurs, hautbois, harpe et violon entraient en scène déjà. M. Letourneur le vint enlever à Déah Swindor en s’excusant d’interrompre le court entretien qui, du reste, avait mis d’assez méchante humeur les bons camarades jaloux de la préférence accordée à ce « gamin ». Durey-Colbert le remplaça en courbant jusqu’à la main tendue de Déah sa belle barbe austère et grise d’où lui venait, avec la rosette minuscule de sa boutonnière, un air de grandeur rehaussé par l’absolue correction de son allure.

Ce parut être une gageure, l’arrivée de Lucet après le départ du tragédien. Le public s’amusa de la jeunesse du petit artiste et de l’aplomb dont, incrédule, il attendait la justification. Luc le justifia. Dès les premières mesures la salle fut enlevée. Sa voix étrange et troublante, d’une expression musicale comme meurtrie, n’eût-elle pas ému et subjugué hommes et femmes suspendus aux lèvres ardentes du petit virtuose, que son élégante jeunesse seule eût fait rapidement la conquête de l’auditoire.

Pour tous, à peu près, il n’était que le petit chanteur de l’église. Mais comme Jeannine le regardait ! stupéfaite soudain et ravie, troublée, de retrouver en ce jeune garçon, plus beau vraiment qu’elle-même et que toutes ses petites compagnes si bien pomponnées des cours, « son enfant de chœur » ! celui qui permettait en souriant de sa petite bouche rose et de ses dents blanches deux, trois, jusqu’à quatre brioches minuscules, le dimanche. Jeannine eut comme envie de pleurer ; ses yeux lui firent mal ; elle se pressa contre sa mère en un mouvement fébrile. Et sa mère vit la joie seule sans deviner la souffrance qui se glissait avec l’amour…

Avec l’amour !! Comme une année les avait changés tous deux ! Ah ! certes, Jeannine jamais n’avait contemplé avec cette foi et cet espoir en un au-delà inconnu et délicieux aucun enfant, aucune personne autour d’elle, aucune ! Il lui parut comme un dieu, le petit Luc, et son nom révélé doublait la joie de le revoir. Elle détaillait avec son précoce savoir et sa curiosité de femme, l’adolescent dont la vue donnait la fièvre à son cœur. Il avait, pour chanter en matinée, un simple costume de ville : pantalon et veston de couleur très foncée, presque noirs ; le veston ouvert sur un gilet blanc coupé d’une mince chaînette d’or ; un col un peu haut et retombant sur lui-même laissait échapper le nœud serré d’une « régate » épinglée d’une perle menue. Les bottines vernies donnaient seules la note cérémonieuse à cette tenue.

Ses yeux, ses grands beaux yeux profonds et doux attiraient la sympathie, gemmes d’eau verte dans l’ombre bleutée des orbes sous la caresse lente des sourcils. Sa bouche ardente et fraîche tout ensemble laissait comme du miel s’en aller en chansons entre les pâles essaims des dents ; et sa gorge était de roses épuisées dans l’échancrure étroite et la haute blancheur du col.

Il chantait. Les notes unies du hautbois, du violon et de la harpe soulignaient la limpidité de sa voix. La méthode savante de son chant comblait de jeune gravité la puérilité de son adolescence et le faisait homme à demi. Il eût été viril tout à fait si la gracilité ravissante de sa voix n’eût dénoncé l’élan encore incomplet de sa chair vers la puberté.

Le tonnerre d’applaudissements qui avait salué Durey-Colbert, pour lui gronda à nouveau. Déah Swindor le baisa au front entre deux rappels. Et comme Luc avait bien vu Jeannine Marcelot et sa mère, comme il les connaissait un peu par des sourires échangés, il salua droit vers elles, et Jeannine se prit à pleurer. Dans une autre partie de la salle, la maman de Luc, qui avait ses mêmes beaux yeux aimants, aussi pleura. Ainsi l’adolescent ne pouvait rêver mettre à son jeune front pierreries plus éclatantes : les larmes de la Mère et les pleurs de l’Amante…


Ces applaudissements ne causèrent à Lucet aucune surprise. Il était fait pour les entendre. Il sentait ces bravos adulateurs naître de la dispersion de tout lui dans l’auditoire où sa jeune grâce les faisait éclore, comme germent et se lèvent dans les sillons roux, après les semailles ambrées, les gerbes d’or dans le soleil. Il ne raisonnait pas cela ; sa tête gamine ne se le fût pas expliqué ; il le sentait quand, lui-même porté au rythme sonore de sa voix, tout son être tremblait dans le bien-être d’une jouissance presque physique, par la commotion répercutée en lui du frisson répandu sur tous ceux qui l’écoutaient.
V

M. Letourneur fut mandé pour recevoir des membres du conseil de fabrique, auxquels s’étaient jointes quelques dames patronesses, les justes remerciements de tous pour le résultat parfait de l’organisation du dernier concert. C’était un brave homme en même temps qu’un artiste talentueux et modeste ; il voulut venir accompagné de Luc Aubry. Tous deux furent comblés d’éloges. Cependant que le président remettait au maître de chapelle une enveloppe lourde d’un joli billet, il offrait à Luc un double louis d’or dont l’enfant eut quelque fierté, moins pour la rareté et la valeur d’une aussi belle monnaie que pour le témoignage d’une satisfaction rehaussée encore par la présence de Mme Marcelot. La maman de Jeannine était là ; sa gravité se fit souriante lorsque vint pour elle son tour d’être saluée par Lucet. La présentation fut rapide et, quelque puérile cérémonie qu’y apportassent l’un et l’autre, ils avaient une telle conscience de se connaître depuis longtemps que tout de suite l’aimable bonté de Mme Marcelot mit à l’aise le candide empressement de Lucet. Et comme sa jolie interlocutrice tendait la main au petit chanteur il crut pouvoir, élégamment, la porter à ses lèvres ; et cette bonne grâce de belle tenue surprit et ravit Mme Marcelot par son irréprochable correction. Elle n’hésita plus, s’étant promis de le lui proposer à la première occasion, et obtint de Lucet qu’il parût chez elle et se fît entendre. Cette invitation était son propre plaisir autant qu’un caprice de Nine, — ainsi nomma-t-elle simplement sa fille, — et elle voulait, réunissant dans le grand hall de son appartement tout ce qu’il peut contenir d’amis et invités, faire ceux-ci juges du talent et de la gentillesse de celui dont elle fit aussitôt son petit protégé.

Luc n’était pas à l’âge où la conscience de ce talent développe une inévitable vanité, il accepta, confus au contraire d’être l’objet d’une semblable attention dont toute sa petite personne fut ravie. Mme Marcelot avait cru devoir subordonner son engagement à l’acceptation de la maman de Luc, il lui assura d’avance son acquiescement.


M. Letourneur, finement aimable, réservait une joie encore à son petit élève et il bénissait la coïncidence qui lui permettait, ce jour, de faire deux fois heureux l’enfant et le précoce virtuose.

Dès que Lucet fut rentré rue de Clichy, le maître de chapelle se présenta chez lui, jugeant digne de ce déplacement extraordinaire la haute mission dont il était chargé. M. Letourneur apportait une invitation de Déah Swindor, non point quelconque, mais formelle et pressante. La comédienne daignait s’excuser de ne l’avoir point fait parvenir directement à Luc Aubry ignorant son adresse ; et elle assurait « son petit ami » de tout le plaisir attendu de sa visite rue Murillo où elle le retiendrait à dîner…

Déah Swindor était coutumière de ces attentions. Même l’extravagance apparente de ses actions s’arrêtait où commencent les tout à fait bonnes : celles qui viennent du cœur. L’hospitalité de sa table était connue ; moins connues étaient son inépuisable bonté et sa condescendance délicate pour les petits et les humbles.

Comédienne au théâtre, elle se réservait d’être femme dans l’intimité de son home ; femme avec toutes les attributions de ce nom magique qu’elle voulait, autour d’elle, relever des sanies où l’on s’accoutume à le voir, en l’auréolant de charité…
VI

Que Mme Marcelot eût distingué Lucet, cela n’était pas pour le surprendre autrement, mais que la grande Déah Swindor se fût penchée jusqu’à lui, cela passait tous les imaginables triomphes, toutes les joies possibles et cela flattait jusqu’au malaise les rêves de l’enfant. Ce contact avec la célèbre comédienne l’avait exalté au plus haut point, bien davantage encore que le luxe éclatant du sanctuaire où la beauté garde l’anonyme et se généralise dans la splendeur accoutumée des rites. Mais Déah Swindor ! Ah ! Déah Swindor ! le Théâtre, l’Art, la Beauté, l’empire du Talent sur la Foule, le vague besoin d’idéal dont s’ennoblit l’âme, dont le cœur tressaille, dont se grandit notre petitesse !… Toute une vie banale et maussade, sans utilité, muée en un presque sacerdoce ! Avoir la joie de vivre dans la réalité semblable au rêve, et passer sous les bravos les nuits attristées que d’autres passent sous le faix prosaïque de la veille monotone et l’appréhension du médiocre lendemain !…

Et cela pouvait être, cela était !

Luc Aubry avait bien eu un moment la crainte que ses parents ne l’empêchassent d’accepter l’offre de « cette femme » ; mais l’adolescent se faisait peu à peu sérieux et décidé petit homme ; il était d’âge à connaître déjà quelque chose de la vie ; et d’ailleurs sa jeunesse même lui était une sauvegarde contre certains entraînements. «… Et puis quoi, enfin ? cette femme ne l’allait pas manger !… » Ce dernier argument d’une évidence assez nette avancé par M. Aubry, enleva le consentement de sa femme ; l’assurance du mari prévalut contre ses scrupules ; et Lucet obtint de se rendre à l’invitation de la grande Déah.


Luc prit la rue Saint-Lazare, le boulevard Haussmann et l’avenue de Messine pour gagner la rue Murillo où la comédienne habitait un original et coquet hôtel.

Tout le long du chemin il se récapitula les derniers jours. La résistance momentanée de ses parents, puis leur acquiescement le préoccupèrent. Il n’était donc plus un gamin ! Quelle transformation annonçait cette mise en liberté soudaine, ces égards, hommage inconscient rendu à l’état nouveau de son être inquiet, et charmé, et averti de choses, de choses dont le poids léger commençait à peser sur ses jeunes épaules et oppressait doucement sa chair ignorante ! De la nouveauté, à son insu, distillait en lui les troubles, les désirs et les craintes avec des joies et des tristesses, et toutes sortes de choses inexpliquées…

La nervosité soudaine communiquée par ce dîner auquel il était convié lui confirmait la réalité de sensations dont il voulait douter encore malgré l’émoi délicieux de son être. Les moindres manifestations des objets et des gens le touchaient ; il y avait une affinité suraiguë entre elles et lui. Il ne put se rendre compte, ce soir de printemps tiède et enjôleur, d’où venaient les effluves qui l’enveloppaient tout entier, le berçaient dans leurs indicibles remous et prenaient en d’indéfinissables caresses — effervescentes comme la neuve saison chassant hors leurs bourgeons les pâles verdures des platanes — la chair impalpable de son âme, la douce chair émue et remuée de son corps… Il ne sut pas. Mais le long du trottoir où il s’amusait à franchir, sans mettre les pieds dessus, les joints des larges dalles, il voyait aussi la foule, la Foule. Et la foule le subjuguait. Il rêvait, lui aussi, de conquérir et de s’imposer à cette foule laide ou quelconque parmi laquelle se levaient de frêles et délicates silhouettes révélatrices d’âmes délicates et frêles — telles, parmi les graminées innombrables des prés, se dressent au soleil des fleurs sveltes et fragiles…

Il s’amusait aussi à faire un choix rapide parmi les jolies figures des passants ; et comme il n’avait pas encore, bien que l’eussent étonné déjà certains signes, une idée absolue des causes déterminantes de nos préférences, toutes les figures et toutes les formes, pourvu qu’elles fussent élégantes et douces, l’attiraient. Il ne faisait autant dire aucune différence entre les visages juvéniles des femmes, des filles ou des jeunes hommes. La vieillesse seule et la laideur le rebutaient ou ne lui inspiraient qu’un respect dont ses sens aiguise’s n’avaient que faire. Mais un jeune visage et de jeunes yeux !… Dès la rue Saint-Lazare il regarda et vit comme il ne l’avait jamais fait jusqu’alors, soudain acquis à des désirs…

Les femmes en passant le frôlaient. Il avait conscience de la distinction de son habillement auquel sa mère avait présidé. On le regardait à cause aussi de ses yeux très étranges, du triangle impertinent et voluptueux de sa bouche, du velouté caressant de ses joues, et du dessin très pur de son profil. Les femmes, les jeunes filles même le regardaient avec des yeux dont la distraction ignorante cachait mal la science intéressée déjà. Des jeunes gens arrêtaient sur lui des regards curieux dont la fixité le déconcertait. Il lui arriva en se retournant de rencontrer, juste au moment précis où ils se détournaient également vers lui, ces yeux clairs et audacieux…

Quelles communes pensées faisaient agir ces jeunes têtes de concert sous une même impression de beauté, de sympathie, de… Luc ne savait pas. Mais les femmes se gardaient de se retourner. L’insistance de leurs regards était une énigme. Elles supputaient d’avance la valeur future du petit passant. Leurs yeux disaient : Celui-là, dans quatre ans, dans cinq ans !… Puis ils se fermaient et semblaient furtivement retenir quelque douce vision — la sienne tôt disparue ou la leur en fuite vers les abîmes du temps ? — cependant que les ailes frémissantes de leur nez contenaient une impondérable odeur et que leurs lèvres s’ouvraient pour un invisible baiser…

Luc sentait tout cela. Il évitait de poser les pieds, en marchant, sur les joints des larges dalles. Et sa marche était irrégulière.

Des jeunes hommes envahirent la rue du Hâvre. Luc vit qu’ils sortaient du lycée Condorcet. Quelques-uns étaient d’une extrême élégance et leurs vêtements indiquaient leur bien-être. D’autres étaient plus simples et leurs jeunes visages et les formes inachevées de leurs corps étaient beaux comme des fleurs au moment d’éclore. Les uns remontaient dans la direction de la Madeleine ou partaient du côté de la Trinité et de la Chaussée d’Antin ; un plus grand nombre se hâtaient vers la gare. Quelques-uns prirent le même chemin que Lucet, la rue Saint-Lazare, puis le boulevard Haussmann ou le boulevard Malesherbes. Un s’arrêta dans la cour de Rome ; une sale fille l’y attendait. Celui-ci avait une fine tête bouclée. La fille était ignoble ; elle reçut de l’argent que le lycéen prit dans son porte-monnaie, et un petit paquet bleu qu’il sortit de sa serviette… La fille avait l’air très mauvais, elle criait fort ; le jeune homme avait l’air très triste et très suppliant… Lucet ne démêla pas sur le champ la nécessité ni la cause des rapports de cet enfant avec la fille, mais la fille l’écœura… D’autres lycéens marchaient aux côtés de Lucet ; comme Lucet était très beau l’un d’eux le fit remarquer à ses deux compagnons ; tous trois le regardèrent et se parlèrent plus bas. Et Lucet devina que sa présence les préoccupait. Devant l’horrible statue de Shakespeare ils se séparèrent ; un seul remonta l’avenue de Messine. Il avait la grâce souple et onduleuse que disperse la jeunesse en toutes choses, jeunesse des plantes, des fleurs et des petits animaux joueurs, jeunesse du jour à peine vêtu des mousselines légères de l’aurore. De loin il fit encore des signes aux deux autres arrêtés au coin de l’avenue Percier ; ils paraissaient être « de mèche »…

La fine silhouette du lycéen franchit les grilles d’or du parc Monceau et s’effaça au tournant d’une allée dans une albescente floraison d’aubépines.

Comme Luc Aubry pénétrait rue Murillo, la cloche des carmélites de l’avenue de Messine jeta dans l’air embaumé les perles légères d’un fragile Angelus. Son cœur se serra et revint de la joie ressentie en suivant le bel externe de Condorcet aux tristesses de ce cloître dont les murs se pressent sur d’irrémédiables grisailles et n’entendent, hors cet Angelus libéré des barrières claustrales, que lentes psalmodies d’une monotonie décevante.

Le jour faiblissant baignait de douce lumière les façades des hôtels ; et les briques roses, les pierres blanches refouillées, les balustres de fer doré, les grandes baies voilées de fines guipures sous les glaces, les lustres aperçus lourds de cristaux ou de bronze ciselé, tout chantait l’intangible opulence et la joie de vivre, cependant que la cloche épandait dans l’or du jour épuisé la mélancolie de sa prière, le glas des vanités et des mensonges sur la vanité et le mensonge des riches demeures où les ors inutiles, les guipures, les tapisseries somptueuses un jour seront impuissants à conjurer la mort…

Et l’âme puérile de Luc, sans se les avouer, contenait toutes ces choses ; et son âme était douce car la souffrance et la beauté la pénétraient de toutes leurs forces vives…
VII

Depuis quelques jours Déah Swindor n’allait pas à son théâtre le soir… Les répétitions d’Hernani l’absorbaient tout l’après-midi. Quand Luc Aubry fut annoncé, elle était rentrée depuis une heure. Les costumiers lui apportaient les travestis qu’elle essayait dans la grande galerie parmi les glaces où ses attitudes se répétaient sous la flambée du lustre et des girandoles électriques.

Bien qu’elle eût franchi le seuil douloureux et déjà lointain de la quarantaine, Déah se vouait exclusivement aux rôles d’éphèbes. Il semblait même qu’à cet âge — où les femmes ne se peuvent consoler du vide fait autour de leurs autels par la dispersion implacable des attraits impuissants à retenir les lévites d’amour, — la comédienne eût trouvé dans l’incarnation des grâces infinies de l’éphèbe, une source de Jouvence où se retrempait sa maturité. Et tous les rôles la séduisaient s’ils lui donnaient la joie morbide de se dévêtir en formes sveltes de jeunes hommes ; elle qui, femme, n’avait jamais révélé les lignes fermes encore mais sans caractère, puisque féminines, de son corps. Tout Paris attendait anxieusement son Hernani, pour le plaisir de la voir et de l’entendre ; pour le plaisir aussi que donne, même à la foule mal avertie comme aux plus fins artistes, sa compréhension’absolument géniale du théâtre.

Elle avait pris à divers poètes déjà, des personnages jusqu’alors demeurés l’apanage exclusif des acteurs ou qui, du moins, avaient rencontré chez leurs créatrices une telle médiocrité et une telle inesthétique personnification, qu’il convenait de n’en point parler. Et sa hardiesse était stupéfiante de jouer le bandit Castillan âpre, violent, mâle, et tendre aussi il est vrai. Vainement l’avait-on dissuadée de cette téméraire entreprise ; elle avait obtenu l’autorisation de jouer le drame délaissé par la Comédie-Française toute au répertoire moderne depuis quelques mois, elle tenait bon.


Lucet dans le salon encombré de mille bibelots disposés avec un goût raffiné aux quatre coins de la vaste pièce, attendait que Déah pût le recevoir. Il examinait avec une curiosité discrète et charmée la collection touffue des objets d’art. Ses yeux s’étaient arrêtés sur une copie fidèle et de superbe facture d’un Van Dyck de « l’Ermitage » : Philipp Lord Wharton, en lequel l’enfant avait cru reconnaître un portrait de Déah Swindor tant la comédienne ressemblait au jeune homme si exquisement alangui sous les traits de son joli visage ovale terminé par un menton d’une aristocratique élégance avec une bouche menue et d’un frais dédain.-Il avait des yeux conquérants et clairs, une parfaite noblesse dans le front caressé de boucles légères, et toute son expression avouait si franchement le désir, le besoin d’aimer, que l’on entendait comme un friselis de baisers sous le manteau de raide brocart dont ses épaules étaient revêtues.

La camériste entra, annonça Luc :

— Madame prie Monsieur de vouloir bien la rejoindre dans la galerie.

Et la transition fut telle, entre le salon où tous les profils se perdaient insensiblement dans la nuit lente à venir et le hall éclaboussé de lumières, que Luc ébloui perdit la notion du lieu où il se pouvait trouver et crut entrer dans un théâtre. La présence de Déah accentuait cette illusion. Elle était orgueilleusement nue dans un maillot noir ; sa taille effaçait des rondeurs subtiles sous un pourpoint noir aussi éclairé d’un souple réseau de guipure blanche jailli du col ; de ses épaules retombait le deuil d’un lourd manteau de soie ; et les cheveux ondulés de la comédienne complétaient le portrait du salon. Le sourire troublant de Philipp Lord Warton s’avança au devant de Luc ; de fines mains pâles sous les joailleries des doigts s’offrirent à l’étreinte de ses mains. L’enfant les prit, porta l’une à ses lèvres ; et le charme de la comédienne mit dans sa bouche une saveur persistante. Il évoqua rapidement le ravissant externe de Condorcet, lord Warton ; il vit Déah Swindor femme en le bruissement de ses robes, maintenant jeune homme en l’étroitesse de la gaine noire révélatrice de ses formes éphébiques. Et le tapis bouton d’or tendu partout dans la galerie incendiait son cœur et ses yeux tandis que la voix de Déah, en caressants murmures, s’excusait de le recevoir ainsi préocupée et en une tenue d’une telle extravagance. Mais Luc Aubry buvait des yeux la splendeur de ce Costume ; il se voyait lui-même ainsi vêtu ; ses jambettes pâles découvertes en les fins contours d’un maillot auquel sa chair exigeante déjà, se caresserait avec le bonheur de caresser d’autres yeux, comme Déah charmait la curiosité flattée de ses regards… Elle gronda doucement pour leur lenteur ses costumiers et ses caméristes, et finit par demander gentiment à Luc ce qu’il pensait de ce travesti sur lequel se fondaient les yeux avides du petit chanteur. Elle allait, venait sur la coulée d’or du tapis, entre les glaces où les lampadaires multipliaient leur flamboiement, où son image découpée en noir, mille fats répétait son élégance. Lucet voulut formuler son opinion lorsqu’un domestique annonça deux invités dont les noms étaient fort connus : Didier, l’exquis musicien, et Cavenel, le peintre de conception un peu extravagante ; un troisième convive entra : André Bizet, le jeune poète aux œuvres très applaudies déjà aux Français et chez Déah Swindor. Dans son costume du dernier acte d’Hernani, elle présenta Lucet ; Lucet salua le peintre, le musicien, le poète, puis le quatrième arrivant, Albinet, sculpteur maître de Déah et thuriféraire attaché aux gloires des trois autres personnages qui, eux-mêmes, formaient la cour artistique de la comédienne. L’honneur n’était pas mince pour Luc d’être mis du coup en contact avec ces quatre augures.


Luc possédait cette faculté de provoquer l’étonnement dès qu’il paraissait dans certains milieux où sa présence ne s’expliquait pas tout d’abord, et de conquérir la sympathie sitôt que cette présence un tant soit peu se justifiait. Il n’y eut plus d’attention sauf pour lui quand Déah, après avoir quitté son costume et repris ses franfreluches féminines, eut vanté à table, où ne paraissaient que des mets légers et des vins exquis, le talent de son petit protégé. Cette femme, comblée de toutes les adulations dont se veut délecter le cabotinisme, fut sensible aux compliments de ses hôtes pour le choix de ce nouvel ami. Tous l’en félicitaient, depuis le poète jusqu’au sculpteur pris de l’innocente manie de tracer du pouce, dans l’air, en parlant, le galbe des formes prêtées à la personne mise sur la sellette. Il s’agissait de Luc, Albinet en détaillait le modelé svelte et fin et l’inscrivait dans l’espace en molles courbes gonflées de vie et de beauté.

Après dîner, dans la vaste galerie tout illuminée, le peintre Cavenel proposa que Luc Aubry chantât, puisque, aussi bien, Déah l’avait fait venir pour donner à l’adolescent choyé la consécration de ces quatre artistes un peu légers et fous, mais bons enfants et possesseurs de par leur talent d’une influence certaine sur l’opinion malléable des mondains incapables de sentir, avides de paraître comprendre en marchant à la remorque de notoriétés artistiques.

Comme Déah se mettait au piano, pour accompagner Lucet, le domestique annonça : — M. Julien Bréard !

Des ah ! ah ! d’une énigmatique sympathie saluèrent son entrée, mais personne ne bougea. Le nouveau venu s’était avancé sans cérémonie vers les hôtes de Déah et vers Déah elle-même ; et Lucet remarqua avec quel étonnement aimable et quels yeux francs et clairs ce Julien Bréard le considérait.


Julien Bréard faisait partie du cénacle de Déah Swindor ; il était le plus impressionnable des peintres de notre jeune école. La fougue du son talent s’alliait heureusement avec un don de placide et pénétrante observation. La hardiesse de sa palette s’éloignait également de la facture incompréhensible et bâclée devant quoi se pâment les imbéciles et de la joliesse mièvre et léchée d’une chromo bien vernie. Son père, le portraitiste en renom, avait surveillé lui-même l’éducation artistique de son fils. Le jeune homme, à peine libre après une année de service militaire, poursuivait ses études à l’Ecole des Beaux-Arts, et répondait brillamment aux leçons paternelles. Pas à toutes cependant. L’atelier du père, Jules Bréard, était le rendez-vous de tout ce qui — à Paris — se prend et se vend de femmes ; modèles de profession ou clientes richissimes, heureuses également de jaillir vivantes de la palette somptueuse du maître, en se dépouillant pour lui plaire, de leurs dernières dentelles. Vainement Julien avait eu sous les yeux — et, peut-on dire, sous la main — ces visions que son père et maître nommait le casuel du métier et qu’il ne chercha plus à lui dissimuler dès qu’il fut en âge d’homme. Toutes ces femmes, poseuses à l’atelier comme à la ville, sûres des génuflexions des mâles, s’étaient heurtées à la froideur du jeune artiste dont la beauté spirituelle, dès son adolescence franchie si ce n’est avant même, eût aplani les difficultés toutes factices de leurs galantes entreprises. De s’être ainsi dérobé, plusieurs ne lui pardonnaient pas. Elles avaient la nostalgie de ce corps robuste et simple, résumé en toutes ses élégances et en la hardiesse harmonieuse de ses formes, dans la plénitude élégante du visage. Une fine chevelure châtain clair se soulevait et retombait sur un beau front régulier dont les sourcils de belles lignes sertissaient des yeux aux larges pupilles cernées de prunelles noires. Un voile mauve enveloppait ces yeux attirants d’une passagère fatigue ou peut-être d’une durable mélancolie. Le nez frêle, d’une perfection classique, faisait remarquer sous son ombre des moustaches comme faites au pinceau dont s’ourlait la bouche étroite et gourmande où de la gravité reposait dans l’intervalle des sourires lents à se dessiner, prompts à se dissiper et qui laissaient après eux le regret de leur durée éphémère. Le menton était celui d’une figure de Vinci, délicat et sensuel. Il achevait en la quintessenciant la finesse du clair visage demeuré frais visage d’éphèbe, friand d’amours compliquées — ou tellement simples ! Julien Bréard venait d’avoir vingt-deux ans, on lui en donnait dix-huit, en apparence du moins ; c’était un gamin. Mais parce qu’il était rebelle aux fougueux emballements des adolescents ivres de se sentir leurs maîtres, la maturité de la pensée, en lui, primait les effervescences de l’instinct. Il avait entendu mille fois, depuis qu’une ombre douce sur ses lèvres dévoila sa neuve puberté, que les jeunes hommes ont à « jeter leur gourme ». L’écœurante sottise de ce lieu commun lui donnait des nausées. Il n’avait pas de « gourme » et n’avait jamais pu comprendre que l’on semât aux quatre vents les sèves généreuses, genèses et liens des êtres auxquels ses premiers éducateurs, avant le lycée indifférent, avaient, aux temps de ses primes jeux, fait comme une auréole de leurs affections et de leur respect : l’enfant et l’épouse.

Il lui déplaisait souverainement que des crétins ricanassent de l’amour et fissent, sous la poussée bestiale de leur ventre en rut, à la fonction le sacrifice du sentiment.

Même quand Julien considérait la beauté dans un corps — et toutes les forces de son admiration et de sa clairvoyance s’avivaient à ce contact — l’ombre d’un mystère enveloppait la vision parfaite. La crainte de profaner une chose sainte modérait l’élan de son désir. Comme il se faisait à lui-même une image de l’amour, fragile et douloureuse, il la croyait également frêle et sensible chez autrui et tremblait de meurtrir son prochain en se blessant aussi. Ceux et celles qui s’offraient à ses yeux, vautrés hors de cette compréhension, caricatures obscènes de l’amour, bêtes en chaleur, ceux-là ne retenaient que sa pitié. Il les plaignait de saccager les divins parterres où les fleurs délicates veulent des doigts légers et s’inquiètent plutôt de charmer par leur arôme que de rassasier par la possession de leurs pétales fanés dès que cueillis, piétinés dès que fanés.

Et pourtant aucun pharisaïsme ne cachait à Julien l’état réel de son âme. Il se sentait tout pareil, tout près de ces êtres gâcheurs qui d’une ivresse réconfortante font une saoûlerie malsaine. Parce qu’il se sentait près d’eux, une grande pitié s’élevait en lui ; non pas la pitié qui méprise et délaisse, mais c-elle qui s’émeut et voudrait secourir.

Le contact des femmes ne lui avait encore révélé qu’une arrogance ou une servilité misérables ; la première n’étant qu’une dégénérescence normale de la seconde. Il lui fallait autre chose que les filles.

Depuis le premier maître qui meurtrit sa puérilité affectueuse en barrant le « Julien u libre et caressant de la maison paternelle pour lui substituer l’asservissement d’un « Bréard » étreint sous la casaque du collège — les hommes l’effrayaient par une lâcheté et une hypocrisie cyniques, servantes prostituées de leurs infimes appétits et de leurs intérêts mesquins. Autour de lui, de mignonnes et aimantes figures d’adolescents auxquels, adolescent, il avait cru pouvoir se lier, tôt s’étaient muées en quelconques garnements absorbés par les courses ineptes, le beuglant crapuleux et les gothons puantes des brasseries.

À l’Ecole des Beaux-Arts il n’eut même plus la douleur de sentir s’envoler ces espoirs. Des jeunes hommes venaient là, dont la plupart décelaient en leurs yeux, manifestaient sur leur visage la lumière intérieure de quelque chose de grand, l’empreinte d’une opiniâtre volonté, d’un génie prêt à se répandre hors le vase clos du front très beau. Et puis, oh ! et puis, le chahut avorteur des pensées délicates, la blague tyrannique et niveleuse fauchait les plus hautes pensées. Là encore Julien avait laissé se fondre la possibilité d’une liaison affectueuse et mieux que fraternelle. Tous ces jeunes hommes enlizaient leurs facultés de sentir, d’aimer, gâchaient leur sensibilité, étouffaient les cris de leurs purs désirs et noyaient leurs hautes aspirations dans la farce, dans la Farce bourgeoise éternellement stupide et stérile.

Il avait, là, cherché un « Jean Dorsner » capable de supporter avec lui les coups chéris de cette lutte ardente pour la Beauté, le Jean Dorsner de ce livre d’inflexible Justice, de Pitié douloureuse et de noble Enthousiasme qu’est « l’Atelier Chantorel[1] ». Julien gardait ce livre à son chevet, comme un prêtre son bréviaire. À force de le lire il pouvait s’en répéter une à une les pages véhémentes dans le calme des mots que la sécheresse égoïste ou le viol des droits imprescriptibles du grand Art seuls exaspèrent…

Julien n’avait pas eu la chance dé croiser sur son chemin un tel Ami que poursuivait son imagination lasse de solitude, celui qui marche les pas dans les pas ; jeune avec votre jeunesse et jeune encore au tournant de la route longue où les chiffres inexorables des années marquent les dernières étapes.

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Déah ne se dérangea pas. Elle présenta d’un mouvement lent des lèvres et des paupières Luc Aubry au jeune peintre. Julien offrit sa main déliée. Lucet la prit et sentit, sur son épiderme fin, le doux effleurement de l’étreinte ; dans ses yeux le perçant et rapide regard qui, malgré lui, trahit toute la sympathie du nouveau venu. Il parut à Luc plus robuste, certes, dans son habit noir impeccable, mais à peine plus âgé que l’externe de Condorcet disparu au tournant du massif ennuagé de fleurs pâles au seuil doré du Parc Monceau. Et Lucet devina que celui-là allait être son ami…

Tandis que, de ses lèvres roses, l’enfant commençait avec une exquise simplicité, la Romance de Benjamin choisie par Déah dans le Joseph de Méhul, la clarté chaude et poudrée d’or du salon l’enveloppait de beauté. Cette beauté se dispersait jusque sur les personnages attentifs autour de lui. Elle venait du rayonnement des esprits, de la splendeur des choses, de la pureté des fleurs vivantes et raides en des vases précieux, des parfums, des lourdes tapisseries pourprées, de l’heure calme et reposante, et des yeux… Des yeux abîmés dans le rêve, liant les charmes du présent aux songes écoulés, aux espoirs caressés de joies proches ou lointaines… Et des formes se soulevaient, lentes, tôt effacées, qui renaissaient et se mouvaient… Déah voyait flamber des lustres et des rampes ; des foules peuplaient les pupilles dilatées de ses yeux doux et félins ; et la musique, la voix insexuée du petit chanteur portaient en elle, vers elle, le crépitement effacé des bravos, le murmure atténué des acclamations infinies… Le peintre et le sculpteur erraient dans l’au-delà, glissant vers les espaces inexplorés où des beautés inconnues s’épanouissent encore, que n’ont point arrachées à leurs demeures inviolées la glaise complaisante et le pinceau rapide. Le poète, grisé d’arômes et de rythmes, scandait le songe de son front absorbé, ignorant si l’emprise qui le tenait captif émanait des fleurs embaumantes, de la musique, des paroles ingénues de Benjamin ou de ses lèvres, de ses yeux. Et les ailes frémissantes de son nez aspiraient la grâce des fleurs éparses autour de lui, et ses yeux goûtaient la jeune grâce de l’enfant.

Julien Bréard livrait la substance même de son cœur où les autres abandonnaient à l’extase du moment la seule pensée nonchalante de leur cérveau bercé de paix et de bien-être. Il venait de ressaisir la sonorité cristalline de cette voix déjà comme estompée en son souvenir. Il l’avait entendue à la Trinité lors des obsèques solennelles d’un grand confrère de l’Institut, et se livrait à nouveau au charme dont la sereine pureté avait bouleversé son être en exprimant la tristesse suppliante d’un Pie Jesu avec une telle infinie douleur que toutes les fibres de son corps l’avaient ressentie jusqu’à la faire déborder en larmes bienfaisantes. Et cette voix d’adolescent, vive encore au fond de lui-même, était surpassée, dans son charme sans égal, par la vision du petit être délicieux et surprenant qui la possédait. Vainement Julien s’était plu à le revêtir de toutes les séductions ; Luc dépassait en fraîcheur et en délicatesse la pure expression musicale et l’harmonie de sa voix. Et toute sa grâce d’une candide volupté prenait un singulier rehaut par le cadre où pour la première fois Julien offrait sa pensée à l’enthousiasme sans ombre d’un rêve tangible.

Le jeune peintre livrait la substance même de son cœur.

Avide d’une amitié sans bornes dans la beauté et l’affection de son objet, il voulait arrêter ses yeux sur cet adolescent. Comme il rêvait de façonner en Jeannine un amour en lequel les sens abandonneraient la suprématie à l’esprit, il rêvait de modeler en Luc une amitié toujours jeune, sœur de l’amour qui vieillit, afin que de cette amitié et de cet amour il reçût, conformes à son idéal, les sensations, les joies, voire les douleurs qu’il en attendait.

Son apparent dédain de la Femme était surtout une sorte d’appréhension. Il les voyait toutes, ou presque, d’une insondable et niaise légèreté ; et, bien que les cheveux gris d’Arnolphe dussent faire attendre longtemps encore sa jeune tête, ses regards lisaient sur les fronts féminins, autour de lui :

Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile…


Julien voulait cependant faire deux exceptions. — Sa mère et celle qu’il avait connue autrefois chez le Président de Villonest, Mme Jean Marcelot, s’auréolaient d’un nimbe immarcescible ; elles n’étaient presque plus femmes tant elles savaient bien l’être.

— Deux exceptions : Jeannine Marcelot et Déah Swindor… l’une, gamine exquise, était déjà la fiancée choisie, l’autre était la fée de ses rêves d’art…

Et voilà que tout son être tressaillait dans le hall somptueux où Déah Swindor offrait l’hospitalité à l’adolescent au doux visage qu’elle venait de nommer, avec sa royale nonchalance, sans appuyer sur les syllabes que veloutaient ses lèvres rougies au crayon : Luc Aubry. La pureté comme immatérialisée de la voix juvénile, la joliesse morbide de l’enfant debout auprès du piano, dénonçaient une âme exquise et sensible, tandis que la distinction rare et sans recherche de ses gestes déposait sur cette sensibilité fragile la fleur d’une intelligence déjà raisonnable. Ses beaux yeux d’improbables émeraudes dégageaient dans son fin visage expressif ce charme infini que les roses — parfaites créatures — exhalent en parfums. Julien les respirait comme il respirait l’image de ses lèvres jointes, moulées sur un masque de jeune César, et gamines, attristées aussi, eût-on dit, de pensers graves, par cela même embellies. De lourds cheveux dont Luc ne prenait plus la peine, comme à la Trinité, de contenir les joyeuses chevauchées, couraient de ses tempes à son front, et chaque boucle folle enfermait en un circuit de fraîcheur caressante son front très élégant et la timidité mignonne de ses oreilles. D’enfant vierge de tourments il se faisait jeune homme déjà ; l’ovale aminci de son visage fatigué de cernes bleu de lin marquait les récents émois de sa puberté.

Ainsi, tant qu’il chantait, Julien avait compris et détaillé ce jeune garçon alerte et frémissant dont Amour guidait la croissance pour le plaisir des yeux.

Quand Luc eut achevé la Romance de Benjamin, Julien voulut rappeler à l’enfant cette extraordinaire audition du Pie Jesu ; il insista sur l’émotion passagère dont le Tout-Paris frivole, présent à la cérémonis funèbre, ne tarda pas à oublier la divine angoisse, mais que lui, Julien, conservait en son for intime et qu’il voulait renouveler à sa source.

Julien était un gamin très doux et très grave. Luc Aubry fut son ami tout de suite. Il subissait d’avance le joug ineffable de l’affection qui s’offrait à lui pour se récupérer délicieusement, se reprendre, intarissable et sans cesse affinée, en l’âme sœur, en l’âme qui, peut-être — n’était son enveloppe périssable — eût été l’amante en la communion voluptueuse de la chair, mais qui du moins voulait être l’amie en la communauté pieuse des pensées et des rêves…


Luc et Julien rentrèrent tous deux lentement par les avenues désertes, dans la nuit paisible que le proche été, déjà, livrait aux tièdes constellations…
VIII

Ce fut peu de temps après que Lucet se fit entendre pour la dernière fois à la Trinité.

Sa visite à Déah Swindor avait comme hâté l’éclosion de sa virilité ; peut-être aussi les éloges de ces artistes rencontrés dans l’élégant hôtel de la rue Murillo, et dont les regards, fixés sur lui, dénoncèrent l’attirance de ses jeunes formes. Il se rappelait encore le baiser de la comédienne après qu’il eut chanté. Elle s’était hasardée jusqu’à frôler de ses lèvres sa bouche attardée en ce baiser quasi maternel, qui amena sur les yeux étonnés de Lucet les yeux effilés et fouilleurs de la femme… Il se rappelait aussi comment Julien Bréard ayant renvoyé sa voiture, s’était dérangé de son chemin pour l’accompagner jusqu’à la rue de Clichy. Le jeune peintre avait glissé son bras sous le sien ; ensemble ils firent ainsi le trajet ; et les paroles de Julien étaient infiniment douces et raisonnables ; l’importance qu’elles donnaient si gentiment au talent puéril du petit chanteur demeura pour lui la joie et l’énigme de cette soirée.


Luc Aubry n’allait plus chanter. C’était fini. Sa voix se faisait délicieuse dans une maladresse nouvelle. Des notes graves en abaissaient le registre ; elles étaient comme de frêles bourgeons éclos soudain, dévoilant au pur soleil leur jeune offrande de pousses tendres avides de s’épanouir, pressées de développer des feuillages pour être fleurs bientôt et révéler la saveur de leurs fruits.


La tristesse de Lucet est grande ; grande comme sa joie. C’est la dernière fois qu’il paraît à la maîtrise, pour la Première Communion. Jeannine sera parmi les communiantes. Mme Marcelot a tenu que Jeannine eût douze ans révolus pour accomplir cet acte grandiose et puéril. Et Luc sera ce soir de la fête organisée, rue Saint-Lazare, à cette occasion. Le charme de la jeunesse fera cortège à la royauté juvénile de la jeune fille. Lucet la verra de tout près ; mieux, il chantera pour elle seule. Ce ne sera pas, comme à l’église, pour une foule anonyme, ce sera pour l’enfant que ce printemps va faire jeune fille comme il vient de le faire, lui, jeune homme. Aussi Luc ne veut pas être triste. Il a deviné un peu déjà les joies perverses et compliquée.’de ceux qui savent trop, il va connaître celles, ingénues et simples, de ceux qui tout ignorent.


De grand matin les rues sont désertes. Le soleil paisible dore les maisons de rayons obliques sous lesquels se dissolvent les buées bleues des perspectives lointaines. Les cloches répandent leurs carillons. De jeunes fantômes éblouissants de lumière glissent sur la place de la Trinité, envahissent les perrons de l’église. Passent des charretées de lilas, de violettes, de marguerites et de coucous ; de coucous dont l’or vert dégage les frustes arômes des bois.

Luc descend la rue de Clichy ; il rencontre des fleurs ; ses yeux sont charmés. Les violettes embaument ; les lilas en gerbes raidissent leurs cônes lourds de légères campanules mobiles entre de pâles verdures. Des fleurs, des fleurs et du soleil ; le matin radieux égayé de fleurs neuves sur quoi tombent la chanson des cloches et la poussière d’or du ciel. Les rayons du soleil se brisent sur les frêles mousselines blanches des communiantes et les cernent d’étincelantes auréoles.

Des fleurs, du soleil et des carillons, des carillons et des parfums, des parfums et de l’amour embaument, brûlent et frissonnent au cœur de Lucet. Il veut égaler toutes ces choses, dispenser leur beauté en laquelle il communie parmi toutes ces frêles créatures diaphanes prises dans leurs voiles amoncelés aux portes de l’église… Non, non, ce ne sera pas pour Jeannine seule, ce matin, ce sera pour elles toutes, toutes ensemble ! Pour elles toutes il chantera ; pour eux tous aussi les jeunes garçons dont il était encore hier ! Son cœur bat violemment, il rêve d’en disperser la fièvre autour de lui. Les fleurs en passant disent :

— Vois comme nous sommes jolies, aime-nous.

Le soleil crie :

— Vois ma splendeur, aime-moi…

Les carillons vibrent dans l’air frappé de leurs bronzes sonores, joyeux et clairs… Sa voix sera soleil, fleurs et carillons, clartés, parfums et prière — amour aussi. Oh ! oui, oui ! Jamais son cœur n’a battu comme ce matin-là, même quand Déah Swindor le baisait ou quand Julien Bréard, très enfant, très doux et très beau, se serrait contre lui, la nuit, en parlant avec lenteur de choses douces infiniment et presque inconnues à Lucet.


Jeannine est chez elle encore. Sa mère autour de sa blancheur s’empresse, effleure d’une main légère les mousselines translucides de la robe et des voiles, pique avec des épingles, sur sa tête coiffée d’un puéril bonnet de tulle, une couronne de roses blanches. Jeannine est pure, Jeannine est une vierge. Elle est en état de grâce — oh ! la douceur jeune et printanière de ces mots lointains « être en état de grâce ! » — et son âme mignonne et jolie frissonne comme les voiles blancs que soulève la jeune brise traversée d’une lumière opaline, bercée par la chanson des cloches…

Jeannine est descendue. Sa mère n’a pas voulu qu’elle prît le coupé. Le chemin est bref de la maison à l’église, Jeannine le fera à pied, humble comme ses petites compagnes, voletant, légères et blanches colombes, droit à leur colombier déjà tout bruissant d’orgues dans le rayonnement des cierges et des lampes.


Luc va chanter. Il devine, avec sa sensibilité de nerveùx délicat et affiné, l’action de sa voix sur tout ce petit monde dont la candeur innocente diffère à peine de la limpidité de sa jeune âme. Et son cœur défaille dans la joie du baiser que vont recevoir de son âme à lui toutes ces âmes…

Luc voit, de la tribune, s’avancer vers le sanctuaire les flots immaculés des tulles blancs, le moutonnement joli des têtes couronnées de roses. Il aperçoit Jeannine à peu près à sa même place du dimanche. Elle met sur son front ses doigts frêles, signe toute la chair de son corps ému, et ses doigts frêles s’arrêtent sur son cœur comme pour en réprimer les palpitations.

Après que la voix grêle d’un petit garçon eut prié pour tous, au pied de l’autel où la messe déjà s’avance le silence se fait. Les premiers rangs des communiants et des communiantes s’émeuvent. Les robes blanches, flocons de neige égarés aux tièdes jours de mai, glissent et s’envolent à travers la nef illuminée, et le givre mouvant des adolescences se fige à la table sainte. Le prêtre élève le vase d’or. Sa dextre cueille la Fleur du pur Froment, l’élève, cependant que, blanche corolle, devant Elle s’incline l’immense floraison pâle du jeune printemps… Le prêtre descend les marches tendues de pourpre, deux enfants de chœur, porte-flambeaux, le suivent, vêtus des raides moires écarlates de leur camail bordé d’hermine. Il s’avance… L’orgue halète ; un violoncelle à lui s’unit, prélude et pleure… les sanglots s’apaisent, le prélude se meurt, et les voûtes lourdes d’encens caressent son agonie… tout frémit, fleurs, tremblantes lumières, voiles mouvants, âmes et corps : la voix d’un adolescent, là-haut, s’élève et, divine, berce de sublime harmonie le silence épris du sanctuaire…

Jeannine se lève ; elle s’approche à son tour, se penche, pose sa blancheur sur le grillage d’or, tend sa bouche rouge, fleur ardente en la buée candide de ses voiles… Des larmes perlent à ses yeux ravis et vont à la rencontre du Dieu qui se veut donner. Et comme descendue avec Lui des Voûtes inabordables, la voix câline et douloureuse de Luc s’unit à son Eucharistie et trouble la chair de Jeannine affamée de Printemps et d’Amour…

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Et voilà les communiants échappés de l’église ; à nouveau ils essaiment par les rues la pureté fragile des voiles dont le soleil dévore la blancheur. La foule se disperse quand de la bouche de Jeannine, comme autrefois, jaillissent les douces paroles :

— Mais, c’est Monsieur Luc !…

Jeannine et sa mère, en effet, se sont attardées au seuil de l’église où Luc a eu le temps de les rejoindre. Les deux enfants se sourient de loin, bien avant que Luc ait été présenté à sa petite amie. Luc est très brave mais Luc a très peur quand même. Dès qu’ils se sont aperçus, leurs jolis yeux à tous deux ont voulu dire : Enfin nous allons donc nous aborder, rire ensemble, mêler nos jeux, nous raconter comment il nous était pénible de nous taire lors de nos rencontres à l’église où nous nous sommes si vite connus et si profondément compris…

Les regards de Luc signifient : Es-tu grande, et blanche, et plus mignonne encore que je me l’étais imaginé dans un rapide examen de ta personne menue ; de tout près, comme ça, tu es bien plus gentille encore… Comme je voudrais t’aimer beaucoup, beaucoup !… seulement voudras-tu ?…

Les yeux de Jeannine répondent : Comme tu es bien plus joli de près. C’est pour toi que l’on a inventé ce mot très doux et très caressant : chérubin. Je le connais bien, va, je l’ai pensé dès que je t’ai vu, petit enfant de chœur, quand je t’ai aimé pour la douce crainte venue de toi, douce tout à fait et que j’éprouve encore en regardant tes beaux yeux et ta bouche, mais que je ne comprends pas. Voudras-tu me dire pourquoi tu m’effraies, chérubin, et me rassures tout ensemble ? C’est moi qui suis contente d’avoir, pour te connaître enfin, mis ma neuve robe blanche, comme pour un mariage ! Je ne sais pas si je t’aimerai, petit ami très séduisant et très joli, mais tu me fais peur, et j’aime trembler près de toi.

Lucet devine, en la fraîche jeune fille dont l’éclat doux neige dans ses yeux, tout cela. Jeannine sait bien que le jeune chanteur pense tout cela aussi en l’abordant, la présentation sitôt faite par sa mère. Ils se comprennent comme à l’église quand Jeannine, quand Nine, rougissait devant l’enfant de chœur brun, soucieux, pour lui plaire, de corriger le désordre de ses beaux cheveux en se mirant dans la petite glace cachée en un coin de la sacristie.

Et voilà les cloches qui sèment encore leurs carillons dans l’air bleu pailleté d’or, et voilà des lilas, des violettes et du muguet, des coucous et des giroflées embaumées, avec des marguerites, traînés vers Montmartre dans les paniers et les voiturettes ; la place de la Trinité en est remplie. Des fleurs, des carillons, du soleil. Oh ! oui, Nine aime Lucet. Lucet est cambré comme les lilas mauves raidis sous leurs campanules frêles ; il y a du réséda dans ses yeux. Lucet est tellement mignon ! et sa bouche, quand il parle, est tellement plus belle que toutes les fleurs ! et elle chante tellement mieux que tous les carillons !

Oh ! oui, Nine est plus fraîche que les lilas blancs inclinés sur leurs pâles feuillages translucides ; les giroflées répètent dans ses prunelles curieuses leurs nuances sombres striées d’or, et ses lèvres sont comme de rouges anémones. Lucet aime Nine, et ses yeux demeurent dans le sillage blanc de la jeune fille, tandis qu’elle s’enfuit avec sa mère après avoir, toutes deux, en offrant leur main, dit si gentiment à Luc :

— À ce soir, monsieur Luc.

À quoi Luc avait répondu en s’inclinant devant les deux pures visions de femmes :

— À ce soir.


Pour la réception du soir, Nine a quitté sa robe longue de communiante. La robe de communiante perd tout son charme dès que séparée du voile ; la taille en est trop haute, et de la grâce aérienne dont l’enveloppaient les mousselines et les tulles il reste une chose un peu niaise, guindée, telle que l’allure des grandes poupées sous leurs raides habillages.

Nine est blanche dans une robe demi-longue, en « point d’esprit ». Cette robe, pour la première fois, est distincte du corsage finement plissé répandu comme une mousse impalpable, comme une aérienne vapeur, en silhouette virginale, autour de la gentille Nine.

Jeannine est une jeune fille tout à fait, remarque Julien Bréard qui vient de la complimenter après avoir salué Mme Marcelot. Julien, l’inséparable de la famille, toujours jaloux de l’amitié que témoignait à ses parents et à lui-même le feu Président Hérard de Villonest. Julien, le charmant sceptique, venu aussi tout exprès pour surprendre Luc Aubry et s’amuser de la joie et de l’étonnement d’une telle rencontre. Julien est presque l’aîné de toute la jeunesse qu’a réunie autour de sa fille la maîtresse de la maison. Il y a là, dans l’immense salon blanc et or, cinquante figures exquises d’adolescences à peine écloses ou large épanouies, et inquiètes déjà des tourments imposés à leur chair par la nubilité tantôt conquise. Et Julien, avec une acuité de perception qui explique la science très grande et la vogue de ses tableaux, savoure, gourmand et connaisseur, et délicat aussi, les formes cambrées des jeunes gens, la sveltesse ployante des jeunes filles, et, de tous, les yeux purs de fatigues trop évidentes, les lèvres vierges mais impatientes de baisers.


Des chuchotements, de la joie et des rires, comme un friselis de blés mûrs couchés sous le vent de la plaine, montent, s’étendent puis s’apaisent, laissant de la joie dans les clairs visages : c’est Luc Aubry ; il vient d’entrer ; chacun veut lui faire un accueil empressé. À peine il s’étonne cependant de rencontrer Julien ; sa présence dans cette maison lui semble naturelle comme la sienne même. La caresse attirante et lumineuse de ses yeux affirme qu’il n’a pas oublié le jeune peintre ni la joie neuve de ses propos… C’est bon de se sentir devenir homme tant que persiste le charme ravissant de l’adolescence. On va être, mais on n’est pas encore ; et cet élan vers le but lointain est la route divine trop tôt parcourue… C’est Julien qui sait bien toutes ces choses-là ; Luc reste à le câliner en grand enfant curieux, et Jeannine les sépare parce que « tout le monde » sollicite Luc Aubry de se faire entendre… On ne danse pas, Mme Marcelot s’y oppose, mais la musique égaie ce frais pêle-mêle de jeunes têtes ravissantes, et la musique est douce, exprimée par les hautbois et les mandolines : agrestes pipeaux et rires mutins. Les plus amusants des chansonniers et les plus spirituels des comédiens alternent leurs fantaisies savantes en folles gaietés avec les voix tendres des jeunes filles et cette viole d’amour : la voix lente de Lucet.


Et c’en est fini, dans cette apothéose de fraîcheur, c’en est fini du veuvage douloureux. D’autres choses encore vont cesser et se renouveler. C’en est fini de l’enfance tout ensemble effrontée et timide, de l’indifférence étrange du jeune homme. L’amour va se glisser dans la maison paisible. Nine rougissante contiendra ses bavardages, et son silence sera délicieux. Lucet parlera, et les mots de sa voix grave, quand il pensera seulement : Je t’aime, domineront de leur douceur toutes les chansons passées, et ceux qui l’entendront tressailleront en eux comme, en un vaste espace, tressaille une foule tout entière…
IX

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Luc Aubry est grand maintenant. Il a seize ans passés. Il songe, depuis près de trois années, et travaille à devenir comédien, bien que ses parents, naturellement, et Julien et même Déah Swindor l’en aient dissuadé. En vain ! Luc a possédé ce pouvoir magique d’agir sur un auditoire, il rêve de ressaisir ce pouvoir perdu. Déah quelquefois l’a emmené à son théâtre ; mais elle est absorbée par de continuelles promenades à travers le monde et par des études aux quelles son temps ne suffit pas. Elle est dans l’impossibilité de faire travailler Lucet, et la jalousie, une jalousie enfantine, l’empêche de confier son petit ami à l’un des maîtres de théâtre qui pullulent à Paris.

Mais Luc veut trouver, il trouvera.

Luc a trouvé.

Déah Swindor l’avait pressenti. Lucet va la suivre, se faire, comme elle cabotine, cabotin.

Un jour, Luc Aubry, qui déjà possédait tout Molière, tout Racine et tout Corneille et avait travaillé ardemment le répertoire lui seul à peu près, entra à la salle des Capucines où le vieux père Rolant, ex-sociétaire de la Comédie-Française, dans un cours dominical recrutait ses élèves. Le maître fut séduit par cette jeune figure éveillée et jolie, par l’élégance naturelle de l’attitude et des gestes. Il grommela, dans le bleu ras et gras de son quadruple menton de César obèse, un compliment un peu raide de vieux brûleur de planches, imaginant que les seize ans annoncés par le clair visage de Luc Aubry ne se pouvaient que féliciter d’une telle impression condensée en une telle expression. Ses gros yeux ardoise, veules, à fleur de sa tête d’imperator poussif, s’étaient ragaillardis soudain à voir les jeunes yeux vifs et spirituels du nouvel arrivé.


Rolant, dans ces cours du dimanche, ne livrait pas les secrets de son enseignement. Il se bornait à lire, avec un art parfait, un acte ou une piécette, après quoi ses élèves jouaient quelques scènes classiques. Tous se retrouvaient ensuite, le soir, rue de Navarin chez le vieux professeur. C’est là que Rolant engagea Lucet à l’aller voir après une audition dont l’ex-sociétaire resta émerveillé.


Ce ne fut pas une des moindres surprises du jeune homme, ce cours de déclamation, installé dans un vaste atelier de peintre enfoui sous des verdures assez improbables parmi les masures centenaires en ce coin de Paris. Il fallait traverser, pour arriver à cet atelier, un pont minuscule jeté sur un petit cours d’eau de provenance mystérieuse qui traînait son onde somnolente entre des gazons anémiés et des buis aux âcres senteurs.

L’atelier, le soir où Lucet y fut reçu, était mal éclairé par un lustre de fer forgé suspendu au plafond à l’extrémité d’un long fil, comme une grosse araignée noire dans les pattes de laquelle on aurait planté une demi-douzaine de bougies déliquescentes aux fumeuses mèches taquinées par les courants d’air glissés sous les vitres mal jointes. Les murs étaient tapissés de couronnes en étoffes peintes d’où s’échappaient d’indicibles odeurs de moisi. Des rubans larges et flasques nouaient des palmes d’or faux où des inscriptions dithyrambiques pleuraient sur leurs couleurs passées et poussiéreuses la déchéance des gloires autrefois célébrées.

Le père Rolant s’asseyait au fond, face à la porte d’entrée de plain-pied avec le jardin. Son siège bavait, entre des cordelières déclouées, la mousse sale des crins mal contenus dans une enveloppe exténuée sous la charge du maître. Les élèves étaient tournés vers lui ; les filles à droite, les jeunes hommes à gauche. Le viel acteur faisait exécuter un ensemble de : … rrra… rrre… rrri… rrro… rrru… devant lesquels venaient se placer à tour de rôle toutes les consonnes de l’alphabet. Il exigeait pour chacun de ces gargarismes que l’élève reniflât violemment puis ronflât jusqu’à se remplir la poitrine d’air comme une outre. Après quoi l’expectoration allait sans effort : brrra… brrre… brrri… brrro… brrru… crrra… crrre… crrri… crrro… crrru… drrra… drrre… drrri… drrro… drrru… L’élève reniflait par intervalles, ronflait, expectorait ; et les gargarismes se poursuivaient ainsi, cependant que Rolant s’excusait pour « aller faire de l’eau » dans le jardin et rentrait invariablement sans avoir reboutonné sa culotte. Il s’asseyait sur le fauteuil éventré ; sa panse énorme comprimée entre sa ceinture s’avançait sur ses grosses cuisses en pesant de toutes ses forces ; et les paris s’ouvraient des filles aux jeunes hommes, sur l’imminence de la sortie… C’était la joie de ces soirs mélancoliques où la misère blafarde tombait des murailles et du plafond, des oripeaux décolorés et du lustre fumeux sur les jeunes gens qu’une folle imprévoyance plus qu’une irrésistible vocation poussait vers le théâtre. Joie un peu sale et sournoise, triste aussi, et contenant déjà tout le débraillé de l’envers du théâtre, toute la promiscuité malsaine et lamentable des loges et des coulisses.

Il y avait auprès de Luc Aubry de petits cabotins dont la fatuité surnageait sur le visage glabre, comme une mauvaise huile sur une eau croupie.

Il y avait de petites pécores venues pour compléter une science native de comédienne avec l’intention de s’appliquer surtout au casuel de leur prochain métier. Les mères (?) de ces pécores soupesaient d’avance les profits de ces chiffons aigrelets. Les poches de leurs yeux maternels contenaient du fiel à destination des petits jeunes gens de gauche assez hardis pour jeter leurs regards sur ces pimbêches utilement gardées, — mais ce fiel se faisait miel quand, en sortant du cours, déjà, les vieux messieurs cossus cahotaient leur ataxie sur les talons des jouvencelles à louer.

Le père Rolant après avoir été un vaillant artiste demeurait un excellent homme : avec celles-ci il ne trouvait pas toujours son compte. Elles suivaient son cours à crédit et négligeaient, gueuses une fois établies (!) de solder des mois et même des années d’enseignement…

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Mais Lucet ne se découragea pas. Il eut vite fait de trouver parmi cette gangue le filon précieux dans lequel il tailla et cisela un art dont la délicatesse venait surtout de son habileté de petit ouvrier. Tour à tour il fut Eraste ou Lélie, Dorante ou Valère, Alceste, Britannicus, Hippolyte, Perdican ou même Zanetto, Andrea, Chérubin… Rolant lui faisait étudier ces rôles en dilettante, parce que Lucet, par exemple, offrait dans toute sa grâce le type accompli de Chérubin, espiègle joli dans sa candeur audacieuse, et parce que sa voix était bien trop mélodieuse, et précieuse, et veloutée pour qu’il se fût privé de l’entendre dire ces mots dont flambaient ses beaux yeux pétillants de gamin robuste déjà, gracile encore :

« Cela est vrai, d’honneur ! je ne sais plus ce que je suis ; mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d’une femme, les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu’un je vous aime, est devenu pour moi si pressant, que je me le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues… »

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Rolant ne se faisait aucune illusion ; jamais un directeur de the’âtre ne consentirait à priver sa clientèle des plastiques rondouillardes et des œillades maquillées d’une Chérubin, d’une Zanetto. Il faut au goût normal (!) du public la satiété des croupes chevalines enfermées dans le maillot gris perle de celui-ci, dans les chausses blanches aiguilletées d’azur et d’argent de celui-là, et que des quinquagénaires plusieurs fois veuves fassent déliquescentes et cagneuses pour la plus grande gloire de la tradition et la satisfaction normale (!!) de nos yeux ces fraîches jambettes jolies et fermes d’adolescents amoureux en marche vers la virilité…
X

Lucet, donc, prépara ainsi son examen d’entrée au Conservatoire. Il y fut reçu d’emblée. Chaque jour davantage s’affinait la souplesse apparemment ingénue, mais en réalité ravissante et vive de son jeune talent. Déah Swindor le suivait avec intérêt ; ses conseils rehaussaient de leur géniale acuité la science de ses maîtres et son travail assidu. Bientôt Luc devint assez expérimenté pour ne craindre pas de déployer en face d’auditoires restreints ce qu’il amassait de connaissances dans son art.

Et c’étaient les bonnes soirées, celles-ci, présages des grands soirs attendus, où il paraissait chez Mme Marcelot auprès de Nine, avec, dans le salon où sa jeune grâce ne trouvait que des adulateurs, les bons regards de Julien, critique clairvoyant, ami tout dévoué, guide affectueux affectueusement écouté. Entre Nine et Julien, Lucet vivait des heures inoubliables. Il sentait dans la respectueuse déférence où il se tenait un peu distant de Nine l’imprécise floraison de choses qui se fussent — ramilles fleuries de désirs, dorées de soleil et vertes d’espoirs — enlacées autour de la jeune fille, penchées sur son front, sur ses yeux de douce franchise qui lui donnait une allure de jeune garçon libre sans contrainte, camarade presque. Oh ! que Lucet l’eût souhaitée cette camaraderie promise par mille paroles espiègles et d’une liberté plaisante de laisser aller comme aussi d’exquise retenue !

Et Mme Marcelot connaissant Luc presque autant que Julien et que Nine, ménageait sans crainte aux trois enfants, — elle disait encore « enfants » mais l’une avait près de seize ans, l’autre vingt-cinq et le troisième tantôt dix-sept — les joies de ces rencontres du soir autour du thé servi par Jeannine avec cette vivacité un peu garçonnière et très ouverte dont la placide loyauté tranquillisait sa mère. Sa mère voulait choyer autant que Julien lui-même le grand jeune homme que devenait Luc Aubry, et Luc se laissait chérir de tous comme il aimait, avec tout son cœur, avec toute la subtile énergie de ses pensées complexes promptes à deviner, à raisonner, à comprendre les plus fluides délicatesses.

Le son d’un instrument ou d’une voix, les nuances des fleurs ou des étoffes, l’intensité de la lumière sous les vibrations bleues et dorées tendues à travers le ciel, le charmaient et le retenaient à l’égal d’un tableau, profond miroir où se reflètent les sensations aiguës du peintre ; à l’égal d’une statue dont le rythme fait admirer les beaux membres qui le cadencent ; à l’égal des poèmes exaltant son intelligence en faisant courir dans sa chair, mise à nu par une sensibilité presque douloureuse, tous les frissons de la Beauté, de l’Amour, de la Haine… Tous les Poètes dans ses veines, dans les globules rouges de son jeune sang généreux, charriaient des émotions que manifestaient l’étincellement de ses yeux et la langueur délicieuse et mâle de sa voix.


Et Julien retrouvait avec une inquiétude maladive, dans Lucet, ses propres aspirations vers un idéal jamais atteint mais qui, dans le chemin parcouru vers lui, offrait avec abondance les parcelles précieuses de la grande joie qu’eût donnée son insaisissable plénitude. Julien se faisait plus dédaigneux — à mesure que Luc affirmait par l’ascendante beauté de tout son jeune corps sa suprématie sur elles — des veuleries féminines prêtes à se laisser prendre, préparant les aguichements de leurs sourires, les contorsions de leurs hystériques jouissances inaptes à couvrir la nullité d’affections inconstantes, de sentiments artificiels, à fleur de peau, de fantaisies étroites comme la cervelle d’où suppurent, pressées par le rut de la vanité, de la niaiserie et du sexe malade, leurs exigences incohérentes et hargneuses.

Ah ! Lucet n’était pas tout cela, lui ! Il n’était pas le faux clinquant dont regorgent les bazars ; il était la pièce rare, le joyau, l’unique… et l’intangible ! Celui dont la vue provoque de nouvelles et inlassables joies d’un ordre tellement autre que celui des filles offertes, qu’il tient du sortilège, parce qu’il ne se peut résoudre en aucun profit matériel. Il s’exerce avec une telle véhémence sur l’âme, que cette âme se prend à regretter de n’être pas un corps ; — sur le corps, de telle sorte que celui-ci déplore la complexion des affinités qui l’attirent vers la matière, la douce matière aux formes poignantes desquelles pourtant ne se veut pas déshabituer le rêve…

Et Nine elle-même, mieux que jeune fille déjà, svelte et jolie comme Luc dont, instinctivement, elle s’assimilait la vivacité élégante et l’indépendance gracieuse et jusqu’à l’intonation de certains mots, de certaines phrases affectionnées de Lucet — Nine quintessenciait en elle tous les épanouissements de cette jeunesse adorable qui déborde en la pâleur élégante, en le trouble et l’affectueuse douceur de Luc… Mais elle du moins était la Possible et la Promise, celle qui sera l’Épouse, celle en qui Julien voulait concentrer toutes ses attentions, tous ses espoirs, tant elle se montrait, simple et bonne, si différente des autres, femelles ignares et prétentieuses, courtisanes honteuses masquées de prudes allures… Julien concentrait en elle tous ses espoirs — il ne sentait pas se pencher vers Lucet, peu à peu, son cœur vacillant ; et son âme se livrait, en un vertige impondérable encore, à l’irrésistible emprise de sa beauté charmante…

Pris entre ces deux êtres dont les pensées constantes dégageaient autour de lui comme une atmosphère d’amour, Luc ne se hâtait pas d’aimer. Il savait Nine d’un monde étranger au sien par sa fortune, son origine même — petite fille d’un Villonest — et son éducation raffinée. Et pourtant c’est elle seule qu’il eût préférée à toute autre s’il n’avait craint de blesser la jeune fille en laissant paraître l’affection naissante qui, en outre, eût outragé son grand ami. Il n’e’tait pas nécessaire qu’on fit allusion sans cesse aux puériles fiançailles de Julien et de Nine, chacun savait autour d’eux que leur inclination profonde répondait aux lointains accords conclus entre les parents dès la naissance presque de Jeannine.

L’attachement sincère de la jeune fille et la sollicitude inlassable de Julien, l’incessante communion de leurs âmes comblait la plénitude de ses désirs raisonnables.. Même l’affection de Julien eût été au delà, si rien du grand ami pouvait être pour Luc un superflu. Il ressentait, en retour, une amitié sans bornes pour ce jeune homme dont l’attitude courtoise et enjouée — et comme résignée — semblait lui révéler déjà ce mieux qui troublait parfois exquisément son âme adolescente.

Mais Luc ne dédaignait pas l’exagération d’un sentiment si près de meurtrir son amour-propre en le flattant avec excès. Il aimait l’inquiétude et le charme indécis de cet enfantillage amoureux.


Un jour que Luc était venu s’entretenir de coulisses, de littérature et d’art, comme il avait coutume de le faire, dans l’atelier de Julien, avenue de Villiers, celui-ci qui depuis longtemps, par curiosité d’artiste, rêvait d’un Lucet sans voiles, dans la nudité que ses yeux épris des belles formes devinaient souverainement parfaite et rayonnante — l’invita, avec une discrétion dont la déférente insistance et la noblesse du mobile firent fléchir la résistance de Lucet, à se déshabiller pour lui poser un Daphnis.

L’intimité des deux jeunes gens depuis des années était d’une telle franchise et d’une telle droiture que Lucet même ne s’étonna pas de ce qu’il voyait faire couramment autour du jeune peintre. Julien déplorait souvent devant lui l’inaptitude de ces maudits petits Italiens bronzés et sales à lui offrir ce qu’il souhaitait d’un Daphnis imaginé, un peu à l’encontre de Longus, brun mais avec toute sa chair ambrée et claire sous la diaphanéité d’un épiderme qui eût laissé transparaître aussi par tout le corps le réseau estompé des veines bleues telles qu’en montraient les mains fines et les tempes fragiles de Lucet.

Lucet accepta.


Ce fut un émerveillement quand, dans la tiédeur et la solitude engageantes de l’atelier, l’éphèbe sortit nu, statue d’ivoire poli, d’entre les feuillets d’un paravent en velours de Venise. Une lanière de peau de chèvre cachait à peine ses reins éblouissants, contournait la nacre mouvante et satinée de ses hanches et découvrait, jusqu’où l’ombre de la puberté s’accuse, la matité lisse de son ventre plat, la vigueur délicate et les rondeurs unies de ses cuisses.

Le grand jour de l’atelier faisait lumineusement pâle l’irradiation de ce jeune corps robuste et clair sur le fond écarlate des tentures anciennes. Le temps avait amorti les couleurs vives de celles-ci, le même temps qui, d’une patine charmante, avait fleuri la silhouette diaphanéisée de Luc. Parmi l’or vieilli des cadres, des fleurs énormes, roses, pivoines, arums d’albâtre au rigide phallus ouvraient autour de lui leurs corolles grasses et vivantes, blêmes ou rosées, moins parfaites dans la souple fermeté et la magnificence charnelle des pétales gonflés d’essences odorantes, que les belles épaules à peine infléchies et les bras lumineux et blonds de l’adolescent.

Julien ne sut par quels mots exprimer son étonnement et crier son admiration, tellement était imprévu ce consentement de Luc, et simplement exquise cette action dont frissonnait malgré soi le jeune peintre bouleversé de sentir si proche de ses yeux l’harmonie robuste et précieuse de l’intangible nudité.

Pour compléter le fruste habillage de Daphnis, Julien voulut lui-même fixer les sandales de cuir fauve aux pieds de son petit ami ; il le fit asseoir sur une sedia d’ébène inscrustée d’argent et d’ivoire, élevée sur deux degrés de pourpre. Un dais copié sur le dais pontifical de la Sixtine abritait le siège somptueux de ses belles lignes sévères. Le drap d’écarlate écussonné aux armes des Médicis déployait sa noble rigidité contre la haute paroi de l’atelier où s’adossait le trône offert au jouvenceau très pâle et très beau.


Julien se jouait de ce contraste entre la molle, mais toujours élégante sensualité et le sublime parfois âpre et douloureux des œuvres d’art. C’est ainsi que dans son atelier, face à la voluptueuse beauté de l’Apollino, figurait le Francois d’Assise d’Alonzo Cano. Il était sa passion, celui-ci, le saint aussi grand dans la révolte de son intelligence sur son instinct, et la misère éblouissante de ses hardes, que sont bas les plus élevés d’entre nous par la cupidité misérable de leurs petites jouissances et le mauvais goût étriqué de leurs magnificences. L’un colossal et troublant comme ce temple prodigieux d’Assise accrochant en plein roc le mystère meurtri de ses cryptes ; les autres anémiés et repoussants comme la dorure et les plâtres ébréchés des music-halls infâmes.


… Lucet se posa docilement dans la sedia, sur un coussin de velours amande broché de larges fleurs d’or. Ainsi, il écarta ses beaux bras hors du siège ample et les appuya sur les bords du dossier contourné en hémicycle ; ses mains et ses poignets retombaient avec nonchalance, et ses arrière-bras appuyés sur l’ébène, y érigeaient l’albe saillie des muscles. Ses cuisses blondes et lisses, qu’un imperceptible duvet, sur les rondeurs externes, estompait d’une poussière d’or, écrasaient la plénitude de leur chair presque blanche sur le velouté moelleux et les fleurs orfévrées du coussin ; les courbes étaient d’une inégalable splendeur, que déterminait leur volume pesant, et svelte, et ruisselant de lumière, le jeune sillon doux et pâle ouvert entre elles jusqu’au globe méplat du ventre…

Julien s’agenouilla. Lucet le laissa faire, étonné et souriant. Pour le regarder, il baissait les yeux, et les escarboucles vertes de ses prunelles se cachaient sous le voile ombreux des cils.

Julien s’agenouilla.

Il prit dans sa main l’opale bleuté d’un pied menu, glissa la semelle d’une sandale sous le talon d’ambre translucide, écarta les orteils frais pour joindre aux boucles supérieures un mince linéament de cuir serré contre le pouce, le fit passer dans des anneaux de métal sur le cou de pied, le renvoya à la cheville pour l’attacher aux talonnières d’où s’élevaient en spirales croisées des courroies qu’il fixa haut sur la jambe tiède, où naissent et s’évasent les courbes élégantes du mollet. Quand le second pied fut ainsi captif en les entrelacs des courroies et les anneaux de métal, l’adolescent se leva, blanc dans sa chair pâle à peine meurtrie sous quelques liens de cuir.

Pendant que Luc tenait sa pose dans le somptueux atelier de Julien Bréard, celui-ci, par les exigences mêmes de son art, était contraint de détailler avec un soin minutieux cette jeune nudité à lui révélée dans son éclat total. Il s’efforçait de maîtriser le trouble et l’ardente admiration que suscitait ce corps d’éphèbe offert à ses inquisitions sans arrière-pensée.

Certes, jamais aucun des modèles réputés de l’Ecole des Beaux-Arts n’avait exercé sur lui ce pouvoir. Les femmes, rarement accomplies, toujours par quelque tare dépréciaient l’ensemble de leur beauté. Les jeunes hommes râblés et robustes, aux membres d’un séduisant équilibre de proportions, compromettaient irrémédiablement leur grâce par une décourageante grossièreté d’allures maintes fois partagée du reste avec les femmes. Même il arrivait que le moins imparfait de ces modèles n’éveillait aucun enthousiasme et restait une chose inerte, banale, à la portée de qui la désire.

Le travail suivi sur leur beauté vénale était calme. Aucune communion n’était possible entre eux et l’artiste contraint de les détailler sans plus de joie qu’un beau moulage ou qu’un superbe animal ; ils n’avaient pas, ces modèles, l’âme brûlante qui avive sa flamme au foyer splendide d’un jeune corps.

Tandis que Luc Aubry !…

Julien s’ingéniait — en flattant avec adresse la fierté de son jeune ami, en lui démontrant la nécessité évidente d’étudier ses gestes et sa démarche pour le théâtre — à obtenir de lui de vives sensations d’art… Il jetait sur ses belles épaules droites une chlaède drapée à l’antique, retenue sur le col par une agrafe d’argent mat ocellée de turquoises ; ou bien une large pièce de soie aux tonalités amorties ; une tunique de lin transparent rehaussée d’étranges broderies et dont les manches ouvertes depuis l’épaule, étaient fermées en trois endroits par trois fibules d’or. Entre ces minces épinglettes paraissait la chair souple des bras pris en des spires d’électrum et des bracelets de vermeil lourds de cabochons. Parfois Julien ceignait son front doucement ondulé, de bandelettes de laine blanche ou de lauriers étincelants d’émaux translucides ; au cou de Luc pendaient de précieuses amulettes, des scarabées de lapis ou d’émeraudes, et des perles… Des cnémides d’airain martelé montaient de ses jambes vers les genoux. Des entraves de bronze reliées entre elles par des chaînettes, contenaient ses longues cuisses fuselées suivant le galbe lisse et pâle de tubéreuses près d’éclore. Des ceinturons ciselés avivaient le modelé flexible et fin du torse. Des temporaux d’or et de corail maintenaient sur ses tempes, dans ses cheveux, des roses roses, de gras nénuphars blancs et de rouges pavots… Il était guerrier, prêtre de Bacchus ou d’Isis, Camille, pocillateur, martyr ou prostitué infâme, légionnaire de Rome, mercenaire de Carthage — et l’inaccessible Salammbô eût offert sa couche à la beauté sans égale de cet enfant, tandis que Messaline se fût pâmée sous la virilité de son corps d’éphèbe vierge… Il était la vaillance et la douceur ; la passion irrésistible et l’invincible vertu ; la sérénité juvénile du philosophe futur et la majesté de la chair désirable et désirée ; Sophocle, Antinoüs, Ganymède, Elagabale, César, Pharaon, Basileus…

Ainsi vêtu, quand les bijoux froids plaquaient de joailleries la juvénilité tiède de son corps à peine caché sous de légers voiles, Julien exigeait qu’il scandât les vers des Poèmes Antiques et des Poèmes Barbares, et Musset, et Hugo, et Baudelaire…

À l’abri du feuillage et des fleurs et des herbes,
          D’huile syrienne embaumé
Il repose, le Dieu brillant, le Bien-aimé,
          Le jeune Homme aux lèvres imberbes.
Autour de lui sur des trépieds étincelants,
          Vainqueurs des nocturnes Puissances,
Brûlent des feux mêlés à de vives essences,
          Qui colorent ses membres blancs ;
Et sous l’anis flexible et le safran sauvage,
          Des Eros, au vol diligent,
Dont le corps est d’ébène et la plume d’argent,
          Rafraîchissent son clair visage.
Sois heureuse, ô Kypris, puisqu’il est revenu,
          Celui qui dore les nuées !
Et vous, Vierges, chantez, ceintures dénouées,
          Cheveux épars et le sein nu.
Près de la mer stérile, et dès l’aube première,
          Joyeuses et dansant en rond,
Chantez l’Enfant divin qui sort de l’Akhérôn,
          Vêtu de gloire et de lumière !

(Poëmes antiques).

La voix délicieuse de Luc, nue comme Adonis, et ruisselante, eût-on dit, des mêmes orfèvreries dont était l’albe tiédeur de sa chair caressée, la voix adolescente s’épandait en fluides harmonies, s’infléchissait et, sous la vague lumineuse des mots, scintillait de gouttelettes éparses… et le beau mouvement du corps, jusque dans les ondes musicales du verbe adolescent, affirmait son ineffable splendeur…

L’un par l’autre les jeunes hommes s’enivraient de beauté, se grisaient de l’inspiration sacrée des poètes, de la gloire rythmée des vers, du parfum des fleurs, de la morbide hallucination des formes adorables de la chair, de leur propre jeunesse…

Le roulement sourd d’une voiture sur l’avenue de Villiers les rappelait de leur extase ; leurs sensations alors se décuplaient dans la félicité de s’extérioriser ainsi des banales ambiances et de vivre des minutes, des heures, où leur esprit atteignait les limites ultimes du ravissement en la divine beauté…


. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Quand, avant de se rhabiller, Luc rejetait les vêtements qui l’avaient fait un instant demi-dieu, il restait nu avec les bracelets précieux serrés à ses beaux bras de clair ivoire que les veines injectaient d’azur. Ses pieds se moulaient en les indécentes sycionias des Romains efféminés, la pourpre molle dont elles étaient faites, lamellée d’or, adhérait aux jambes dont la rondeur était, sur le cercle de cuir écarlate fermé par un camée, d’une absolue pureté. Des fleurs saillaient encore à ses tempes caressées de boucles en désordre. Ses yeux d’eau verte étincelaient en leurs larges alvéoles. Julien le voyait et, dans le silence de l’atelier drapé de brocarts étoilés d’or, la beauté du jeune homme, en lui, tumultueusement se résolvait dans une joie sans égale…
XI

Et Luc grandissait encore. Sa beauté se faisait virile et décidée. Cette virilité était troublante infiniment, dont se parait le corps autrefois délicat et frêle de l’enfant de chœur, par ce qu’elle révélait des attributions définitives de sa chair, et des émois déjà résolus, — mais en quelle complicité ? — qu’annonçaient sournoisement, au matin, des ombres mauves autour de ses beaux yeux…

Julien s’attachait à lui de plus en plus. Mais l’intimité des deux jeunes hommes également éloignée de la familiarité commune, au point qu’ils ne se tutoyaient pas, et d’un sentimentalisme dangereux, les protégeait contre tout abandon qui en eût détruit la quasi spiritualité.

Luc n’ignorait pas que des femmes ouvertement respectées offraient à peindre leur nudité au père de Julien sous le prétexte peut-être exact d’Art. Il ne se faisait donc aucun scrupule de répondre aux désirs de son ami ; d’autant plus que de lui à Julien aucune incidence ne pouvait naître, pensait-il, hors la sympathie. Dans la simplicité de son acquiescement il ne lui fût venu rien d’autre dont se pût alarmer la tranquillité de son action.

Luc trouvait d’ailleurs trop d’agrément à se laisser voir ainsi, puisque son ami, en peintre, ne cachait pas l’enthousiasme subi devant la révélation de sa nudité. La pâleur ambrée de son corps ne le disputait qu’au bleu des veines fondues sur les reliefs des membres ; et ces membres étaient faits de lignes caressantes et onduleuses dont même se charmaient les regards complexes de Lucet, quand la haute psyché de l’atelier lui en répétait l’impeccable dessin. Les courbes des hanches étaient divinement belles, mais elles demeuraient à jamais contenues dans un lambeau de toison fauve s’il posait Daphnis, dans une écharpe de soierie quand Julien le voulait transformer en quelque autre figure antique. Ce pourquoi il s’ingéniait à réunir de brillantes étoffes, des joyaux bizarres, des fleurs, des armes, pour en adorner la douce chair de son modèle préféré.

Lucet se laissait faire comme un grand gosse très charmant pour plaire au jeune peintre. Et des joies nouvelles entraient avec lui chaque fois qu’il pénétrait dans l’atelier de Julien…


Un jour Luc reçut de Déah Swindor une invitation à passer à son hôtel pour un communiqué urgent et qui devait, disait-elle, intéresser au plus haut point son petit protégé. Ce fut une folie de bonheur quand, arrivé rue Murillo, la comédienne lui fit connaître le secret jalousement gardé envers tous et que même Julien ignorait…

Lucet courut vite, en traversant le parc Monceau, à l’avenue de Villiers. Il parut rayonnant chez Julien, et Julien dévorait ce jeune visage animé par la prolixité des douces paroles d’une vie prodigieusement exubérante et jolie. Julien le laissait parler. Chaque mot embellissait leurs yeux et les illuminait de triomphe… C’était, cela, la réalisation de vœux longtemps caressés ; comme une apothéose où s’arrêtait la magnificence de leurs élans vers la beauté. C’était pour Lucet la prochaine renommée. C’était pour Julien le partage, sans doute, de cette juvénile splendeur de son ami, jalousement gardée ; mais ce partage allait doubler, décupler, centupler la grâce dont rayonnait déjà son être tout entier ; il pouvait bien en abandonner une part au grand public qui la demandait, puisque cette part lui devait revenir multipliée et glorifiée comme jamais il n’eût osé le pressentir.

Déah Swindor, Déah Swindor, la folle de génie, l’extravagante de beautés impossibles et cependant réalisées, la fée dont la présence et la volonté font jaillir le Rêve de son chaos enlizé de brume d’or et d’azur, Déah Swindor offrait son théâtre à Lucet. Lucet jouerait auprès d’elle, d’Elle ! Et les escarboucles éblouissantes dont est son front d’impératrice illuminé verseraient à torrents leurs clartés sur l’adolescent. Quand les rimes s’élèveront — harmonie déjà, mais plus harmonie encore, frôleuses de ses lèvres sonores — Lucet lui répondra. Leurs voix mêlées monteront vers les frises, s’étendront sur la foule charmée ; et la foule l’aimera, lui, par elle ; et la foule tressaillera sous l’emprise charmeresse de cet enfant homme et de cette fée femme ! Oui, oui, voilà ce qui est ! André Bizet lui a fait recevoir son drame biblique : Marie-de-Magdala. Elle sera, elle, la courtisane énamourée de tous ; elle renonce à l’amour de tous après que Iésous a blâmé ses désordres ; mais, comprenant mal les enseignements du Maître de Nazareth, elle ne délaisse les riches et les puissants que pour aimer davantage l’humble et le candide pâtre Iohanam… Lucet sera Iohanam. Il aime Marie la pécheresse ; il la surprend aux pieds de Iésous, s’emporte, insulte le Sauveur qui, sublime de douceur sereine, pardonne, conquiert et disparaît au milieu des palmes jetées sur son chemin ; cependant que les éphèbes et les vierges d’Israël, sur le nebel, sur le kinnor, accompagnent leurs chants d’allégresse…

Déah Swindor n’a pas voulu confier à une femme mal travestie ce rôle de Iohanam, ni à la fausse jeunesse d’un cabotin trop mûr. Elle a pensé à Luc Aubry, certaine, pour le petit comédien, d’un succès à la mesure de son gracieux talent.

Et tout cela est dit si joyeusement, avec un tel mouvement de vivacité et d’élégance au milieu de cet atelier où tout est pris dans le mystérieux envol d’une surhumanité heureuse et comblée, que Julien est sur le point de saisir Luc entre ses bras et de mordre dans la chair rouge et savoureuse de sa bouche… Mais Luc se déshabille pour sa dernière pose ; et Julien évoque déjà les transformations de chaque soir au théâtre, il se préoccupe du costume, de la loge… Et, dissimulé par le paravent, Lucet rit nerveusement en prononçant ces mots : Ma loge… Un brin de fierté et de cabotinisme se mêle à la musique de ses paroles ; il s’inquiète de ce costume, de ces costumes peut-être, qu’il lui faudra revêtir chaque soir avant de paraître en scène. Il ne sera pas très différent, cet habillage, de celui qu’il achève là parmi les coussins de soies précieuses, les étoffes barbares, les fourrures opulentes jetées sur les larges divans de l’atelier où chatoient leurs couleurs et se lustrent leurs ondes soyeuses. Dans la magie de ces tissus et de ces pelleteries rares, Luc Aubry s’offre, nu et splendide Daphnis, à la profonde admiration de Julien.

C’est la dernière de ces longues séances multipliées à plaisir dans l’atmosphère complaisante de l’atelier. Lucet sera pris désormais par ses répétitions, et, d’autre part, l’œuvre de Julien Bréard est en état de figurer au Salon. Les dernières touches se posent sur l’étude savante du corps adolescent de Lucet répété en une fraîcheur de tons délicieuse. C’est l’éphèbe antique joueur de flûte ; mais c’est aussi, dans l’éclat de cette chair si pâle, dans la grâce de ces gestes et le sortilège prenant de ces yeux, dans la magie de cette bouche fleurie et savoureuse, c’est Luc Aubry, la réalité un peu maladive, l’état d’âme du Parisien sous les contours enchanteurs et la virilité inquiète de Daphnis. Daphnis est achevé auprès de Chloé. Leurs jeunes chairs d’un souple modelé se confondent par l’éclat et la douceur sous la moite caresse d’un soleil couchant tamisée par le feuillage des osiers et des saules et qui ourle d’une gloire vermeille tout un côté de la pâle silhouette abandonnée aux mains actives de Chloé. Daphnis vient d’être retiré par elle, avec l’aide d’un bouvier qui passait, d’une fosse où l’avait entraîné sa course après un bouc furieux. De la terre, par endroits, a sali l’unité mâle de ses membres robustes : « Si résolut de se laver afin que Lamon et Myrtale ne s’aperçussent de rien. Venant donc avec Chloé à la caverne des Nymphes, il lui donna sa panetière et son sayon à garder, et se mit au bord de la fontaine à laver ses cheveux et son corps… Chloé le regardait, et lors elle s’avisa que Daphnis était beau… Elle lui lava le dos et les épaules, et en le lavant sa peau lui sembla si fine et si douce, que plus d’une fois, sans qu’il en vît rien, elle se toucha elle-même, doutant à part soi qui des deux avait le corps plus délicat. — Liv. I. »

Julien s’est arrangé pour que jamais, malgré son désir, Lucet ne rencontrât le modèle de sa Chloé d’ailleurs reléguée au second plan. Mais il rêve à la Chloé qui sentira un jour sur sa chair apeurée et ravie les étreintes, les baisers et la chair en joie de ce Daphnis. S’il désire pour lui Chloé, vierge en qui se répéterait son image merveilleuse, il craint, pour cette belle image de Lucet, Lycénion. Et quand, le matin, des lignes violacées cernent les yeux de son petit modèle, Julien interroge ses regards et redoute la science de cette femme…
XII

Il redoute la science de cette femme !…

Mais quoi ! Lucet est un homme presque. Oh ! pas encore, dieux non ! presque seulement. Entre un homme et lui s’ouvre l’abîme qui sépare la grâce en fleur de l’éphèbe à la neuve virilité et la force mûre brutalement satisfaite de l’homme. — Et cette grâce inquiète s’exalte aux beaux yeux de Lucet ; leur douceur limpide donne à sa mâle aisance un inexprimable charme ; etl’éphémère transition qui fatigue son jeune corps en fait un admirable et troublant sujet de volupté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Julien sent le vide autour de soi. N’était cet enfant devenu sous ses yeux jeune homme, cet enfant dont il a suivi affectueusement la lente et parfaite évolution depuis le psaume douloureux de la Trinité, depuis la déjà lointaine soirée ou Déah Swindor le lui présenta ; n’était cette absorption de son être pensant et souffrant par cet être dont les pensées répondent aux siennes comme un écho fidèle, Julien serait le plus misérable des hommes. Et c’est justice, se dit-il, que sa répulsion pour tout ce qui attire les autres, que la mise à l’index par lui de toutes les passions aguicheuses des appétits communs, ait sa répercussion lamentable et dolente en lui et torture l’affinité supra-sensibilisée de son âme !

Julien songe au présent tôt dissipé, à l’avenir qui se dérobe. Et dans la solitude de ce merveilleux atelier où demeure encore suspendu au grand chevalet et contenu en un cadre ruisselant d’or son Daphnis et Chloé, Julien n’a de pensée que pour Nine et pour Luc.

Il a pu, en n’accordant aux femmes que la surabondance de sa vigueur, sans amour, sans étreintes, résister à toutes, même à celles qui guettaient comme des louves en rut l’abandon passager de son jeune corps robuste, de ses lèvres tentatrices, et rester son maître et ne s’attacher qu’à ces deux enfants. Pour Nine, l’avenir n’a pas de secret, il sera ce qu’il lui plaira de le faire. Mais Lucet ? Maintenant que les désirs crient par tous les pores dilatés de son adolescence lasse de contenir ses ardeurs, combien de temps résistera-t-il ? s’il a résisté, seulement !… Et combien de fois devra Julien constater la fatigue délicieuse de ses yeux ; combien de fois le savoir loin de lui, en quelles compagnies ? combien de fois essuyer peut-être la pitié, peut-être l’indifférence, à la fin, de Luc pour l’affection vive dont il ne sait pas toujours contenir les chants désolés ?…

Oh ! oui, Julien se trouve seul ! S’il a mêlé à la joie de Luc sa joie navrée en apprenant le choix de Déah Swindor, c’est qu’il craignait déjà de contrarier la légitime fierté de l’enfant. Julien sait ce qui guette le petit comédien ; et son cœur est ulcéré pour ce qu’il se sent d’impuissance, désormais, à lui offrir aucune joie. Feront-elles leur pâture de ce joli corps aimable que n’osent pas même effleurer ses lèvres tremblantes ! En feront-elles leur pâture, les gouges des théâtres enflées d’une méchante vanité de femelles ! Les femelles hideuses qui, pour de l’or, vendent le stupre de la peau qu’elles refusent aux supplications des pauvres grands gosses de vingt ans ; les pauvres grands gosses énamourés, abandonnés dans le couloir d’un hôtel où ils se tuent pour la gouge qu’une ville entière adule en se vautrant dans le ruisseau… Et comment ne serait-elle pas dans le ruisseau, cette ville, puisqu’elle se veut abaisser devant la gouge et que la gouge ne s’élève pas au-dessus du trottoir !

Oh ! Lucet, Lucet, là-dedans ! Les loges, les coulisses, le régisseur, les figurants, la tristesse de ces dessous misérables enviés du public ignorant ; les veuleries de filles hargneuses, les chamailleries des cabotins jaloux, la gloire de clinquant, la réalité de misère qui geint, grince sur les poulies et les tambours des treuils, et pleure le long des fils sur quoi s’enlèvent les ciels peints et les palais de carton !  !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et dans l’opulence calme de son atelier tendu de pourpre, dans lequel pénètrent obliquement, avant de disparaître, les derniers rayons du soleil, l’esseulement et la désolation jaillissent du silence accablant après le gazouillis clair et les paroles gentilles de Luc.


Julien s’absorbe dans ce silence en lequel il veut s’enfermer, comme on se retire, au retour du cimetière, dans le vide muet de la maison que la mort vient de faire déserte…

Le timbre de la porte annonce une visite ; des pas caressent d’un frôlement léger les tapis ; le domestique annonce :

— Mademoiselle Jeannine Marcelot !

C’est Nine, en effet, Nine si peu attendue dans cet atelier où elle ne vient que de rares fois avec sa mère. Nine elle-même entre accompagnée de sa gouvernante, mais la prie de l’attendre dans le salon voisin, grand ouvert sur l’atelier.

De suite, c’est la joie un peu fougueuse de se savoir émancipée ; c’est le verbe haut, le geste hardi et mutin, le rire clair, le sautillement continu des idées et des mots, jusqu’à ce que, calmée, elle annonce à Julien, amusé de cette exubérance gamine et toute jolie, son désir de poser devant lui, et le prie de faire son portrait. Nine a su les fréquentations incessantes de Luc Aubry. Nine a supplié sa mère pour qu’elle lui accordât la faveur de commander à son fiancé, à l’ami de Lucet, le tableau, prétexte peut-être à les rencontrer tous deux. Car Julien est aussi son grand ami à elle. Son grand ami ! Elle insiste, enjôleuse ; et il ne faut rien moins que cette affirmation d’un ton si gaiement, si effrontément espiègle pour décider Julien à accepter. Il veut douter de son talent, il n’est pas sur aussi d’obtenir des poses satisfaisantes d’une jeune personne aussi turbulente que Nine… Nine, rapidement, a déjà plus qu’aux trois quarts fait l’inventaire de l’atelier. Elle se dirige vers la grande baie avant que Julien ait songé à la détourner de ce coin où Daphnis et Chloé s’offre au jour qui se meurt. Jeannine se trouve face à face, comme médusée, devant cette apparition soudaine de Lucet, médusée et déconcertée par l’imprévu de l’adorable nudité… Oh ! Nine se garde d’une pruderie qu’elle dédaigne. Elle est charmée. Bravement, elle prend son parti de rester là, devant. À quoi serviraient des réticences dont s’habillent mal la liberté de son allure, l’impromptu de sa volonté et l’indépendance de ses jugements ? Certes, oh ! oui, certes ! elle est sous le charme. Sur sa figure régulière et jolie, — jolie et ouverte, et brave comme une jolie figure d’adolescent, comme la jolie figure de Lucet pâle et franche sur le nu ferme de ses épaules, — le mystère demeure des impressions profondes que lui suggère la vue de Lucet Aubry, nu. Elle se campe bien en face, et, dans le crépuscule, les images s’estompent et les mots aussi s’enveloppent, comme la silhouette de Daphnis, de brume d’or. Les mots, ils vont tout bas de Luc à Julien, heureux des éloges que méritent également la toile et le modèle. Et Jeannine, au lieu de fuir, discute avec Julien sur la facture, sur les détails techniques sollicités. Leurs yeux se mêlent parmi les courbes claires de ces jeunes membres aux rondeurs parachevées. Et l’on sent, à les entendre se parler bas, que tous deux, Julien et Nine, s’aiment en Lui…

Tous deux ! Voilà Nine grande comme Luc, presque autant que Julien, et ses seize ans se cambrent déjà très élégamment. Son costume tailleur lui donne l’allure d’un garçon plaisant allégé de la souplesse et de la fragilité d’une jeune fille et gagnant à cette ressemblance la démarche perverse et sémillante dont est faite sa grâce indécise…

Sans doute aucune autre heure ne s’offrira plus à Julien aussi réconfortante que celle-ci où la solitude redoutée se peuple tout à coup d’un si imprévu enchantement. Plus de Luc parce que Luc représente une affection maintenant plus délicieuse mais plus irréalisable que jamais. Plus de Luc ! Plus de gamineries douloureuses sous leur parure de joie. Plus de frôlements sournois des chevelures contre les joues. Plus de ces étreintes des mains où les paumes se comprennent, s’entendent et retiennent leur aveu. Impossibles plus que jamais, ces baisers qu’attirent les jeunes bras pâles et doux aux lèvres, d’où, timides, ces lèvres eussent pu remonter jusqu’à la bouche exquise. Plus, dans le fond des yeux l’audace des regards chargés de caresses effrayantes jusqu’à briser le frêle pivot sur quoi hésite et vacille la chair aimantée !… Plus de Lucet ! Mais Nine est là. Oh ! comme Julien l’aime ! Il l’aime autant qu’il peut aimer quelque autre que Lucet ! L’abîme ouvert, il peut le combler, presque. Il pourrait, dans ce soir douloureux, crier à Nine la tristesse défaillante de sa solitude, la violence de son amour ; il pourrait conquérir Nine d’un de ces regards qui soulèvent les âmes délicates ! Mais il ne le veut pas encore… Et tandis que ses yeux se perdent sur la joliesse de sa mignonne fiancée, il rêve cette chose monstrueuse : que cette vierge charmante pourrait être à son Lucet, — et qu’il n’a pas le droit de la lui prendre…

Julien voudrait parler ; il se tait ; il refoule ces phrases aimables d’un respect ambigu toujours écoutées d’une femme, même quand elle se défend de vouloir y répondre, et garde le plus jalousement sa dignité. Jeannine seule lui paraît digne de faire valoir les attraits d’un sexe auquel sa sauvagerie hautaine s’est toujours refusée. Il se fait doux avec elle, presque câlin. Ses beaux yeux de mélancolie, tout à l’heure brouillés de larmes, daignent voir : Nine est jolie ; les autres femmes auprès d’elle sont maniérées, mignardes et d’une énervante complication. Nine est ouverte et saine ; sa bouche rougissante, ses prunelles caressantes, son front chargé d’une impeccable coiffure la font belle et désirable et d’une netteté de lignes dont Julien se veut émouvoir… dont Julien s’émeut…

Des sensations lointaines se révèlent à lui, dont il sait la source possible aussi en Lucet, et quelle magie de formes, quelle affinité de causes les peuvent éveiller en son doux ami comme en lui-même ! La joliesse de Nine force l’admiration, l’amour dont il se défend pour aucune autre créature. Mais Luc peut aussi subir, subit déjà peut-être les mêmes attirances que dégage la juvénilité frais épanouie de Jeannine… Dans le chaos où se rencontrent et se heurtent, inséparables et pourtant violemment opposées, les exigences précises de sa chair et les raisons confuses de son esprit — les images de Nine et de Lucet se mêlent. La possibilité de leur amour lui inflige la plus horrible torture. Mais parce que ces deux êtres chéris se pourraient aimer et souffrir aussi de leur amour, leur souffrance lui serait atroce de douceur et délicieuse de cruauté…

Et Julien se demande pourquoi cette étrange pensée jaillit en lui, si soudainement, malgré sa volonté ?

Ils se pourraient aimer !… Daphnis, Chloé, Lucet, Nine…

Oui, oui, Luc, le petit Luc dont la chair tremble dans l’angoisse de ses beaux yeux ; dont le désir s’exprime en la ferveur des lèvres curieuses ; dont le corps, peut-être déjà meurtri de caresses, crie, splendide en sa nudité pâle, à d’imaginaires floraisons de chairs que sa chair n’a pas frôlées encore :

— Veux-tu de moi… veux-tu de moi ?…

Oui, oui, Nine, la petite Nine dont la bouche harmonieuse devine déjà, en regardant Daphnis, quelles fièvres d’une autre bouche à la sienne viendront se rafraîchir ; dont les paupières à peine voilent le mystère prochain d’épuisantes et chastes luxures ; dont le corps capricieux et charmant doit contenir le désir gonflé du mâle en ses courbes ambrées, et saigner pour lui d’un cri de reconnaissance éperdue :

— Je t’aime… je t’aime !…

Julien sait bien cela, lui, plus que tout autre, dont la chair adolescente s’est exténuée en de longues attentes. Il devine, il sent que ces deux enfants dont l’une rassemble toutes ses sympathies et l’autre — oh ! l’autre !… l’autre aspire toutes les souffrances et les délices impossibles de son être, il sent que ces deux enfants sont faits de la même chair que la sienne, prompte à s’émouvoir et tressaillante de langueur ; il sait que leurs épaules jolies frissonnent des mêmes sensibilités, et quelles répulsions ils auraient à vaincre s’il leur fallait se donner à d’autres qu’à celui, qu’à celle en qui se résument les délicatesses inouïes dont leur corps est l’exquise incarnation. Et c’est presque palpable, presque semblable à une blessure effective, presque pareil aussi à de la joie, la pensée douloureuse que ces deux êtres le pourraient trahir et se couvrir, Daphnis et Chloé, de leurs mutuelles caresses tellement douces et affinées et inlassables !… Puisque, un jour, cela doit être pour l’un et pour l’autre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ah ! dans ce soir doré, la tristesse morbide du rêve qui se débat et se veut dégager de la possible réalité ! Comme Julien avait pressenti ces tourments dans cet autre soir où l’image juvénile de Luc s’était fixée, svelte et délicieuse et attirante, dans son cœur et dans son front lourd de songes, tandis qu’il se jurait d’obtenir de cet adolescent paré maintenant des fécondes magnificences de l’éphèbe, une chose d’une telle douceur que toute sa chair auprès de Nine, d’avance, défaille, comme au collège lorsque l’un de ceux qu’il aimait offrait à ses lèvres enchantées ses lèvres coupables en abandonnant à l’angoisse de ses mains la caresse de ses mains…
XIII

Julien ne peut savoir ce que Nine a recueilli en cette visite soudaine à son atelier. Nine reste ignorante de ce que contient la volonté de Julien. Elle attend pendant ses poses qu’un mot vienne éveiller l’occasion de parler de Lucet dont elle sent l’ombre errante sur les tapisseries et les parois de l’atelier. Julien veut surprendre dans leurs conversations, que garde la gouvernante dans le salon voisin, le défaut où trouver la flèche amoureuse qui resterait dans la plaie vive qu’elle a faite. Il ne peut savoir si Jeannine rêve continuellement de Lucet.


« Tout Paris s’occupe de cette Marie-de-Magdala où Déah Swindor doit affirmer comme jamais sa science scénique, et révéler auprès d’elle, choisi par elle, un tout jeune acteur de talent dont le portrait en ce moment au Salon fait le succès, dit-on, d’un de nos plus sympathiques artistes. »

Et l’énigme de cette note parcourt les journaux. On se répète le nom de Luc Aubry. On cherche en vain dans tous les portraits exposés lequel pourrait être « ce jeune acteur de talent ». Jamais le mutisme du traditionnel « portrait de M. X*** » ne fut mieux observé. Et cependant on connaît les toiles en vogue ; mais on n’imagine pas, dans le Daphnis et Chloé de Julien Bréard, autre chose qu’une étude anonyme dans sa saveur étrange et le débordement de son charme savant.

Julien n’a pas prévu, en commençant ce tableau, que le modèle serait un jour, en même temps que la toile, l’objet de l’attention du monde.

Des amis, dont la complaisance se double de quelque perfidie, ont laissé entendre — oh ! avec des réticences d’une habileté parfaite, sans même que leurs conseils parussent viser directement Julien, car il était dans son monde d’autres indépendants capables d’écouter uniquement leur conscience et de ne suivre que leurs droits pour s’attacher, par l’esprit et par la beauté, à l’être de leur élection — des amis ont laissé entendre qu’il vaudrait mieux que Julien n’exposât pas son jeune ami aux commérages d’un tour d’esprit facile, et retirât son tableau. Mais Julien avait trop d’élévation dans son caractère, trop de sérénité dans son affection pour écouter de semblables indicateurs et capituler devant les toujours possibles sottises d’une foule. Le véritable scandale eût été, d’ailleurs, le retrait de son œuvre. On n’eût pas manqué de s’en souvenir et de rapprocher malignement sa disparition de l’apparition de Luc au théâtre. Et puis Julien aimait braver l’opinion dans ces combats où l’épicurisme plat et sournois des repus s’élève contre la franche éclosion de sentiments logiques et sains. Quand il aurait pour Lucet mieux que de l’amitié ? — Et quand Lucet le lui rendrait ! Étaient-ils contraints de s’éloigner du seul sentiment, de la communion quasi spirituelle de leurs sympathies, pour s’abaisser jusqu’à la coupable réalisation physique ?

Cacher Lucet, rougir de Lucet, trembler pour des railleries d’ailleurs sans motif ! Mais quand elles seraient motivées ! Après ?… Julien connaît tous ces gens dont aucun n’oserait risquer en face la moindre allusion à la fantaisie de son amitié. Il les connaît, ces gens ; il les méprise ; et ce sont pourtant des gens de son monde, des gens chics, très chics ! Le reste, la foule, cliente à catins, il veut l’ignorer.

Et c’est une ineffable joie pour lui de parler, dans son atelier, pendant les poses de Jeannine, du petit comédien qui va débuter au théâtre. Il est le seul objet où se peut fixer sa pensée. Il est le seul ami qui retienne les pensées de Nine. Musique, promenades, fêtes et chiffons, choses inutiles auprès de cette obsession douce ; Lucet ! Qu’à l’improviste il arrive, tiède encore du feu des répétitions, Nine abandonne sa pose. Julien gronde en vain, trop heureux que son ami trouve chez lui, une diversion aux horreurs des coulisses. Lucet doit tout raconter, tout ! Nine supplie, demande et redemande les détails, et Lucet, avec ses grands yeux très vifs et très beaux qui font semblant d’être ingénus, conte et raconte le théâtre, les décors, les costumes, la musique, les espoirs, les colères, les jalousies, les luttes, l’émotion, tous les potins qui montent jusqu’à sa loge. Et Nine, frémissante, écoute ; sa loge ! la loge où Lucet revêt ses costumes et parachève la minutie de sa toilette du soir.

Comme Julien suit avidement la transformation qu’opère en Lucet le prodige de la beauté, le prestige du théâtre, le sortilège de l’amour ! Avec quelle impétuosité il suit, sur la bouche jolie et dans les yeux brillants de Luc, le récit troublant de toutes ces choses du théâtre où il semble que tant de mystères prennent place au delà de la rampe, entre les acteurs sortis de la foule et leur apparition sur la scène avec la machinerie et les trucs d’eux-mêmes, semblables aux machineries et aux trucs des dessous et des cintres !

Jeannine aime Luc Aubry, le beau petit acteur. Oh ! cette affection se tempère d’une telle dignité, d’une telle réserve, que l’on ne peut voir rien autre que la condescendance d’une protectrice où Julien craint de voir la troublante emprise de l’amour qui ne s’avoue pas, mais resplendit dans la tranquillité factice des regards et la douceur tremblante des mots.

Et voilà que l’enfant de chœur d’autrefois, jeune homme maintenant, a conduit à leur proche épanouissement sa grâce hier inutile et sa fraîcheur hier intangible. L’éclosion de ces élégances appelle désormais le geste caressant et la bouche complice… Ce serait une joie terrible et délicieuse de recevoir l’aveu de cette conjugaison des lèvres roses et des dents fleuries de clartés blanches, l’étreinte de ces pâles mains jolies, avides de sentir la douceur partagée d’autres mains ; ce serait douloureux et divin l’abandon de ces yeux où toute la beauté s’enferme en deux cercles de limpidité et d’où se veut répandre le charme de l’aveu bientôt arraché. Et puis ces formes grandissantes, d’avance, boivent les caresses pour lesquelles sont faits leurs contours délicats. Là c’est la place des lèvres communiant en un long et silencieux baiser ; là c’est la place des mains où les doigts brûlants prolongent de leurs lianes sensitives la sensibilité des paumes insatiables de touchers ; ici c’est la place des bras où la chair s’enlize dans la chair et s’abîme peu à peu, s’efface dans l’absorption d’un autre être qui la prend ; c’est là que les yeux se ferment abandonnant à l’âme le soin de voir le douloureux et tendre vase d’où, frisson à frisson, s’élève et s’exhale l’extase qui tue et revivifie le désir…

Jeannine détaille tout cela en parlant à Luc. Julien suit ses regards ; Nine n’oublie rien. Luc est à elle ! Elle est à Luc ! Et Julien tremble d’ignorer et de savoir…


Et des existences d’hommes se meuvent entre ces souffrances et ces joies dans le but unique de saisir un jour entre des bras, de boire entre des lèvres un peu d’une vie qui côtoie la leur et dont la beauté s’exprime auprès d’eux dans le mouvement furtif d’une main délicate, dans un regard, dans un souple contour de chair…


Julien aspire l’âpre joie d’avoir, sur la toile, à jamais fixé la beauté de son ami, puis offert cette vision claire aux gourmets de sensations rares. Il a conscience, sinon de renverser tout à fait l’Aphrodite exigeante, la Vache d’Or accapareuse, sotte, avide, cruelle, haineuse — au moins d’opposer à son image poncive et polluée, appât destructeur offert au rut, l’image de la réelle et toujours neuve Beauté.

Moins que jamais il la veut dérober l’Icône, à l’insu d’elle-même, en silence adorée ; et Luc se repose sur l’amicale assurance de Julien. Comme ils sont sans reproche l’un et l’autre, il ne leur déplaît pas que tout Paris apprenne leur amitié quelque étrange qu’elle soit. Tout Paris, d’ailleurs, a trop à se faire pardonner pour qu’il lui reste la possibilité de juger sévèrement.

Ils ont ensemble étudié ses tares et se récréent de les pénétrer chaque jour davantage, — Julien pour savourer toutes les ignominies connues et se venger par son mépris de ce monde clinquant et crapuleux ; — Lucet, pour apprendre à quelles gens son verbe harmonieux, comme dit Julien, va parler de beauté. Quand ils ont ensemble entendu dans quelque salon vanter ou bafouer les turpitudes mal dissimulées, leur amitié leur apparaît encore plus belle, plus saine, en regard de telles exibitions de laideur monstrueuse et de tumeurs prêtes à crever…


Luc finissait, sans se l’avouer, par trouver naturelle la pensée de cet attachement étroit à son ami dont le charme très grand dès longtemps avait séduit son cœur… Et par ces soirs très calmes après avoir bavardé théâtres et costumes, dans le somptueux atelier tendu de pourpres et d’ors vieillis, tandis que Julien se laissait aller aux graves rêveries sur le clavier du piano, Lucet plus d’une, fois avait été sur le point d’enlacer de ses bras le cou de Julien. Puis il se reprenait ; son geste las signifiait : à quoi bon !… et ses regards anxieux, dans le crépuscule, échappaient aux regards de Julien ; et Julien ignorait que de telles joies avaient été sur le point de frôler son âme endolorie…
XIV

Ce soir de première, c’est le grand soir longtemps attendu !

Dans la salle, tout entière rajeunie par les soins de Déah Swindor, les dorures s’amortissent parmi les nuances appâlies vert mousse et ivoire. Les toilettes claires des femmes sont un enchantement. Leur éclat s’estompe comme dans une fine vapeur de Chrysoprase en la féerie d’un crépuscule de Claude Lorrain. Et ce sont des étonnements sans fin, de l’orchestre aux loges. Depuis le froufrou soyeux des couloirs, un murmure discret propage jusqu’à la rue les ravissements de la salle. Ils et elles sont tous là. Eux, jouvenceaux arrivistes ou vieillards béats des jouissances acquises par elles. Elles, filles tarées haussées au patriciat par la veulerie repue des mâles ; marchandes de plaisirs qui perdent dans la sécurité d’un palais, le souvenir des nuits précaires d’hôtels coupées de rafles. Guenons parées commes des châsses, chacun de leurs brillants cingle d’un éclair menaçant l’œil véreux de l’écumeur dont ils affichent les tripotages importants. Eux, pieds plats en posture naturelle, vautrés devant elles, idoles orgueilleuses aux bajoues lourdes de peinture et d’imposture…


Ce soir de première, c’est le grand soir longtemps attendu, c’est l’énervement des minutes interminables dans l’atmosphère chaude et moite de fauves odeurs du théâtre de Déah Swindor.

La loge de Lucet est au quatrième. Les étages inférieurs sont réservés à « ces dames ». Ces dames dont le talent à fleur de peau ne demande qu’à s’exhiber. Leur omnipotence piaillarde emplit le théâtre, absorbe les bonnes grâces du régisseur, accapare les obséquieux offices des coiffeurs et les services équivoques des habilleuses. Pour un peu elles exigeraient du décorateur qu’il brossât ses toiles avec les seuls tons susceptibles de faire valoir les rutilances artificielles de leurs tignasses. Quant aux électriciens, elles enragent de ne pouvoir en obtenir les flots de lumière où baigner leurs plâtres. Elles détestent Lucet, le frais et neuf Lucet. Luc ne les déteste pas, il ressent pour leurs peaux faisandées un magnifique dégoût. Ces femelles en rut, cent fois, lui ont offert l’insatiable et suspecte ventouse de leur ventre lippu, et les dédains de ce beau garçon de dix-sept ans exaspèrent leurs haines ; son éclat nouveau et puéril fait du tort à leurs grâces éreintées. Il est tour à tour l’amant aux gages de Déah Swindor ou l’ami canaille de Julien Bréard. Elles mentent, ces femelles en rupture de lavoir ; elle savent bien reconnaître, elles qui hurleraient de joie sous un soufflet de lui, la pureté de ses lèvres et la tranquillité neuve de ses yeux. Elles ne supportent pas, sirènes éraillées, le charme captivant de sa voix, et la perfection de son talent ne vainc point leurs sales plaisanteries. Une grande fille effrontée, Ryta Girly avait juré de l’avoir, mais Luc ne se souciait pas de ses restes puant le crottin des jockeys et des palefreniers. Il craignait aussi les stigmates possibles du grand Totor, sorte d’hercule dont Ryta avait fait son amant de cœur malgré, — à cause peut-être, sait-on jamais avec les femmes ? — les pustules que jette à sa face de crapule l’acreté de son sang.


Depuis les répétitions costumées, chaque jour Lucet était épié ; les femmes à tour de rôle, montaient jusqu’à sa loge dont la porte fermait par caprices ; et ce leur était une joie de le surprendre au moment où, devant la glace qui tient toute la hauteur du mur, il se révélait à lui-même sa nudité en se déshabillant. L’avant-veille de la première, dans l’impasse étroite d’un praticable, Ryta Girly avait hasardé sa main avide sous la tunique de Lucet avec une telle précision audacieuse, en ajoutant au geste la parole obscène, que l’enfant exaspéré lui avait craché en pleine figure. Il s’attendait, en retour, à quelque énormité de cette garce. Mais le crachat était tombé juste sur sa bouche, elle affecta d’en boire goulûment la tiédeur en fermant ses yeux plombés dans un spasme. Lucet haussa les épaules de mépris ; ce qu’ayant vu elle se prit à pleurer… Les filles durent s’accoutumer à ce contact d’une beauté et d’une fraîcheur auxquelles ne pouvaient prétendre leurs vénales caresses.

Julien avait retardé jusqu’à la répétition générale le plaisir d’aller voir Luc Aubry dans sa loge. Quand il s’y présenta, Déah Swindor et son imprésario, le juif Isidore Van Blitz durent user de leur autorité pour contenir la révolution qui sourdait comme un orage proche à travers les grognements des femelles. Sous le commandement du juif elles rampèrent et se firent couchantes devant les deux jeunes hommes. Julien défiait les commérages et se souciait médiocrement de ces cabotines de trottoir qu’il conduisait à la baguette. Elles demeuraient stupéfaites que Julien et Luc, vigoureux et sains, se refusassent aux accroupissements ordinaires des mâles, adorateurs avachis de leurs vices. Et l’amitié réciproque de ces deux êtres très beaux était un excès d’outrage au béat orgueil de leur sexe !

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C’est le grand soir longtemps attendu.

Julien a promis à Luc de l’aller rejoindre sur le théâtre après avoir conduit jusqu’à leur loge Mme Marcelot et Jeannine ; car Jeannine a été admise à l’audition du drame sacré, et Jeannine contient à peine la joie folle de voir Lucet enfin, en costume, sur le théâtre, face au grand public des premières. Ce public que son ingénuité et son ignorance du mal recouvrent du seul prestige de la richesse et du bon goût. Jeannine a peur pour Lucet, une peur irraisonnée qui la tient toute tremblante. Jeannine eût aimé qu’on lui révélât mieux encore que ne le fit Luc chez Julien, les phases diverses qui précèdent l’entrée en scène d’un acteur. L’envers du théâtre, pour elle, restait une énigme. — Et tous les enfants ont cette illusion et cette impuissance à se représenter la transition de la vie commune aux rêves quasi réalisés sur la scène. « Un acteur » cela représente de tels éloignements de leur naïve compréhension des choses que jamais ils ne peuvent, les chers petits, deviner la banalité dissimulée en les clinquants, les paillettes, les oripeaux et la rampe illuminés ; mystères qui se tiennent au delà de leurs jolies imaginations.


Luc arrive à sept heures, avant tout le monde. Il monte saluer, dans sa loge, Déah Swindor qui souvent dîne au théâtre. On achève de la servir sur une petite table où des fraises, des fleurs et du champagne, ensemble, rient, embaument et pétillent. Déah offre sa main au baiser de Luc et se fait bonne, câline et gentille avec lui. Il s’assoit un instant et, lui aussi, prodigue les câlineries de ses paroles et la distinction ravissante de sa voix et de ses gestes. Ils rient tous deux. Ne sont-ils pas loin, bien loin du prosaïsme maussade, hors le monde ! tous deux renfermés dans la loge-salon tendue de damas vieux bleu pâle et crème ; vieux bleu pour que la chevelure ébouriffée de Déah et la pâleur de son teint se caressent aux tonalités mourantes des soieries brochées. Dès que leur bavardage tranquille est troublé par les infinies sollicitations du théâtre et qu’il est l’heure aussi de se tenir prêts, Luc se lève et salue sa grande amie qui sourit à la grâce charmante du jeune homme en l’appelant de son mot favori : grand gosse ! Souple et léger, et très élégant, il gagne son quatrième ; on entend sa voix, dans l’escalier étroit, saluer d’étage en étage ses camarades. Il s’exclame et rit, et la limpidité fraîche de son rire dénonce son passage un peu turbulent et joli, joli — ah ! oui, joli !… — Comme elle a bien raison, Déah : grand gosse ! quoique un peu de mélancolie parfois atténue sa joie tout d’un coup. Le grand gosse a fait mettre un verrou à la porte de sa loge ; il est chez lui ; et son chez lui est très rustique bien que l’électricité en abondance l’éclaire et que des flacons appétissants, à côté des boîtes de cristal et de claires porcelaines, jettent dans l’air étouffant leurs affriolants arômes.


Luc retire son veston, accroche son chapeau, enlève son gilet sans apercevoir dans la glace la grâce de ses gestes. En bras de chemise, avec son col et sa cravate, il est très gentil ; à peine le sait-il. Dans un tiroir d’un petit chiffonnier sont pliés des maillots de roses divers, très tendres tous. Il y en a d’écrus qui, à la lumière, jouent parfaitement la couleur de la peau. Il y en a de rose-thé extrêmement pâles, et de roses un peu plus soutenus mais toujours très attendris ; c’est Julien qui les a choisis. Alors !… Et pas en soie — la soie donne un brillant ridicule aux jambes — en fil ; le fil a, lui, une diaphanéité et une matité qui se rapprochent excellemment de la chair ; et les mailles en sont plus fraîches. C’est un rose-thé pâle que prend Lucet après avoir hésité un peu. Dans le tiroir un gros sachet d’iris a semé son frais arôme ; le maillot embaume entre les mains de Luc. Voilà aussi les sandales de cuir, la tunique de bure, la toison, tombant de l’épaule jusqu’à la ceinture faite d’une torsade brune en poils de chameau ; il y a aussi, pour mettre sous la tunique courte, une brassière de lin blanc échancrée au col et sans manches. Le joli pâtre tout à l’heure ! — Si Nine voyait çà de tout près !…


Alors Lucet poursuit ; il s’assoit sur un divan tant soit peu défraîchi, face à la grande glace encastrée dans le mur ; il déboutonne ses bottines, s’avance jusqu’au tapis, laisse tomber son pantalon qu’il porte retenu par une petite ceinture de soie noire bouclée d’argent ; il enlève son caleçon de batiste rayé rose et, sa chemise jetée sur le divan, il s’attarde à regarder ses chaussettes noires monter vers ses mollets ronds et couper de leur ligne nette la nudité pâle de ses jambes. Il s’aime alors et veut s’amuser de lui-même ; il penche sa tête sur son épaule, élève son bras et le baise au plus près. Nu, il verse l’eau dans la cuve de porcelaine, plie à terre un grand peignoir sur lequel il pose ses pieds, trempe une belle éponge dorée dans l’eau laiteuse d’une addition de vinaigre parfumé et la promène, humide, surtout lui. Ses jambes sont polies et leur éclat s’exalte sous la rosée qu’épandent lentement ses mains fines, des talons au creux des reins cambrés ; des chevilles aux genoux… Et des gouttes embaumées glissent des épaules, sinuent le long du torse mobile dont la belle forme se soulève et frissonne, elles se poursuivent, contournent les hanches, se canalisent autour du ventre et insinuent leurs larmes claires entre les bulbes renflés des cuisses ; un instant les goutelettes demeurent aux genoux et se précipitent en courses folles des mollets aux pieds nus à peine moins blancs que la blancheur du linge sur lequel ils reposent.

Quand Luc s’est essuyé par tout le corps il s’étire. Et tout son corps raidi sous la tension des muscles, fait jouer les mille beautés que garde, au repos, la finesse de ses membres.

Il se rappelle que Julien doit le venir rejoindre, et s’inquiète de son absence ; il songe que son ami aimerait le voir ainsi dans sa nudité totale sous la lumière blonde de l’électricité… Après s’être étiré, il commence d’entrer ses jambes dans le maillot ; l’étroitesse du tissu exaspère, en le prenant, l’émoi de sa chair.

Il en est couvert comme d’un autre épiderme qui l’enserre de toutes parts au point de le soulever en paraissant alléger son corps. Et toutes les surfaces érectiles de son épiderme fin se gonflent d’aise. Il passe sa brassière, jette deux bretelles de soie sur ses épaules pour attirer vers les reins et tendre davantage encore l’enduit caressant du maillot dont l’adhérence l’amuse par le soin qu’elle prend de le détailler intimement sous sa pulpe rose-thé.

L’effervescence de sa chair calmée, il sonne pour qu’on lui mette ses sandales sans avoir à se baisser. Elles montent haut vers la rondeur cambrée des jambes ; et les mollets jaillissent lumineux du fauve réseau de leurs lanières, ainsi que deux longues amphores d’argile rose contenues par les doigts effilés d’un esclave nubien. Il se coiffe lui-même en donnant aux boucles de ses cheveux un agreste désordre ; et ses bras levés se déploient hors les manches de sa tunique suivant le rythme doux et grave d’un marbre antique. La tunique sombre détermine sur ses cuisses claires une ligne mouvante qui en souligne les fermes contours. Il se ceint de la ligature en poils de chameau, revêt le lambeau de toison, se touche les yeux d’un trait de fard bistré, avive ses beaux sourcils d’un peu d’antimoine, colore ses lèvres jolies d’un rouge qui en précise le dessin — et se trouve prêt devant la glace. L’avertisseur grimpe les étages avec sa cloche assourdissante en glapissant :

— En scène pour le « un »… d’une voix impérative, lugubre et traînarde…

Luc descend nu dans son costume fruste et sombre, et fier merveilleusement.

Des habitués, sur son passage, se rangent contre les murs des couloirs étroits ; ils le suivent des yeux et dissimulent leurs regards étonnés en parlant d’autre chose tandis qu’ils frissonnent encore en eux-mêmes de la jeune vision fraîche qui vient de leur arracher en un murmure :

— … Le beau petit gars !…


Et l’hommage de ces inconnus rencontrés à chaque pas, étonnés de sa démarche, émeut délicieusement déjà Lucet. Il sent ces regards qui le portent, le bercent en d’étranges voluptés. Déjà l’angoisse charmante de sentir un peu de lui s’exhaler au dehors vers d’autres êtres absorbés en sa propre pensée, frissonnant de sensations nées de sa chair, tout à l’heure de sa voix, de soi-même, pénètre profondément l’âme de Lucet. Ses jambes cambrées de jeunesse et de vigueur, dont Julien s’est appliqué à développer l’eurythmie en lui enseignant la marche et les attitudes qui magnifient leur beauté, Luc Aubry est heureux de les laisser voir. Ses bras unis relevés de jeunes muscles gonflés se meuvent comme dans un rayonnement de tiédeur, de velours et de lumière ; Luc jouit de les sentir observés ; sa gorge pâle où des veines bleues transparaissent bat violemment sous le flux que multiplient les mouvements émus du cœur. Et la jeune simplicité de sa démarche, toute visible dans son maillot, rehausse singulièrement la grâce troublante de son visage et de ses yeux charmants.


Voilà Julien ; lui non plus ne peut se soustraire à l’étonnement ravi de voir ainsi Luc. À peine a-t-il le temps de maudire doucement ces femmes qui ne sont jamais prêtes et ont retardé sa venue ! Luc s’informe ; elles sont là, dans une première loge, un peu de côté ; elles verront bien Lucet dans sa grande scène où, pâtre amoureux de la Magdaléenne, il invective son amante en insultant le Nazaréen… À peine a-t-il le temps, Julien ; il lui faut examiner Luc, le complimenter du costume qui moule son adolescente nudité avec une précision délicieuse et ne cache ce qu’il ne saurait montrer que pour rendre plus captivant le mystère des formes dérobées. Comme Lucet a bien fait d’écouter son ami et de préparer sans le savoir, en posant Daphnis, l’éclosion ravissante de Iohanam !

Déah Swindor, elle, avait deviné le parti à tirer de cette coïncidence. La toile à succès du Salon et le personnage de son drame se porteront mutuellement. Tout Paris connaît le tableau, tout Paris voudra connaître le modèle. Et, de fait, déjà le bruit se répand dans la salle que Daphnis va paraître tel à peu près que le fit Julien Bréard ; les habitués des coulisses confirment en regagnant leurs places le charme de celui qu’ils ont vu. Les critiques dédaignent, pour la plupart ; les critiques informés déjà à la répétition générale déplorent cette rupture avec les coutumes sacro-saintes. Encore une excentricité de Déah ; faire jouer un rôle d’éphèbe par un jeune homme, éphèbe en effet ! Ces messieurs en sont encore, avec George Sand, au « collégien assez mal appris, mal peigné, infecté de quelque vice grossier qui a déjà détruit dans son être la sainteté du premier idéal… laid, même lorsque la nature l’a fait beau… » Quelle excentricité, tudieu ! tandis que dans la salle même crèvent de dépit : Léa, Rosita, Amanda, Ryta, Tata, toutes jolies demoiselles mûres ou impubères, les unes aux croupes éléphantincs ; les autres exsangues, aux os perçant la chair anémiée ; poussives ou aigrelettes et qui auraient très bien personnifié cet adolescent dont le verbe doit sonner, harmonieux et clair, et ardent de toute la jeune virilité que se refuse désormais à refréner sa chair !


Les affiches débordent d’elles, qui jamais ne représenteront sur nos murs les fraîches délicatesses d’un Iohanam ; les affiches tout occupées à baver au long des murailles ces filles et leurs veules anatomies mal contenues en d’impuissantes armatures orthopédiques, sous les mornes regards des passants !


Jules Bréard, le père de Julien, arrive à son tour sur le théâtre où la circulation est libre désormais, les machinistes ayant achevé la plantation des décors du « un ». Il aperçoit Luc Aubry, penché contre l’œil du rideau, qui examine la salle. Telle que, la silhouette claire de ses jambes réunies, de ses bras, de sa nuque ressort en contours merveilleux sur le fond obscur du rideau, et les ombres des herses se jouent sur lui et font valoir l’impeccable modelé de son jeune corps. Avant même que Julien ait eu le loisir de présenter le petit comédien à son père qui, négligent, ne s’était jamais préoccupé de le connaître, celui-ci grommelait, en artiste assez informé de la valeur des attitudes et de la plastique des êtres, un « N… de D !… » débordant d’éloquence brève, et dont la douceur un peu bourrue pénétra de joie le cœur de Julien. Jules Bréard ne se gêna guère pour complimenter devant Luc même, en le détaillant de la tête aux pieds sous sa courte tunique et son maillot aux blondes carnations, le goût parfait de son fils et l’exquise beauté du jeune acteur. Le maître était sensé comme il était bon ; le compliment, aussi flatteur pour Lucet que pour Julien, négligea la pointe maligne où s’étalait d’ordinaire la sottise des gens avides de créer ce dont leur sale pruderie veut paraître s’alarmer.


Luc entraîna Julien au manteau d’arlequin. Il voulait, sous prétexte d’examiner la salle, regarder Nine et sa mère avant que le régisseur, sur un timbre énorme, sonnât les trois coups. Il avait besoin de soulager son cœur anxieux d’une poignante émotion, que la vue de Nine apaisait. Et dans ces minutes émues et endolories presque à force de joies complètes, il ressuscitait, en bavardant auprès de Julien, l’enfant de chœur d’autrefois ; ses espiègleries à l’église dans la mélodie torrentielle des orgues ; la robe rouge et les aubes de dentelles ; le pain bénit ; Jeannine souriant et rougissant de honte jolie à son passage, un dimanche, deux dimanches, cinq, dix, vingt, trente dimanches ; lui gosse, elle gamine ; lui effronté déjà, elle timide encore ; enfants tous deux !.. Et Julien ajoutait en lui-même sans que Lucet connût rien de sa pensée : enfants tous deux tellement éloignés, — dans la retenue charmante qui craint encore de mal faire et n’ose pas, — de cette offrande hardie préparée sur le théâtre où toute réserve, toute pudeur presque se vont dissiper et laisser seuls face à face la beauté, la force, l’amour, le désir, l’audace de se montrer, le ravissement de se voir, prêts tous deux maintenant à ce que leur jeune chair ignorait jadis… Et Julien se recueille un instant comme pour réprimer cette pensée en laquelle son amour le dispute à son amitié, douloureusement.


Une rumeur se rapproche et se répand, c’est, suivie de l’auteur, Déah Swindor enveloppée d’un royal manteau de zibeline et de brocart émeraude. Elle sourit à tous, tous lui sourient ; elle va jusqu’à Lucet, Lucet remonte la scène vers elle. C’est lui qu’elle veut. Ce n’est pas tel gros critique au visage libidineux et pervers en quête de femmes grassouillettes, ce n’est pas le ministre Malassy, cuistre qui paonne et fait le vide autour de soi ; ce n’est pas celui-ci, ni celui-là épanoui en la courte roue du geai, ce n’est même pas Julien qui baise la main tendue de Déah en échange d’un sourire affectueux de la comédienne, non ce n’est pas même Julien, c’est Luc Aubry. Et ses doux yeux effilés marqués de kohl couvrent de caresses joyeuses l’adolescent, mieux, l’éphèbe accompli. Elle approuve d’un regard le costume qu’elle a dessiné. Les bras nus de Lucet ne l’effarouchent pas, ses bras sont nus aussi ; elle appuie son coude à l’épaule dévêtue de Luc et Luc frémit au contact de cet épiderme qui se prend au sien et l’échauffe. Jamais, bien que Julien cherchât vainement à se le persuader, jamais aucun être encore n’àvait, en sacrifice délicieux et précieux, reçu la virginité de son corps. Ce contact de la femme, en Déah, c’est déjà l’initiation aux œuvres de la chair exacerbée, sinon à l’amour. Lucet sent, malgré lui, sa virilité s’émouvoir ; la tranquille apparence de sa démarche ment au trouble violent qui l’excède… Il a presque envie de le crier à Déah Swindor ; il s’en confesserait volontiers à Julien, et si Ryta Girly s’offrait comme l’autre jour il l’écraserait dans une étreinte…


… C’est Lucet que veut Déah, non pas parce que le printemps de cet enfant affame son automne — elle n’eût pas attendu à ce soir pour le lui faire comprendre — elle le veut parce qu’il est sa création, sa nouveauté, son œuvre, son jouet, parce qu’il est joli, excentrique un peu comme un collégien égaré parmi la foule des cabotins, dans le vice surchauffé et la perversité cynique du théâtre. Il flatte l’outrance de sa vanité bon enfant et aussi son goût du beau — car Lucet énervé est étrangement beau ce soir ; — son goût d’art raffiné — car Lucet a, ce soir, une voix harmonieusement claire et neuve et fraîche ainsi qu’une fraîche musique impolluée ; et le poème va recevoir de sa diction élégante et pure une note d’une telle justesse que l’âme même du poète frissonnera sur le fin triangle rouge qui est la bouche adorable du jeune homme, et dans ces deux lacs de troublante lumière que sont ses yeux…
XV

Tous ont regagné la salle. Julien est au balcon auprès de son père et de Mme Jules Bréard, sous la loge où Mme Marcelot et Jeannine attendent, en causant avec d’autres amies, l’ouverture du rideau que baigne de grand jour l’ardente flambée du lustre.

Soudain tout s’éteint ; ténèbres profondes sauf au ras de la scène où coule le flot incandescent de la rampe… Un bruissement doux de harpes, la langueur déchirante des violes et la rumeur incertaine des cuivres… harpes encore égouttant la pluie subtile de leurs ondes ; les violes s’exaspèrent, et leur gravité tendre de mezzo se fait aiguë. Harpes encore en trilles précipitées qui vont égrenant leurs résilles de perles en le vent léger des violoncelles. Les cuivres clament en sourdine, s’affirment, se gonflent de sanglots dont le crescendo se meurt mêlé à d’invisibles voix humaines… Tout se tait… Les harpes voltigent, telles qu’au bord de l’eau bleue un friselis de libellules polychromes dans les émeraudes endolories des saules… Le mystère de voix lointaines surnage et s’exprime éploré dans le murmure lent d’un psaume ! Le plain-chant stérile fleurit sous les violes et se métallisé dans la joie dansante des cymbales… Des pétales embaumés de fleurs neigent sur les bouches closes. Les harpes se résolvent en rosée claire… L’aube, après l’ombre, point ; et l’aurore se lève… Le rideau se déchire, et le soleil de Judée éclate en fanfares sonores dans les vermeils et les ors lumineux ; les maisons roses étincellent en la morne pâleur accablée des oliviers d’argent. Les guipures des jasmins et l’or des tournesols allègent le poids endeuillé des cyprès, la sveltesse des palmes et des tamaris. Tout se pâme sous la luxure azurée du ciel ; et des formes statuaires, hors les maisons, s’essorent, mouvantes et coloriées, dont les voix déjà, dans l’agonie paisible des violes, des harpes et des cymbales chantent la gloire du poème…

Et tout Paris halète sous la pesée glorieuse de cette vision, sous l’intense émotion qui, des mots, s’échappe et fouaille l’inertie des cœurs.

Marie de Magdala paraît, sinueuse et blonde, entre les feuillages mobiles des figuiers et des eucalyptus. C’est la musique passionnée du Cantique des Cantiques qu’exhale la mièvrerie charmeresse de ses lèvres : le chant royal de l’Amante à l’Amant !

L’Amant, ce jeune pâtre au doux visage ingénu que marquent de hardiesse virile ses beaux sourcils, arcs sombres tendus sur le gouffre lumineux des yeux indiciblement beaux. L’Amant, ces jeunes formes dont l’ineffable pureté frôle en passant les jasmins blêmes et fait pencher les tournesols d’or… L’Amant, la bouche fleurie de sang ardent qui, dans le rapprochement des lèvres, enfante les jeunes baisers. L’Amant, la fraîche bouche incomparable dont la grâce mélodieuse parcourt avec un charme hallucinant les gammes sans égales de l’amour. L’Amant, ces bras magnifiques et veloutés et ces jambes cambrées pressées de se nouer en l’étreinte prodigue de leur luxure et de leur joie… L’Amant, qui se repose impérieux et doux au ventre souple de l’Amante, et met en feu les flancs ouverts à la tension de sa chair et les rafraîchit de sa fécondité… L’Amant, le Printemps, la Beauté, la Jeunesse et la neuve Virilité avec ses étonnements pervers, ses hardiesses gamines, l’effronterie des fringales qui veulent ignorer la satiété. L’Amant : Lucet, éphèbe merveilleusement nu et désirable…

Et la courtisane délaisse les amours compliquées, prend à pleine bouche la simplicité candide du pâtre, et, pour la joie de les bercer, éveille en cette chair fruste les voluptés qu’apaisera sa chair savante… Déjà c’est la pitié inclinée vers les humbles ; l’aumône de la joie ; l’amour du beau ; le renoncement au pharisaïsme facile des heureux ; la marche vers la Charité… Marie de Magdala a suivi de loin — oh ! de très loin, elle que tout homme recherche et dont se détournent les foules — le Maître de Nazareth. La Lueur surhumaine, qu’ont mal vue ses yeux dans l’éloignement, éclaire confusément son cœur de fille, et le Sermon sur la Montagne, en elle ne déploie ses rameaux qu’en pousses sauvages. Elle a, sur les chemins de Galilée, rencontré l’enfant dont la chair est plus pâle que les troènes pâles, dont les lèvres sont plus rouges que les coquelicots épars dans les moissons de Sichern, dont les yeux étonnés sont pris en des auréoles bleues comme les nuits étoilées du lac de Tibériade… Il faut aimer, elle l’aime… Il faut être pauvre, elle abandonne ses joyaux, ses parures et les terrasses marmoréennes de Jérusalem pour suivre la tunique de laine grise de Iohanam jusque sous le chaume des masures. Les yeux de clair obscur du jeune pâtre, quelle joie nouvelle dans la détresse où se veut ensevelir la magnificence innomable de ses débauches ! Même elle ne sait pas, la Magdaléenne, lequel de son cœur ou de son désir est pris au rythme souverain de cette jeunesse ardente. Elle aime, voilà ! Elle aimera encore lorsque, sous les huées de la plèbe immonde, elle portera jusqu’au Maître compatissant de Nazareth le vase de parfum dont elle veut baigner Ses pieds douloureux. Elle aimera toujours !…

Oh ! dans le second acte, l’effondrement de la Magdaléenne devant le Thaumaturge divin ; et l’arrivée de Iohanam enivré d’amour et fou de caresses demeurées jusque-là stériles ; l’arrivée de Iohanam surprenant la courtisane aux pieds de l’Amant nouveau !

La fureur ardente de l’enfant, ses invectives à la femme, à l’Homme qui la lui prend… Et la douceur infinie de Celui qui pardonne et conquiert, après d’autres cœurs, le cœur frais éveillé et l’âme neuve et le corps vierge désormais de Iohanam !… Et, dans l’achèvement de la trilogie où toute Poésie prit l’essor comme un doux vol de ramiers, ce fut l’apport des églantiers fleuris et des palmes sereines cueillis au long des routes, sur les haies, dans la plaine, par la foule domptée ; ce fut la musique céleste que les sourds entendirent, l’hosanna clamé par la bouche revivifiée des muets et la marche glorieuse des paralytiques…


L’amante ce n’est pas la fille de Magdala ivre de beauté, illuminée d’espoir en le cadre merveilleux où, dans la sereine mélopée des flûtes et la plainte adoucie des fragiles chalumeaux, s’irisent les lointains cendrés de Gâlil et s’empourprent au crépuscule les terrasses et les palais sichémites, — l’amante c’est Nine désormais, que vient de troubler jusqu’en ses plus subtiles attributs de femme le Désir sublime, le désir de Luc Aubry radieux dans l’éclat, dans l’insurmontable attirance, dans l’énervante splendeur de sa nudité…

. . . . . . . . . . . . . . . . .


Tandis que les salves interminées des bravos font s’ouvrir et se refermer dix fois le rideau, tandis que les bravos vibrent encore jusque sur le boulevard dans la nuit enfiévrée de Paris, Nine aime, Nine adore Luc Aubry, sa voix enjôleuse et caressante, douce ainsi que les flûtes, divine ainsi que les harpes dans la brise attiédie de Palestine. La voix ce n’est pas assez dire ; les yeux aussi ! Mais c’est plus, que veut Jeannine. Ce ne sont pas seulement les lèvres ardentes de Lucet qu’étreint son rêve tandis que dans le coupé rapide et prosaïque, auprès de sa mère, sur le capitonnage de satin outremer, se brise l’essor de sa pensée. Ce ne sont pas seulement les lèvres de Lucet ! Nine a le courage de s’avouer son amour entier, sans honte. Elle a vu Lucet, des pieds flexibles dans les sandales découvertes jusqu’aux épaules nues, jusqu’aux cheveux ondulés tout imprégnés encore des caresses de Déah Swindor. Elle aime, elle adore, elle désire les baisers de Lucet, et sa chair crie à son cœur la joie et la souffrance de son désir…
XVI

Julien après avoir conduit Jeannine et sa mère jusqu’à leur voiture, regagne la scène et le théâtre pour saluer Déah Swindor. Il rencontre Luc, ce Luc charmant momentanément efféminé dans la langueur fatiguée de son joli visage ; efféminé mais homme, mieux, jeune homme par la grâce incomparable de sa mâle assurance. Ce soir toute sa beauté vient de se multiplier par les innombrables regards qui l’ont admiré et déjà se souviennent de lui… Lucet sourit des câlines paroles du jeune peintre ; il l’engagerait bien à monter dans sa loge au quatrième, mais, outre que des amis retiennent Julien, il craint de braver à ce point la clique théâtreuse qui l’entoure. Ce pourquoi aussi Julien ne veut pas attendre Luc, le prendre avec ses amis dans sa Victoria pour le conduire jusqu’à la gare Saint-Lazare.

Julien, Luc et Jeannine s’arrachent tous trois l’un à l’autre et demeurent seuls, prêts à pleurer. Et cependant, qu’il eût été agréable ce bout de causerie, ensemble, dans le confortable équipage ! Tandis que tout seul, comment va s’arranger Lucet ? Comment ? retombé parmi la cohue indifférente des rues…

Dans l’escalier étroit et poussiéreux des loges, de fauves odeurs de chair se mêlent aux cosmétiques criards des femmes ; les figurants et les figurantes empoisonnent le suint ; la chaleur devient insupportable qui fait jaillir par bouffées la sueur au visage, sous les yeux. Lucet une fois déshabillé, se rafraîchit à nouveau tout le corps ; et sa chair s’émeut encore dans la solitude de sa loge surchauffée, et cette solitude, pour la première fois peut-être, lui pèse horriblement. Il se rhabille vite. Et c’est, en descendant, la rencontre des machinistes, des électriciens, un peu gouapes, bons garçons quand même, qui le saluent d’un important et respectueux et flatteur :

— Bonsoir, Monsieur Aubry !

La loge de Déah dégorge son trop plein jusque dans l’escalier qui, de la scène, descend directement devant le concierge jusqu’au couloir de la rue. Luc n’essaie même pas de pénétrer ; seulement, par-dessus des épaules, des voix et de la lumière se meuvent parmi les damas bleu pâle et crème du boudoir… Il passe, gamin, avec son feutre mou, havane, bien campé sur sa tête fine, son « complet » gris foncé et très élégant, très jeune, son col qui prend d’adorable façon sa nuque jolie et soulève son menton au profil rare qu’anime le sourire exquis et impertinent de sa bouche. Dehors les fanatiques attendent Déah Swindor. Luc traverse la haie. Des femmes, des jeunes gens prononcent déjà son nom, défiguré sur l’affiche en Luc Bruay à cause des règlements du Conservatoire. Même, en s’éloignant, il entend que les jeunes gens se chicanent sur son identité : est-ce Iohanam, n’est-ce pas Iohanam ?…

— Sûr que c’est lui ! on dirait une gonzesse tellement qu’il est bath, — clame, renseigné et d’une voix canaille, un semblant de petit ouvrier, vague camelot, ouvreur de portières, ramasseur de mégots, figurant, au bonheur du jour.

Oh ! ce soir paisible où les lumières percent l’obscurité, comme il abandonne Luc à l’indéfinissable solitude de l’esprit, du cœur, de la pensée, de la chair ! Il y a des « femmes » plein les trottoirs… Luc pense à se vautrer ; oui, oui, à se vautrer ; pas à s’amuser, non ; à se vautrer pour reprendre pied sur la terre, pour humilier ses rêves et son corps, pour dissiper l’énervement de cette soirée dans laquelle enfin ! enfin ! le petit enfant de chœur a vu se réaliser quelque chose des désirs qu’il croyait impossibles. Il vient de grandir de partout. Oh ! oui, il y en a des femmes ! plein les trottoirs. Déjà celles de la brasserie à côté du théâtre l’avaient attiré par la violence même du dégoût qu’elles lui inspiraient ! Luc prend sur le boulevard un omnibus de la gare Saint-Lazarre ; il rentre chez ses parents à Nanterre. L’omnibus est complet dessus, il reste une place dedans. Les gens sont affalés sur les banquettes. Pas un ne se doute, dans sa veule demi-somnolence, de ce qu’est le petit voyageur monté à l’instant, ni quelle splendeur il porte en lui et quels exquis tourments de joie deux mille personnes ont éprouve’s par lui. Comme l’apathie de ces visages terreux l’effraie ! Et le crissement ferrailleur de la vieille guimbarde, quel chant d’anonyme et continuelle misère ! Comme ce serait plus raisonnable tout de même de se plier à la monotonie grise de l’existence révélée jusque dans le dégingandé de l’omnibus, dans le sillon blafard des rues et des boulevards, comme ce serait plus raisonnable que de s’exalter dans les cartonnages et les décors du théâtre ! que de s’illuminer à ces feux de paille de la rampe et du succès pour rentrer si précipitamment dans la banalité sotte et bourgeoise de l’existence ! Au moins l’âme n’aurait point à subir de ces oscillations dangereuses qui l’énervent et la déconcertent. Lequel est vrai : l’Art ou la Vie ? Et ne sont-ils pas, l’un, la contradiction incessante de l’autre ? N’est-ce point cabotinisme odieux, en effet, pitrerie, ces sursauts vers un idéal qui font si douloureuses les chutes dans le réel ?

Et toute l’intelligence de Luc se révolte contre le chétif train-train où la jouissance inespérée d’un modeste héritage a plongé pour jamais son père et sa mère retirés dans leur maisonnette de Nanterre. C’est là que Lucet va les rejoindre pour trouver tout uniment la bonhomie du foyer sans aucune envolée vers aucune hauteur. Son père et sa mère n’ont pas assisté à ses débuts ; ils sont terre à terre, et fatigués, et n’ont jamais compris grand’chose à toutes ces « simagrées » qui ne relèvent pas du commerce et leur paraissent entachées d’opprobre. Ils aiment bien trop leur petit Luc pour réprouver sa vie ; ils ne la veulent cependant point admirer. Mais Lucet trouvera quand même, en rentrant, son couvert mis dans la cuisine bien propre et luisante de partout ; son chocolat qu’il aime prendre froid dans une tasse à fleurettes bleues, toujours la même, sa tasse ; il y aura aussi une tranche de jambon, — sa mère refuse le foie gras qu’il aime bien aussi, parce que c’est trop « lourd » le soir — avec une baguette de gruau « de cinq heures », du vin blanc, des confitures et des a petits-beurre ». Quand il aura « soupé » il rentrera dans sa chambrette gentiment claire, il se déshabillera devant son lit bien blanc dont la « couverture » est faite avec un soin particulier ; sa chemise de nuit sera prête ; le livre nouveau acheté la veille sera sur la table de nuit avec la lampe en veilleuse. S’il n’y a pas de livre nouveau, la petite bibliothèque en acajou contient tout Molière, tout Racine, Corneille, Mussett Hugo, Shakespeare et bien d’autres. La chambre est tendue en papier et cretonne crème et rose, elle donne par deux fenêtres sur le jardinet. Il traversera pour y entrer — ça, ça l’ennuie beaucoup — la chambre de ses parents ; son père ronflera, mais sa mère attend son retour et veut être éveillée pour lui parler, pour savoir s’il est content, comment ça s’est passé, lui faire ses petites recommandations, — chère pauvre femme adorée ! — Elle ne comprend guère le théâtre, cette maman attentive et chérie, mais elle comprend divinement l’amour de son Lucet. Elle subit sa tyrannie avec une douceur tremblante et toute prête à plier davantage encore s’il l’exige. Il est tellement joli ! Elle est femme aussi, elle ; elle s’en aperçoit bien qu’il est joli. Dame ! Elle voit que depuis peu Lucet s’énerve ; elle craint l’étroitesse de leur existence trop en désaccord avec la vie opulente de toutes ces personnes dont Luc est obligé de faire sa société… Et dans « ces personnes » il y a les femmes, les « vilaines femmes » capables de faire du mal à son fils si fragile, si tendre, si délicat que sûrement — elle se l’imagine — il n’aurait pas la force de supporter la… ce que… les… il est tellement joli ! et menu ! que pour sûr ses pauvres yeux en seraient meurtris quoi !… Ah ! comme elle comprend bien tout, la maman de Lucet, et comme elle guette, inquiète, apeurée, dans les yeux de son enfant, sans en oser rien dire jamais, le trouble de sa chair acquise enfin aux exigences de ses jeunes désirs…

Aux exigences de ses jeunes désirs…

L’omnibus s’est arrêté, Luc est descendu. Il y a plein de monde dans le hall de la gare, des filles, des filles… Luc ressent dans sa chair tous les énervements de cette soirée ; toutes les excitations montent du tréfonds de son être et l’étourdissent ; il a mal partout. Il se reproche ces retards, puisque tout en lui crie qu’il est temps, qu’il faut, puisque Ryta a voulu de lui ; puisque dans son hésitation elles l’ont déjà frôlé, une, deux, trois, quatre, de la même offre, des mêmes yeux qui fouillaient, en lui parlant, jusque… C’est donc qu’elles veulent de lui aussi celles-là ! Ses bras et ses jambes lui font mal, il a comme un bourdonnement, un vertige dans sa tête et ses jambes ; l’intérieur de ses jambes lui fait mal, il lui faudrait se détendre, se… Après tout il est bien d’âge ; il a été assez raisonnable, s’il avait voulu déjà !… les autres jours… Tant pis ! ce soir il se veut livrer. Le public ce n’est pas assez, ni la musique des mots, ni la grâce des gestes, ni les acclamations ! Tout cela n’aurait pas dû finir ; tant pis ! Il lui faut recevoir encore et donner ! Que par son acquiescement et sa volonté une autre créature déborde de lui, qu’elle soit envahie de son désir… et qu’il soit homme enfin ! enfin !!!

Luc ne refuse pas la dernière offre ; il n’a pas osé reculer tant la fille s’est faite prometteuse. Elle voulait aller prendre un bock, Luc a refusé ; c’est tout de suite qu’il la veut, tout de suite tandis que son désir se cabre en lui… Rue du Rocher ? bon ! rue du Rocher. Dès la porte refermée, dans le vestibule de la maison quelconque et l’escalier obscur, la fille est d’une impudeur révoltante. Il retient ses gestes, arrête ses mains, lui arrache sa bouche ; mais ses mains, sa bouche sont furieusement attachées à l’enfant. Ah ! Luc se voulait vautrer, certes il se vautre ! Il s’étonne de s’être ainsi donné et d’être comblé, violemment comblé, de ce qu’il venait chercher. Il n’est pas un coin de lui-même que déjà la fille n’ait exploré, dans l’escalier, où les caresses infâmes alternent avec les marchandages odieux et les mots ignobles. Et les gestes qu’il voudrait conjurer, grand gosse inexpérimenté, se précisent sur lui, l’enveloppent avec une obscénité effroyable et tenace… Tant pis, il ira jusqu’au bout. Après tout, sa répulsion est ridicule puisqu’il a accepté… D’ailleurs la tension exacerbée de ses sens maintenant surmonte l’indécision de sa volonté… Ils entrent. Une lampe est allumée sur la table d’une pièce ambiguë ; la fille emporte la lumière dans une chambre ; Lucet suit sans parler. Son inexpérience attribue une importance démesurée à cette première rencontre. Les mots se figent dans sa gorge tant la surprise physique l’étreint et se mêle à la surprise qu’une semblable chose soit possible et paraisse si naturelle aux ricanements goguenards et crapuleux de la foule. Cette fille — qui le prend lui plus qu’il ne la prend elle — a sa pareille dans chaque rue, dans chaque maison, à chaque étage presque de ce claque-dents monstrueux et bégueule qu’est Paris ! Et le silence tranquille de la chambre, la violence croissante de la fille, satisfaite enfin, après des méfiances grossièrement visibles, des quinze francs versés écu par écu et cachés aussitôt, ont presque les allures d’un rite obscur dans le mystère d’un temple. La gouine en se déshabillant se multiplie. Lucet la laisse faire stupéfié des choses inconnues que lui révèlent les détours monstrueux et la science de cette femelle… Pas une fois, pas un instant dans la clarté de la chambre aux persiennes closes où se déshabille Lucet, elle n’eut la moindre impression de la beauté parfaite de ce jeune corps, de la finesse exquise de ces membres dont aucun ne reste insensible à ses manœuvres ; elle ignore la pureté admirable des traits adolescents, le râle de la bouche fraîche comme une fleur et savoureuse comme un beau fruit, la tiédeur blanche des mains qui finissent par rechercher sa chair veule et labourent sa peau à chaque caresse nouvelle. Elle s’étonne seulement que le jeune homme dérobe ses lèvres, dans un mouvement d’insurmontable aversion, aux baisers gloutons et faux dont elle le veut couvrir. Mais elle insiste, elle sent que l’enfant est sa proie, maintenant qu’il est nu contre elle et défaille dans ses bras ; elle arrache du lit le couvre-pied de soie, le jette à terre sur le tapis. Dans une étreinte habile, elle saisit Lucet, lui ploie les reins, et tous deux roulent ensemble sur le plancher ; elle maintient le jeune homme sous la pesée enveloppante de son corps… Luc retire encore sa bouche, la louve la lui prend de force… Aussitôt elle sent l’enfant qui ne se débat plus consommer en elle l’œuvre de la chair… Pressée d’en finir, espérant un autre client, ou lasse de se prêter, elle s’arrache au spasme d’un mouvement brutal et canaille ; elle gueule d’une voix rauque et voyou en prenant ostensiblement son bidet de cuivre nickelé sous la toilette :

— Ben vrai ! fallait rud’ment qu’t’en aies envie !…

Elle fait, devant le petit comédien, sa lessive immonde d’un geste dont le cynisme et l’ignominie surpassent tout ce que Lucet pouvait imaginer de honteux et d’insolent dans l’obscène.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Luc se rhabille dans l’escalier, met sa cravate et son faux-col dans sa poche, noue un foulard — le mince foulard de soie que sa maman n’oublie jamais de mettre dans sa poche — autour de son cou, retient ses sanglots pour demander « le cordon » et, dans la rue, se met à pleurer comme un enfant…
XVII

Luc retrouva le lendemain Julien et Jeannine chez Mme Marcelot. On avait avancé l’heure habituelle du dîner pour que Lucet n’arrivât pas en retard à son théâtre.


En même temps que Julien achevait le portrait de Jeannine, il prodiguait à la jeune fille ses bons conseils de peintre et d’ami ; et ce n’était pas chose bien facile que l’enseignement de son art robuste et fier contraint de s’accomoder aux mièvreries mignonnes et menues de ces amateurs insupportables que sont les belles madames et les ravissantes mademoiselles. N’importe, si le talent de Jeannine restait enfoui dans les brouillards embaumés de poudre à la maréchale et laissait voir sous un fin linon de tremblantes juvénilités grêles et pâles incapables de jamais prendre leur essor, elle, Jeannine, réalisait auprès de Julien tout ce que peut une jeune fille, de grâce le’gère, simple et charmante, ployée sans effort, sans pose, naturellement, aux habitudes un peu bousculantes et brise-tout des garçons. Et cela était un régal pour Julien et le guérissait presque de son incurable, croyait-il, misogynie.

Croyait-il, car Jeannine était seule à l’exclusion des autres femmes à exercer ce mystérieux pouvoir sur le jeune peintre. Encore cette mainmise sur son esprit et sur son cœur prenait-elle surtout sa force dans l’amitié de Lucet pour Nine. Il semblait à la sensibilité morbide de Julien qu’un peu de Luc rejaillît sur la jeune fille et qu’il le pouvait aimer ainsi. Chaque contact des deux enfants développait ce partage impondérable ou cette invisible communion ; et Julien aimait sa jolie Nine à travers les beaux yeux de Lucet.

Aucun détail des choses et des gens n’échappait à sa perspicacité d’artiste ; et son petit ami avait particulièrement le don d’éveiller en lui d’incroyables facultés de voir. Dès que Lucet entra au salon où les pâles lumières luttaient contre la lente décroissance du jour, Julien vit sur la ligne caressante des joues l’ombre bleue dont s’alourdissaient aussi ses paupières battues. Il le fouilla profondément de ses yeux clairs en prenant la main tendue du petit comédien ; et tant de pitié affectueuse se répandait dans le silence de son interrogation que Luc fut sur le point de crier la douleur encore vive et la déception suprême de son émancipation ! Mais Jeannine vint à lui, mains offertes aussi, et dissipa l’acuité passagère de ce souvenir. Et Luc devina sous la pression un peu brusque de ces mains fines, tout ce qu’il y avait de femme en la marche sinueuse et gentille, en les paroles douces, en le corps de Nine, — et l’horreur lui vint de penser que celle-ci, tellement délicate et affinée, était toute semblable à la gouine qui, la veille, avait senti se détacher en elle les pétales de son adolescence déflorée.

… Et Nine avait pour dire : « Monsieur Luc » des intonations de voix charmante où tenait aussi de l’admiration, de la jalousie. Elle disait : « Monsieur Luc » tout bonnement ; mais ces deux mots se prolongeaient au delà, dans le silence qui suit, dans le joli sourire des yeux tellement jolis qu’ils paraissaient contenir la vision pastellisée de Lucet nu dans le collant rose-ambré de son maillot. Et les prunelles malicieuses — et amoureuses — de Nine semblaient, en regardant le jeune homme, se caresser à sa douce image… Nine évidemment se demandait, dans son ignorance curieuse d’être renseignée et de connaître des dessous à peine soupçonnés, à qui pouvaient bien appartenir toutes les choses mignonnes : formes, voix, regards, gestes dont se composait cette merveille d’élégance, ce fin bibelot vivant : Luc Aubry ?

À personne, probablement, pensait-elle ; il est si gosse !

Oh ! celui-là n’était pas dangereux, c’était presque une fille… Même dans sa familiarité grandissante, comme le maître d’hôtel annonçait le dîner, Jeannine eut envie de prendre Luc par la taille, comme elle aurait fait pour une de ses amies, en lui disant : « ma chérie ». Les mots se posèrent sur le bout dé sa petite langue malicieuse et remuante ; mais elle se retint à quatre parce que Julien était là et qu’il ne plaisantait pas, lui. Ce pourquoi du reste, Mme Marcelot tolérait sous son égide une intimité sans inquiétude.

Et tout l’attrayant problème se posait devant elle, auquel elle craignait de trouver une solution. Elle n’était pas effrayée d’en bouleverser les chiffres, oh ! non, sa réserve n’allait pas jusqu’à vouloir ignorer que tous les jeunes hommes rencontrés à droite, à gauche dans son monde, se vantent d’avoir — quitte à n’en rien faire — une « amie » et en parlent à mots très découverts. Bien qu’elle ignorât encore totalement à quelles extrémités pouvait conduire la simple affirmation de cette possession, elle imaginait des combinaisons très délicates et très délicieuses aussi — comme toutes les choses qu’on lui défendait étant petite, comme toutes celles aussi, aimables et séduisantes, vers quoi sa mère retenait son élan en lui disant :

— Nine, ma chérie, je t’assure que ce n’est pas convenable…

Et Nine s’arrêtait ; mais l’image restait en face d’elle, épanouie et joueuse et impénétrable, de ces mystères qui plus tard…

Luc répondait aux questions de Jeannine, et Mme Marcelot grondait que sa fille empêchât de dîner le petit comédien et se répandît en tant de questions. Quelques-unes trahissaient une préoccupation si profonde et si troublante que Julien se hâtait d’y répondre pour épargner à Luc l’embarras d’une hésitation qui eût singulièrement aggravé leur audace. Elles paraissaient toutes viser un besoin de s’instruire des choses nobles du théâtre, en réalité elles en frôlaient sans cesse les petits côtés, s’arrêtant par exemple à l’usage des fards, à l’intimité des loges, aux costumes, au tissu du maillot qui épouse chaque soir les courbes exactes du corps et s’incruste aux moindres replis de la chair caressée de son adhérence…

Tous quatre se levèrent de table. Pendant que Mme Marcelot donnait des ordres au maître d’hôtel et laissait Julien occupé d’un tableau nouvellement acquis, Nine resta un instant seule auprès de Luc. Elle voulut apprendre de lui jusqu’où le corps est enveloppé de ce maillot intriguant, comment, tellement étroit, on y peut pénétrer, comment on l’attache… Des perversités s’affirmaient dans ses yeux candides et enjôleurs ; elle voulait approfondir encore ; elle n’osa cependant désigner avec plus de précision le délicieux ami qui seul exacerbait son désir de savoir et dont la présence la bouleversait :

— Mais alors il faut être tout nu pour le mettre ?…

Au rebours de ce qui se passait à l’église autrefois, ses yeux tendres et naïvement effrontés bravaient les regards de Lucet tandis que Lucet appâli jetait de sa bouche en fleur le « oui » qu’il eût volontiers posé sur les lèvres de Jeannine…

On apporta les journaux du soir. Ceux du matin célébraient magnifiquement le drame sacré représenté la veille chez Déah Swindor. La musique supra-terrestre y recevait son tribut de louanges, aussi la mise en scène d’une perfection telle que Déah seule était capable de la réaliser. Mais de Luc Bruay, point ! Cependant un des attraits de la soirée avait été l’originalité de ce rôle de Iohanam interprété par un possesseur véritable des qualités exigées pour sa création ! Mais X*** traitait, dans son feuilleton anatomique, de la structure hypertrophiée des demoiselles et du suint de leurs aisselles dont les quinquagénaires duvets chatouillent le prurit de son odorat. C’était tout. — Y*** et Z*** en des langages différents se taisaient à peu près entièrement sur l’œuvre dramatique, Y*** racontait ce qu’il eût fait à la place de l’auteur, Z*** parlait de Mélingue, de Frédérick-Lemaître, dans Benvenuto Celtini.

— Tout ça ne nous rajeunit pas ! hasarda Julien ! Lucet découvrit au milieu d’un des graves feuilletons du lundi quelques lignes dans lesquelles on osait féliciter Déah Swindor pour son audace à casser les vieilles formules et les vieux errements : «… Il faut louer sans réserve l’intelligente initiative que vient de prendre Mme Déah Swindor. Grâces lui soient rendues, nous possédons aujourd’hui sur un théâtre parisien le jeune premier, rara avis, dont la grâce juvénile et — pourquoi M. Luc Bruay ne nous permettrait-il pas de lui dire ? — la beauté distinguée sont une agréable compensation à l’éternelle (oh ! combien) jeunesse que nous infligent les théâtres subventionnés. Verrons-nous quelque jour ce gentil comédien interpréter les amoureux de Molière, aussi Perdican, Sandro, voire Zanetto et Chérubin — et il y aurait là motif à une heureuse innovation ? — C’est ce que l’avenir nous révélera. Nous travaillerons à ce résultat. Dès maintenant il convient de rompre pour ce jeune homme le silence complice d’intérêts inavouables, de craintes trop justifiées enfermés en d’injustes prébendes éternelles aussi comme ceux qui les détiennent. M. Luc Bruay, par sa science du théâtre, par sa jeune élégance, nous a charmés. Nous voulions le dire, voilà qui est fait. »

C’est Jeannine qui a lu cela tout haut, avec quelle émotion dans sa voix à chaque mot ! Et comme elle a marqué les termes qui semblaient traduire sa pensée intérieure : gentil comédien, grâce juvénile, beauté, charme et jeune élégance…

Et Julien rayonnait d’entendre ainsi parler de Luc, de voir enfin se libérer de la tyrannie insupportable des femmes de théâtre et de beuglant un écrivain tel que le signataire de cet article hebdomadaire.

Luc Aubry n’osait s’attarder à cette proposition dont il chérissait la pensée : jouer Zanetto et Chérubin. Il se sentait — et Julien ne l’ignorait pas — capable de mettre tout son cœur, tout son juvénile enthousiasme dans ces deux rôles ! Oui, il se sentait devenir Zanetto en lisant le Passant, Chérubin en lisant le Mariage de Figaro. Les rôles il les savait par cœur ; il avait scruté leurs exquises et profondes tendresses… Mais pourrait-il jamais être l’un ou l’autre ? l’un ou l’autre de ces deux gamins ravissants dont sa joliesse seule déjà, en dehors de son talent précieux, eût magnifié l’image !…

Et Julien affirmait sur le champ que Luc, un jour, serait Chérubin et que cette fraîche figure adolescente ne devait pas à jamais s’enfermer en les attraits exclusivement sexuels d’une fille !

Mme Marcelot et Jeannine n’entendirent pas les derniers mots. Luc serra les mains de son grand ami et lui dit simplement :

— Vous êtes bien gentil, Julien.

Et Julien tressaillit sous l’affectueuse étreinte de Lucet.


Les bonnes soirées passées là auprès de ces êtres aimables dont les attentions lui étaient également chéries, Jeannine d’un côté, Julien de l’autre, Mme Marcelot jeune et maternelle, flattée aussi de voir sa maison reprendre la tradition de noble hospitalité offerte aux arts — formaient un entourage dont se délectait le petit comédien, Chérubin, comme s’était plu à le nommer Jeannine trop heureuse de retenir ce nom, trop heureuse que la conversation conduite sur le terrain dramatique et sur le personnage charmant de Beaumarchais lui eût permis de saluer en Luc, dans l’indifférence apparente de ce nom, toutes les qualités de tendresse, de divine sensibilité et de grâce dont est, ce mot délicieux, comme la synthèse et comme l’image vivante : Chérubin…

C’était une opération très délicate et très minutieuse pour Lucet, que le baiser sur la main. Il s’en acquittait avec une aisance riante. Quand il relevait ses jolis yeux sur la personne qu’il venait de gratifier ainsi du contact fleuri de ses lèvres, il trouvait dans les regards, toujours, une adoration ou l’expression douloureuse d’un regret, même quand ces regards se voulaient expressément contenir et ne dévoiler pas leur trouble. Seulement aucuns de ces yeux-là ne s’étaient revêtus, comme ce soir, de la pieuse amitié de Nine ; aucuns de la fraternelle affection de Julien dont le bonsoir très doux contenait aussi un « Chérubin » que l’on eût dit enfermé dans un écrin de caresses et de larmes…

Lucet vite descendit dans la rue, gagna les boulevards par la Chaussée d’Antin et prit l’omnibus qui le conduisit à son théâtre. Et, dans le trajet, le petit protégé bleu et blanc de Figaro vint, de son doux visage, frôler le rêve de Iohanam.


— Monsieur Aubry, monsieur Aubry…

La concierge du théâtre le rejoint dans le couloir mal éclairé à l’extrémité duquel monte tout de suite l’étroit escalier vers la scène…

— Ce sont des lettres pour vous…

Des lettres ? C’est pourtant vrai, des lettres ! Des. Luc en a plein sa main blanche… deux, trois, quatre et cinq ! Cinq ! Il pâlit légèrement. Que lui veut-on ? Qui lui écrit ? On le connaît donc ? Il met les lettres dans sa poche, gravement, craignant, à son émotion, qu’on le prît pour un novice ou qu’on lui reprochât — les bons petits camarades — de poser !

Et son cœur battait fort en refermant sa loge au verrou.

Il lui fallut d’abord se déshabiller et se rafraîchir tout le corps avec sa fine éponge à peine mouillée. Quand il se fut bien séché, le pâle éclat de sa chair l’amusa. Elle était presque blanche ; mais par places des touches à peine roses, aux genoux, aux talons, se venaient poser, dont il suivait l’insensible progression. Il admira l’art du bonnetier qui tissa le maillot — il prit celui écru — dont il cernait ses jambes. Il ne paraissait guère qu’il dissimulât rien de leurs clartés blondes ; le tissu contre la peau ne se différenciait pas. Le maillot était très étroit, il fallait avoir bien soin, comme l’habilleur le recommandait, de mettre d’abord un pied jusqu’à la cheville puis l’autre pied en tendant beaucoup le tissu ; ceci fait, se lever, tirer à soi le maillot sur les mollets, sur les genoux, en enfonçant les jambes à force, puis sur les cuisses, enfin sur les reins et le ventre. S’il est de bonne mesure, il ne prend pas tout d’abord la hauteur totale des jambes et paraît trop court ; il reste alors à se plier sur les reins pour descendre dans les mailles qui se distendent de plus en plus, s’ouvrent et se resserrent sur les formes étroitement épousées sans qu’un pli vienne détruire l’unité parfaite des lignes.

Cette sensation caressante restait nouvelle encore pour Luc. Il se plaisait à en goûter la savoureuse étrangeté ; et cette saveur étrange éveillait des voluptés dans sa chair.


Il y avait cinq lettres. La première d’un mauve un peu soutenu, et très petite. Le dos de l’enveloppe était coupé en diagonale par une patte terminée sous un cachet de cire mauve aux initiales très fines mais dont l’empreinte mal prise les rendait illisibles. Luc déchira l’enveloppe ; il en sortit un fin bristol de même couleur plié en deux feuilles embaumées de quelque chose d’insaisissable, tellement délicat ! Sur toute la longueur des deux feuillets ouverts, une inscription répandait ses quatre lignes, telles qu’un quatrain. Luc sourit en les lisant ; et comme il rencontra ses yeux dans la glace, il se surprit à rougir. Elles formulaient un compliment à l’adolescente beauté de Iohanam, condensé en l’élégance parfaitement obscène d’une phrase qu’on eût dite cueillie dans le tiède azur de Naples parmi les grafitti pompéiens. Un mot avait été brouillé avec intention, facile à reconstituer, qui laissait dans l’impossibilité absolue, suivant qu’on le maintenait ou le supprimait, de déterminer le genre de l’effronté correspondant dont l’écriture était en outre visiblement contrefaite. Luc remit le bristol dans l’enveloppe. Il observa sa juvénile nudité dans la glace. Un insondable mépris envahit tout son être au souvenir de la prostituée immonde à qui il avait livré, la veille, la primeur exquise de cette beauté qu’il se dévoilait à lui-même et que saluait l’obscénité gamine du billet mauve.

La secondre lettre…

La cloche de l’avertisseur résonna plein le théâtre, les couloirs et les escaliers ; un grand coup frappé à la porte de sa loge ne laissa pas à Luc Je temps d’ouvrir la seconde lettre…

Et les harpes, les violes et les cymbales se fondaient, dans l’odeur des fards, en une mélopée vivante et caressante. Luc en fut enlizé comme dans le tissu blond et diaphane qui moulait ses jambes longues et claires dont la vue donnait aux yeux de la joie…
XVIII

Luc s’e’tait promis d’apporter de suite à Julien son premier courrier. Il arriva tout débordant de joie et possédé d’orgueil avenue de Villiers. Sans même que le valet de chambre l’annonçât il n’avait qu’à entrer.

Quand l’adolescent fut au seuil du salon grand ouvert sur l’atelier qu’il venait de traverser croyant y rencontrer Julien, celui-ci, sans être vu, ne put se tenir d’admirer son jeune ami. Sa fine silhouette cambrée de jeunesse et d’élégance s’inscrivait juste dans l’entourage orné de la porte où il s’arrêta craignant d’être indiscret. Derrière lui un haut cadre d’or était suspendue sur un chevalet. Sa jolie figure fragile et pâle effaçait, par ses tons d’exquise luminosité, les couleurs du tableau qu’il cachait. Seules les verdures sombres du fond et les reflets d’or du cadre cerclaient de lumière et d’ombre sa grâce déliée. Et ses yeux constamment dilatés sous un air d’étonnement puéril, et sa bouche entr’ouverte étaient d’adorables choses…

Julien l’épiait, dissimulé contre un des riches paravents déployés dans son salon et son atelier ; il se montra tout à coup à Lucet interdit en faisant un : « coucou… » très gamin et très joueur, et Luc partit d’un grand éclat de rire dans lequel se dévoilèrent, en un double collier de perles, ses dents spirituelles et incisives ; puis il montra toutes ses lettres et ouvrit d’abord le billet mauve.

Ses yeux étaient vastes et merveilleux ; une fatigue bleutée, très affaiblie déjà, en estompait la clarté. Du sang rose très pâle monta, comme il tendait à Julien le billet, sous la peau diaphane de ses joues, ainsi l’azur languide des yeux se changea en lilas ; et ses yeux embaumaient ainsi que deux larges fleurs…

… La première lettre était très… polissonne. Du moins Julien la jugea ainsi et, soudainement attristé, reprocha à Lucet de la lui avoir montrée. Mais le petit comédien tenait à faire passer sous les yeux de son ami ce qu’il appelait la « première série » signifiant par là son désir de continuer à recevoir ce courrier sans pudeur, curieux et charmant !

— Oh ! Julien, il faut encore que vous entendiez celle-ci, ce sera la dernière, elle est trop gentille et trop rigolo ; dites, Julien ?.. eh bien ! Julien, écoutez, voyons !…

Julien ne pouvait guère résister, il se fût condamné aux pires discours pour entendre la voix ravissante du jeune homme. Lucet fouilla dans ses lettres en les laissant voir ostensiblement toutes, et, de sa voix douce et irisée comme une perle des Indes contenue en le corail mouillé d’une conque rare, il lut :


« Monsieur,


« J’ignore totalement s’il est convenable qu’un jeune homme fasse à l’un de ses semblables une amoureuse déclaration, même quand cette déclaration se borne à exprimer une émotion très désintéressée. Je ne veux point m’en rapporter aux seuls usages et je récuse traditions et préjugés. La parole est donc au charme que répand autour de soi l’ordonnance parfaite de votre personne et aux sentiments que fait naître, parmi vos auditeurs, ce charme précieux auquel ils ne peuvent se soustraire dès que vous paraissez.

« Savez-vous, Monsieur, — et j’ose à peine vous donner cette qualité banale tant la poésie de votre création vous élève dans un monde étranger au nôtre — savez-vous que votre Iohanam est absolument joli ? J’approcherais de l’inconvenance si je me permettais de développer ce que comporte d’étourdissantes sensations ce seul mot : joli, et de folles suggestions l’éclatante nudité de votre jeune corps. Sachez qu’avant cette soirée délicieuse je n’avais pas la moindre notion de la beauté. Vautré dès le collège dans les horreurs odieusement conseillées aux jeunes hommes, et qu’ils acceptent a comme les ont acceptées leurs papas et tolérées leurs mamans, je croyais, grâce à des complaisances que l’or fait se plier jusqu’à l’accomplissement des moins nobles désirs, avoir épuisé les ruses les plus diverses dont l’amour (?) se sert pour souiller notre esprit et satisfaire nos sens ; je me trompais ! Il me restait à connaître de l’amour celui qui se cabre devant toute réalisation matérielle et se repose dans la quasi intangibilité du rêve. Je l’entendais, cet amour, bafouer de toutes parts. Ceux qui ont vu Iohanam soufflèteront la sincérité de leur conscience s’ils refusent de saluer en vous son image la plus inattendue et la plus accomplie.

« Je n’ai aucune raison, Monsieur, de taire le Credo que m’arrache votre jeune talent autant que votre complète beauté et je n’ai d’autre moyen de vous rassurer sur la dignité de ma démarche très périlleuse, je le sais, qu’en me faisant connaître.

« Je suis donc, Monsieur, … »


Et Lucet fit voir au bas de la lettre, écrite sur beau vélin chiffré, net et blanc, de belle tenue, la signature et l’adresse. Julien trouva très simplement brave cette déclaration et n’en fut pas surpris. L’auteur, quoique très jeune, n’en était pas à son début ; l’audace hautaine de son indépendance, la sérénité inattaquable de ses opinions en toutes choses faisaient de lui, dans la jeune génération artistique, l’arbitre incontesté de l’honneur comme de l’élégance et du bon sens.

L’écriture de la troisième lettre dénonçait sa roture à vingt pas, aussi le cachet, la couleur orange vif, l’odeur violente et la tranche dorée de la carte que Lucet sortit de l’enveloppe. Une écriture de maçon dans un style de cuisinière signait : Irène de Jolette, une invitation à son thé de cinq heures, rue de Monceau, dans l’hôtel que ce vieil abruti de G*** acheta pour elle. La gaupe coûte douze cent mille francs par an aux caresses gâteuses, et improbables d’ailleurs, du protecteur. Julien raconta l’histoire du bidet en argent niellé d’or, ciselé et reciselé, payé lui seul cinq cents louis avec la robinetterie de vermeil, dont les motifs érotiques copiés au Musée Secret de Naples, amènent l’eau chaude et l’eau froide dans la cuvette…

La quatrième sur fin papier ivoire armorié prie Luc Bruay de faire connaître au comte et à la comtesse Raymond de Païennes s’il accepte de jouer, dans une revue, quelques parties de son propre rôle de Iohanam ; le soin étant abandonné au petit comédien de fixer lui-même son cachet. Le comte et la comtesse l’informaient en outre qu’il devait être, à cette soirée, en compagnie d’artistes de la Comédie-Française, de l’Odéon et de l’Opéra-Comique. Et les salutations d’usage, sous une haute écriture ferme et droite à l’encre violette, se faisaient très aimables pour Luc. Comme un cliché désormais inséparable de son nom « jeune talent, charme, charmant » couraient sous la plume dans chaque lettre…

Julien fit servir le thé dans le salon où ils bavardaient. On alluma de blondes cigarettes de tabac du Levant, et les spirales embaumées s’étiraient paresseusement sur la tête des jeunes hommes.

Ce n’était ni banal ni fatiguant cette audition de lettres curieuses rendues plus attrayantes encore par la douce voix de Luc, par la beauté de ses yeux alertes dans l’expression que modifiait chaque mot tour à tour en la faisant ravie ou confuse, grave ou mutine, souriante ou mélancolique.

— … Et la cinquième, Lucet ? hasarda Julien surpris que tout à coup l’adolescent voulût se taire sur cette dernière qu’il avait bien vue.

Luc fit une moue espiègle où s’affirmait une hésitation qui ne demandait qu’à se rendre. Il suffit que Julien l’appelât : « Chérubin » pour vaincre le joli scrupule embarrassant… Chérubin trempa ses lèvres roses dans la fluette tasse de vieux saxe, se brûla la langue, qu’il avait déliée comme celle d’un jeune chat, au thé trop chaud, ajouta de la crème pour l’attiédir, but une gorgée dans la porcelaine diaphane dont toutes les tendres délicatesses laiteuses, amaranthe, bouton d’or, mauve et céladon n’égalaient pas en exquise fragilité le plus mince détail de son visage, — et commença…

. . . . . . . . . . . . . . . . .


Quand il eut achevé il défendit que Julien regardât l’épître étrangement passionnée où se révélait le cœur ardent et la chair affolée d’une femme cruellement déçue dès les premières semaines de son mariage. Elle pouvait sans remords, disait-elle, se livrer à l’ami que son cœur venait de choisir ; aucune crainte n’était possible ; la présence d’un mari couvrant d’avance les suites possibles et désirées que comportait l’offrande sans réserve de son amour…

Et Julien lut par-dessus l’épaule de Lucet, en examinant de près son profil rare et d’une souveraine élégance : « Si vous voulez m’aimer aussi, je vous aimerai, Luc flexible comme un roseau, de telle sorte que chaque instant de votre présence auprès de moi sera comblé de plaisirs encore ignorés, je veux le croire, pour que la joie merveilleuse de vous les révéler n’appartienne qu’à moi seule. Dites oui, grand enfant chéri, et répondez-moi comme je vous en ai prié.

« J’embrasse étroitement toutes les jolies choses que contient la grâce élégante de votre petit corps, je couvre de baisers la floraison divine de vos yeux et de votre bouche. Baisez les quatre lettres de mon nom, statuette charmante dont la parfaite beauté me fait souffrir, vous trouverez sur chacune la trace brûlante de lèvres qui désormais sont vôtres ! »


Il avait mis son pouce sur le nom. La « floraison divine de ses yeux » s’épanouit autant de fierté pour ce qu’il provoquait de sympathie passionnée, que de sensualité ressentie dans sa chair supra-sensibilisée par la caresse ardente des mots.

Julien ne put cacher la profonde tristesse dont fut voilée la clarté caressante de ses yeux. Il songeait… Lucet tenait encore dans ses menottes pâles et fines la lettre incendiaire. En jouant, Julien la lui enleva, chercha la signature : Lucy. Sa coïncidence avec « Luc » parut singulière. Et, sous le nom, ce post-scriptum : « J’attends, petit ami, votre réponse. Ecrivez-moi aux initiales V. R. G. 24, poste restante, bureau rue des Capucines ».

Le jeune peintre n’eut aucune difficulté à démontrer que l’écriture paraissait suspecte, que le papier aussi, très riche mais d’un format trop commercial, démentait le bon goût de l’amoureuse correspondante, et qu’enfin cette adresse « poste restante » indiquait une habituée de ce genre d’épîtres dont il était inutile que Lucet augmentât la collection. Au fond Julien tremblait que son petit ami répondît à cette Lucy et qu’elle obtînt de sa jeune effervescence ce qu’elle demandait si clairement… Mais, pensa-t-il, mon éloquence a grande chance d’être inutile ; la brûlante correspondante n’en restera pas à cette première lettre, je ne serai pas toujours mis au courant des suivantes et Lucet fera ce qu’il voudra.

Julien tira d’un secrétaire des lettres à lui adressées lorsque fut exposé Daphnis et Chloé. Luc fut surpris de la quantité d’approbations, d’hommages, d’insultes, de sottises, de compliments, de discussions nés de ce parfait chef-d’œuvre. Encore Julien prit-il soin que Lucet n’aperçût pas celles où la méchanceté niaise de ses correspondants visait en particulier son gentil modèle !

Y en avait-il de ces lettres charmantes, douloureuses, spirituelles, mauvaises aussi, venimeuses ! Mais quand même, dans celles-ci, quelque souffrance montrant le bout de son aile meurtrie les faisait pardonner.

Et les papiers étaient tous différents, du papier à tourlourous amoureux et du vélin aristocratique, le papier anglais rigide et les hautes fantaisies gaufrées, coloriées et parfumées. Et le tout sobre, élégant, criard, sordide, modeste, endeuillé comme les signatures dont les noms se cachent peureusement tout petits, parfois s’étendent avec complaisance, ou se présentent en une dignité de grand seigneur, — comme si les lettres aussi avaient des talons rouges, — ou ne s’avouent pas : les anonymes, celles qui se désolent ou injurient le plus fort.

Donc Lucet va les connaître ces joies journalières des pensées inconnues qui vous viennent visiter et veulent savoir, pénétrer les sentiments demeurés sans expression, mais probables, sous-entendus par l’auteur d’un tableau, d’un livre, d’un drame. Lucet va connaître la curiosité de ceux qu’émeut un brin de beauté et qui ne peuvent se tenir de crier la joie vivifiée dans leur âme par un peu de cette beauté dont elle est avide et qu’essaie de lui offrir le peintre, l’écrivain, le parfait comédien…

. . . . . . . . . . . . . . . . .


Julien précisément s’excusa d’avoir quelques lettres à expédier, Lucet s’en fut dans l’atelier, feuilleta des cartons d’abord, puis ouvrit le piano et, s’accompagnant comme il savait, sur quelques notes, il modula de sa voix au timbre suave, douce à entendre, la courte Chanson du Pâtre qu’il soupire à la cantonnade au premier acte de Marie-de-Magdala


Julien achevait son courrier ; il se leva ; le tapis épais effaçait le bruit de ses pas… Il s’approcha de Luc et surprit l’enfant absorbé dans la contemplation de Nine dont le portrait offrait peut-être, après celui du bel et tendre Daphnis, la plus délicieuse vision de beauté… Et se mourait vers Jeannine, des lèvres tremblantes et jolies de Luc Aubry, l’adolescente et lente méloppée qui fait chaque soir, au théâtre, pleurer la courtisane de Magdala !

Ce fut sous les yeux de Julien, l’espace de quelques moments, le ravissement issu de cette adolescence divinement parfaite magnifiée dans l’extase du rêve… Un léger craquement sous les pieds du peintre rompit le charme. Lucet s’arrêta, troublé d’être ainsi surpris. Il se leva, reprit doucement en riant la conversation interrompue… Julien ne se lassait pas de l’entendre. Et la convoitise des jeunes yeux de Lucet vers le portrait de Nine lui fut une souffrance obscure dont il ne se voulait pas défendre.
XIX

Elle fut d’un éclat incomparable cette fête pour laquelle le comte et la comtesse Raymond de Païennes avaient sévèrement trié le Tout-Paris aristocratique et artistique. Pas une fausse note dans l’harmonie des hautes élégances !

Un coupé vint prendre Luc tout costumé à son théâtre. Il emporta dans un sac de cuir ses vêtements de ville pour rentrer chez lui. Et ce n’était pas une des moindres sensations nouvelles de son début officiel dans le monde, que sa sortie du théâtre où la foule, comme d’habitude, attendait Déah Swindor. On lui fit passage respectueusement. Cette fois, il n’y avait aucune erreur et le nom de Iohanam voltigea sur toutes les lèvres ; même le camelot de l’autre soir ne put maîtriser une émotion qu’il traduisit par un effronté, traînard et concupiscent :

— Mince ! il est rien chouette, le même ! — dont Lucet rit tout seul en s’allongeant en travers du coupé pour ne pas détendre son maillot.

Puis, ainsi demi-nu, par un beau temps très doux, il traversa tous les boulevards, la rue Royale, les Champs-Elysées jusqu’aux Invalides. Quelques-uns, sous les flots d’électricité d’un grand candélabre, le remarquèrent et le reconnurent du côté de chez « Maxim’s », et une touffe d’œillets tomba dans le coupé sur la clarté ronde de ses genoux, sans qu’il put voir d’où venaient les fleurs…

La comtesse vint elle-même, en personne, au foyer improvisé dans un des merveilleux salons de son hôtel. Avec une bonne grâce toute charmante, elle remit à Luc son cachet, dans une jolie bourse en mailles d’or qui, même en tenant compte de deux courtes répétitions, triplait au moins les cinq louis demandés.

Julien reçut pour son jeune ami les compliments de tous. Sa liaison avec Luc Aubry était fameuse depuis le succès de Daphnis et Chloé dont il avait refusé, de lord Eaton, un chèque énorme. Ce refus même, diversement apprécié, n’avait fait qu’ajouter à l’étrange de cette situation qu’il était peut-être seul, avec Luc et les Marcelot, à savoir d’une absolue pureté. S’il déplorait d’ailleurs qu’un autre tour eût été donné à cette sympathie demeurée toute intellectuelle et désintéressée, il ne le redoutait pas.

Mais ce monde ultra-élégant et dont les noms ne pouvaient donner prise, ostensiblement du moins, à aucune insinuation malveillante, se faisait un jeu de croire à l’intimité qui flattait son snobisme, ses instincts d’originalité, de hors la loi commune. Julien possédait par lui-même et par son père une fortune enviable, son talent était indiscuté ; Luc Aubry venait de révéler une perfection d’art étonnante pour le gamin qu’il demeurait encore ; sa beauté fascinait, — et les hommes eux-mêmes n’étaient pas maîtres de leur admiration. — Tous deux étaient artistes, c’est-à-dire, bien que soient désuets certains préjugés, voués à des excentricités absoutes d’avance. Parfaits gentlemens, les deux jeunes hommes se voyaient donc chargés de ce vice aimable pour que, à défaut de tout autre, on pût au moins leur pardonner celui-là.

Julien gardait une neutralité de bon goût entre les compliments trop empressés à laisser entendre que cette amitié comportait un caractère parfaitement compris et qu’une indulgence libérale en accueillait la grâce perverse — et d’autres compliments dont le réserve voulait exprimer un blâme. Il se refusait à laisser croire ce qui est faux en évitant de se défendre de ce dont on ne l’accusait point.

Du reste, en face de lui, même dans la sélection rigoureuse de cette soirée, se retrouvaient les mêmes génératrices de méchants commérages : femme rosses et mendiantes de génuflexions, jalouses de le voir détourner, — au profit de Luc croyaient-elles, linottes à langues de vipères, — les hommages qui leur devaient revenir, des platitudes et de l’asservissement sexuel des mâles. Elles abominaient ce garçon magnifique de faire si peu de cas des grâces maquillées, des sourires veules, de la « retape » énervante de leurs yeux et de leurs bouches. Et elles se plongeaint dans la sournoise amertume de n’être pas les temples où Julien sacrifiât sa jeunesse à leurs laideurs mamelues.

Luc, plus jeune et moins informe’, exprimait moins de répugnances ; mais Julien le connaissait trop pour ignorer ses sentiments… et le résultat de sa première expérience rue du Rocher. L’enfant avait parlé. Ce qu’il n’avouait pas à son ami, qu’aurait ulcéré cet aveu, toute son attitude et ses dédains opposés aux offres pressantes, aux supplications mêmes dont il apportait les témoignages irrécusables à Julien, — toute son attitude le révélait sans équivoque. Si Luc aimait une femme, il ne songeait qu’à Jeannine. Il se faisait de la jeune fille un but idéal vers quoi tendaient ses jeunes aspirations, bien qu’il conservât peu d’espoir de les couronner jamais, mais avec, malgré tous les obstacles, ce but très précis et très délicieux : plaire à Jeannine et se rapprocher d’elle !

Julien craignait cela, et dans le secret de son âme angoissée un espoir se levait, joie terrible et douce, dont la beauté sublime défiait le deuil prochain d’une amitié que Jeannine lui pouvait ravir…

Il se rappelait, hélas ! la persuasion obstinément douce qu’il dut employer pour que Lucet acceptât, le jour où prirent fin les séances de Daphnis, une perle, splendide il est vrai comme un rayon de lune sur une gorge de colombe, qu’il piqua lui-même à la cravate du modèle adolescent. Faible merci pour ce que, durant des jours et des jours, Luc avait offert à ses yeux extasiés les beautés quasi-divines de son jeune corps, la grâce de ses formes savoureuses. Il se rappelait aussi ses ruses pour passer au doigt de l’adolescent un anneau d’or ciselé cloué d’une pure émeraude en cabochon. C’était, cet anneau, le souvenir d’un soir où Julien avait fait réciter à Lucet devant quelques amis réunis avenue de Villiers, des poèmes de Leconte de l’Isle et de Baudelaire. Le petit Aubry était accompagné en sourdine par d’invisibles instruments à cordes, et l’atelier plongé dans l’obscurité. Des projections dont Julien avait réglé les tonalités, venaient caresser Luc tandis que, nu sous des voiles de crêpe de Chine et de tulle d’une finesse rare, son corps, délicate figurine, s’allégeait dans l’envol des tissus précieux et révélait à chaque geste les nuances tièdes et palpitantes de sa chair…

Et pourtant, Dieu sait s’il acceptait de douce câlineries ! ce grand enfant dont les yeux merveilleux et purs, même dans la grâce troublante de leurs fatigues mauves, fascinaient cet être exquis et ce sensitif qu’était Julien Bréard, si prompt lui-même à subir le charme de son bel ami !

Ce charme inéluctable tous en avaient été envahis dans cette représentation qui, succédant à la première de Marie-de-Magdala, venait de mettre en évidence le talentueux et joli petit comédien. Ce n’étaient dans la salle citron et or vert de l’hôtel de Païennes, qu’étonnements et exclamations ravis. Jamais aucune scène n’avait offert ce spectacle d’une aussi fraîche et véritable jeunesse sous des formes dont la grâce heureuse faisait délirer les regards. Ceux mêmes, inaptes à rien saisir de la beauté d’un poëme, de l’harmonie d’une phrase musicale, plus sensibles aux émotions plastiques, rappelaient que depuis les « Scheffer », ces admirables acrobates dont l’eurythmique apparence s’épanouissait en tous les âges, de l’enfance la plus prodigue d’espoir à l’adolescence qui les réalisait tous dans les courbes hallucinantes des membres flexibles sous un déshabillé de soie — aucune vision d’éphèbe nu dans l’adhérence d’un maillot complice de sa beauté, n’avait charmé les Parisiens à l’égal de Luc Aubry ! C’était, cela, concevoir assez étroitement les mérites du petit comédien ; mais, comme peintre, Julien se réjouissait que les masses inéduquées dussent cette joie des sens à son ami, cette joie des sens qui eût ravalé Lucet au rang des grues obscènes de beuglants, n’était une inégalable perfection d’attitude et une science parfaite du théâtre que peut-être le Conservatoire allait reconnaître en la récompensant.


Ah ! ces examens dont l’échéance approche, pourquoi Luc s’en montre-t-il si préoccupé, si tourmente ? Julien s’épuise à lui dire le cynisme des coteries, l’envieux acharnement contre le succès, le caprice des examinateurs repus et rentés, Brid’oisons tuteurs grotesques du génie. Il essaie d’atténuer pour Lucet l’importance de ces concours où rarement la consécration laurée se pose sur le front qu’il faut ! La consécration est venue déjà, et directement, du grand public. Luc reçoit invitations sur invitations ; les salons les plus sélects le réclament ; de brillants cachets lui sont offerts — et sa correspondance amoureuse, au théâtre, déborde d’hommages ardents, passionnés, auxquels même il ne répond jamais et qui ne se lassent pas.

Non ! ce Conservatoire obsède l’esprit de Luc bien qu’il ne puisse espérer aucun prix dès sa première année. Mais s’il lui fallait n’être pas récompensé la seconde !… Ses yeux transparents et jolis, à cette pensée, se font douloureux infiniment et trahissent sous son apparence mutine une redoutable nervosité qui, Dieu merci ! jusqu’alors n’a pas eu à s’exercer…


Monsieur Bréard par ci, mon cher Maître par là, — comme on gâche ce « cher Maître » ! Julien a vingt-cinq ans à peine ; on eût dit que le jeune artiste était le héros de la fête. On s’adressait à Julien pour obtenir par lui que Luc disposât de ses soirées au gré de chacun. Julien se défendait en riant d’être l’imprésario de son ami ; mais il ne se défendit plus quand la vicomtesse de Céailles, une grande dame, ayant désiré qu’il lui fût présenté, celle-ci exposa au jeune peintre des projets trop flatteurs pour Luc Aubry et trop charmeurs pour qu’il se récusât. Même il s’offrit en conseiller à la vicomtesse, heureuse qu’un tel artiste délicat voulût bien guider ses tentatives artistiques et s’y intéresser…

Quand la représentation fut achevée, tandis que les spectateurs se répandaient dans les jardins illuminés et les salons où l’on dansait déjà, Julien gagna discrètement le foyer des artistes, heureux d’apporter tout de suite à Luc la bonne nouvelle. Il trouva là, réunis et costumés encore, Durey-Colbert, Beurauly, le grand tragédien et l’épais comique de la Comédie-Française, Minotier, queue-rouge des Variétés, la toute charmante — épithète consacrée — Giraldet de l’Opéra-Comique, Yolande Ablett de l’Odéon, Mme Tissier de l’Opéra, et quatre ou cinq jeunes artistes du Vaudeville et du Conservatoire. Tous étaient d’une amabilité parfaite pour Lucet, même le gros Beurauly dont l’aménité assez ombrageuse, ne voyant en Luc Aubry aucune concurrence possible à ses pitreries massives, se contentait de pontifier onctueusement, ce en quoi se manifestait d’ordinaire sa façon d’être gracieux. Julien arriva au fait sans détour. Il exposa à Luc le désir que la vicomtesse de Céailles avait de lui voir jouer auprès d’elle, avec une troupe choisie comme elle savait le faire, les deux premiers actes du Mariage de Figaro, Luc étant Chérubin !

La Comédie-Française, l’Odéon et le Conservatoire furent suffoqués de la proposition. Yolande Ablett, qui jouait les travestis avec une aisance relative, faillit sauter aux yeux de Luc qui ne se méprit point à la colère traduite, avec une garçonnière poignée de main, en un : « Mes compliments… Mademoiselle !… » dont la douceur voulait mordre en caressant. Ah bien ! Luc s’en moquait un peu de son «…Mademoiselle ! » à cette petite roulure androgyne.

Jouer Chérubin ! Jouer Chérubin ! Et sur quel théâtre ! Luc fit sauter comme un gosse la bourse d’or que lui avait remise la comtesse Raymond, et chercha dans les environs du boudoir luxueux où il allait se déshabiller à quel pauvre il pourrait faire l’aumône de cette libéralité superflue, maintenant qu’il allait être Chérubin !…

Dans l’étincellement des lumières, des soieries, des bronzes et des tableaux de maître où, par gâterie et grâce à l’amitié de Julien Bréard, on l’avait installé, il ne trouva pas, et se résigna à glisser la bourse dans la poche de son pantalon. Julien l’ayant laissé seul, il commença de se déshabiller, ce qui avait toujours été une joie pour lui ; il se promena tout nu sur le tapis, examinant dans les glaces sont petit corps si jeune, ses hanches pâles à peine rondes, et tous ses membres dont une sève robuste gonflait les courbes cambre’es et le fluide modelé. Sur un guéridon de marbre on avait, pour lui, rempli un vase de fleurs ; il en détacha quelques-unes, des roses énormes et violemment embaumées, en piqua deux, des rouges très foncées, sur ses oreilles, dans ses cheveux, contre les tempes ; les feuillages encadraient ses joues et laissaient s’égoutter des perles sur ses épaules de jeune dieu. Il croisa ses mains derrière sa nuque ; ses bras frôlèrent les roses fraîches et leur blancheur s’aviva contre le carmin velouté des pétales. Debout devant une psyché bien plus belle et grande que celle de sa loge il tendit en avant son corps dont le profil s’exprima en arc magnifique rompu, à l’élégante inflexion du dos, par deux globes d’opale qu’élèvent sur leurs bulbes renflés, ses belles cuisses fermes et mâles. Il se vit ainsi, et, obscure dans toute la surface claire et jolie de sa peau savoureuse l’ombre de son ventre plat le désola. Alors il prit une poignée de roses, enleva les épines en piquant ses doigts qui saignèrent un peu et, d’un geste que n’eussent point désavoué les faunes effrontés, il fit jaillir les roses d’entre ses jambes rondes depuis sa virilité qui fut surprise et caressée de leur fraîcheur jusqu’à ses genoux l’un sur l’autre rapprochés. Ainsi, il fit difficilement trois petits pas vers la glace. Sa chair divinement pâle et ses yeux gamins étaient fleuris comme un autel sous les lumières. Il s’approcha encore jusqu’à la psyché, appuya contre elle ses deux mains jolies que vinrent rejoindre, paumes contre paumes, deux autres mains jolies — et embrassa dans la glace, sur la bouche, l’image de Chérubin… Il chercha vainement à baiser ses yeux et rit tout haut de son enfantillage, en regrettant toutefois que Jeannine ou Julien ne fussent pas là pour voir la blancheur de ses jambes et de son petit ventre très beau sous les pétales roses des roses, et l’éclat de ses yeux entre les feuillages ruisselants et les corolles avec lesquelles son front et ses cheveux échangeaient des parfums…
XX

Déah Swindor ferma son théâtre à la fin de juin.

Luc se prépara très activement à son concours de fin d’année et s’attrista de ne remporter qu’un second prix dans le rôle de Sandro du Luthier de Crémone. Cette nomination n’était pas la juste récompense de son mérite ; mais il n’était pas d’usage qu’un premier prix récompensât un élève de première année ; en outre le jury avait eu d’excellentes raisons, paraît-il, de favoriser un élève plus ancien et très travailleur. Luc était supérieurement doué, très jeune ; il ne manquerait pas, affirma son professeur, de recevoir en son temps la consécration solennelle d’un talent à la perfection duquel il devait encore travailler.

Luc ressentit profondément cette peine, irraisonnée lui murmurait doucement Julien, qui eut, durant plusieurs jours, tout le mal du monde à la dissiper. Mais le souvenir du Chérubin qu’il fut chez la vicomtesse de Céailles, après avoir été Iohanam chez la comtesse Raymond, compensait les désillusions de ce concours et corrigea les idées noires dont Luc se faisait une joie de bouleverser son grand ami Julien. Il allait jusqu’à déclarer qu’il est si facile de se soustraire aux chagrins insupportables en se supprimant soi-même ! Lucet exposait cette opinion avec un scepticisme parfait, mais Julien ne fut pas sans s’apercevoir qu’un fond de sincérité et de mélancolie se dévoilait dans cette apparente sérénité, et il s’inquiéta un moment de trouver si facilement irritables l’inquiétude et le découragement de Luc.


Mais le souvenir de Chérubin…

Mme Marcelot et Nine ayant été invitées à cette fête dont tout Paris s’entretint pendant une semaine, Jeannine en rapporta toute une moisson de délices. Ce que, jeune fille, elle imaginait de la grâce, de la séduction viriles et de ce je ne sais quoi d’autre encore dont s’inquiétait sa chair, se dessinait, s’offrait exquisément en Luc-Chérubin. Il n’était pas jusqu’aux parures fraîches, jusqu’aux velours caressants, jusqu’au tissu de soie blanche qui firent si bleues et si blanches les formes adorablement jeunes et voluptueuses du petit comédien — qui ne la ravissent de bonheur. Un jour l’occasion se présenta ; elle ne se tint pas d’exprimer à Luc la joie laissée en elle par l’image de Chérubin…

Elles étaient bien jolies aussi, ses paroles, et bien douces, et bien simples, comme toujours ; mais elles décelaient, cette fois, une telle affectueuse et tremblante et comme confiante admiration, que Luc en fut troublé violemment dans son cœur aimant et dans son corps avide d’aimer. Il ne sut que balbutier la musique timide et charmée de quelques mots aux confidences de sa petite amie. Et le trouble de ces paroles dont l’audace flattait tout son être, se mêlait aux bravos qui murmuraient encore à ses oreilles l’hommage de toute une élite conquise à la jeune grâce, au juvénile talent que célébrait Jeannine. Il se rendit compte, bien que très modeste et si simple ! de la gloire de sa jeunesse mais ne voulut point y penser autrement que pour la fierté qu’en ressentait Julien, et l’amour qu’elle exaltait en Jeannine. Ce fut elle qui collectionna les grands journaux mondains et les revues, et souligna les comptes rendus dithyrambiques consacrés à la fameuse soirée de Céailles, à l’originalité du Mariage de Figaro joué avec un adolescent dans le rôle de Chérubin, et cet adolescent, la fleur de toutes les adolescences : Luc Aubry, le déjà célèbre petit pensionnaire de la grande Déah Swindor.


Les éloges s’accumulaient dans les lignes et les pages, et les mots se désolaient de ne trouver pas une forme nouvelle pour dire la grâce, l’élégance, le charme dégagé de la personne jeune et du jeune talent de ce Chérubin, accompli tel que jamais la Comédie-Française, avec ses ingénues perverses et savantes, mignardes, précieuses et maniérées et — le pire peut-être — cagneuses comme la plupart des femmes, n’en avait offert au public. Un Chérubin conforme au type que Beaumarchais désespérait de jamais trouver hors le talent d’une fille : « Nous n’avons point à nos théâtres de très jeune homme, assez formé, pour bien sentir les finesses du rôle. Timide à l’excès devant la comtesse, ailleurs un charmant polisson ; un désir inquiet et vague est le fond de son caractère. Il s’élance à la puberté, mais sans projet, sans connaissances, et tout entier à chaque événement ; enfin, ce que toute mère, au fond du cœur, voudrait peut-être que fût son fils, quoiqu’elle dût beaucoup en souffrir. »

Nine avait lu, à tête reposée, le Mariage de Figaro, sans exaltation d’aucune sorte. Elle s’était appliquée à découvrir l’émotion douce que répand autour de son inconsciente virilité la personne effrontée et jolie du page de Beaumarchais. Jeannine se fit, en lisant, tour à tour Rosine, Suzanne et… Fanchette. Oh ! Fanchette ! Fanchette surtout… Le pavillon, à droite, dans la « salle de marronniers » ; la nuit profonde ; le mystère de cette rencontre des deux enfants…

Elle n’est plus une enfant… Ni Luc ; Luc aussi n’est plus un enfant… Hélas !… Comme elle l’aimerait, gamin ! Quel soin elle prendrait des jolies boucles brunes qui caressent ses oreilles… oh ! ses petites oreilles, ce qu’elles sont jolies !… eh bien ! et ses joues ! et ses yeux !… et… Oh ! non, Nine ne veut pas y penser ; mais pourtant il lui semble, quand elle veut y penser, que déjà s’ombre d’un rien de velours noir — d’un rien, ça il faut l’avouer — mais n’est-ce pas tout ce rien ?… que déjà s’ombre d’un rien velouté la lèvre supérieure de Luc et que sa bouche en est plus désirable ; son petit nez dont la mutinerie élégante et jolie la fait sourire, émue et charmée, son petit nez de rien du tout aussi… Oh ! Dieu, tout le fin visage de Lucet, la vigueur brune de ses sourcils sur la douceur tiède et l’éclat liquide de ses beaux yeux !… Eh bien ! voilà : Nine pensait donc que, Luc étant un gamin. — il n’est plus un gamin mais il n’est pas encore un homme pourtant ! Luc étant gamin… et ses yeux, à Nine, se ferment de joie parce qu’il n’est plus gamin, et qu’il n’est pas encore homme… Luc étant gamin elle trouverait blancs ses bras de fille, ses bras de… non, pas de fille ; mieux ! mais pas d’homme cependant — ses bras nus hors sa tunique de bure dans le costume du pâtre Iohanam… Enfant, elle pourrait l’embrasser sans danger ! et quelles caresses douces ses lèvres s’offriraient contre sa chair éclatante et savoureuse !… Elle le retournerait, le manierait en tous sens ainsi qu’elle faisait de ses poupées mignonnes, autrefois. S’il avait seulement dix ans, douze ans, comme à l’église quand, espiègle, dans sa robe rouge et ses flots de dentelles, il riait à Jeannine et, sans le savoir, lui faisait baisser les yeux…


Et Jeannine rêve… Moult Plaisant s’offre avec des allures de fête, le soir Luc est auprès d’elle ; et les hauts marronniers du parc voient passer leurs images confondues… Luc a au moins dix-sept ans déjà, oh ! oui au moins ! Il doit savoir de belles choses, des choses tendres pour dire, la nuit, bouche contre bouche, et les yeux dans les yeux, bien que les prunelles ne se voient pas… des mots tels que les Princes Charmants en doivent murmurer au moment où l’histoire s’arrête, quand ils s’endorment, le soir, auprès de la jeune Princesse, sur le lac enchanté… Nine, qui tout ignore, devine que les lèvres à Lucet doivent être bonnes. Elle n’a pas la moindre idée de ce que peut être un baiser ; même, jamais encore la pensée ne lui est venue que les lèvres se puissent unir, se prendre et ne se plus défaire. Oh ! Lucet, avec la musique câline et fraîche de sa voix, le velouté rose et mouillé de ses lèvres !…

Et l’image se précise. Toute la pensée de Nine s’égare parmi les méandres souples de ce corps de jeune homme dont la nudité s’impose à son esprit en un détail minutieux… S’il pouvait seulement permettre que sur son cou joli, joli quand, en se penchant, il découvre la nuque aux belles lignes simples, lisses, comme d’un Antinoüs adolescent… s’il pouvait seulement permettre un baiser là, à un certain endroit que Nine vient de choisir soudain… Mieux, si par hasard, un hasard tout à fait extraordinaire, ses bras, ses beaux bras nus dont le contact doit être si tiède, pouvaient aussi être pour elle ! elle est certaine de trouver à les caresser d’ineffables délices ; elle rêve d’y reposer ses joues ; de fermer ses yeux sur leur élasticité rigide à peine duvetée ; de leur livrer son cou à elle dans une étreinte, comme une enfant… Son cou ? Pourquoi son cou seulement ? N’a-t-elle pas à offrir l’équivalent de ces trésors qu’une investigation insensible lui fait découvrir en Luc, et en lesquels s’enlize sa pensée… Ses bras à elle, son cou, Luc ne trouverait-il pas, à en accueillir le don sans réserve, la joie qu’elle présage immense à le recevoir de lui ? Ne se peuvent-ils prendre tous deux profondément et se caresser, les yeux aux yeux, les lèvres rivées aux lèvres ?… Et leur bouche ne se peut-elle glisser tout au long de leurs bras jusqu’à la paume impressionnable de leurs mains ; et leurs mains, dans cette emprise impossible, parce que Luc a l’air bien trop raisonnable, trop sérieux et qu’il ne doit pas avoir de ces pensées mauvaises dont la nouveauté hardie accable Jeannine — leurs mains fines et pâles, si Nine se livrait, si Luc, ce qui est improbable, n’opposait aucun obstacle, ces mains empressées ?… Oh ! les mains de Lucet, pâles avec, à l’extrémité des doigts fuselés, un peu de rose comme le fard que se mettent sous les yeux les actrices… les mains de Luc ; quelle science ne doivent-elles pas contenir, ces mains fragiles, jolies et déliées !…


Et voilà que se découvre, dans les regards complaisants de Nine, la vision tout entière de Iohanam souriant à ses pensées, exaltant ses rêves, dans la nudité splendide du théâtre. Que songe-t-elle à la gourmandise des lèvres, à la souplesse des bras, à la profondeur des yeux amoureux ! Ne serait-ce pas divin que la cambrure pâle et flexible de ces jambes indifférentes unît aux baisers le frôlement enveloppant de ses lignes attirantes dont le seul souvenir de l’image parfaite éveille en elle des facultés jusqu’ici inconnues de sentir ?… Nine évoque le dessin spirituel des mollets arqués sur les fines chevilles ; le modelé aristocratique des genoux ; la beauté sculpturale des cuisses à demi effacées sous les plis de la tunique courte… les cuisses mouvantes dont la virilité glorieuse exhausse dans l’ombre de la tunique, jusqu’au centre fleuri, l’ardeur impétueuse des caresses pour lesquelles la nature souveraine les fit, tenailles douces et enjôleuses, s’ouvrir et se refermer sur les tourments délicieux de la chair !…

Et la pensée de Nine, dégagée de toute entrave, ample, large, s’épanouit au clair soleil ; non point animale et sournoise, mais hautaine sous le joug aimé du mâle très beau et très désirable — la pensée de Nine interroge, frémissante, le mystère de ce jeune ventre de Lucet d’où veut jaillir, dans le robuste essor du désir, la fécondité pour laquelle d’avance, avec son amour ignorant et ses rêves effrénés, s’ouvrent ses flancs avides de la communion suprême… La chair de son corps, sous les jeunes efforts de Lucet se ploiera à la loi formelle, tandis que son esprit et son âme seront ravis en l’absorption, qu’elle imagine totale, d’une beauté vers quoi tendent les fibres les plus généreuses et les plus douloureuses de son corps de vierge ; fleur dont les pétales se gonflent et se veulent ouvrir, saison venue, au pollen d’une autre fleur…


Ah ! posséder Lucet comme soudainement la possession vient de s’en révéler entière et trop imparfaite encore pour ce qu’elle voudrait abandonner d’elle aux meurtrissures possibles de l’adolescent son maître ! Oui, oui, Luc la possédera ; l’attirance de sa chair est un sortilège encore à demi incompris ; mais cela sera, en dépit des obstacles, en dépit de la morale, en dépit de la foi sévère… de la foi qui fait, même dans le tumulte violent de la virginité qui l’épuise, encore prier son cœur…

Oh ! Lucet, Lucet !… Le sceau ineffaçable de ta bouche sur la bouche de Jeannine ; l’empreinte profonde de ton adolescente virilité sur le corps de la vierge qui s’éveille, gémit et crie vers toi : Lucet !… Lucet !
XXI

Moult Plaisant !… Julien avait obtenu qu’à l’une des belles fêtes projetées à Pont-de-l’Arche, pour la fin des vacances et les chasses, en octobre, avant la rentrée à Paris, une représentation serait donnée du Mariage de Figaro, avec Luc. Mme Marcelot, heureuse d’être agréable à ses deux jeunes amis ; heureuse aussi d’offrir à ses invités venus de Paris, de Rouen et des châteaux environnants, le régal de cette comédie avec une partie des interprètes dont le monde élégant de la capitale avait raffolé. Flattée aussi dans sa passion du théâtre, la châtelaine de Moult Plaisant avait approuvé l’idée de ce divertissement et mis à la disposition de Julien les crédits nécessaires et l’orangerie du parc.

Julien s’occupa de préparer, après l’avoir recrutée, la troupe habile et frivole qui devait le seconder ; tous amis et parents des Bréard et des Marcelot. Chérubin, naturellement, était pour Luc. Le comte Almaviva et la Comtesse avaient été acceptés par M. et Mme de Préville dont le château voisinait Moult Plaisant. Le peintre Jules Bréard s’amusait à l’avance d’être Bartholo auprès de son grand fils Julien, titulaire de Figaro et de la direction générale de la troupe. Marceline était Mme Bréard, femme d’un esprit supérieur et d’une simplicité charmante. Suzanne revenait de droit à la ravissante jeune baronne Axel d’Andersen, mi-suédoise, mi-parisienne, créatrice du rôle chez la vicomtesse de Céailles, tandis que son mari, avec une abnégation parfaite, avait fait d’Antonio le plus drôle des ivrognes.

Mme Marcelot n’avait pas accepté que Jeannine jouât le rôle effacé de Fanchette ; elle se devait toute à ses invités. Et ce fut assez bizarre que ce rôle de fille dût être confié, faute d’interprète possible, à un petit lycéen dont la famille possédait une propriété près de Pont-de-l’Arche et l’habitait fidèlement pendant les vacances. Fanchette serait donc l’apanage d’Edouard Dauvillers, gentil galopin de quinze ans, blond comme les moissons de Beauce et joli comme plusieurs amours. Pour Basile on s’arrangerait avec M. Ferdinand Lemarié, premier clerc de M. Palanchois, notaire à Pont-de-l’Arche, garçon haut monté, piqué de littérature et qui avait déjà rendu de semblables services aux châteaux où sa bonne humeur autant que sa science de tabellion le faisaient apprécier.

Ainsi constituée, la troupe s’était mise au travail sur le champ dans l’atelier de Julien ; tous les personnages, sauf Fanchette et Basile, étant à Paris. On collationna les rôles avant de se se’parer pour les vacances, se donnant à nouveau rendez-vous fin septembre, tandis que deux ou trois répétitions suffiraient ensuite, à Moult Plaisant, pour raccorder le tout et répéter.


Jamais des vacances ne parurent à ce point interminables comme celles-ci, qui séparaient Jeannine de tous ses amis ; et, ce lui était une peine cuisante, ces vacances arrêtaient net une enragée correspondance à grand’peine échangée avec le jeune Luc sans que celui-ci se doutât d’une supercherie qui avait rendu Nine si heureuse.

Elle avait entendu raconter par Julien, comment Lucet était accablé de lettres à son théâtre. L’information arrivait un peu tard, mais Nine résolut néanmoins d’avoir sa part dans le tribut d’éloges et d’amour que déversait aux pieds du bel adolescent un courrier à peu près quotidien. En juin le théâtre était fermé ; elle adressa donc sa première lettre au Conservatoire. Elle n’osait guère espérer de réponse. Celle-ci vint cependant, soit, que, retardataire, Luc n’ayant plus l’embarras du choix ait décidé de satisfaire la demande de sa correspondante anonyme ; soit que, charmant en effet, il n’ait pas voulu garder pour lui seul la joie d’avoir reçu un si tendre et spirituel billet.

Jeannine signait : Fanchette, et faillit se brûler en annonçant qu’elle choisissait ce pseudonyme en souvenir de la soirée où Luc Aubry s’était révélé si délicicusement tendre et joli dans Chérubin, chez Mme de Céailles. Mais cette révélation flattait en même temps l’amour-propre de Luc et ce fut une des raisons encore qui lui firent répondre à la correspondante dont la haute situation se dévoilait par le seul fait de sa présence chez la vicomtesse, ce soir du Mariage de Figaro.

Luc signait de son petit nom les lettres que Jeannine allait chercher à la poste, angoissée chaque fois autant de la honte qu’elle éprouvait que de la crainte de ne trouver pas la réponse de Lucet. Et chaque fois, malgré la délicatesse et l’ardeur des lettres de son petit ami, elle prenait la détermination d’arrêter net cette dangereuse correspondance’mais elle ne put s’y résoudre. Au bureau de poste de la rue d’Amsterdam, d’ailleurs, les employés ne s’inquiétaient guère d’elle et jamais elle n’avait eu à s’adresser au même…

À Moult Plaisant l’effrontée petite fille n’avait plus que la ressource d’envoyer ; il lui était impossible de rien recevoir ; on la connaissait trop à la poste et partout aux environs. Mais s’était-elle amusée ! avec une mélancolie heureuse, des polissonneries échappées au petit comédien qui, ignorant tout de sa gracieuse correspondante, n’avait pas tardé à donner une tournure des plus osées à ses épîtres.

Les lettres de Jeannine ne se permettaient jamais le moindre écart vers des formes de pensées qu’elle ignorait du reste totalement ; mais si l’expression restait conforme à l’excellence de son éducation, les pensées, elles, vagabondaient bien un peu loin sur des rives fleuries et troublantes ; et l’esquif amoureux, pour être fraîchement et spirituellement gréé, n’en était pas moins emporté vers ces rives par un souffle brûlant. Nine abandonnait à Lucie soin des détails… techniques. Et le jeune homme si câlin, si « comme il faut », si réservé qu’il se laissait voir dans les salons où Ninele rencontrait, jurait effrontément avec le petit monstre entreprenant et sans vergogne trahi par ses lettres toutes empreintes du souvenir de ce joli billet mauve que Nine connaissait puisque Luc avait trouvé très drôle d’en envoyer la copie à… Fanchette !  !

Ce qui charmait en outre Jeannine, c’était la simplicité ravissante de ces correspondances. Toutes n’étaient pas également… perverses. Souvent Luc lui contait ses menus faits et gestes. Jeannine les reconnaissait tous, bien qu’aucun personnage ne fût nommé, et Luc ne mentait jamais. Elle fut troublée infiniment un jour où le petit comédien lui avoua à elle-même l’amour ardent et respectueux qu’il portait à une jeune fille dont vraisemblablement il n’obtiendrait jamais de réponse à la folie de son affection :

« … Je ne vous connais pas, vous, petite amie, mais puisque vous m’assurez qu’il est impossible de jamais vous voir et vous connaître, puisque vous me demandez où en est mon pauvre cœur dans sa marche vers l’amour, je vais vous le dire. Je ne crains pas de peiner vos beaux yeux. Je dis vos beaux yeux sans savoir, mais je les devine ainsi aux tendresses exquises qui les doivent traverser avant de se fixer joliment sur ce papier où je pose mes lèvres après votre main, — et je confesse cet amour dont l’aveu autorisé me soulage.

« Avant mon grand ami dont vous me parlez dans chacune de vos lettres avec une jalousie sans motif, je vous assure, petite curieuse très gentille et très laide qui pensez beaucoup trop au mal, j’aime… celle que j’aime. Quand j’étais petit — oui, oui, comme dans les contes de fées ! laide que je baise sur les yeux — j’étais enfant de chœur à la Trinité. Je ne pensais guère à aimer lorsque, un jour, une petite fille de mon âge, pour son bavardage, fut grondée par sa maman juste comme j’allais lui prête senter le pain bénit. Je m’aperçus de la gronderie et m’efforçai, en passant, de rire avec elle pour la consoler, oh ! très vite, en passant n’est-ce pas ? Elle voulut bien sourire et baissa ses jolis yeux. Je ne savais pas à ce moment qu’elle les eût aussi jolis mais je les ai bien remarqués depuis, car jamais je ne l’ai perdue de vue. Elle grandit ; je grandis aussi. Je chantai à l’église ; il arriva que je chantai en pensant à elle toute seule. Elle grandit encore, moi aussi naturellement — vous le remarquez même en termes trop flatteurs et trop… comment dirais-je, petite amie que je baise derrière l’oreille où ça chatouille ? — le hasard permit ensuite que nous nous rencontrâmes souvent, très souvent, trop souvent, puisque, maintenant, quand elle me parle, je n’ose pas lui répondre ; ses yeux de petite fille me charment et me font peur en même temps ; je crains de les aimer et d’être le plus malheureux des hommes (Nine rectifiait : oh ! des hommes !) si je les aime.

« Voulez-vous me dire, petite amie que je ne connais pas, si je dois oser avec elle presque autant qu’avec vous qui me paraissez tellement mignonne et polissonne et qui, si je pouvais vous voir, ne me feriez sûrement pas peur comme elle que j’aime de tout mon cœur pourtant ?

« Non, je n’ai pas tant de femmes que vous croyez et je ne fais pas que ça ; mais c’est gentil tout de même quand l’occasion se présente et que je puis sans crainte embrasser fort les lèvres dont je suis gourmand. Les vôtres sont-elles bonnes comme je le crois, petite Fanchette ? Si j’étais Chérubin pour de bon me laisseriez-vous m’en assurer, dites ? Non, je ne comprends pas bien ce que vous voulez me dire ; où donc avez-vous appris cela ? je ne suis pas si calé que vous, j’aime mieux vous l’avouer ; mais pour sûr vos jolis bras, vos lèvres et tout le reste, curieuse qui vous connaissez mieux que moi, feraient mes délices.

« Allons, Chérubin, puisque vous tenez à cet éphémère Chérubin, Chérubin met sa bouche gourmande… où vous dites pour que soient bien aise Votre Gentillesse et bien heureuses les lèvres de votre petit ami :

Luc.


« Je suis tout navré de votre départ à la campagne. Je comprends que mes lettres ne puissent désormais vous parvenir, mais je n’ai pas les mêmes raisons que vous et j’attends les vôtres. En attendant votre retour, j’en accuserai réception, dans le Journal, à Fanchette, et je garde un certain espoir de réaliser peut-être un jour toutes les folies que vous me faites écrire. Qui sait, Fanchette ?

Chérubin. »


Et plus elle relisait ces lettres, dont quelques-unes dépassaient l’audace de celle-ci, plus elle les relisait, plus s’épanouissait, dans la splendeur du parc brûlant sous le soleil de Messidor, l’inéluctable besoin d’aimer ; son corps et son cœur criaient comme les boiseries des meubles immobiles, dans la nuit ; mais le cœur, mais le corps de tous ainsi criaient l’hymne au renouveau, l’hymne doux et violent au partage des joies et des transports que promènent dans le corps inquiet les méandres bleus des veines !

Nine se rendait mieux compte, maintenant, des câlineries charmantes et puériles de son autre grand ami pour Luc, de son autre grand ami Julien. Il est robuste, celui-ci, viril tout à fait, tandis que Luc est plutôt mignon bien qu’il ne s’abandonne jamais, ni dans ses vêtements, ni dans ses paroles, ni dans sa tenue, à aucune mièvrerie bonne pour les femmes, et dont il a horreur. Julien fait un peu peur à Nine, comme Nine à Chérubin. Tandis que Chérubin au contraire ne lui donne que de l’audace. Oh ! ses lettres ne laissent plus aucun doute. D’autres ont passé, dont les bras et la bouche cueillirent un peu de la moisson souriante de ses yeux railleurs et de ses lèvres spirituelles. Ne va-t-elle que glaner ? Non ! ce sera pour elle, sans crainte, la réalisation de toutes les folies que ses aveux ont arrachées à la plume de Lucet. Les mots tremblent là, sous ses yeux, sous ses doigts ; les mots en lesquels Chérubin se déshabille tout entier, mieux encore que dans sa loge au théâtre ; de ce déshabillage il livre les détails un à un, dans chaque lettre. Nine a failli se trahir en les lui demandant, Luc n’ayant pu se défendre de lui dire qu’une autre jeune fille, celle qu’il aime, a manifesté la même curiosité de les connaître aussi, tout comme Fanchette.

Il semblait que cette Fanchette apocryphe eût besoin de s’instruire avant d’oser ce qu’elle ne peut encore bien définir, mais qui se présente à elle avec une… imprécise précision. Elle a besoin de s’instruire pour savoir ; pour que sa témérité se justifie ; pour qu’elle ne soit pas seulement la servante passive d’un amour qu’elle rêve immense ; pour que Luc trouve en elle, sur ses lèvres, la science horrible et douce d’aimer…

Hélas ! rien ne demeure encore énigme à ses yeux autant que Lucet. Grande fille pourtant, Nine est encore d’une adorable ignorance et soupçonne à peine vers quel but précis se cabrent ses désirs…

Cependant elle est intriguée depuis les quelques visites faites avec sa mère au riche domaine des Davillers. Vers quatre heures, généralement, elles arrivent ensemble à la villa. On goûte, parfois dans le parc, d’autres fois sur la terrasse en bordure de la grande route, où la Seine envoie de frais arômes ; et l’on cause. Il y a là, rarement, M. Davillers, mais toujours Mme Davillers, la grand’maman, née Claire de Fonsorept, et Edouard Davillers, le lycéen qui jouera le rôle de Fanchette. Il est joli comme Luc Aubry, mais d’un autre genre de beauté, inégalable à cause de son teint couleur de perle qui lui donne une grâce inquiétante et lasse et trop charmante… On sonne à la grande grille ; le concierge ouvre ; on le voit d’entre les arbres où l’on est assis ; le concierge ouvre en saluant Robert Sfender, un gars bien découplé et robuste, celui-ci ; de beaux yeux sombres un peu fatigués comme ceux d’Edouard ; une ordinaire teinte de cheveux châtains mais ondulés à faire crier de jalousie une femme coquette ; des lèvres presque aussi savoureuses que celles de Luc et des mains aussi belles quoique plus courtes des doigts, lesquels ne sont pas roses au bout comme ceux de Luc. Il est aussi chic que son ami Edouard. Mais tandis que ce dernier recherche des cravates aux nuances langoureuses et affectionne le bleu turquoise pour les rubans de ses chapeaux, Robert s’habille sévèrement, comme un huguenot du dix-septième siècle. Une blouse de velours noir, assez courte et serrée à la taille par une ceinture prend son cou dans une haute manchette recouverte, en parement, d’un col mou d’une blancheur éclatante ; ses poignets sont serrés dans une manchette semblable relevée du même linge blanc de la chemise ; et la blouse boutonnée en biais jusqu’à l’épaule couvre, sur les hanches, une culotte de velours aussi, ample, retenue au-dessus des genoux d’où elle retombe sans les cacher entièrement ; de sorte que, depuis les souliers vernis découverts, les jambes, parfaitement moulées en d’impeccables bas de fil d’écosse noir décrivent pour le charme des yeux leurs contours élégants. Il n’est pas jusqu’aux bas dont l’ascension vers les cuisses n’inquiète prodigieusement parce qu’en laisse voir la culotte quand Robert s’assoit. Ce beau garçon un peu froid, apparemment, sous la clarté de son fin visage, flotte entre quinze et seize ans ; son âge est plus difficile à préciser que celui de Luc ou d’Edouard, malgré un fin duvet très joli qui déjà borde sa lèvre remarquablement bien tendue sur un menton d’un aristocratique ovale : Agrippa d’Aubigné adolescent peint par Velasquez ; un amour de grand gosse ! Avec Edouard qui semble copier en plus mièvre toutes les mièvreries plus viriles de Robert, mais s’habille, lui, au dernier cri de la mode, une paire de beaux jeunes hommes… un peu inquiétants, voilà tout.

Au jugement très expert de Jeannine, et à celui plus éprouvé encore de Julien qui les connaît, ils ne valent pas à eux deux la grâce virile de Luc Aubry, la grâce fougueuse, jolie, élégante, presque trop raffinée, très énervante et très parfaite de cet adolescent qu’est Lucet. Les deux autres sont des filles, plus beaux que des filles, surtout Edouard avec ses yeux bleus, l’or léger de ses cheveux, son petit nez de marquise, son menton comme poudrederisé et sa bouche de baby ; mais deux filles quand même ! Julien et Nine ont horreur de cette équivoque. Luc est un homme en fleur !

Le beau huguenot ne manque jamais sa phrase en arrivant ; — Nine trouve qu’il devrait la varier de temps en temps :

— Je viens chercher Edouard ; nous allons jusqu’au bac du passeur ; peut-être nous baignerons-nous, si vous voulez bien le permettre, Madame ?

Mme Davillers s’inquiète et se récrie. Il est de fait, pense Jeannine, que c’est dommage de tremper dans l’eau deux petits anges tout en sucre aussi jolis que ceux-là ; ils doivent y fondre et s’abîmer… Mais à ces restrictions de sa mère, Edouard fait une moue pour laquelle Robert vendrait à Rome son âme de calviniste, et la cause est gagnée. Après avoir salué comme devait le faire le duc de Richelieu, Robert emmène son ami. Tous deux, en longeant la terrasse, lèvent les yeux vers leurs parents, Edouard sous son canotier au ruban bleu pâle, Robert sous un feutre noir et mou d’une exquise déformation… et leurs yeux débordent de beauté comme une nuit d’amour silencieuse et étoilée…

Edouard qui est blond, a, dans la pochette de son veston, un caleçon de soie bleue transparent comme la buée du soir flottant entre les roseaux du fleuve ; Robert, qui est pudique autant que protestant, se sert d’un caleçon de soie noire léger comme les pétales des iris noirs qu’agitent en passant, au crépuscule, les ailes lourdes des phalènes.

Nine qui a dissipé déjà certaines ténèbres aux leçons demeurées trop peu lumineuses de Chérubin, sait à peine mais devine beaucoup… Les sorties régulières des deux enfants et le mystère de certains signaux, de certains regards — auxquels les parents ont la surprenante bonhomie de ne pas voir clair — intriguent Nine parce qu’elle retrouve en ces manifestations, la même inquiétude et les signes extérieurs par lesquels volontiers elle traduirait la sienne. À des effets semblables elle imagine des causes identiques et veut les connaître.

Un soir que Mme Marcelot l’avait priée de descendre jusqu’au bord de l’eau, en bas de Moult Plaisant pour rappeler des invités attardés à la pêche, Nine se promit, coûte que coûte, de percer le mystère des promenades chroniques de Robert et d’Edouard. Elle les avait guettés tous deux sans les voir, malgré l’heure du dîner, regagner le cottage. Nine oublia les invités tout à leurs gardons. Elle chemina quelques instants sur la rive où des arbustes trapus interrompaient le sentier et le forçaient à remonter un peu vers les champs. Presque toujours ces bouquets épais de noisetiers, de jeunes chênes, d’églantiers et d’osiers encadraient des criques minuscules où l’eau s’avance sans profondeur et où il est facile de se dissimuler même aux regards des gens, très rares d’ailleurs, qui peuvent longer l’autre rive de la Seine. Nine allait de son pied léger, comme un oiseau. Elle laissa derrière elle le bac du passeur, un peu craintive de s’éloigner autant, mais poussée par une invincible curiosité sûre de sa récompense. Dans le silence absolu de la rive et le clapotis humide de l’eau, elle entendit bientôt des paroles étouffées monter jusqu’à elle. Elle écouta. Des chuchotements reconnus dénonçaient la présence imminente de ses deux gamins. Elle s’approcha encore. Entre les feuillages touffus des petits chênes, des églantiers et des osiers, la lumineuse réverbération de l’eau lui indiqua un couloir de verdure dirigé exactement, à hauteur de ses yeux, sur les personnages devinés à leurs bavardages méfiants… Elle voulut se retenir de sa curiosité et, pour se justifier, se garda fort de la juger coupable sans avoir vu…

… Ah bien ! les lettres impertinentes et gentilles de Lucet s’illustraient là singulièrement !… Et des fruits d’églantiers, dans la verdure caressante, rougissaient violemment, mais tout de même se penchaient sur l’eau gazouillante et limpide qui répétait les membres clairs de Robert et d’Edouard…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Nine ne voulut rien faire de moins que les beaux fruits de corail ; elle rougit aussi… et ne détourna pas ses yeux…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Jeannine se retira sans bruit. La beauté des deux adolescents, la révélation inattendue de leur nudité troubla violemment son âme et sa chair… Et l’image de Luc rapprochée de ses jeunes voisins peupla la solitude de ses nuits.
XXII

Nine aime bien quand, les familles voisinant beaucoup, Robert vient chez les Davillers ou Edouard chez les Sfender, ou l’un et l’autre chez Mme Marcelot pour se chercher. Car ils conservent une certaine tenue et, bien qu’ils soient déjà des jeunes gens hors d’une tutelle exigeante, pour la forme ils sollicitent l’autorisation de sortir. La formule varie peu : le bac du passeur, l’écluse et le barrage de Poses, le bois d’Alisay, la côte des Deux-Amants… Et le but varie moins encore !

Et ils ne rient pas, les deux petits monstres ! Ils s’en vont très sérieusement après avoir baisé la main aux dames et reçu le sempiternel avertissement des mamans souriantes :

— Surtout, mes enfants, ne vous fatiguez pas !

À quoi Robert cambré dans ses bas noirs ou l’innocent Edouard au regard bleu comme le ruban turquoise de son canotier répond :

— Oh ! maman, nous n’allons pas loin !…

Et Nine observe encore Inexactitude avec laquelle le baiser de l’un, sur les mains, tombe sur le baiser de l’autre ! Ça, c’est un peu fort tout de même que ces deux sales gosses, jolis comme des Éros, s’amusent jusque sur les mains… de Nine ! Elle a envie de leur crier chaque fois :

— Mais dites donc, petite horreur, vous ne pourriez pas attendre le « bac du passeur » pour faire vos… C’est vrai ça !… croyez vous ?… Et ils ont le toupet de dire qu’ils ne vont pas loin encore !…

Seulement, elle a beau gronder en dedans, quand tous deux partent et que leurs sveltes silhouettes disparaissent au tournant d’une allée, Nine perd tout à fait le fil de la conversation ; elle rêve… au bac du passeur, et songe aux puériles amours de ces deux collégiens…


Ah ! Dieu, ce que sa chair crie, durant ces vacances chaudes où les réceptions retiennent sa mère et elle presque constamment à Moult Plaisant !

Elle n’y trouve guère de divertissements. Que ce soit M. Un Tel ou Mme Une Telle, ce n’est pas Luc Aubry, ce n’est pas même Julien, — car elle l’aime bien aussi ce grand beau garçon un peu inabordable, — c’est n’importe qui, n’importe quoi ! Et souvent elle se prend à pleurer toute seule.

La nuit, après la chaleur accablante du jour, elle descend de sa chambre sans bruit et, couverte à peine d’un léger peignoir, elle va dans le parc, sous l’épaisse allée de marronniers jusqu’au petit temple minuscule surnommé, en souvenir de Rome, le tempietto, et qui contient une salle à manger d’été et un boudoir joli comme il est petit. Les dispositions sont prises pour loger là un des invités des fêtes d’octobre, en cas d’affluence. Luc Aubry doit y trouver sa chambre durant son séjour à Moult Plaisant. Et Nine, avec un cynisme dont se révolte sa jeune âme droite, et franche, et saine en apprend le chemin… Et sa compréhension de l’amour sans entraves absout le doux crime que perpètre sa volonté complice de sa chair exaltée.

Oh ! tout cela ne va pas sans souffrances !… Il faut la cervelle étroite d’un cagot sournois ou l’imbécillité et l’hypocrisie large d’un puritain pour ne comprendre pas sans bégueuleries, sans ricanements obscènes et sans anathèmes, le droit imprescriptible à l’amour dont est la chair dévorée et l’âme inquiète ; pour ne comprendre pas que l’esprit délicat se sacrifie en sacrifiant sa foi, en sacrifiant l’honneur, le sot honneur que dispense le monde ; — que l’âme se sacrifie elle-même en conduisant à la félicité de la chair l’argile douloureuse dont elle est prisonnière !

Nine envisage sans mépris ni colère les joies effrontées de Robert et d’Edouard. Elle ne s’étonne pas que deux êtres semblables, touchant presque à la perfection, se sentent l’un vers l’autre attirés par le charme irrésistible de leur beauté. Ce n’est pas immoral, cela qui stérilise en l’affinant l’attirance des corps. Ce qui est misérable c’est l’accouplement odieux et brutal d’où naît, de la laideur, la laideur ; d’où jaillit, de la souffrance, le fruit criminel qui, dans son sein, recèle les tares des lamentables générateurs ; ce qui, sans cesse, accroît la chaîne meurtrie de la douleur et jette, pâture dolente et geignante, des âmes et des corps, toujours, au minotaure social, au lévite menaçant, au juge sans pitié, au soldat brutal, à l’usinier égoïste, au financier forban !… Pauvres êtres, pauvres âmes qui, en la splendide sérénité du néant, sommeillent dans le Non-Etre paisible et que le rut d’un monsieur ivre et d’une femelle hystérique vient tirer de là, de LA !…

Ah ! Dieu, ah ! Dieu, immorales les tendresses de Robert et d’Édouard ? Et Prêcher, et Juger, et Tuer, et Affamer, et Voler donc ?…

Nine n’a qu’à se pencher, après La Bruyère, pour voir sous les chaumes, même dans les champs heureux de Normandie, ce qu’elle fait de l’homme LA NATURE dont partout et en tout cet homme se réclame quand elle flatte ses instincts et sa cupidité, sauf à la rejeter dès qu’elle les dessert…

Puisque tu nous veux gaver de sexes assortis et que le lycée ou le collège ne doivent pas renouveler Thèbes ou Lesbos, pourquoi, société imbécile, pourquoi tes vierges ne sont-elles pas le refuge naturel offert aux jeunes hommes dès les premières émotions de la chair ? Pourquoi, elles-mêmes, fleurs, ne trouvent-elles pas en la fraîcheur fécondante qui s’épuise loin d’elles, l’impérieuse communion vers quoi tendent éperdûment leurs corolles épanouies ? Et pourquoi, société bégueule et bonne mère, ne reste-t-il aux éphèbes reclus dans tes collèges, — puisqu’on l’a osé dire, — que la ressource de trouver, pour sauvegarder les lois naturelles, aux jours de sortie, « le lupanar à côte du gymnase » ? Et l’officine de l’apothicaire, et la clinique du carabin peut-être aussi ! Pour que l’on jette entre les bras de tes demi-vierges des demi-mâles, et que les épouses par eux avariées fassent, pour succéder aux tartuffes qui’précédèrent ces époux, des défenseurs scrofuleux de ta morale égoïste !

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Encore, Nine ne s’inquiète de l’outrage (!) fait à son sexe que par jalousie. Maintenant qu’elle a vu, elle appréhende tout de même l’étroite amité de Julien et de Luc ; mais ce n’est pas, cela, révolte de sa raison ou de ses sens, c’est éveil de sa jalousie et de son besoin de posséder à elle seule.

Elle relit les lettres de Chérubin, si câlines, si perverses et si tendres, et la certitude s’ancre en elle que ce gamin fragile et robuste n’est possédé que d’un seul amour, le sien.

Elle ne songe même pas à craindre, pour cet amour éthéré, la promptitude d’une réalisation physique ; là encore, les lettres de Luc témoignent d’une impatience trop vive, de désirs poussés jusqu’au malaise. Donc la joie leur sera sans égale, à lui comme à elle, d’éteindre un moment ces désirs dont la flamme renaîtra plus belle et plus merveilleuse… Ensuite…

Nine ne pense à rien au delà, pas même à Julien qui l’aime…

Nine ne pense pas au delà… Elle demeure sur cette angoissante sensation : Luc passe auprès d’elle ; elle peut le prendre, elle peut le perdre irrémédiablement ! L’Élu pour lequel s’ouvre sa chair, se brise son cœur et se déchire son âme, glisse, imprenable, tel un beau cygne au large d’un lac enchanté, sans qu’elle reçoive rien de lui, rien de cet amour dont s’illuminent les heures dernières de son adolescence… Elle va être femme, lui homme ! Ce sera fini à jamais de la fraîcheur divine des baisers. Le vain souvenir de ces jeunes lèvres et de ces jeunes bras de Luc la poursuivra sans cesse, qui font le but unique de sa vie, de son rêve. Une autre viendra… Elle ne veut pas que cette autre lui vole ses étreintes et que cette âme de Luc et ce corps merveilleux et chéri disparaissent à jamais loin d’elle, sans avoir, de ses lèvres de jeune fille, de vierge, dit à cet adolescent, à ce jeune homme dont les dix-sept ans adorables sont frères de sa virginale adolescence :

— Je t’aime… je te veux… prends-moi…

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Et quand Nine rêve ainsi dans les beaux soirs de septembre, l’angoisse de ces pensers fait couler ses larmes… Elle attend…
XXIII

Le premier venu de la grande série d’octobre à Moult Plaisant, c’est Julien. Celui-là console de tous les autres, les indifférents, égoïstes, affectueux du bout des lèvres et seulement parce que la table est exquise et l’hospitalité généreuse. C’est un ami déjà, ce grand beau gars qui, d’un seul regard, lit au fond des prunelles et, sans parler, répond avec ses bons yeux spirituels à l’interrogation muette de Nine. Pour celui-là on va à la gare en personne, Nine et sa mère ; on se serre contre lui avec des envies de le câliner. Des gamineries éclatent dans les mots où des rires fusent, se dessinent dans les gestes ; et c’est bon tout à fait de le sentir tout près, tout près de soi. Il n’est vraiment pas si inabordable ! Pourquoi Nine a-t-elle cru cela ? Au contraire, on sent à s’approcher de lui qu’on pourrait lui dire toutes sortes de choses : les futiles dont souriront ses lèvres fines ; les mélancoliques pour quoi ses bons yeux se voileront de douceur et de compassion ; les graves qui feront son front se recueillir ; les douloureuses, craintives d’avance consolées par son cœur et les caresses fraternelles de ses mains pâles… Oh ! oui, celui-là… Et Nine n’achève pas, mais toute son âme se tourne vers le grand ami, amie et reconnaissante. Et le remords se fait très poignant en elle de le délaisser, ne fût-ce qu’un moment, pour le délicieux gamin dont elle veut connaître les primes émois…


On s’occupe tout de suite du théâtre ; les décorateurs l’ont installé avec une rapidité surprenante dans l’orangerie vide. Tout un théâtre complet avec les rampes, le rideau, les deux décors du Mariage, Ier et IIe actes que les jardiniers ont appris à équiper… Les meubles et le fauteuil de Chérubin seront pris au château, Lucet les choisira lui-même.

Tous les autres invités arrivent presque coup sur coup, en trois jours. On répète. Luc est un peu retenu par sa rentrée au Conservatoire, mais il n’y a pas à se préoccuper de lui ; une répétition et tout ira à merveille.

Il arriva par le même train que les costumes. Tout le monde s’en fut au devant de lui à la gare. Nine aurait bien mieux aimé qu’on la laissât y aller seule avec sa mère et Julien.

C’est elle qui a conduit Luc à son petit temple ; sur quoi elle ne put s’empêcher de dire en lutinant l’auteur des lettres à Fanchette que, séparé du commun des mortels, il trouvait là, sous la petite colonnade de stuc et de marbre, le seul abri qui convînt à sa divinité : les parois et le parvis d’un temple… On n’est pas plus XVIIIe. Il y avait encore dans la serre quelques belles fleurs, Jeannine donna l’ordre qu’on les portât chez M. Aubry, pour faire honneur à Chérubin. Et Chérubin trouva tout fleuri le sanctuaire aux degrés de marbre. Et les degrés déjà disparaissaient sous l’épaisse jonchée des feuilles dont se dépouillaient les ormes et les chênes.

Et les fleurs les plus rares étaient les yeux de Nine, sa bouche, et ses mains aux lignes précieuses sur lesquelles mit ses lèvres Lucet, cependant que Nine tressaillait sous ce baiser jusqu’au fond de son être charmé.

Julien observe les mouvements des deux jeunes gens, sans en rien perdre. Pour lui se rouvre la blessure chérie qu’a faite à son cœur, à sa chair, le petit clerc de la Trinité, Daphnis, Chérubin. La blessure va s’envenimant davantage chaque jour ; elle est presque inguérissable maintenant. Car Julien se rend compte enfin de la place que prend dans sa vie quotidienne l’exquis adolescent, le gentil Luc aux yeux du vert bleuâtre et doux des oliviers. Il en a bu comme un philtre divin l’âme savoureuse. Dès lors il a peur du désir que l’âme seule ne satisfait plus, il souffre et se maudit de cette attirance douloureuse contre laquelle il n’a pas le courage de lutter.

Cette nervosité maladive, dégagée soudain par la rencontre de Luc enfant chez Déah Swindor, ici, à Moult Plaisant, s’exaspère au delà de tout ce que Julien pouvait craindre. Il se sent capable, pour son petit ami, des pires capitulations ; et le doute envahit son être dans l’angoisse d’une interrogation à laquelle il n’ose se répondre à soi-même si l’amitié qui l’attache à Lucet n’est pas d’une violence supérieure à l’amour qu’il promit à Jeannine… Ils éclatent tout à coup au plus profond de son être, ces sentiments dont la marche sournoise vient d’atteindre son cœur sans qu’il eût pris le temps de s’en défendre… Et cela est, comme une catastrophe horrible est, comme un mal incurable est, — inéluctable et sans remède !

Et dans ce carrefour angoissant où se débat l’incertitude de son âme qui réprouve et souffre des affinités plus matérielles de son cœur, ce n’est pas assez du trouble de son amour, il lui faut douter encore de ceux qui le torturent et se défier de ces deux êtres également chéris, Nine et Lucet…

Julien se souvient de Luc en extase devant le portrait de Nine. Il ne se veut pas étonner de l’abandon charmant du jeune amoureux, mais l’homme primitif en lui reparaît qui entend défendre son bien et couve des jalousies, des rancunes, des haines, des vengeances contre celui assez hardi pour essayer de le lui ravir, celui-ci fût-il Lucet !

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Tous les personnages notables de Pont-de-PArche, sauf M. le Doyen qui avait été d’autres raouts et dont le Mariage de Figaro eût troublé l’orthodoxie, reçurent une invitation.

Après midi, des grands breaks aux joyeuses sonnailles de clochettes et de grelots emmenèrent les hôtes de Moult Plaisant dans la vallée de l’Andelle vers Pitres, Romilly, Pont-Saint-Pierre, Radepont… Des places avaient été réservées en grand nombre aux châtelains qu’on allait chercher pour le dîner et le spectacle, et que les mêmes breacks carillonnant ramèneront dans toutes les directions, la nuit, la fête terminée. D’autres invités étaient attendus, qui venaient par leurs propres moyens de Rouen, d’Elbeuf et des cottages, châteaux, propriétés environnants. L’ « assemblée » devait être au moins de quatre cents personnes, après l’ouverture des portes donnant libre accès, pour les petites places, aux habitants de Pont-de-l’Arche conviés à cette représentation.


Nine est préposée à la réception, à la surveillance, et à l’apprêt des costumes tous des plus élégants. Luc ne quitte pas le théâtre, il y fait transporter les meubles somptueux choisis par lui-même au château pour remplacer les chaises de la répétition.

Or Nine ignore que Luc n’a pas accompagné tous les invités. Elle a vu Julien partir et ne soupçonne pas que Chérubin ait manqué d’accompagner son ami. Elle a renvoyé les femmes de chambre aux communs et à la lingerie où divers préparatifs sont encore inachevés, et reste seule à chiffonner les corsages, les dentelles des habits à la française légèrement mis à mal par l’entassement du voyage… Et surtout, oh ! surtout, la retient le costume de Chérubin appartenant en propre à Lucet qui l’a apporté avec lui ; le mignon boléro, la chemisette au jabot ébouriffé, le petit manteau, la trousse, le tout en velours bleu de roi brodé d’argent, doublé et crevé de moire blanche, le feutre gris perle avec la plume longue et souple enveloppant d’une caresse neigeuse la cordelière tressée d’or et d’argent… Et les mains jolies de Nine tremblent au contact de la soie tiède du fin maillot blanc fermé de toutes parts. Ce maillot seyant qui va contenir, qui a contenu — oh ! Nine jolie ! — si étroitement le corps adoré de Lucet… Elle le retourne en tous sens. Il y a, sur la ceinture de faille blanche, des boutons de nacre ; et la ceinture est coupée, par intervalles, de larges bandes de tissu élastique, de sorte que ce maillot impudent, doux et enjôleur se referme de lui-même et caresse toutes les formes qu’il saisit… Oui, c’est vrai, Nine se regarde, elle est presque de la même taille que Lucet… mais… non ! il ne faut pas songer à cela… Toutes les formes de Lucet !… il ne faut pas songer à cela ; Nine s’en défend bien… ce serait de l’enfantillage, oui, mais un enfantillage dangereux… Pourtant, elle est seule. Et ce maillot de son petit Luc lui irait… Personne ne pourrait pénétrer dans le salon, qu’elle ne sonnât… et puis c’est une curiosité bien inoffensive, en somme, une sensation quelle veut avoir eue… bien banale… la sensation de ce tissu léger gourmand de formes sveltes… Luc ne l’eût point déjà rempli de sa tiédeur ambrée et provocante en y laissant des empreintes délicieuses, qu’elle désirerait autant goûter cet effroi pervers d’être, habillée, nue dans ce joli travesti… Ses mains ne se veulent point arracher, ni ses yeux, au sortilège charmant de cette gaine déployée devant elle, dessinant les hanches, les jambes et les pieds menus de Luc, cette gaine moulée comme un gant sur la nudité prestigieuse de Iohanam savant en caresses, de Chérubin hardi en baisers et qui contint, — cette gaine molle raidie par les juvénilités cambrées de Luc — le mystère troublant que révélèrent à Jeannine les jeux effrontés de Robert et d’Edouard… D’abord elle approche de sa bouche la délicate enveloppe dont la blancheur virginale frôle la fièvre rose de ses lèvres… ses mains vont jusqu’au fond des pieds tout petits… Ce serait vite fait d’enfiler çà, tellement souple à toucher, doux à voir… Elle se coiffe du feutre léger, et se voit dans une glace : Chérubin ! Mais elle aussi peut être Chérubin, si elle veut !… Si elle veut ?… pourquoi ne voudrait-elle point !… Elle hésite, en dégrafant son corsage, machinalement… Cela fait, sans s’en apercevoir, sa robe tombe à ses pieds… puis, vite, son corset dont craquent les œillets l’un sur l’autre ; folâtre musique ; son jupon glisse sur sa robe. Nine est folle ! Mais non, très calme ; et la dentelle de son pantalon révèle la hauteur des bas qu’elle enlève après ses mules de Suède gris perle, bouclées d’or !… Vite, la soie blanche saisit la fleur tendre de ses jambes gamines ; elle se rappelle les détails de Luc dans les lettres à Fanchette ; elle fait comme il a dit. C’est un peu difficile tout de même la première fois ! Et tantôt son petit corps frémissant s’ajuste dans l’étroite adhérence du maillot qu’on eût dit tissé pour elle et qui monte, qui monte et couvre ses hanches rondes, enfermant sur son jeune ventre pâle un peu de l’odeur mâle et troublante infiniment de Lucet…

Les jambes percent la trousse bleue brodée d’argent qui ceint de velours sa taille flexible ; et ses cuisses issent de l’azur sombre, ainsi que deux pâles boutons de lis… Et tout Lucet s’éveille en elle et incruste des arômes en sa chair qui, par sa bouche, râle imperceptiblement. Ses bras nus se vêtent de la fine chemise de linon dont les manches s’achèvent et le col s’épanouit en frissonnantes dentelles. Elle a chaussé ses mules gris perle, bouclées d’or. Et sa gorge, tendue en l’odeur virile du costume, s’apaise, tel un adolescent à la poitrine plate, sous la rigidité des aiguillettes de satin et d’argent… Elle chante, amusée, énervée, excitée, affolée !! Ses hanches chaudes et légères se pâment au souvenir des hanches, chaudes et riches du fruit dont l’empreinte demeure, qui précédèrent les siennes… Elle chante :

Je connais un pauvre enfant
Un pauvre enfant de Bohème…

et sur sa tête rectifie le feutre gris sur quoi neige la plume vaporeuse…
… Au regard triste, au front blême…
son petit manteau pailleté de clair de lune agrafé aux épaules, elle s’anime devant la glace, mutine et jolie Jeannine, Jeannine-Mignon ;

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
La folle histoire !
En vain je m’en défends…

. . . . . . . . . .

ses mains menues et mignonnes rangent sous le feutre soyeux les bouclettes tombantes de son front ; elle se coiffe comme un garçon…

. . . . . . . . .

Je me trouve bien mieux

. . . . . . . . .

Soudain, en arrêt, elle pâlit affreusement !… Une voix connue, au dehors, reprend après elle…

Je ne suis plus la même ;
Ah ! la la la la ta ta !
La ralla, ah ! la la…

. . . . . . . . .

Nine stupéfiée se tait.… ses yeux s’égarent… ses mains — tout le voile possible à cette minute où le rêve atteint, délicat et charmant, confine au cauchemar — ses mains couvrent son doux visage alerte sous le feutre de Chérubin… La porte s’ouvre ; une jeune voix s’écrie :

— Ah !!… Chérubin !!!

C’est Luc en quête de meubles, Luc effaré, que l’étonnement et l’extase clouent sur le seuil…

Nine a vu !… C’est Luc !… Alors ses mains fragiles et mignonnes se crispent sur les dentelles, elle veut se sauver, se cacher, se dissimuler ; où ?… Il est trop tard !… Luc a vu… et demeure, inconscient de ses actes, refermant la porte derrière soi, fou aussi, et courant au danger qu’il ne voudrait mais qu’il doit éviter… Nine hypnotisée par la peur se jette au devant de Lucet, s’abandonne au tourbillon avide qu’elle veut fuir… Mais elle n’a plus peur déjà, dirait-on… Que va-t-elle faire ?… Elle relève sa pauvre petite tête frivole, fixe de ses yeux apeurés Lucet, se jette dans ses bras, éclate en sanglots et demande, sans plus maîtriser ses gestes ni sa pensée, folle, oui, folle :

— Pardon… pardon… Lucet…

Et ses beaux yeux, ses mains mignonnes, ses lèvres et la grâce unie de ses jambes sveltes sont sur Lucet, et Lucet ne peut contenir les sanglots de Nine qu’en berçant dans ses bras stupéfaits et ravis… Chérubin, — Chérubin qui rit nerveusement tout d’un coup et s’apaise… s’apaise et se cambre en l’exquise virilité du costume, et laisse sur l’épaule de Lucet sa tête joueuse cependant que Lucet rencontre dans les dentelles un cou joli et de tièdes poignets et devine, au halètement de la gorge qui frôle sa poitrine sous le linon de la chemisette et le velours brodé du boléro : l’amour… l’amour qui tout ose… Alors sa joue se penche sur la joue câline et craintive de Nine… Nine se rassure et demeure prise à l’enlacement sensuel et hardi de Luc. Ses mains se laissent prendre aux mains tremblantes de l’adolescent ; et leurs lèvres jeunes ne se fuient pas, qui se sont rencontrées et s’absorbent en un long et silencieux baiser où la chair profondément se donne, échange sa joie et fait trembler le désir qui ne veut plus cacher sa violence, sa douceur et sa douleur…

Un trouble infini les enveloppe, de s’étreindre et de s’avouer ainsi, elle Chérubin, lui Lucet, dans l’enlacement craintif et charmant, présage d’un amour enfin réalisé en la chair qui consent et va combler les tendances stériles de l’âme.

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Et Chérubin, dans les bras de Chérubin, avoue, mais se défend encore de ses baisers gourmands :

— Non… non… je vous en supplie, Lucet… non, ce soir… ce soir…
XXIV

Ce jeudi 18 octobre, par une coïncidence bizarre — à moins que la volonté de Nine eût pesé sur la décision de sa mère — est le jour de la saint Luc.

L’ami Robert, le beau calviniste, le Velasquez de velours noir est en classe depuis deux semaines. Il a quitté Pont-de-l’Arche non sans baiser bien tendrement sans doute le joli Edouard, et en s’indignant avec la dernière véhémence contre le projet d’habiller en « sale quille » l’adoré blondin. Mais Edouard n’a pas les mêmes raisons de se plaindre. Outre que sa santé — pour laquelle Mme Davillers a des inquiétudes justifiées apparemment par la langueur bleue des yeux de son fils, une fatigue dont la couleur va si bien à son teint de blond ! — sa santé lui a valu d’esquiver la rentrée au lycée, elle lui vaut aussi l’insigne joie de connaître Luc Aubry, de l’approcher dans une intimité inimaginable dont il ne manquera pas de se glorifier auprès de ceux de ses camarades du lycée qui ont vu comme lui Marie-de-Magdala et raffolent du petit comédien très beau.

Les acteurs du Mariage de Figaro sont, suivant les convenances et la parenté, séparés ou réunis dans quelques pièces pour s’habiller. On a mis ensemble les deux jeunes gens Luc et Edouard ; et celui-ci, dont la santé se rétablit bien malgré lui depuis le départ de Robert Sfender, éprouve une joie délicieuse à ce partage.


Dès qu’habillés ensemble, Julien vient les rejoindre, svelte Figaro cambré dans ses passementeries d’or et de pourpre, élégant sous la résille écarlate qui le coiffe ; jambes et mollets bien dessinés par la culotte de velours et les bas de soie. Julien regarde Luc Aubry et s’émerveille d’une beauté qui s’avive au mièvre voisinage de l’exquis et languide Edouard.

Il ne regrette pas d’avoir été séparé de Luc pour cet habillage qui n’eût été qu’une joie tellement aigüe et décevante dont se fût inutilement compliquée la souffrance d’aimer.

Depuis des mois, inconsciemment résigné à cette souffrance, il se voulait révolter de subir à tel point l’ascendant de ce jeune homme dont le développement, durant des années, a ravi ses désirs de beauté et comblé de félicité parfaite, parce que jamais réalisées, ses aspirations vers un bonheur dont la mesure tient plus que jamais en les yeux et les lèvres de Luc !…

Et ce soir de triomphe où s’allument, dans le parc, les girandoles et les pots à feux, et les guirlandes de fleurs lumineuses dont s’éclairent en dessous, de riches et indécises lueurs, les feuillages attardés des grands arbres, dont brasillent les vieux troncs dépouillés et les efflorescences mélancoliques d’automne, ce soir doux et apaisé sous le ciel clément jonché d’étoiles, il semble à Julien qu’il va toucher, qu’il touche comme à la rive lointaine, après le long voyage silencieux de sa jeunesse, et que des choses solennelles vont se décider…

La sérénité de Luc est inégalable, ce soir ; il est affolant de grâce espiègle et grave. Son élégance a pris un charme hallucinant, une incomparable maîtrise de formes. Sa jeune tête conserve toute la joliesse et toute la grâce morbide de l’enfance, tandis que son corps glorieux et viril est déjà presque d’un homme… Julien sait que ces yeux effarouchés et ces lèvres gentilles frissonnent des délicieux tourments épanouis de la chair !!… Et cette pensée le consume lentement d’une obsession brûlante…

… Tandis que de Jeannine au contraire ne vient pour lui que de l’apaissement !…

… Et puis, Nine, il va la demander en mariage ; elle sera sa femme ; et la solitude, pesante à la fin, s’allégera de cette chère présence…


Oh ! dans le calme du soir, devant Luc rieur et charmant et jeune, le drame obscur de ces pensées !!

Luc grandit, chaque jour se fait plus homme que la veille ; finie la grâce, rompu le charme ! Et cette grâce, ce charme, ces mots grâce, charme, jeunesse, adolescence pénètrent ainsi que des poignards dans le cœur douloureux de Julien ! Jamais — et toujours il voit Luc ainsi — jamais les délices de cette jeune chair, de ces jeunes formes de Lucet ne se sont affirmées comme ce soir en les divines parures de Chérubin, dans les velours, les moires, les linons et les dentelles dont la féminité précieuse fait exquise, obsédante et perverse la force virile mal dissimulée et la tentation atroce qui perce les dentelles à ses poignets et à son cou… ce soir, ce soir de triomphe où scintillent les guirlandes et les girandoles lumineuses dans l’agonie cuivrée du parc et la mélancolie des fleurs automnales…

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Les dix-sept ans de Luc s’élèvent, gerbe magnifique, et marquent, sous le ciel où fleurissent les étoiles, l’apogée de cette chose émouvante que Dieu fit de ses mains incapables d’une œuvre plus sublime : la Beauté d’un Adolescent…
XXV

Quand les artifices et les flammes de bengale eurent zèbre’d’or le ciel et poudré de rouge les ombres bleues sous les grands arbres, après la représentation ; quand les crépitements et les détonations des caronades eurent, dans les fulgurations et les pluies de métal en fusion, dispersé par tout le parc leurs fumées âcres et denses, les grands breaks emmenèrent une partie des invités ; les derniers trains prirent les autres.

Ce fut, après les fantasmagories des lumières et les divertissements de la musique, la fête nocturne de l’ombre, du silence et de l’apaisement…

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Nine gagna sa chambre, heureuse et nerveuse mais fermée à toutes inquisitions des regards. Elle songeait à la bonté spirituelle et sans égale de Julien, plus encore au charme doux et violent de Lucet.

Luc se réfugia parmi les hautes futaies, en son temple où saillent, dans les stucs entaillés, les arcs, les carquois et, mêlés de roses, les lauriers d’Amour…

Mais Julien s’épuise à repousser l’image vénéneuse et ravissante de Luc. Il se débat en vain contre le mal sournois qui depuis des semaines, des mois, — il se l’avoue enfin, — des années, oui, des années, s’est infiltré goutte à goutte et déborde soudain dans la tempête délicieuse de son cœur. Trop d’obscures pensées, trop d’angoisses, dans son esprit et dans sa chair se heurtent et s’agitent. Il ne peut pas, il ne veut pas dormir. — Et dans la nuit fraîche à peine, comme des craintes, comme une appréhension, comme une adoration aussi l’attirent vers le tempietto où, sur le doux sommeil de Luc, des carquois et des roses se mêlent aux lauriers… L’amitié étrange qui brûle dans ses veines, tout à coup, vient de lui insuffler l’envie… l’envie ?… pis que cela… la jalousie ! la jalousie dont il a peur ! Nine et Lucet font peur au désinvolte Figaro… Et Figaro va veiller…

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Luc ne dort pas. Il songe…

Nine a dit :

— Non… ce soir, Lucet… ce soir !…

Est-ce le consentement retardé, en effet ; ou n’estce pas plutôt le refus irrémédiable ? S’est-elle tout à coup souvenue de Julien… Julien ! — Oh ! comme Lucet désire dans sa jeune chair ignorante et curieuse le baiser promis « ce soir ». Et quelles angoisses, pourtant, si son désir, la folie honteuse et divine de son désir, tout à l’heure, allait se réaliser !… Pauvre Julien !…

Comme Nine tremblait dans l’étreinte qu’elle-même est venue chercher pour dissiper sa terreur de petit oiselet affolé !

Certes, Luc ne se peut reprocher le double crime de cette rencontre ; crime contre Julien ; crime contre sa fiancée ! Cette rencontre, rien ne la pouvait présager. La surprise en demeure souverainement attendrie et berceuse d’espoirs au plus profond de sa chair. Sa bouche, ses mains, par le seul souvenir si proche, gardent le doux émoi de la possession incomplète et trop rapide.

Il n’est pas coupable de l’avoir retenue. Julien ne peut le lui reprocher. Ce n’est pas elle non plus qui l’a recherché. Le hasard a conduit l’un vers l’autre leurs désirs, comme le vent nocturne des oasis guide vers les fleurs qu’il faut la douce fécondité du pollen errant parmi les palmes…

— Non… ce soir…

Voilà que douze coups gravement rayonnent autour du clocher et se dispersent sur l’eau, les coteaux et les bois. Tout sommeille dans le brouillard bleu qui s’élève de la Seine.

Aucune porte ne ferme, dans ce temple qui, l’hiver, reste absolument vide de tentures et de meubles.

… Si jamais Nine devait commettre cet acte exorbitant de venir, Luc ne veut pas paraître l’avoir attendue. Il ferme l’électricité et se jette tout habillé sur une chaise longue. Au milieu des ténèbres embaumées de la jonchée des feuilles et des roses renouvelées dans le cabinet voisin, il rêve… Tous ces hommages dont aucun ne l’a touché : lettres, baisers, caresses insolentes, bravos, bijoux même et fleurs, que des mains inconnues faisaient déposer dans sa loge sans qu’aucune trace en dénonçât la provenance, l’origine, le donateur — rien n’a transperce son âme juvénile et remué son être tout neuf autant que le frôlement silencieux de Nine et l’affection muette de Julien.


Lourdement, du clocher, le quart de minuit roule sur les ardoises moussues de la nef… puis le silence’absolu s’étend à nouveau…

Luc s’agite de la chaise longue à son lit où des courtines de damas vieux rose encadrent les draps d’un tissu très beau à entre-deux de guipure ; des draps souples dont chaque pli douillet pénètre la chair comme de caresses… Il lui semble tout à coup que l’on vient de marcher… Il écoute… Ce sont des feuilles qui voltigent et doucement frôlent la fenêtre avant de s’abattre légères sur les racines noueuses des arbres…

Luc s’assoit sur le lit… Il passe l’un après l’autre ses doigts effilés entre les jours des guipures et compte les motifs brodés qui se répètent, comme un malade recompte sans cesse les piquets de fleurs en quinquonces sur le papier de sa chambre… Et le souvenir d’Edouard déshabillé auprès de lui tout à l’heure s’estompe en les poudres fines d’un pastel… Il n’y a vraiment guère de différence — et s’il en existe ne serait-elle pas toute à l’avantage de celui-ci ? — entre ce gamin aux membres clairs et une fille. La perfection de leurs lignes caressantes et déjà robustes est d’une supériorité incontestable qu’il ignorait. Luc se veut rappeler le torse charmant porteur de droites épaules et de si jolis bras ; la grâce virile des jambes et l’élégance ambiguë des hanches… — Il pense à Julien en fermant à demi les yeux — puis à Nine… Nine ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La demie au clocher sonore…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Il ne veut pas que rien laisse supposer qu’il a pu l’attendre, jugeant indigne de lui et offensante pour Nine la seule supposition qu’elle puisse venir… — Encore du bruit… Cette fois on a marché… on a marché !… on vient… Et le cœur de Lucet accélère ses pulsations, et sa jolie bouche rose ardent perd son exquise humidité… Il lui semble bien cependant qu’on a marché… Il va mouiller ses lèvres au verre d’eau… Non seulement on marche mais… on vient… On… Lucet écoute, haletant… Non… non… Rien ne bouge plus… Pourtant !… ce bruit comme vivant…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Trois coups lents et sourds promènent dans la nuit le souffle métallique des trois quarts que happe et dévore encore le silence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Elle ne viendra pas !…

Si Luc pouvait y aller, lui… vers elle !…

Elle ne viendra pas… Tant mieux !… Il ne faut pas qu’elle vienne… Julien serait si malheureux…

Lucet retire son col et sa cravate… Il attend toujours… Elle ne viendra pas ! naturellement… Naturellement… Il enlève son veston… son gilet… Il n’attend plus… bien sûr… maintenant… Et puis une jeune fille… la nuit… pour un gamin de seize ans… Etait-ce assez fou et présomptueux de songer à cette équipée !… Un gamin de seize ans… un gosse… Chérubin quoi !… Ah ! Dieu ! Ce que ces roses, et ces feuilles mortes, et ce silence, et ces draps sentent bon…

Alors pourquoi a-t-elle dit : « Ce soir… » ?

Mais elle a dit après : «… Non !… »

Aussi quelle vanité de croire que Jeannine Marcelot qui en somme est à Julien, bien sûr, à Julien… va sortir, se trahir — dame ! si quelqu’un rôdait dans le parc ! — pour Luc Aubry ; même pour le Lucet dont les femmes désirent les jeunes baisers et vers qui, parfois, des hommes même détournent involontairement les yeux !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure !…

Seulement une heure ?…

Oh ! s’il pouvait, s’il osait, lui, s’introduire au château !…

Pourquoi’a-t-elle promis de venir, pourquoi a-t-elle promis — puisqu’elle ne vient pas ?…

Lucet est demi-nu. Il lave dans l’obscurité profonde son corps splendide et se surprend à parfumer d’eau étendue de vinaigre les places moites où la fièvre retient ses mains fraîches… Il s’essuie et met sa chemise de soie blanche pour la nuit, puis se couche… Les draps sont moelleux… Ils sentent bon… Tiens ! non, ce sont ses mains qui embaument… Edouard avait des bas bleus à fleurs et des jarretières bouton d’or pardessus ses petits genoux satinés… C’est une singulière idée tout de même d’avoir fait jouer Fanchette à ce lycéen joli, effronté et cajoleur… et de les avoir fait se costumer ensemble…


… La fièvre de Lucet ouate la fraîcheur des draps. Il n’est dans son lit aucune place qu’il n’ait vivifiée de sa tiédeur. Il écarte le col grand ouvert de sa chemise, la fait tomber d’une épaule et pose sa joue sur son bras nu… Il s’éprend de ce contact adouci, presque étranger, comme d’un autre… Une torpeur l’engourdit, dont il s’échappe, las de s’être retourné déjà vingt fois sans trouver la vraie place pour s’endormir…

Tout son corps lui fait mal… Il mord son bras pour avoir quand même de la chair à étreindre, à baiser, à meurtrir… Et tout sentiment s’efface en lui des choses qui se confondent et s’endorment lourdement…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XXVI

Pauvre Julien !…

Elle ne viendra pas. Elle dort dans sa chambre rose.

Lui repose dans le tempietto d’albâtre.

Le petit temple est assoupi… Le château sommeille. Voyons, Julien !… Julien se dit bien toutes ces choses brèves dix fois répétées… Mais quoi ! il aime ; il envie ; il est jaloux… Jaloux de Nine parce que Lucet est très beau ; parce qu’il aime Nine ; parce qu’il adore Lucet d’une adoration qu’il ne veut pas s’avouer… Et Julien blotti dans un hémicycle de marbre qui déroule sa banquette de carrare burelé de lichens au carrefour de plusieurs allées, Julien frissonne et repousse en vain l’image obsédante de Chérubin. Et puis l’inutilité grossière de ses soupçons, parce qu’il a cru voir un geste, un regard, un rien !… L’inutilité mauvaise de ses soupçons augmente leur malignité de tout le paisible silence et de l’ineffable torpeur des choses.

Les deux enfants sommeillent ; et lui rêve à des amours indignes, honteux que l’énergie de sa pensée se ploie à de tels errements ; honteux que les transes de sa chair s’alimentent de si misérables craintes et polluent les corps adorés de Jeannine et de Luc.

Ce lui serait une horrible douleur que ces gamins s’arrachassent à son amour à lui, à cet amour par lequel il les unit l’un et l’autre pour trouver en eux seuls, en eux deux, frêles et jolies créatures de printemps, les joies berceuses et infinies dont l’échange, hors de lui, le rejetterait comme une épave inutile et désolée dans un monde où ne seraient plus Nine et Lucet.

Plus de Nine, plus de Luc !…

Et, de ses yeux aimants, saigne la limpidité de larmes apaisantes, puisque cela n’est pas, ne peut pas être, ne sera pas, et qu’un maléfice est tombé sur lui ce soir, dont il va dissiper les influences insensées…

Des feuilles tombent… Les yeux de Lucet, quand il dort, doivent être très beaux… La nuit ast sereine… Les ombres épaisses des taillis sont bleues dans l’air frais à peine…

Est-ce que Julien attendait que Luc allât vers Nine, ou cette chose amusante d’énormité : que Nine allât vers Lucet ?… Non, vraiment !…

Julien se maudit pour imaginer de telles aventures, comme dans les romans… Il se répète : comme dans les romans !… La réalité paisible surmonte en lui le rêve douloureux et coupable ; il n’a qu’à regarder et sentir la tranquillité rassurante du parc… Ses lèvres balbutient l’hymne de respect qui de son cœur s’élève et confond les deux chères figures, l’ami et l’amante, dans la même affection sans égale…

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Julien tressaille…

C’est le quart d’une heure qui pleure dans les arbres. Des ondes attristées l’entraînent comme un sanglot. Jusqu’au loin la solitaire clameur meurtrit le recueillement nocturne et signifie aux êtres endormis que le temps pressé de courir s’enfuit à tout jamais !…

Julien tressaille et se trouve horriblement seul… Il a peur d’être seul… d’être seul !… Il se lève… Des feuilles étaient tombées sur ses genoux ; elles se froissent et se plaignent tandis que ses mains les rejettent à terre…

Le temple est là… Julien veut passer devant. Le temple est là…là… enfoui dans les rouilles automnales. Lucet dort… Julien voit dormir son ami — son ami ! — tandis qu’une brise se lève dans laquelle s’émeuvent et bruissent les feuillages roux… Lucet dort… Et la paix délicieuse de ces deux mots calme l’effervescence douloureuse de ses pensées : Lucet dort… Julien passe le temple et franchit une pelouse où ses pas s’amortissent. Un rideau de mélèzes dissimule le château… Il va, rasséréné, puisque Lucet dort…

Soudain un horrible frisson fait vibrer comme un glas dans sa chair… Il s’arrête… On a fait du bruit dans la direction du tempietto… du bruit… c’est-à-dire : on a marché… Il écoute… On a marché… On marche… oui ! On marche… tenez, on s’arrête… là… Non… non… on n’a pas marché… Ce n’est rien… Si, tenez… on marche encore… Des petits pas menus et sûrs… s’arrêtent à nouveau… Cette fois, voyons, voyons… c’est… c’est bien sûr… On veut atténuer le… le bruit… C’est peut-être… Qui est-ce donc ?… C’est…Une ombre… On dirait que… C’est Nine !! C’est Nine !! La voilà déjà au pied du temple… Julien la voit tout d’un coup comme en pleine lumière, en un éclaboussement de feu, tellement ses yeux dans la soudaineté terrifiante de cette apparition ramassent de puissance et de volonté… Il va crier, s’élancer. Il va… L’ombre a déjà gravi les degrés de marbre, et Nine, car c’est bien elle — Julien a reconnu sa mante, sa silhouette, ses gestes, tout… Nine profile sa silhouette tant connue, et aimée, et chérie, sur toute la clarté morte du péristyle et la blancheur éteinte de la porte…

Dans un éclair des flots de pensées jaillissent plein le front et battent les tempes de Julien. S’il arrête Jeannine, le bruit peut-être, que sait-on, va la déshonorer devant tous… Si elle allait, hautaine et résolue, cracher à la face de Julien son mépris pour l’espion et le délateur !… — Et Lucet, Lucet ? — Que le petit comédien ignore l’entreprise inouïe de Nine, les circonstances de sa révélation entraîneront le même mépris que Nine ; et si Luc n’ignore pas, s’il est complice, sa haine viendra frapper au cœur Julien. Et Julien ne veut pas ! Cette haine de l’enfant l’atteindrait en plein dans une affection qui peut-être, — avec une rapidité foudroyante le malheureux atteint la plénitude de ce sentiment — lui est plus chère que son amour… Et puis, la violence de son intervention ne serait-elle pas odieuse dans cette maison où il n’est qu’un étranger ?… Il a, durant un espace de temps inappréciable, la vision d’un gouffre qui voudrait engloutir, effacer, absorber goulûment tout ce qui est la raison d’être de sa vie. Ce serait l’ensevelissement irrémédiable de toutes ces claires et divines choses dont ses yeux sont avides et qui, disparues, le laisseraient comme aveugle sur une terre où rien désormais ne saurait le retenir… Le gouffre est là… D’un cri, d’un geste, il peut encore en ouvrir les profondeurs, d’un mouvement y précipiter ses affections, il tuera, il égorgera l’amour que les deux enfants vont meurtrir seulement… Non… non… il ne veut pas le tuer… Non, non il ne veut pas du néant… Il veut être encore… même avec des souffrances, même avec des douleurs, même avec des tortures… Oh ! comme il a besoin, un ineffable, un délicieux, un impérieux besoin de Jeannine et de Luc, puisqu’il accepte l’angoisse horrible et lâche du silence, là… là… là… tandis que Nine va, sur les lèvres de Lucet…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Nine a franchi le seuil. La porte clôt sur elle l’indifférence immobile de ses parois. De plus près, dans une vision maladive qui précise les plus insignifiants détails, Julien voit sur cette porte des violes, des pipeaux, des arcs et des carquois, des flammes et des flèches couronnés de roses… Et l’ironie de ces attributs frivoles active en lui une colère qu’il se reproche maintenant de laisser trop lentement dominer les mauvaises raisons du cœur, et qui cingle la lâcheté de son hésitation.

Il a épargné Nine, mais il ne pourra que mieux frapper Lucet !!! Puisque Nine demeure dans le temple, c’est la complicité de l’adolescent dévoilée… Et Julien cherche de quelle peine cruelle il punira la complaisance de celui-ci pour venger la trahison de Jeannine !…

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XXVII

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Lucet a cru entendre la porte s’ouvrir, et l’attention que sollicite ce bruit inattendu dissipe toute la lourdeur de son assoupissement. Il craint de se leurrer à nouveau… Doucement une robe frôle les tapis. Il s’assoit sur son lit, anxieux ; même il a peur, une peur irraisonnée d’enfant que les ténèbres effraient… On pousse la porte de sa chambre restée entr’ouverte sur le boudoir… Cette fois c’est sûr… il ne peut douter… Et son désir, sa peur défaillante crient ensemble vers l’aimée :

— … Qui est là ?… qui est là ?… répète-t-il angoissé, haletant, perdant toutes notions des joies trouvées dans la solitude de son lit, et qu’il méprise…

Et quand, dans l’espace de deux secondes il acquiert la certitude que c’est Nine, quand il voit que c’est elle, dans l’ombre où elle n’ose parler encore et où ses bras nus et son visage font un halo de clair obscur, il interroge encore, quand même, mais plus bas ; et la passion de son jeune corps frissonnant fait trembler ses lèvres…

Il n’ose se lever ; il est nu ; il ne peut aller vers elle. L’audace de Nine l’épouvante ; et son cœur d’enfant, dans sa poitrine blanche, bat à coups doubles :

— Nine… c’est vous ?… Nine… Jeannine… c’est vous ?…

Et la voix chérie déjà se penche contre le lit de Lucet ; des chuchotements caressent les boucles légères de l’enfant ravi, et ses lèvres divinement fraîches reçoivent des lèvres hardies de Nine le « oui » qui affole sa chair voluptueuse. Et sans se voir, dans un mouvement imprévu, les bras nus de Nine rencontrent les bras nus de Chérubin. Leurs bouches étonnées se prennent… des mots curieux, des mots très doux, très caressants, très câlins et très heureux mouillent leur bouche que l’obscurité rend audacieuse…

… Mais Luc se reprend déjà, confus et raisonnable. Il veut se lever, essayer d’une résistance héroïque dans l’état de ses sens ; il veut protester de son respect, être le frère aîné de Nine et non pas l’amant… Le souvenir de Julien l’inquiète aussi ; mais il tremble de prononcer ce nom qui ferait se dissoudre la joie tumultueuse de posséder Jeannine… Et Jeannine que la bouche adorable et les bras nus de Lucet ont grisée plus encore que l’atmosphère de cette chambre où des feuillages d’automne et le pollen affolant des roses et la tiédeur du lit se répandent et sinuent en luxurieux arômes, Jeannine brave les scrupules de Lucet. Cette défense impossible aggrave le désir qui la précipite vers lui… Elle rejette l’épais manteau qui la couvre toute, et, dans le noir complice de l’alcôve, soudain, l’éphèbe se sent enveloppé de deux bras dont la chair attiédie caresse et prend sa chair. Un long frisson divinise l’ambre délicat de ses membres polis qu’embrasse la nudité de Nine…

De ses lèvres jolies il absorbe l’amante, des chevilles fragiles au front vêtu d’un flot de cheveux défaits. À leur tour ses doigts effilés répondent aux soins capricieux de la vierge en péril et font sa’bouche haletante s’épuiser en baisers…

Elle possède maintenant ce gamin dont les formes, sur la scène, avouent, en le maillot cambré, la force neuve, la douceur élégante… La force s’exprime en la violence qu’elle sent aux bras nerveux ; la douceur, en les recherches onduleuses des jambes ; l’élégance, en les yeux proches dont les longs cils battent ses yeux pervers, en les lèvres mutines qui mangent ses lèvres complaisantes… Et la gamine mignonne, et savante depuis peu, parcourt de ses menottes impertinentes et joyeuses de connaître, le corps frissonnant de Lucet.

Et l’adolescent rit dans la nuit aux fantaisies chuchotantes de Nine… L’image de la jeune fille travestie en page, tour à tour abandonnée ou raidie contre la violence de ses étreintes dans leur rencontre vespérale, se découvre en le maillot de Chérubin… et ce souvenir exaspère jusqu’à la douleur la volupté de l’enfant.

Ils ne se parlent plus… Leurs bavardages s’épuisent en d’autres expressions. Leurs nudités se lient, puis Nine éperdue repousse les exigences de Lucet…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Elle va crier ; la main fine du gamin clôt la bouche gémissante à laquelle son triomphe arrache un long sanglot… Nine étouffe et mord la paume de l’enfant qui veut maîtriser sa plainte… Lucet retire sa main, tend ses lèvres ; Nine les prend et ses larmes en vain supplient l’orgueil de l’amant dont l’ivresse s’accroît de leur douleur humiliée…

L’initiateur juvénile, honteux soudain des violences dont souffre la vierge que sa force fait femme, boit sur le doux visage de l’aimée la jeunesse qu’exaltent les râles en lesquels déjà la joie magnifie et prime la souffrance… Les mains mignonnes et méchantes de Nine se crispent sur le velouté des reins joueurs qui la tiennent serve en le désordre du lit… Elle se raidit ; mais la tension arquée de son jeune corps surprend sa volonté et fait plier sa résistance ; elle s’anéantit dans le consentement. Sa voix gémit ; elle appelle Chérubin, le retient longuement, câline de sa bouche rose et dolente la bouche triomphante et savoureuse de l’enfant d’abord repoussé…

Luc parle doucement ; et ses paroles accélèrent la volupté soudaine qui multiplie la joie de leur chair… Ils se taisent, bouche contre bouche… Leurs baisers et leurs caresses se mêlent au frisson en lequel enfin s’échangent les prémices délicieuses de leurs adolescences…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ils se vont délier… Jeannine expire de sa bouche mouillée sur la bouche défaillante de Luc :

— … Encore… encore…

Un renouveau de désir point en l’adolescent lassé… Il retient celle qui chante sur lui son délire… Ses caresses hésitent, puis, tout à coup, se renforcent d’une certitude glorieuse…

Comme Nine a crié tout à l’heure sa souffrance, Luc à son tour crie sur la jeune gorge de l’aimée la joie et la fierté d’une vigueur qu’il ne se connaissait pas…

Une fois encore l’ivresse jaillit en eux, accablante et chérie, et, lente d’abord, s’exprime en l’essor épuisant qui, dans les flancs de Nine, abonde en tressaillantes allégresses…

Et la vierge fécondée imprime sa reconnaissance sur l’épaule du mâle…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XXVIII

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la fraîcheur de la nuit, les frustes arômes du parc dégrisent Jeannine ; mais les bras pales et charmants de Lucet et la joliesse de ses lèvres gamines sont doux, qui l’accompagnent jusque sur le seuil du petit temple où ses pieds menus, dans ses babouches de maroquin, rencontrent des feuilles mortes. La bouche amoureuse de Luc s’attarde encore gourmande et ravie… et des mots gentils, mignons et cajoleurs glissent en elle avec des baisers… Elle s’en arrache… Dehors la nuit est d’une sereine fraîcheur…

… Elle tressaille ; tout contre le temple on a bougé… certainement, on a bougé… Elle veut s’arrêter… Non, elle a cru… C’est le vent caresseur aussi dans la noire et languide guipure des branches… Et son petit cœur ému bat à nouveau, comme tout à l’heure, quand…

Mais Luc est resté sur le seuil ; il n’y a pas de danger ; et comme il fait noir elle seule, habituée à l’obscurité, le sait là… Elle le voit, de sa main lui jeter encore un baiser frivole qu’en se retournant elle reçoit et lui renvoie à travers la buée mauve qu’un peu de lune éclaire…

Nine disparaît… Le Rêve est achevé !…

Luc se renferme avec le souvenir et le parfum de la vierge qu’il a désirée, qui s’est offerte et que son adolescence radieuse a déflorée en lui donnant toutes les forces et l’essence de sa chair.

Et l’enfant ne songe pas que, peut-être, ses forces se vont ennoblir dans le champ qu’il vient, robuste et bel adolescent, d’ouvrir à la maternité… et que, si près de sa joie, une immense douleur se lève pour laquelle une colère contenue va crier justice !…

… Nine a disparu…

Julien se redresse dans la solitude silencieuse du brouillard violet que la lune bleuit. Il contourne le mur blanc du temple où des toisons rouges et dorées de vignes vierges projettent sous la lune leurs silhouettes mouvantes…

Il s’assure que Nine a disparu…

Elle a disparu…

Et Julien veut laisser libre cours à sa haine, à sa douleur, à son — à ses amours. Il se méprise lui-même d’aimer maintenant davantage qu’autrefois un être de plus, et de le haïr en même temps !

…La jeune fille, — la jeune fille ! Nine, Nine n’est pas à lui. Bon. Pourtant elle doit être son épousé, sa chose, sa femme ! Elle n’est pas à lui. Bon. Mais Luc Aubry lui appartient. Il lui appartient, ce jeune drôle, ce gamin des rues dont un jour les formes sculpturales ont emporté son admiration, et la jeune intelligence a conquis son amitié ! Ce vaurien joli, que laborieusement il a façonné et affiné, dont il a fait celui que les hommes envient et que les femmes désirent, — ce petit drôle est son bien.

Julien veut se donner la joie âpre et mauvaise de le briser, cet être exquis ; d’anéantir cette amitié sur laquelle, en des instants qui lui parurent des molécules d’éternité, ont fermenté la colère, la jalousie… et l’horreur de cette insinuation sournoise du charme de l’enfant, contre quoi Julien tremble dé ne trouver pas d’autre mot que : amour !… Mais il n’aime pas Lucet puisqu’il veut le haïr, puisqu’il l’envie aussi, — comme les autres hommes…

… Et Julien s’est assez torturé ; il a assez pleuré ; il va se venger… Il gravit à son tour les marches envahies de feuilles mortes. Violemment, il pousse la porte dont les attributs glorieux chantent victoire sur son cœur abîmé… Il franchit le boudoir et pénètre soudain dans la chambre de Luc. Luc s’étonne d’abord de ce bruit. Puis il a tout à coup conscience de la catastrophe inévitable en reconnaissant aux pas la présence de Julien. Comme tout à l’heure, haletant et joyeux, il interrogeait Nine, une seconde il appelle de sa jolie voix grave dans laquelle passe, en nuances d’infinie tristesse, l’affirmation angoissée qui d’avance dissipe le doute impossible :

— Julien… Julien… c’est vous, Julien !…

Il attend des cris ; il prévoit une lutte ; il veut se défendre et tremble cependant d’ajouter à la blessure de l’âme qu’il vient de frapper, une blessure effective dont pourrait s’affliger l’ami très cher que l’effervescence de sa virilité n’a pas su épargner.

Il attend des cris… Julien reste muet !… Ce silence absolu qu’exalte le moindre bruit, cette obscurité profonde dans laquelle Luc sent un ennemi d’autant plus terrible qu’il ignore la douleur possible de son affection brisée — ce silence indécis et absolu et cette obscurité broient le cœur de Lucet. Deux mains viennent jusque dans son lit, à la rencontre de ses bras, et courent, en se crispant, jusqu’à ses poignets. Julien n’a eu qu’un sanglot :

— Petit malheureux !…

Oh ! comme l’enfant l’a reconnue cette voix tant aimée !!… Il sent que ces mains violentes veulent l’arracher de sa couche et le faire agenouiller. Il se débat contre l’étreinte qui déjà laboure sa chair délicate. Il repousse énergiquement Julien et craint, ne le sentant plus auprès de lui, de l’avoir blessé sans le savoir. Dans le bref instant où il s’est libéré de l’attaque, il se lève ; il ne veut pas que Julien le surprenne au lit, ni en chemise. Le ridicule de cette attitude l’effraie autant que la colère muette de l’amant outragé. Et puis ces ténèbres l’obsèdent. Il déchire la chemise de soie qui seulement le vêt, étend le bras, cherche le contact de l’électricité et, tandis que Julien parvient à le ressaisir, il fait pleuvoir, de la plafonnière de cristaux, une averse de clartés sur son éblouissante nudité… Julien surpris par l’irruption de cette lumière inattendue, pousse un cri d’étonnement et d’admiration !!… Il semble s’éveiller d’un rêve désolant et qu’une apparition merveilleuse vient magnifier en les dispersant, les fantômes atroces du délire… Lucet veut parer la probabilité d’un coup ; et le geste de son bras nu est d’une telle harmonie, la masse ombreuse de ses yeux phosphorescents est d’une telle splendeur sous la pure lumière du front, que l’amant se replie devant l’artiste et l’ami…

Le peintre en arrêt contemple son modèle, et le joug impérieux de la beauté parfaite fait ployer sa fureur… Sa colère concentrée sur elle-même pendant des heures éternelles, allait se faire justice ; l’enfant se dévoile, opposant à la juste violence, le seul admirable bouclier de son corps…

… Julien hésite pendant une seconde douloureuse. Il était venu pour frapper et se venger, il veut frapper et se venger ! Mais quoi ! va-t-il vraiment meurtrir l’exquis adolescent dont les mains pâles se joignent en une presque supplication, dont la voix s’essore en des mots perdus sous la musique délicieuse et jeune des lèvres frémissantes… Julien se souvient de Daphnis, il voit Iohanam… Il aime Chérubin… Et Luc rassemble toutes ces images dans sa beauté enchanteresse qui, en cette minute, atteint une plénitude à jamais sans égale par la chair exaltée dans son animalité même, divinement provocante, dans l’éclat charnel des lèvres et les feux hyalins des yeux et l’ambre caressé des membres superbes !…

Et Julien va sacrifier tout cela, toutes ces joies, tout ce charme, toute cette beauté ; il va dépouiller de sa plus chère parure la route aride et désolée qui devant lui, longue encore, se déploie… Et cela parce que… parce que… Non ! non et non !… Il couvre de ses sanglots les mains de Lucet, lourdes encore de caresses ; il presse ses beaux bras sveltes et lumineux… Et toute la nudité de l’adolescent lui paraît, dans la majesté douce d’un marbre de Lysippe, vouée à d’éternelles adorations… Il ne peut devant lui que pleurer comme un enfant :

— Lucet… Lucet… pourquoi m’avez-vous fait tant de mal ?…

Et Lucet sent dans la plainte déchirante de son ami et dans ses yeux noyés, le pardon lui sourire. Julien venait frapper et c’est lui qui s’effondre devant l’élu de son choix, devant l’ami dont la grâce s’émeut du pardon généreux, dont la splendeur s’exalte du calme retrouvé, de la peur dissipée qui faisait, sur ses beaux yeux cernés de mauve, battre la lassitude ardente des paupières. Et ses yeux, sous l’assaut abondant des lumières dont est son front auréolé, ses yeux d’émeraudes, sous l’alerte arceau des sourcils, sont des océans de douceur. Ses épaules et ses bras sont de nacre vermeille et son jeune torse sinueux ne fait aucune ombre sur ses cuisses dont les courbes se baignent, fleurs d’heureux atticisme, en des flots de clartés… Julien ose s’approcher de l’adolescent ; il prend les doigts élégants, roses encore de ses étreintes rageuses ; il les regarde, frêles et diaphanes ; Lucet les lui donne ; et la confiance de son abandon veut faire excuser le crime charmant dont il n’est pas seul coupable — s’il l’est — et qui ne doit pas accabler non plus la curieuse d’amour… Julien l’embrasse, cette fois avec toute son âme et le morbide entraînement de sa chair… Et ce n’est pas la chair seule de Lucet qu’il veut en prenant la tête de l’adolescent de ses paumes qui tremblent sur les caresses des boucles légères, — c’est l’âme de Lucet ! Ses yeux, en une muette extase la vont chercher au fond des yeux étranges de l’enfant, et ses lèvres endolories scellent sur le jeune front brûlant le douloureux pardon… Lucet lui rend la douceur accablante de son baiser ; et Julien brisé emporte en sanglotant, emmi le silence ineffable de la nuit, la joie et la douleur du pardon et du baiser…
XXIX

Le matin dissipe les crises aiguës. Les fantômes des insommies se dissolvent aux premiers feux du jour. L’énorme tragédie des rêves se réduit en la concision glaciale, en la réalité dont chaque détail découvre une irrémédiable et lancinante douleur.

Mais Lucet est trop gamin ; son adolescence le fait invulnérable aux blessures sans baumes. Il aime, il ne voit partout que de l’amour et veut, par l’amour, tout excuser. Il garde sur ses lèvres le baiser de Nine et sur son front le baiser de Julien. Dans tous ses membres un bien-être divin persiste. Des caresses ardentes, pour la première fois, viennent de combler les désirs de sa chair. Ce qui demeure en lui d’angoisse pour la violence de Julien va s’atténuant au ressouvenir de son étreinte troublante. Et l’odeur, autour de son jeune corps, de cette nuit d’amour, exalte le triomphe du réveil.

Il chérit, il adore ces deux êtres par qui vient, la fougue juvénile de ses sens, d’être si violemment charmée. L’une a trouvé tout au long de ses membres flexibles la luxure des enlacements ouverts et renoués. L’autre a fait agenouiller devant celui qui le frappa sa légitime colère ; devant celui qui l’humilia, la rigide fierté de son honneur ; il fit plus encore, il enveloppa dans le trouble délicieux d’un baiser le pardon dont ainsi la magnanimité se renforça d’amour !

Luc avait pensé, vêtu en hâte, suivre Julien dans sa retraite et ne pas le laisser dans la solitude désespérée de sa douleur ; mais la crainte d’un bruit dangereux pour Jeannine l’avait retenu. Il ne fallait pas qu’on soupçonnât rien du drame ; Julien lui-même avait pris soin de n’en laisser rejaillir aucun éclat, soucieux de respecter la jeune fille jusqu’à se refuser d’intervenir devant elle, même pour s’opposer à la consommation de sa faute. Certains bruissements dont Luc avait douté, la nuit, lui confirmaient le passage de Julien non loin du tempietto ; il se pouvait donc qu’il eût été témoin de la course brave et follement imprudente de Nine.

Mais Luc s’excusait mal en songeant aux exigences des circonstances, à la crainte d’aggraver des faits dont l’énormité, qui lui avait échappé d’abord, finissait pas l’effrayer ; il s’excusait mal et regrettait son inertie toute semblable, pensait-il, à de la lâcheté ; et cette pensée ravivait ses appréhensions.

Luc s’habilla vite ; il traversa le parc jonché de feuilles cuivrées. Le disque rubescent du soleil se voilait, à travers les arbres, dans un rideau d’opales issues, à fleur de terre, des mousses odorantes. L’âme paisible des choses, dans le matin tranquille, se caressait à P âme angoissée de l’enfant et le baignait, tourmenté à la fin, en une détresse infinie. Il allait, gamin et joueur presque. Mais Chérubin, fait homme entre les bras de Nine, sentait dans son cœur joli peser de lourdes peines.

Voilà, dans l’éclaircie du ciel, la terrasse et le pavillon d’où Julien peut suivre la lente coulée d’argent du fleuve…

Lucet a le cœur gros tout de même ; et sa chair se navre d’avoir, cette nuit, suscité encore chez Julien une telle preuve de son attachement et de sa bonté.

L’enfant heurte légèrement la porte du marteau dont elle est armée. Il entend des pas. Julien ouvre. Leurs yeux se rencontrent aussitôt, graves, mais avec de la douceur et du chagrin plein leurs prunelles endolories. Luc parle tout de suite ; on l’écoute affectueusement :

— Je suis fou, Julien, de venir renouveler votre peine ; ne m’en veuillez pas ; je voudrais souffrir plus que vous… Il me fallait, cette nuit, vous rejoindre tout de suite ; mais j’ai craint quelque chose d’atroce pour cette maison que nous chérissons ; puis je voulais partir ce matin, sans vous voir, et je n’ai pu m’arracher au besoin — et Lucet répéta : au besoin — de vous demander et d’obtenir votre pardon encore, parce que je vous aime bien, Julien, et que je vous ai fait pleurer…

Chérubin allait continuer ; il voulait livrer toute l’angoisse de son petit cœur de gamin aimant et affligé ; son grand ami retint sur ses lèvres le charme et la douleur de l’entendre. Quels mots doucement vinrent rassurer Lucet ? À peine Julien les pouvait prononcer ; il sentait l’émotion les mouiller comme de larmes apaisantes. À peine ils arrivaient, ces mots fraternels, aux oreilles de l’adolescent. Ils furent une musique suave et déchirante tout ensemble… Puis, quand se fut épuisée la joie de donner et de recevoir le pardon, tous deux baissèrent la voix ; et les paroles émues de l’instant d’avant se tirent tremblantes dans l’honnêteté honteuse et la pudique volupté des pensées. Jamais le peintre n’avait osé avec son petit ami de tels propos auxquels sa délicatesse native et le raffinement impeccable de son verbe ajoutaient une langueur et une navrance suraiguës… Lucet, dont les grands yeux — et Julien se blessait à leur beauté — ruisselaient de fatigues bleues sous la pâleur mauve des paupières, et dont les lèvres saignaient encore de rouges baisers, Lucet comprit aux paroles de Julien l’horrible danger que sa fougue irréfléchie et l’abandon total de sa chair novice aux actes d’amour faisaient courir à Jeannine. Il se rappela la bouche inassouvie de l’amante râlant entre leurs lèvres soudées : « Encore… encore… » et la profondeur de l’étreinte répétée qui mêla leur chair active en la fusion luxurieuse où la créature emprunte au créateur une part effroyable de sa puissance…

Ainsi cela était ! Aucune transe, aucun regret, aucune colère ne pouvaient empêcher que la vierge ne portât en elle, ineffaçable, l’image de l’amant. Il était impossible que Lucet pût — et lui seul en avait le pouvoir — sans l’outrager, inviter l’enfant ignorante à détourner de ses flancs la joie désormais vivante d’avoir contenu les virils transports de son adolescence désirable.

Luc atterré de son œuvre se conformait d’avance à toutes les décisions de Julien ; non pas qu’il abandonnât aussitôt et sans courage celle qui d’un souffle venait d’embellir la sensibilité de son être caressant et passionné, mais il avait conscience du sacrifice nécessaire de cette sensibilité de gamin au respect de Nine, de ses hôtes et de Julien. Et Julien, d’ailleurs, qui venait de pardonner à l’amant, pouvait seul arracher l’amante au déshonneur.

Et c’étaient d’angoissantes minutes, celles où se débattaient entre les jeunes gens les graves intérêts désagrégés soudain par la fugue d’une juvénile attirance.

Un abîme semblait les séparer. Il paraissait qu’aucun accord possible ne les pût réunir et que leur situation jamais n’eût rencontré d’égale dans les prodigieux ondoiements de l’amour. Les concessions mutuellement acceptées, la presque froideur d’une telle rencontre dans la sérénité de ce paysage automnal et la bonhomie familière du pavillon, bravaient les décrets poncifs de l’honneur et foulaient les lois primaires du droit et de la propriété. C’est que deux âmes seules — en dehors de la glèbe irritable des corps — se rencontraient, dont la délicatesse peut surnager sur le flot brutal des revendications.

Luc aimait Julien, Julien adorait Luc.

Julien tenait en ses mains la peine horrible des deux enfants ! Qu’il se retirât d’eux ; l’un demeurait avec le remords, l’autre avec l’épouvante… Il les aimait !

Le baiser qu’une amitié violemment et douloureusement transformée arrachait à son front splendide d’éphèbe, révélait à Lucet l’emprise irrésistible de sa jeune grâce. Son amour-propre rayonnait dans la lumière de l’aveu qu’il sentait depuis longtemps venir, dont se doublait son affection pour Julien. Sa fierté avait tressailli sous l’hommage du jeune homme presque autant que sa chair sous les caresses de la jeune fille ; et, libéré de ces angoisses et de ces émotions, à ce moment il lui parut que la part retrouvée égalait celle perdue.

Les sanglots de Julien avaient fait son amour pour lui sacré, comme les gémissements de Nine avaient divinisé l’accomplissement d’un acte désormais impossible. Il gardait à la tendre miséricorde de l’un la même gratitude infinie qu’à l’offrande voluptueuse de la seconde.

L’accord de ces sentiments en apparence voués aux heurts les plus féroces répandait en l’adolescent l’orgueilleuse joie de l’impossible atteint. Il aimait le drame pour l’idylle inattendue qui dénouait ses voiles sombres… et ne voyait pas en cette nuit d’amour un prologue à d’autres douleurs…
XXX

Au petit déjeuner rien ne parait demeurer en Lucet des émotions de leur entrevue. Il salue Jeannine comme si de rien n’e’tait ; mais il a dû, en lui prenant sa main qu’il a baisée, évoquer les angoisses et les délices de la nuit !…

Comme Julien les détaille tous deux, experts déjà dans l’art de dissimuler ! À peine lui s’occupe d’elle, à peine elle sait que lui est présent à cette table où circulent, sur de petites nappes de broderie, le thé, le café, le lait, le chocolat et mille choses exquises, miel, sucreries et confitures que l’on étend sur les « régences » normandes en bavardant.

Luc est charmant…

Il s’étend, après ce déjeuner, dans une des chaises longues où tout le monde vient le rejoindre. Et Mme Marcelot est trop heureuse de voir ses invités trouver auprès du petit comédien la distraction si difficile aux Parisiens en villégiature.

Il faut l’avouer, Chérubin est à croquer. Sans même l’entendre, le charme agit, tant il est délicieux à voir, effronté, joli, railleur, gamin avec des moues qui donnent le désir de manger ses lèvres ; grave tout à coup, gardant sous ses yeux las, teintés d’une claire fluidité de lapis, une expression de mélancolie qu’il disperse en essayant de rire avec toutes les perles de ses dents. Et ce rire perlé s’égrène sur tous les visages de son visage où la beauté s’augmente de l’esprit. Il n’est pas jusqu’à son costume du matin, de drap beige sur lequel pâlit une chemise de flanelle dont le col laisse flotter une lavallière bleue marine, qui n’ajoute à sa grâce et n’intéresse les dames prises à l’énigme de ces jeûnes yeux que fouillent leurs regards pour savoir,.. qui séduisent même les hommes, mâchonnant un cigare ou bourrant par avance une pipe, en achevant leur équipement de chasseurs.

— Dites donc, crie l’un d’eux dans le cercle des fumeurs, surveillez vos épouses ; il y a là un méchant crapaud !… mazette !…

Le col de sa chemise molle découvre son cou rond et plein. Il se penche une seconde pour ramasser de côté le porte-crayon d’argent dont il se sert à noter les jours acquis aux demanderesses qui le sollicitent de venir « dire quelque chose » ; cette petite bête de Mme d’Andersen ne l’a pas quitté des yeux ; elle pousse un cri :

— Oh ! mon Dieu ! Monsieur Chérubin, vous avez été piqué par une énorme bête, là, au cou…

Et elle met son doigt fuselé sur le cou de Luc avec la peur de l’y poser trop et l’espoir de l’y laisser davantage… Tout le monde veut voir. Luc remonte le col de sa chemise, inquiet soudain. A-t-il un joli cou ce Luc ? tiède, pâle, que laisse voir en la nonchalance de sa molle retombée blanche, le parement douillet du col ouvert comme une fleur. Luc se défend. Une bête ? ah ! bien, cela lui est un peu égal par exemple !

— Voulez-vous laisser son cou tranquille… comtesse !

Nine s’occupe à remplir la théière d’argent à la bouilloire…

Julien a bien vu, lui, la succession des stigmates minuscules et roses symétriquement alignés dans la direction de l’oreille à l’épaule. Il ajoute pour qu’on laisse tranquille celui qui fut son ami :

— Lucet a raison ; ce n’est rien autre, belles dames, que le désir de taquiner Chérubin. Luc doit vous rappeler qu’il est parmi vous M. Aubry, et le cou ni les bras de Chérubin ne vous appartiennent… MM. vos maris ne le supporteraient pas !

Et celles qui protestent le plus se défendraient le moins si Chérubin laissait percer le désir de leurs mains blanches ou de leurs lèvres roses et ne mettait en interdit le cou joli que Nine, la nuit où sa jeune chair fut initiée, a marqué de sa joie…

Julien a bien vu, lui ; et son cœur se serre comme cette nuit quand, agenouillé sur les marches du petit temple, parmi la jonchée froide des feuilles odorantes, il voulait douter encore, bien que l’évidence ne lui en laissât pas le moyen. Mais la trace de ces quenottes et le spasme que révèle la folie de cette empreinte, dans laquelle se pâme encore la chair énervée de Jeannine, et se cabre le jeune triomphe de Lucet ne laisse plus aucun doute à Julien…

Donc cela est. Cette Nine dont le va-et-vient dégagé emplit la vaste salle à manger de gentils froufrous, ce jeune homme dont la grâce charmante demeurée de son enfance se pare des stigmates certains d’une virilité mise à l’épreuve et qui fatigue étrangement ses beaux yeux et fait plus désirable encore sa beauté meurtrie, ces deux gamins viennent de se donner l’un à l’autre ! Dans leurs bras vibre encore le rythme haletant de la chair frissonnante ; dans leurs regards des voluptés demeurent répandues en les caresses des cernes bleuâtres ; leurs lèvres goûtent encore la saveur échangée de leur bouche profonde, et…

Le plus fatigué c’est Luc. Julien voit dans la lassitude de ses gestes l’ardeur de ses étreintes ; dans la mélancolie de ses yeux la fièvre de sa jouissance ; et comme il se lève pour aller s’habiller et se préparer à partir, le galbe nerveux de ses jambes s’inscrit dans la coupe savante du pantalon qui révèle aussi l’attache élégante des cuisses aux hanches tièdes dont pas un duvet ne trouble le poli et dont une large fossette adorable s’incurve en leur rondeur d’affolante beauté… Et tout, tout le corps qu’il connaît si bien et qui s’exprima cette nuit même dans l’audacieuse nudité qui désarma sa colère et déchira son cœur d’un impossible amour, tout ce corps se devine dans l’équilibre de la marche, et chaque mouvement exquis de cette nudité virile qui crie la continuité magnifique de l’œuvre charnelle, a pâli le jeune visage adolescent de Lucet, troublé la tranquillité de ses yeux clairs, excité la sensualité de cette bouche splendide, et fécondé de son mâle épuisement le ventre charmé de Nine…
XXXI

Nine ne pense pas au delà… Elle demeure sur cette angoissante sensation : Luc passe auprès d’elle…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Luc est passé. L’angoisse, terrible, cette fois, après la joie, s’exalte jusqu’à la torture physique. Lucet lui ta dit des mots brefs, tout bas, avant de partir, en lui accordant, une fois encore, à la dérobée, ses lèvres qu’il voulait presque refuser. Il n’en a pas eu le courage. Elle est sa maîtresse ; à sa vue, sa chair s’abandonne à Nine… quand même !…

Mais après son départ, tout de suite inquiète ; Jeannine s’en fut à la bibliothèque de son père dontl’accès ne lui est plus guère défendu depuis qu’elle grandit. Elle parcourut les répertoires, les brochures, fouilla les rayons et trouva enfin dans l’enfer les livres cherchés… Elle lut avidement, et, nerveuse, courut pleurer au fond du parc, loin du petit temple où des stucs et des marbres répètent des carquois, des flèches, des attributs d’Amour… Et le souci terrible, sans répit, s’installa où la jeunesse seule, et la joie, sans partage, étendaient jadis leur souveraineté… Et Julien, dans son cœur affectueux se préparait la joie de dissiper ces soucis.

Dieu ! que ces hommes exaspèrent Nine avec leurs histoires de chasses ; et les femmes, avec leurs grâces grotesques de perruches menteuses qui se veulent faire tourterelles et roucouler !

Elle souffre, Nine gentille, et pourtant elle aime se souvenir de Luc.

Edouard auprès d’elle peut jaser de lui tout à l’aise ; le vilain garçon si joli n’y manque pas… Et Nine sourit de l’exaltation du gamin. Même Jeannine désirerait qu’il fût instruit de tout ; que quelqu’un, lui, puisqu’il connaît si bien Lucet ! partageât l’horrible et charmant secret… Oui, c’est cela, que quelqu’un sût la faute horrible et délicieuse ; horrible de la douleur qui persiste, délicieuse des joies ineffables qui furent… Edouard est trop gamin ! Tous les autres exaspèrent Jeannine : les hommes avec leurs brutales histoires de chasses, et les femmes par la niaiserie musquée de leurs « mamours ». Jeannine est inquiète et triste ; elle ne résiste plus guère à l’envahissement de cette inquiétude, de cette tristesse qui ronge sa chair, la chair que Luc a si ardemment caressée.

Julien est là, heureusement ! M. et Mme Jules Bréard prolongent leur séjour à Moult Plaisant sur la prière de Mme Marcelot.

Julien est là, très bon, lui, très affectueux, un peu plus sombre et moins inabordable pourtant. Nine sent bien que si elle osait il serait accueillant et doux et fraternel, parce qu’elle le voit souffrir. Nine avait vu cela depuis longtemps, mais depuis qu’elle-même souffre atrocement elle ne voit pas, elle sent cela.

Julien a de beaux yeux, comme Luc, moins jolis, meilleurs ; moins railleurs, plus fins ; moins spirituels, plus sûrs ; moins enfants, plus… oui, plus fraternels. Mais c’est une folie, pense-t-elle, de songer à l’instruire de ces craintes qui maintenant tenaillent sa chair et torturent par avance son jeune ventre encore tout exténué et ravi des audaces de Luc. C’est une folie !… La honte horrible peuple ses rêveries ; et le calme de tout autour d’elle meurtrit, à force d’indifférence ignorante, son cœur et sa pensée… Et quand elle relit son livre dans la bibliothèque, la certitude de la maternité fatale crispe ses membres et tord en la froide et inéluctable obsession de la honte — du crime — sa pensée effrénée… Julien rôde autour d’elle, et leur double contrainte se trahit mutuellement. Nine a peur de ces yeux qui parfois s’e’teignent comme sous une angoisse sans répit, et parfois s’allument de flammes révélatrices d’une fièvre douloureuse. Julien rôde ; il frémit de prendre l’ultime résolution qui va sacrifier son bonheur, son honneur peut-être, à l’affection de ces deux enfants : Nine et Lucet…

Un jour, il ose, tremblant, aborder la jeune fille, ignorant que ces paroles qu’il va lui dire sont attendues, désirées, que ses craintes sont vaines de blesser l’amante sur qui ses regards et les mots hésitants de ses lèvres, au contraire, se vont répandre comme un baume autour d’une blessure douloureuse qu’il faut bien voir et toucher pour la panser.

Ils parlent de Lucet, — même ils le nomment encore Chérubin — mais Nine tremble à ce nom. Leurs paroles furtives et peureuses, insensiblement se font moins brèves, plus rassurées, complices des mêmes douleurs, des mêmes chagrins, des mêmes appréhensions.

C’est le soir.

Jeannine et Julien se sont un peu écartés des parents ; mais ils demeurent, comme toujours, sous leurs regards. On est aux derniers jours d’octobre. Des feuilles et des feuilles encore voltigent ; la sérénité de leur vol est apaisante. Parfois elles tombent sur la tête, sur les épaules, sur les genoux ; elles frôlent en passant les cheveux ; et les robes en marchant les traînent à leur suite… Le soleil est d’or à son couchant ; il répand sous les arbres des buées rougeoyantes et vermeilles… Et les arbres, sur le couchant, se profilent en silhouettes de bronze ourlées d’or…

Ils parlent de Chérubin… L’Angelus sonne… Le soleil chancelant a fléchi sous les branches ; il n’en reste, au ras de terre, qu’une abondante poussière rouge qui lentement se fait rose, lilas, mauve, bleue, et pâlit sous les arbres et sur les pelouses lointaines du parc.

Lucet… Iohanam… Chérubin !!! Ils voudraient pleurer tous deux… L’Angelus s’éteint mol et mélancolique… Il semble qu’on peut tout oser et, sans crainte, avouer larmes et peines… Julien parle doucement :

— …Pourquoi tremblez-vous, Nine, quand je nomme Chérubin ? pourquoi ne me dites-vous pas, Nine, le chagrin que je sens, dans vos yeux, tout prêt à s’avouer et qu’un rien tient captif encore sous vos lèvres ?…

Nine répond des mots tout petits dans lesquels Julien sait de grandes choses étouffées. Les yeux de Julien sont adorablement bons et enjôleurs. Nine ne se défend plus de trembler au nom de Chérubin. Nine a entendu Julien parler à Lucet de cette façon, plusieurs fois ; elle s’est étonnée que l’enfant ne sautât pas au cou de ce grand beau jeune homme dont tout le corps et toute l’âme sentent, souffrent, comprennent et compatissent avec tant de violence et de mansuétude !

On dirait qu’il berce un nouveau-né au chuchotement tutélaire de ses paroles, et qu’il faut lui obéir, faire comme il dit, se confier sans crainte, sans honte ! Il l’ignore, la honte ! Il aime ; il pardonne avant de savoir ; il ne grondera pas ; il pleurera, lui aussi, avec son âme affinée et son cœur dolent la faute accusée.

Le jour décline, décline… On voit, à travers les massifs dépouillés, les hautes fenêtres s’éclairer dans le brouillard frais et bleu qui va forcer à rentrer… On allume les lampes au château.

Vite, vite, nous avons encore un peu de temps… vite, vite, Nine gentille…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— … Voyez, je vous ai dit, Nine gentille, tout ce que je pouvais, comme à un grand enfant sérieux déjà, très près des gamineries plus faciles à pardonner parce que, gamin soi-même, on en sent mieux la puérilité, et que peut-être on en est coupable… si coupable n’est pas un bien gros mot !… On ne dispose pas toujours à son gré des inclinations irrésistibles qui naissent d’un rien, ou de tant de choses ! qu’en vérité pas un être au monde n’a le droit, s’il est honnête et conscient, de vous reprocher d’avoir suivi la pente tracée devant soi vers l’abîme où vous entraîne un vertige soudain… Ne vous fais-je pas trop de chagrin, Nine, en vous dévoilant ce moi douloureux que vous croyiez peut-être si léger de tourments ?… ; Dites, je m’arrêterais… mais la bienveillance charitable de votre attention m’est douce, merci…

Jeannine, dans l’ombre plus dense, abandonne sa main et répond seulement d’une voix où la gratitude s’augmente d’émotion :

— …Je vous écoute, Julien… je vous écoute !…

— Vous êtes grande maintenant, Nine gentille ; vous m’avez vu tout enfant comme je vous ai vue toute petite ; à quoi bon me cacher ce que vous ne refusez pas d’entendre de moi, et que vous pouvez, vous devez savoir ; et pourquoi me cacher ce qui pèse horriblement, je le sais, je le sens, à votre cœur endolori ?…

Jeannine tressaille auprès de Julien, elle se sent attirée, non plus comme vers Lucet, mais mieux, par cette franche parole du jeune homme, et elle devine que Julien la veut aimer, l’aime peut-être, sans folie, mais profondément comme elle se sent l’aimer depuis longtemps. Et elle n’a plus le courage de retenir l’aveu auquel son silence acquiesçait, au-devant duquel va, certaine et compatissante, la tendre assurance de Julien… Il adoucit encore sa voix ; même on l’entend à peine ; et si Jeannine veut, elle peut ne pas comprendre, parce que les mots n’arrivent plus jusqu’à elle dans l’étroit espace où leurs haleines se confondent avec la buée du soir.

… Et puis, certains êtres exercent sur nous, dans la minute actuelle ou avec une intensité durable, une telle action qu’ils nous dirigent véritablement. On ne peut être coupable de les suivre ; à peine est-on imprudent de laisser percer autour de soi le mystère de son abandon à leur influence…

Julien change de ton. Il comprend. Dieu ! comme il comprend, lui ! que Nine se soit abandonnée à ce Lucet !… Et ses paroles vont affectueusement dire ce qu’il sait ; il ose, sentant la prière muette de Nine le lui demander, l’interroger comme interroge le vieux prêtre au confessionnal quand, à treize ans, la première faute du printemps éveillé trouble notre cœur et pèse sur nos lèvres adolescentes qui se veulent, devant Dieu, libérer d’un fardeau, et tremblent de parler…

Julien précise les détails de ce soir, de cette nuit qui trouva Nine inquiète aux abords du temple, troublée du moindre mouvement des choses, en arrêt précisément au bruit léger que fit Julien… car il était là…

L’instant paraît à Julien d’une solennité terrible ; il craint l’audace effroyable de ses paroles qui peuvent à jamais tout briser… Mais Jeannine souffre, la plaie est douloureuse et, douloureux, le pansement soulage sa fièvre… Elle ne se sent plus la force de résister à l’appel du jeune homme. Elle ignore tout de ses intentions, et l’énigme se dresse des suites de son aveu ; mais quand même il lui faut crier et pleurer sa faute et que quelqu’un l’absolve ou la maudisse… Tout plutôt que la solitude de sa douleur et de son angoisse !  ! Elle retient son souffle comme moins peut-être elle retiendrait son âme prête à s’exhaler :

— … Oui… je l’ai aimé…

Julien voulut savoir encore. Il savait, il voulut être certain. Les parents s’en étaient allés, peu inquiets de laisser ensemble les jeunes gens… Nine répondit encore :

— … Oui… cette nuit-là… tout entière… sans réserve… Mais j’étais folle, Julien, je vous assure, depuis des mois… et lui… lui…

Des mots se perdirent, tellement faibles, dans le silence !… Elle éclata en sanglots, délivrée, enfin ! quoi qu’il pût advenir de l’aveu qui secouait à nouveau tout son être empreint du charme actif et irrémédiable de l’adolescent… Julien éclairé sur ce qu’il savait, certain, mais épouvanté de ce crime, Julien retint la tête adorée de Nine comme il eût attiré vers lui le visage maintenant chéri de Lucet ; et ce fut à lui de trembler contre celle qui résumait dans la douceur soyeuse de ses boucles fines, dans l’éclat fatigué de ses yeux, dans la meurtrissure rose de ses lèvres et la délicatesse élégante de ses formes, toute la beauté de Lucet, la chair même, l’empreinte, l’Empreinte de Luc Aubry, dont la proche et certaine floraison comble de joie douloureuse l’ami devenu l’amant presque autant de Lui, en elle — que d’Elle par lui !!!

Luc et Jeannine tous deux unis dans sa pensée se magnifient. Le Fruit de leurs baisers adolescents est à lui… est à lui !!! La splendeur des membres très beaux de l’enfant très beau se donne dans son expression la plus pure ; elle va se faire sensible, cette splendeur intranscriptible, dans un fruit, et dans ce fruit jaillir en le vivant frisson de son charme intangible !!!

Oh ! comme les lèvres de Jeannine, et ses larmes sentent bon les lèvres et les yeux de Luc ! Comme il est plein de lui, ce baiser où Julien offre — sachant tout — d’être à elle, de sauvegarder aux yeux du monde non pas l’honneur — cette vertu de commerce — mais la tranquillité de Jeannine, la paix de son être à peine atteint par les caresses douces et jolies de l’adolescent, papillon amoureux et joli qui se vint poser sur une fleur et fit germer en elle l’éclat léger de sa grâce mutine et de sa beauté !…

Nine s’écrase contre Julien dans l’amour, cette fois, que vient doucement troubler, s’il le trouble, le désir au contact de ce fin visage de jeune homme, robuste et simple et d’une telle délicatesse qu’elle se sent aller vers lui sans effort et que toute son âme tressaille d’une joie plus intense, auprès de lui, que son corps n’en avait ressenti dans les bras joueurs du ravissant Lucet…

— Oui, Julien, je serai votre femme aimante et fidèle ; et puisque vous avez souffert, puisque vous souffrez encore, je tâcherai, pour deux, de câliner votre cher visage comme celui d’un frère aîné à qui toutes peines, désormais, doivent être épargnées… Je me sens heureuse auprès de vous, Julien, non plus gamine, — c’est fini, maintenant — jeune fille encore à peine, mais femme, votre femme… Je vous aime avec…

Et leurs baisers tendres et sans voluptés s’unissent, bien qu’ils veuillent, dans ce soir que la nuit revêt de mystère, seulement échanger leurs âmes…

Et cet amour est étrange, en lequel Julien confond deux amours, sans crainte, librement, avec tout l’élan de son cœur, l’enthousiasme de sa chair, l’abandon de son âme, avec, aussi, la calme sérénité de son intelligence…

Oh ! les belles fiançailles, là, sous les arbres dénudés, dans la poussière bleue des nuits, de leurs feuilles d’or, de cuivre, de vermeil et de Chrysoprase, semées autour des jeunes gens unis dans la même pensée, dans le même rêve du bonheur qui se veut réaliser, déjà commencé ! et sans cesse renaître de ses dépouilles, comme les feuillages exténués endormis sur la terre féconde en attendant le lent et sûr réveil du printemps…

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XXXII

Jeannine a désiré que leur lune de miel s’écoulât en vagabondages sur la mer, loin.

L’Adriatique les vit passer ; ils venaient de traverser Venise. Dès la première semaine de ce mariage dont la conclusion rapide avait étonné leurs amis sans les surprendre, au milieu de novembre, ils étaient à Pola et redescendaient ensuite par Zara, Spalato, vers Corfou en faisant escale, au hasard des caboteurs, sur tous les points de la côte dalmate.

Ce furent des jours comblés de bonheur. Il paraissait même à Julien que ce bonheur fût d’autant plus complet que leur mariage demeurait irréalisé, idéal, inachevé par leur mutuel consentement pour que fût respectée l’œuvre intangible de l’adolescent… de l’adolescent qui rive son amour, loin d’elle, au souvenir de Jeannine !…

C’était, à travers la beauté de ces pays quasi-vierges de notre contact dans leur décrépitude, la poursuite exaucée d’un doux rêve ; d’un rêve où l’éveil des yeux et de la pensée fait jouir pleinement de l’imprévu, saisit le charme réel, s’en nourrit et s’en grise mollement. Chaque matin apporte la féerie captivante d’un beau jour ; et la nuit étoilée… Mais Julien et Nine s’étaient promis…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


L’image de Luc, sa jeune grâce et sa beauté juvénile sourdaient en la chair de Nine, marquée d’elles comme d’un scel indélébile…

Loin de Lucet, étourdis par le merveilleux de ces visions sans discontinuité, qu’ils fussent à Corfou ou que, par Brindisi, ils eussent gagné la Sicile, Julien ne songeait pas aux réalités du retour, et son enthousiasme était sans égal d’avoir retenu de cet adolescent l’empreinte si douce et si pure dont la pensée, aux soirs tranquilles, faisait défaillir son âme de joie et restait encore exempte d’amertume.

Après des semaines de séjour, de Messine à Syracuse, de Girgenti à Palerme, après le printemps ébauché à Florence, la santé de Jeannine exigea la cessation de ces’déplacements continuels qu’ils avaient faits aussi doux que possible, sans heurt ni fatigue aucune. Il fallut rentrer à Paris…

Julien, si tranquille, s’inquiéta soudain. Il perdit de sa bonne humeur ; et l’échéance tant désirée il y a des semaines l’assombrissait, maintenant que très proche… Ses moindres gestes décelaient les ravages opérés en lui par cette obsession… Jeannine ne put se méprendre à un changement si subit. Elle se fit plus câline et plus grave tout ensemble. Délicate et fine, elle devinait l’appréhension de ce retour, de cette rencontre fatale, inévitable, de l’époux avec celui — quelque charmant et gamin et aimé qu’il demeurât — qui fut l’amant !

Julien s’était enthousiasmé, et son affection, peut-être, demeurait entière pour Lucet ; mais une révolte s’opérait en lui, qui tenait au long asservissement à des préjugés ancestraux, sans doute aussi à l’acuité de ses sensations, à la morbidesse de ses sentiments poussés à l’extrême et conciliant mal une attirance avec une répulsion, inexplicables l’une et l’autre…

Il ne parlait jamais de ses angoisses, mais Nine en subissait tous les effets, sans se plaindre. Ah ! grand Dieu ! l’eût-elle pu faire qu’elle eût gardé quand même la dignité du silence comme la gratitude du cœur, comme la totalité de son amour pour l’époux. Mais elle sentait que, pour des mois encore, elle devait rester éloignée de Julien. La tristesse déchirante de cette situation la martyrisait. Et le souvenir du soir d’automne à Moult Plaisant et des soirs berceurs d’idéal de Venise, de Zara, de Corfou, de Syracuse venaient apporter à son âme de femme à peine dissemblable de son âme de jeune fille la douleur des regrets, le souvenir charmant de ce qui, maintenant, lui paraissait irrémédiablement perdu : le bonheur et l’amour…
XXXIII

En quittant Moult Plaisant Luc pressentit qu’il abandonnait là toutes ses joies et qu’un acte terrible venait de s’achever, du drame désolé de son existence. Vainement, par l’affectueuse sollicitude de Julien, il s’était efforcé de se rassurer. En lui serrant les mains pour Tau revoir il avait compris l’étendue du sacrifice auquel voulait se résoudre son ami pour sauver Jeannine. Un sacrifice est toujours un sacrifice ; il entraîne avec soi des douleurs qui se peuvent réveiller un jour, des soumissions qui menacent de se révolter au moindre heurt.

Oui, certes, les deux amis s’étaient séparés affectueusement. Julien voulait reconnaître d’ailleurs qu’en tout ceci Luc restait excusable : Nine était venue s’offrir !…


Mais quels efforts Lucet dut faire sur lui-même pour surmonter la défaillance de son être tout acquis à Nine et Julien ! Que de fois, au plein milieu de ses amusements, la misère de ses joies lui fut déchirante jusqu’aux larmes ! Que d’angoisses il eut a réprimer pendant l’absence des chers aimés ! Et quel sera le retour ? Pourvu que n’aille pas se faire irréparable la blessure déjà si lointaine de la séparation !… Non, Julien est très bon et son affection certaine. C’est lui qui s’est entremis pour que Déah Swindor obtienne un congé en faveur de Luc et l’emmène avec sa troupe passer deux mois en Égypte, précisément à l’époque de ce mariage dont Julien voulait éviter la douleur possible à l’enfant qui aima sa Jeannine… Julien est très bon, et l’absolution de la faute tient encore au front de Lucet dans la douceur apaisante d’un baiser…

Et puis, bien que le petit comédien s’en voulût défendre, la pensée de revoir Nine lui donnait la force de vivre… Pourquoi songeait-il toujours à la vierge de Moult Plaisant ? Pourquoi l’attendait-il encore, celle de qui les yeux d’amour, pour lui, étaient la fête dernière comme furent, les siens, d’éphèbe doux et pervers, pour Nine, la tentation suprême ?… Et ce nom charmant : Nine, à ses oreilles menues, sonnait comme un glas obsédant, comme les heures sombres du clocher de Normandie qui marqua, sur son cadran vétuste, des minutes d’ineffable bonheur et de transes si cruelles…

… Nine est à Julien !…

La chair faible de Lucet y consent ; son cœur aussi permet que Nine soit à Julien ! Mais au moins que la joie tôt lui revienne de voir celle qui, gourmande, but le premier amour à ses lèvres en fleurs…

Et Lucet va rôder presque chaque jour jusqu’à l’hôtel Bréard qui reste encore toutes fenêtres closes. Jusqu’à ces derniers temps il recevait des lettres de son ami. Dans les premières semaines Jeannine elle-même avait bien voulu lui écrire, puis elle avait cessé sa correspondance… Et voilà que Julien aussi se mit à ne plus donner signe de vie…


Un matin Lucet trouve, avenue de Villiers, toutes les persiennes ouvertes et le grand store de l’atelier levé. Il crut bien faire en retournant l’après-midi saluer M. et Mme Julien Bréard.

Il semblait à Luc qu’il fût toujours considéré comme un grand gamin. À peine différait-il aussi sous l’aisance accomplie de ses proches dix-huit ans, du ravissant petit clerc de jadis. Et puis, ignorant les conventions rigoureuses des jeunes époux il n’avait aucune certitude, vraiment, d’avoir devancé Julien dans l’œuvre de la paternité que des mois rendaient désormais évidente. Sa délicatesse, son affection pour son seul ami et Jeannine étaient au surplus les irréfutables garants de sa discrétion sur un fait que lui-même ne considérait guère autrement qu’une escapade d’écolier bien que son amour pour sa maîtresse éphémère demeurât d’une telle acuité douloureuse !


. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lucet put se tranquilliser. On l’aimait toujours !… Mais comme il quittait Jeannine il perçut dans les yeux graves de la jeune femme la fièvre ardente des regards ; et tandis qu’il prenait la main pâle qu’elle lui donnait pour l’élever jusqu’à ses lèvres, il vit des larmes trembler soudain au bord des cils et mouiller ses regards désolés… Nine souffrait donc ?… et de quelle souffrance, puisqu’elle la lui taisait et qu’il l’aurait ignorée si le silence navré de ses yeux n’avait trahi sa douleur ?… Nine avait ouvert la bouche pour dire des mots que son mari interrompit d’un ton sec dont la raideur surprit Luc… Et puis Julien le reconduisit seulement jusqu’au seuil du salon où ils avaient tant bavardé autrefois, sans l’engager à rester dîner comme de coutume, sans même lui faire promettre de revenir les voir… Et l’étreinte de Julien fut glaciale au moment de se quitter…


Cette froideur expliqua tout de suite le ralentissement des courriers presque journaliers au début de leur voyage, puis espacés des jours aux semaines ; se muant, les lettres de huit pages bonnes et affectueuses, en cartes postales brèves, puis en autres cartes dont l’illustration mangeait toute la place aux pensées amicales ; puis la correspondance intermittente tout à fait suspendue ; les déplacements ignorés, et la nécessité de venir jusqu’à l’avenue épier la rentrée pour laquelle Lucet ne voulait pas même interroger les domestiques…


Et Julien, son Julien, venait de le laisser partir sans même l’accompagner jusqu’au vestibule, jusqu’au seuil de l’avenue, comme d’habitude !… Lucet, en sortant avait aperçu à la première fenêtre la silhouette de Nine debout contre les rideaux, et sa main fine tenait un mouchoir appuyé sur ses yeux…

Oh ! ne plus bavarder longuement comme autrefois quand ils n’avaient pas assez, lui et Julien, d’affection et d’attentions l’un pour l’autre ?


Comme autrefois !!

Ces mots fouettaient de leur désolation la pensée affolée du jeune homme, qui signifiaient la rupture avec tout ce qu’il avait de plus cher, de plus affectionné, de plus douloureusement affectionné au monde !…

Dans la grande avenue silencieuse, quand le valet en livrée referma la porte soudain, il sembla à Lucet qu’un mur infranchissable lui barrait la route en arrière, effaçait tout le passé, et qu’il ne pourrait plus se retourner vers le chemin parcouru, et se souvenir… Il pleura…

Mai s’éveillait. La place Malesherbes offrait au clair soleil sa jeune verdure pâle et l’audace de ses bourgeons frondeurs. La gaîté neuve ruisselait de toutes parts sous le beau ciel souriant et vainqueur de la souffrance… Mai renaissait !

Lors, Lucet se souvint de Daphnis et de Chérubin… de Chérubin !!

Il était encore d’une grâce plus exquise que ces enfants, enfants seulement. Il allait être père : dans de jeunes entrailles se lève l’image et tressaillent ces joies épuisantes de son jeune corps adolescent qui firent, une nuit, ses grands yeux clairs se voiler d’un halo de virilité consciente et servante de ses actifs désirs… Luc se souvient, en descendant l’avenue de Villiers… De grosses larmes silencieuses montent de son cœur de gosse à ses beaux yeux de jeune homme et glissent sur ses joues, lentement, lentement, l’une après l’autre, à mesure qu’il se souvient de ce qui ne sera plus…


Il traverse le parc Monceau.

Déah Swindor n’est pas chez elle ; elle est loin, loin, de l’autre côté des mers ; sans cela… ah ! sans cela !… Luc Aubry, le joli clerc devenu très grave, très bon, très beau et très affectueux, sent de grosses larmes se presser dans ses yeux très jolis. En vain il les veut contenir… Il aime Nine de toutes ses forces… et Julien de tout son cœur… Ont-ils donc oublié si vite Lucet et Chérubin ?…


La rue Murillo… Cette mi-juin fleurie de rêve, où, enfant de chœur, Julien attendait sa venue sans le connaître encore, et troublait son cœur d’enfant de mots si doux… Cette mi-juin !… Luc se souvient, tout seul ; la rue Murillo, la voilà, passé la grille d’or et la touffe d’aubépines où disparut le gentil externe de Condorcet… La rue Murillo, la voilà, où s’ébauchèrent tant de rêves dont la réalisation fit son âme endolorie de trop de bonheur, tout d’un coup… Luc se souvient… Les grosses larmes qu’il ne prend plus la peine de retenir — elles forcent sa volonté et son énergie d’homme — coulent de ses larges yeux, lourdement ; il a le cœur gros d’un enfant ; il est un enfant ; il est Chérubin doux et tendre. Pourquoi lui fait-on de la peine ? Pourquoi le sépare-t-on de Jeannine et de Julien ? Il pleure bien trop fort ; on va le regarder. Alors, comme l’Angelus s’égrène au couvent des Carmélites de l’avenue de Messine, il entre dans la chapelle, et, dans un coin se prend à sangloter… comme un enfant…
XXXIV

Donc c’était fini ! C’était fini parce qu’il n’avait pas refusé ses lèvres à cette jeune fille qui vint les lui demander au moment où son sang généreux cinglait de désirs toute sa chair…

C’était fini ! Mme Bréard et Julien voulaient oublier. Luc se souvient. Il se souvient de Nine, depuis la Trinité… et les caresses peureuses de Julien vivent dans l’amertume exaspérée de son être ! S’il n’avait pas connu cette jeune fille et qu’il se fût borné à l’amitié toute offerte, exquise et inlassable de Julien, dans cet atelier pourpre et or où le voisinage des trésors artistiques, et leur délicatesse commune à tous deux eussent rehaussé, rehaussaient parfois jusqu’au malaise, mais jusqu’au malaise qui charme les sens, la douceur mal équilibrée de leurs tête-à-tête ! Oh ! le souvenir de ces heures heureuses et bénies !.. Mais non ! il lui a fallu rencontrer Jeannine, et que, par une femme, si mignonne et gracieuse et fine qu’elle eût été par impossible, sa vie fût rompue, désorganisée, tandis que Julien est là, très bon, très franc, très simple et très ami… Mais Luc aime Nine, il veut Nine ; et l’impossible affole son âme et sa chair… Il ne peut pas être loin de Nine, vivre sans elle à tout jamais…

C’était fini…

Pourquoi l’a-t-il rencontrée ! Il avait, quand ses seize ans vibraient de toute leur violence dans son joli corps éveillé aux plus subtils émois, trouvé sur son chemin tant d’autres gens qui eussent suffi à tous ses besoins d’amour, de haine, de ferveur et d’admiration, d’enthousiasme ou de dégoût ! Déah Swindor, Mme Marcelot, Julien, Ryta Girly, cette gouge de la rue du Rocher, et d’autres, encore d’autres ! Il n’avait qu’à choisir ! Et Edouard Davillers était là également dont l’extrême beauté blonde en était arrivée à le charmer, lui, Chérubin…

Or, de tous ces êtres, pas un ne savait le retenir. Il exècre Nine autant qu’il l’adore encore, et son exécration n’a pas de bornes… Julien le fait souffrir parce qu’il a été bon ; il se plaint d’être malheureux à cause de lui. Déah Swindor est loin, très bonne, très égoïste, et très indifférente. Ryta Girly, la Ryta qui dévorait dans un crachat un impossible baiser provoque en lui une insurmontable répulsion.

Voilà bien : du mépris, du dégoût, de la haine, de l’indifférence, de là méchanceté presque, ou pis que cela : l’indécision… l’irritation, l’irritation contre cette sensualité maudite, contre cette chair qu’il accuse, que l’on ne peut refréner et qui réclame sans cesse contre l’oubli en lequel on la voudrait ensevelir…

Et tous ces gens ! Toutes ces femmes ! Ces femmes poseuses qui laissent traîner leur robe à volants de dentelles dans les baves, les sanies et les excréments des trottoirs et des rues, pour se faire belles, nobles, paonnantes poupées, pour aguicher les mâles ! toutes ces femmes vaniteuses, obtuses, sans cervelle — et sans ventre, maintenant — tout en croupe, ces femmes qui viennent elles-mêmes lui apporter dans un bijou de bourse, de porte-cartes ou de porte cigarettes les dix louis ordinaires des soirées multipliées au delà de ses désirs grâce à son jeune talent, ces femmes qu’il peut coucher toutes, comme des prostituées, sur le canapé de sa loge, il les déteste ! Ses sens rassasiés repoussent leurs offres minaudières ou agressives, et le maquillage de leur chair veule glace les ardeurs de sa juvénilité… Julien avait bien raison !…

Lucet est las, las de tout…


Sa maman est morte à Nanterre. Il n’a jamais trouvé en elle aucun secours intellectuel ; mais elle était profondément bonne, — oh ! oui, bonne, celle-là ; sans traînes, sans « balayeuses » d’ordures à sa simple robe noire — elle raffinait les soins dont était Lucet, son Lucet, entouré… Tout d’un coup il se sent horriblement seul et, rentrant la nuit, il ne trouve plus à qui conter ses peines, les peines qu’il ne connaît désormais que parce qu’il les lui faut garder ; autrefois il les ignorait, sa mère les prenait toutes… Il ne trouve plus personne pour lui recommander de ne pas attraper froid, de se couvrir, de se commander des chemises, des vêtements dont elle — elle, la maman, la Mère, — reconnaissait le drap avant l’achat… plus personne pour lui recommander de ne pas se fatiguer, pour mettre son foulard, le foulard qu’il ne voulait jamais prendre et qu’il était heureux de trouver le soir en rentrant du théâtre — pour mettre son foulard dans sa poche en cachette… plus de chocolat, ni de couvert mis en rentrant… plus de ces mille riens que savent les mamans et que comprennent ceux, comme Lucet, dont le cœur est resté cœur tendre de petit enfant… ces mille riens que savent les mamans prêtes à consoler, à comprendre, à défendre, sans en avoir l’air, le fils qui grandit et croit échapper et n’échappe pas encore et n’échappe jamais à leur tutelle généreuse et inlassable qui trouve à s’exercer dans les plus insoupçonnés détours de la vie… de la Vie si brève !! — Oh ! comme au retourdu cimetière, elle était déserte horriblement cette Vie ! — et déserte sa maison ! Comme tout manque à Lucet maintenant, malgré l’éclat des lustres et l’enthousiasme des bravos, et les adulations montant comme un flot caresseur autour de lui…


En peu de jours son père se remarie, la solitude aussi peut-être l’écrasait. Lucet quitte la maison de Nanterre et s’installe en garçon élégant et aisé rue La Boétie, proche Saint-Augustin. Un petit valet de chambre tient propre excellemment, avec une vieille femme de charge, sa garçonnière qu’embellissent des meubles jolis, des bibelots, des tapis, des livres, des bronzes d’un goût affiné, le goût que lui a donné Julien !… Mais au milieu de ces délicatesses en si parfait accord avec ses besoins innés de bien-être, Luc ne se console pas. Il a tout perdu en trop peu de temps : Julien, Jeannine, Mme Marcelot facilement circonvenue par ses enfants sous un motif quelconque, sa maison, sa mère, ses petites habitudes et ses illusions d’enfant affectueux et gâté…

Quand il rentre, la nuit, tard, à peine a-t-il la force de se déshabiller ; il se jette sur un canapé ou sur son lit, découragé et las. Souvent, après les succès que lui valent son élégance et son talent, il mesure la détresse de sa vie privée des seuls êtres qu’il aime de toutes ses forces… et ses yeux, dans son doux et fin visage, s’emplissent de grosses larmes…

Oh ! si Julien, si Nine surtout savaient quelle affection demeure en lui pour eux !… Si Julien savait quelles souffrances il endure seulement pour un regard qui le fuit dans une rencontre imprévue, pour un salut évité, correctement toujours et sans que Luc Aubry s’en puisse blesser, mais !… Si Julien savait ! comme il reviendrait à ce grand gosse jadis chéri quand, Daphnis, il s’amusaità draper son corps aux contours exquis en des soieries, en des mousselines diaphanes et précieuses, et cerclait ses beaux bras pâles de bracelets, d’anneaux et de spirales d’or… Si Julien savait !… Mais Luc est trop fier, Luc ne veut pas que Julien sache, et il le hait presque de posséder celle dont le désir éveilla en son corps d’enfant l’amour qui sommeillait… Non, il ne le hait pas, il les aime tous deux…

Luc est tenu au courant, par ses amis, des faits et gestes de Julien et de sa femme ; mais jamais il n’interroge ; même il arrive qu’il prie de se taire le bavard trop empresse… Il vient d’apprendre le dénouement attendu de la maternité de Nine, et ce dénouement accuse exactement la nuit d’octobre où Nine, dans le petit temple de marbre, vint offrir sa chair virginale à la nudité virile de l’adolescent…

Ah ! que son âme, à Lucet, que son âme saigne ! sa petite âme mignonne et jolie et douloureuse et gamine d’enfant de chœur, qui n’a pas grandi, elle, étant, dès qu’elle fut, la plénitude de la grâce et de la bonté…

Et puis voilà Juillet à demi écoulé… Les examens au Conservatoire approchent. Approche l’injustice criante des juges au pontificat arrogant, oublieux du temps où, simples clercs, ils souffraient, eux aussi, de la suprématie des pontifes !…

Ah !… que son âme saigne, à Lucet, sa petite âme mignonne et douloureuse !…

Nine pleure toujours aussi ; il vient d’apprendre cela… Nine pleure souvent ; et cette pensée lui est insupportable ! Et Julien dévore aussi ses larmes, après des jours et des jours de silence obstiné entre eux… Luc vient d’apprendre cela par Edouard Davillers devenu tout à fait sérieux et raisonnable.

Seul, Lucet soupçonne la raison de ces larmes. La raison c’est lui, Luc… Pourquoi Julien a-t-il commis cette folie d’épouser Nine ?… Ne pouvait-il laisser à cette gamine gentille le poids écrasant de son imprudence et ne pas s’en charger, ne pas briser la tranquillité charmante de cette existence autrefois délicieuse d’espoirs imprécis, de doux rêves partages ?… Julien sait que ce n’est pas lui, Lucet, le coupable… pourquoi l’accabler de sa froideur !… Lucet blasphème en disant cela. Il le sait. Il sait bien qu’il fallait sauver celle dont l’amour avait débordé sur lui, humble, et comblé de sa joie les tristesses de ses désirs…

Luc sait les angoisses de Julien, mais Edouard qui les lui apprend n’en connaît pas, ne peut pas en deviner l’origine. Luc ignore la cause de ces angoisses actuelles du jeune peintre comme il a ignoré celle des premières joies de son mariage, et comment, dans les angoisses présentes, son image chérie, vivant reproche qui le harcèle, hantise terrible qui vainc son indépendance, comment cette image est aussi pour Julien un ravissement égal dans la douleur et la félicité. Julien éloigne de lui le calice ; mais si le calice contient l’amertume, le goût savoureux d’un amour impossible en jaillit aussi ; et l’âme de Julien s’exalte dans la réalité prochaine de l’irréalisable…

Jamais, plus qu’au moment où le fruit adoré de sa chair va s’épanouir et naître et crier au jour, l’image de Luc ne lui paraît aussi précieuse ; jamais la vie, l’être vivant, à ses yeux d’artiste ne révèle une plus complète affinité avec les sentiments élevés, les sensations voluptueuses qui font, en nous, se pâmer toutes nos facultés aiguisées… Et cet être, ce jeune homme très beau, ce Daphnis qu’il contemple dans son atelier, ce Chérubin, ultime expression de la grâce spirituelle dans la beauté, cet être le gêne, qu’il a aimé jusqu’à respecter l’œuvre intégrale de sa chair en celle dont il a fait son épouse ; pour que cette chair se vivifie, bien à lui, essence de ses sens, fécondité de son sang, forme de ses formes parfaites, intelligence affinée deson esprit charmant, lui, Lui, LUI, l’inaccessible !!!

Et des préjugés s’interposent entre ce Désir magnifique bientôt merveilleusement satisfait et celui qui en est l’adorable provocation !

La présence de Lucet, même lointaine, pèse à sa pensée. Même la noble discrétion de Luc crie à Julien des reproches qui s’exaspèrent sous l’influence des atavismes soucieux d’un honneur factice !

Et Luc, le pauvre enfant, finit par deviner cela. Chaque jour, chaque heure il sent cela dans ce qui lui arrive des désolations muettes de la maison de Julien… Et toutes choses s’imposent à lui douloureusement, éclairant enfin le but obscur et sublime, le but affolé d’amour de ce mariage insensé !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Donc l’amitié splendide de Julien pour lui a pris cette voie, et accompli ce sacrifice pour avoir, enfin ! quelque chose de lui !… Comme il devait l’aimer !…

Ah ! si Luc avait su… et compris plus tôt la vanité des lois étroites qui prétendent régir la multiplicité des tendances de chacun et, selon une morale ridiculement fausse, puisque humaine, repousser les élans superbes de la nature soucieuse parfois de corriger elle-même la tyrannie de sa rigueur utilitaire !

Si Luc avait su !

Si Julien avait su !


Et la douleur torture cet enfant dans son cœur et dans son corps tellement, l’un et l’autre, accessibles aux plus subtiles impressions… et il se sent inapte à supporter cette solitude déprimante, cette douleur faite de tant de souffrances, de lui-même et de chers êtres aimés en lesquels sombrent son amitié, son amour, sa vie à jamais brisés, lui semble-t-il… La vie impossible, maintenant qu’il ne peut redevenir ni l’ami de Julien, ni l’amant de Nine, et que s’immobilisent les forces vives de son être affectueux, concentrées en ces deux êtres hors desquels il ne veut plus trouver aucunes joies… Et de cette vie effondrée jaillit l’idée fixe de la suppression, de l’achèvement, de la fin…
XXXV

Ce fut vite fini…

Edouard est désormais en vacances. Comme Robert est parti au loin avec sa famille, le jeune lycéen ne quitte guère Lucet, sauf pour aller à râtelier de Julien où, ses études terminées, ses parents lui font apprendre le dessin et la peinture. Et l’adolescent devient le trait d’union entre l’avenue de Villiers et la rue de La Boëtie. Par lui, Luc connaît la détresse de cette maison qu’il a connue si heureuse et si ravissante ! Il sait les tortures de Jeannine, dont les baisers et les années d’affection émeuvent jusqu’au sang son souvenir ; de Julien, dont les caresses craintives dénonçaient la ferveur d’une adoration sans lassitude…

Et ces deux êtres également chéris se meurtrissent l’un l’autre à son amour !!

Edouard ne sait pas cela ; personne ne sait cela ; mais les détails que Lucet arrache maintenant à son petit ami précisent ses craintes :

— Julien et Jeannine sont des jours et des jours sans se parler. Aucune scène, aucune colère, aucun reproche ne viennent alléger le poids horrible du silence…

C’est le mutisme affreux, lourd de méditation, de regrets, de douleurs, de désespoirs !!! Oh ! Nine, les yeux charmeurs de Nine… et les amitiés de Julien !!!

Et c’est en lui que ces deux êtres trouvent la cause de leurs tortures et par lui qu’ils font intolérable leur existence !!

Luc espère encore. Son prix au Conservatoire, la Comédie-Française, toute une vie nouvelle qui va l’arracher aux théâtres — où dix fois des directeurs l’ont retenu à prix d’or — pour consacrer définitivement son talent et le dégager d’entre les promiscuités douteuses des coulisses équivoques et des mauvais cabotins. Luc attend cela encore. Mais cela lui manquant, alors…

Et quand le pauvre enfant songe à tout ce qui n’est plus, la maisonnette de Nanterre, Jeannine, Julien, les bonnes causeries, les chères extases de jadis, l’obsession de la douleur pèse sur lui ; des larmes voilent ses beaux yeux d’eau verte très doux et très aimants ; il ne peut pas les retenir et pleure silencieusement tout seul…


La veille des examens au Conservatoire, Edouard vient prévenir Lucet qu’une religieuse est arrivée chez Nine depuis quelques jours ; le docteur est venu installer un interne qui a l’ordre de l’envoyer chercher au premier indice d’une délivrance certaine que son pronostic remet au surlendemain.

Luc fut bouleversé de cette coïncidence avec ses examens.


Il joua dans On ne badine pas avec l’Amour le rôle de Perdican. Il fut le délicieux amoureux de Musset, délicieux d’audace jeune et de svelte distinction ; et le timbre musical et mordant de sa voix, la précision délicate et sobre de ses gestes, toute son attitude élégamment aisée furent un ravissement. Il n’était pas l’amoureux, il était l’Amour. Non pas celui qui se galvaude, dompte et ricane de son triomphe facile ; non pas don Juan, le magnifique et le joyeux… Il était le héros tendre de Musset, celui qui se fait pardonner d’être si beau, d’être l’aimé, par sa divine simplicité, par sa jeune grâce endolorie, par sa joliesse compatissante même dans l’ignorance ou dans la science de ce que font naître, cette grâce meurtrie et cette virilité parfaite, de tourments et de douleurs en ceux qui le voient, le regardent et ne peuvent plus se détourner de lui…

Le public, dans la salle, lui fit une ovation sans égale…

Les pontifes donnèrent le premier prix à un pauvre garçon, lamentable élève et ombre d’un cabotin, commandeur de la Légion d’honneur !

Lucet avait « perdu son temps » à jouer dans les théâtres, violant ainsi les règlements de l’Administration. L’Administration lui fit bien voir qu’elle n’aimait pas à être violée par de jeunes hommes comme lui…

Lucet fut atterré…

Edouard rentra avec lui rue La Boétie ; il épuisa toutes ses câlineries raisonnables. Les beaux yeux rougis de Lucet et la pâleur mortelle de son visage, accentuée à cette rougeur, marquaient l’inutilité de ses efforts… Luc se sentit désespérément seul, atrocement seul… Et la maisonnette de Nanterre vivait dans son souvenir…

Il prit une voiture et porta des fleurs en quantité au cimetière Montmartre sur la tombe de sa mère… Il resta longtemps devant le modeste petit monument, dans une allée écartée face à la simple croix où le nom et le petit nom de sa mère étaient écrits. Et la tombe, dans le soleil doré, ruisselait d’une infinie quiétude, d’une infinie désolation… Luc resta longtemps, seul, désorienté dans le calme parfait des tombes… Il se prit à parler un peu… Sans doute étaient-ce, ces mots, des prières… Il parla un peu, le cœur gros, pensant à Nine et à Julien… et leur chagrin redoubla sa peine.

Lucet garda sa voiture et fit quelques courses dans la soirée.

En rentrant, il brûla des lettres et des lettres… Quand il vint à celles de Fanchette il pensa à l’impossibilité de jamais en connaître l’auteur !… S’il connaissait la main charmante qui les écrivit, peut-être reprendrait-il courage !… Il les sortit de leurs enveloppes, l’une après l’autre, les baisa, et, l’une après l’autre les jeta au feu… et toute son âme s’en allait avec elles, pour ce que leurs brèves fumées rappelaient de choses exquisement douces, à jamais achevées…

Le lendemain matin Edouard accourt de chez Julien et annonce la visite du docteur qui attend la délivrance pour midi.

Luc se fait répéter « pour midi ». Le petit lycéen répète :

— Pour midi.

Il a des yeux bleus très beaux, et les boucles blondes de ses cheveux contiennent du soleil… Luc prie Edouard de revenir à une heure rue La Boëtie ; l’enfant le lui promet formellement.


Quand Edouard revient, à peine est-il entré dans le cabinet de Luc qu’il le voit horriblement pâle sortir de sa chambre pour le rejoindre ; il chancelle ; Edouard veut le soutenir, mais il est trop faible ; il appelle le valet de chambre ; à deux ils entourent le petit comédien et l’étendent sur un large divan du cabinet de travail. Edouard interroge… Le valet de chambre apporte du vinaigre. Edouard en mouille le front livide de Lucet. Il voit ses dents se serrer et ses yeux, ses larges yeux dilatés prendre une fixité magnifique et terrifiante… Ses lèvres perdent la douce coloration rouge qui en faisait le dessin si pur ; une sueur envahit tout son front… Edouard l’interroge… Luc ne peut ou ne veut plus parler ; il dit seulement à mi-voix :

— … J’ai mal… Un prêtre…

Le petit valet descend quatre à quatre, court à Saint-Augustin et trouve à la sacristie un vieux vicaire qui le suit tout de suite, inquiet et empressé, au seul nom de Luc Aubry… L’abbé veut savoir quelque chose, mais le jeune serviteur, abasourdi de cette maladie soudaine, ne sait rien. Aussitôt arrivé le prêtre se précipite dans les bras de Lucet et Lucet reconnaît le vieux vicaire, l’abbé Vincent, celui qu’il faisait damner en distribuant le pain bénit… le pain bénit à Nine !… Et Luc dont la pauvre âme se fond de tristesse et dont le pauvre corps énervé ne sait plus résister aux secousses, serre contre lui le vieillard qu’il avait oublié — auquel il n’avait pas pensé ! — en qui revivent la fraîcheur et les gamineries, les printemps de l’enfant de chœur en robe de pourpre, en rochet de dentelles… le pain bénit, les processions, le grand orgue, la première communion, les gronderies douces de Mme Marcelot, Nine, Nine petite fille… oh ! Jeannine…

Edouard les laisse seuls…

Après un moment, le prêtre sort, prend son chapeau… De grosses larmes perlent à ses yeux, ses bons yeux affaiblis qui, de la douceur d’aimer, n’ont jamais connu que l’amertume et la tristesse des regrets ! Sort Lucet… c’est son Lucet aussi à lui ; le Lucet des images où les saints et les saintes ont de belles robes étoilées et pailletées d’or, les belles images que cueillaient les pâles mains fines de Luc, pâles dans les larges manches de la soutanelle rouge recouverte de guipure !… Le vieux prêtre pleure comme un enfant. Les vieillards ont de ces larmes pitoyables et désolées !… Son Luc empoisonné ! est-ce possible, oh ! mon Dieu ! est-ce possible ?

Il monte vite, vite avenue de Villiers, à pied… Il est las, mais ses vieilles jambes retrouvent leur élasticité. On lui a dit de prendre une voiture ; pauvre, il ne sait pas ce que c’est. Il va, à pied, accomplir la mission acceptée de Luc, cette mission peut-être impossible pour tout autre qu’un prêtre ! L’abbé Vincent tourne son chapelet dans une main refermée, son chapeau sous le bras ; de l’autre, il essuie son vieux front tout blanc, lia chaud, chaud ; il est si vieux, si vieux !… Quelle folie aussi d’aller à pied, mais il va plus vite, croit-il, pour sûr il va plus vite, malgré le soleil accablant de juillet… Il l’aimait tant son petit Luc !…

Et Lucet doucement se meurt…

— … Mon Dieu !… mon Dieu… ayez pitié de mon petit Luc le pauvre enfant… le pauvre chérubin… est-ce possible, Seigneur !…

L’abbé Vincent parle tout haut, tout seul, entre ses Ave et ses Pater… Il ne sait pas si bien dire : « Chérubin !… » Quelle évocation ce nom, ces noms, ces choses, ces riens qui nous broient le cœur, nous broient les yeux et nous font regretter encore de ne pouvoir pleurer davantage notre vie, notre sang, pour leur douceur envolée…

On fit tout de suite passer la carte de l’abbé Vincent à Julien. Rien n’est encore terminé. Jeannine supporte vaillamment les souffrances et c’est l’affaire de quelques minutes peut-être…

Le vicaire exténué est de suite introduit auprès de Julien :

— Monsieur, vous connaissez Luc Aubry… le pauvre enfant est mourant… Il a fait appela mon saint ministère et considère comme une charité… comme une charité, Monsieur, la visite suprême qu’il ose attendre de vous… Il vous supplie de venir… il vous en supplie, Monsieur…

Le prêtre attend, anxieux. Julien reçoit comme un coup foudroyant cette nouvelle. Il ne demande aucune explication, s’assure discrètement auprès du docteur et de l’interne qu’il peut s’absenter quelques moments, et descend. Sa voiture était attelée en bas, prête à tout événement ; il y monte avec le prêtre et fait brûler les pavés jusqu’à la rue La Boëtie. Et son cœur se serre parce qu’il se souvient !…

… Il en était certain ! La maladie n’a pu avoir si soudainement raison de Luc. Un médecin voisin que le petit valet de chambre a été chercher en toute hâte malgré son maître, dès l’antichambre, assure à Julien que le malheureux enfant est perdu ; le poison sans antidote sûr et à une dose calculée pour être d’une irrémédiable efficacité ne laisse aucun espoir possible ; mais Luc a encore sa connaissance… On ouvre les rideaux du cabinet de travail pour donner plus de jour… Julien entre, il tombe à genoux contre Lucet étendu sur le divan et l’étreint dans les larmes…

— Eh bien ? Lucet… qu’y a-t-il ?… Lucet… où souffrez-vous ?… pourquoi avez-vous fait cela ?… dis Lucet chéri… pourquoi ?… pourquoi ?… regarde-moi : Julien… c’est Julien !…

Il s’interrompt pour demander au docteur tout bas :

— Voit-il, docteur… êtes-vous sûr qu’il me reconnaît ?…

Lucet un instant s’éveille comme d’un affreux assoupissement, il a entendu ; il serre énergiquement la main de Julien et répond d’une voix déjà lointaine :

— Julien… oui… Julien… merci… ami… ami !…

Il veut dire des choses que personne n’entende. Tous se retirent. Il serre Julien pour faire comprendre qu’il veut parler tout près, tout bas, encore plus près… Julien met son visage contre le visage aimé… Luc soulève à peine sa tête jolie ; Julien la soutient cette tête fragile et adorée ; l’enfant agite un peu ses lèvres.

— … Julien… je vous… de… demande… pardon… aime bien… ami… aimez… aimez… Jean… nine…

Sa tête divinement grave retombe dans les bras de Julien. Julien comprend, et des sanglots secouent tout son être… Il ne quitte pas les mains de Luc ; ces mains qui par moments tressaillent dans les siennes, insensiblement se glacent. On l’a déchaussé, ses pieds sont froids dans le juillet torride…

En la presque immobilité de son corps anéanti, sa bouche seule s’émeut de l’unique plainte sans cesse répétée :

— … J’ai mal… j’ai mal…


Le docteur a tout fait pour enrayer l’action du poison qu’il ignore et qu’il suppose être de l’aconitine… Luc refuse de rien prendre…

Ses beaux cheveux ondulés se développent en adorables floraisons brunes sur un coussin vert et violet broché d’or ; les arcs de ses sourcils et de ses cils sont d’une beauté virile que la mort commence à faire suave et reposée… Ses traits s’angélisent… Sa respiration est imperceptible… Il fait un grand mouvement du bras, et la main de Julien se trouve violemment entraînée jusque sur son pauvre petit cœur tant ulcéré. Julien se penche sur lui. Luc parle doucement, et ses paroles à peine sont distinctes :

— … Deux… deux… seuls… heureux… Julien… merci… bébé… fini… perdu !!!

Julien essaie vainement de parler à Lucet ; aucune réponse ne lui vient plus du petit comédien…

Le docteur fait signe que le dénouement s’approche… Le prêtre bénit l’enfant, de la fenêtre où il se tient, paternel et noyé dans ses larmes. Et Julien est accablé de douleurs, à genoux, écrasé, contre son Lucet… ah ! son Lucet !!! Il veut pour que son petit ami soit bien certain du pardon, lui rappeler d’un mot l’affection, l’amour, la joie, tout, tout ce qui fut le charme et l’angoisse de sa vie ; il serre les mains froides de Luc et murmure dans son oreille, dans sa petite oreille mignonne demeurée de gamin fragile, en touchant des lèvres sa joue glacée, jusqu’à la baiser tendrement :

— … Chérubin !…

Mais Luc se défend un peu, il fait signe que « non ». En se détournant sa bouche rencontre la bouche de Julien et demeure contre elle quelques secondes… On dirait que Luc voudrait sourire… Il fait un grand effort comme pour se lever… Julien appelle ; Edouard accourt de la chambre voisine ; avec le médecin et le petit valet de chambre on essaie de le soulever… Sa tête sans force retombe sur son cou entièrement dégagé dans la chemise grande ouverte qui laisse voir la blancheur de sa poitrine d’une pure beauté… Il recommence le meme effort pour se lever… On ne peut deviner ce qu’il veut. Il s’immobilise sur son séant, regarde fixement Julien qui le soutient, Edouard et le prêtre, et murmure :

— … Pauvre… Chérubin !…

Julien le baise au front… longuement… Tout doucement Lucet répond à son étreinte :

— … Merci…

Puis il se débat un instant, élève avec peine ses bras exténues en criant d’une voix déchirante :

— … Père… maman…

Puis, dans un grand soupir :

— Mon Dieu !…

Et sa jolie tête frivole s’abat très lourde et très belle sur l’épaule de Julien, et Julien tient longtemps son visage inondé de larmes sur le visage adoré de Lucet…

Le docteur s’approche, soulève les paupières closes ; les beaux yeux du vert bleuâtre et doux des oliviers sont voilés, les pierres précieuses sont éteintes : Luc Aubry est mort !!!


. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Julien voulut essuyer ses pleurs avant de rentrer chez lui. Le médecin et son aide allaient quitter la chambre de Jeannine. La religieuse, douce sous sa coiffe blanche et son voile noir, présenta dans le moïse enfoui sous une mousse de dentelles, un petit être endormi paisiblement et déjà joli eût-on dit :

— … Monsieur, c’est un gros garçon !…

Julien prit la corbeille à pleines mains, la déposa sur le lit de l’accouchée, puis il se pencha, mit sur la bouche de Nine surprise l’ultime baiser de Lucet et couvrit l’enfant de caresses…


  1. Frantz Jourdain. — L’Atelier Chantorel.