Ambert & Cie (p. 275-285).
XXXV

Ce fut vite fini…

Edouard est désormais en vacances. Comme Robert est parti au loin avec sa famille, le jeune lycéen ne quitte guère Lucet, sauf pour aller à râtelier de Julien où, ses études terminées, ses parents lui font apprendre le dessin et la peinture. Et l’adolescent devient le trait d’union entre l’avenue de Villiers et la rue de La Boëtie. Par lui, Luc connaît la détresse de cette maison qu’il a connue si heureuse et si ravissante ! Il sait les tortures de Jeannine, dont les baisers et les années d’affection émeuvent jusqu’au sang son souvenir ; de Julien, dont les caresses craintives dénonçaient la ferveur d’une adoration sans lassitude…

Et ces deux êtres également chéris se meurtrissent l’un l’autre à son amour !!

Edouard ne sait pas cela ; personne ne sait cela ; mais les détails que Lucet arrache maintenant à son petit ami précisent ses craintes :

— Julien et Jeannine sont des jours et des jours sans se parler. Aucune scène, aucune colère, aucun reproche ne viennent alléger le poids horrible du silence…

C’est le mutisme affreux, lourd de méditation, de regrets, de douleurs, de désespoirs !!! Oh ! Nine, les yeux charmeurs de Nine… et les amitiés de Julien !!!

Et c’est en lui que ces deux êtres trouvent la cause de leurs tortures et par lui qu’ils font intolérable leur existence !!

Luc espère encore. Son prix au Conservatoire, la Comédie-Française, toute une vie nouvelle qui va l’arracher aux théâtres — où dix fois des directeurs l’ont retenu à prix d’or — pour consacrer définitivement son talent et le dégager d’entre les promiscuités douteuses des coulisses équivoques et des mauvais cabotins. Luc attend cela encore. Mais cela lui manquant, alors…

Et quand le pauvre enfant songe à tout ce qui n’est plus, la maisonnette de Nanterre, Jeannine, Julien, les bonnes causeries, les chères extases de jadis, l’obsession de la douleur pèse sur lui ; des larmes voilent ses beaux yeux d’eau verte très doux et très aimants ; il ne peut pas les retenir et pleure silencieusement tout seul…


La veille des examens au Conservatoire, Edouard vient prévenir Lucet qu’une religieuse est arrivée chez Nine depuis quelques jours ; le docteur est venu installer un interne qui a l’ordre de l’envoyer chercher au premier indice d’une délivrance certaine que son pronostic remet au surlendemain.

Luc fut bouleversé de cette coïncidence avec ses examens.


Il joua dans On ne badine pas avec l’Amour le rôle de Perdican. Il fut le délicieux amoureux de Musset, délicieux d’audace jeune et de svelte distinction ; et le timbre musical et mordant de sa voix, la précision délicate et sobre de ses gestes, toute son attitude élégamment aisée furent un ravissement. Il n’était pas l’amoureux, il était l’Amour. Non pas celui qui se galvaude, dompte et ricane de son triomphe facile ; non pas don Juan, le magnifique et le joyeux… Il était le héros tendre de Musset, celui qui se fait pardonner d’être si beau, d’être l’aimé, par sa divine simplicité, par sa jeune grâce endolorie, par sa joliesse compatissante même dans l’ignorance ou dans la science de ce que font naître, cette grâce meurtrie et cette virilité parfaite, de tourments et de douleurs en ceux qui le voient, le regardent et ne peuvent plus se détourner de lui…

Le public, dans la salle, lui fit une ovation sans égale…

Les pontifes donnèrent le premier prix à un pauvre garçon, lamentable élève et ombre d’un cabotin, commandeur de la Légion d’honneur !

Lucet avait « perdu son temps » à jouer dans les théâtres, violant ainsi les règlements de l’Administration. L’Administration lui fit bien voir qu’elle n’aimait pas à être violée par de jeunes hommes comme lui…

Lucet fut atterré…

Edouard rentra avec lui rue La Boétie ; il épuisa toutes ses câlineries raisonnables. Les beaux yeux rougis de Lucet et la pâleur mortelle de son visage, accentuée à cette rougeur, marquaient l’inutilité de ses efforts… Luc se sentit désespérément seul, atrocement seul… Et la maisonnette de Nanterre vivait dans son souvenir…

Il prit une voiture et porta des fleurs en quantité au cimetière Montmartre sur la tombe de sa mère… Il resta longtemps devant le modeste petit monument, dans une allée écartée face à la simple croix où le nom et le petit nom de sa mère étaient écrits. Et la tombe, dans le soleil doré, ruisselait d’une infinie quiétude, d’une infinie désolation… Luc resta longtemps, seul, désorienté dans le calme parfait des tombes… Il se prit à parler un peu… Sans doute étaient-ce, ces mots, des prières… Il parla un peu, le cœur gros, pensant à Nine et à Julien… et leur chagrin redoubla sa peine.

Lucet garda sa voiture et fit quelques courses dans la soirée.

En rentrant, il brûla des lettres et des lettres… Quand il vint à celles de Fanchette il pensa à l’impossibilité de jamais en connaître l’auteur !… S’il connaissait la main charmante qui les écrivit, peut-être reprendrait-il courage !… Il les sortit de leurs enveloppes, l’une après l’autre, les baisa, et, l’une après l’autre les jeta au feu… et toute son âme s’en allait avec elles, pour ce que leurs brèves fumées rappelaient de choses exquisement douces, à jamais achevées…

Le lendemain matin Edouard accourt de chez Julien et annonce la visite du docteur qui attend la délivrance pour midi.

Luc se fait répéter « pour midi ». Le petit lycéen répète :

— Pour midi.

Il a des yeux bleus très beaux, et les boucles blondes de ses cheveux contiennent du soleil… Luc prie Edouard de revenir à une heure rue La Boëtie ; l’enfant le lui promet formellement.


Quand Edouard revient, à peine est-il entré dans le cabinet de Luc qu’il le voit horriblement pâle sortir de sa chambre pour le rejoindre ; il chancelle ; Edouard veut le soutenir, mais il est trop faible ; il appelle le valet de chambre ; à deux ils entourent le petit comédien et l’étendent sur un large divan du cabinet de travail. Edouard interroge… Le valet de chambre apporte du vinaigre. Edouard en mouille le front livide de Lucet. Il voit ses dents se serrer et ses yeux, ses larges yeux dilatés prendre une fixité magnifique et terrifiante… Ses lèvres perdent la douce coloration rouge qui en faisait le dessin si pur ; une sueur envahit tout son front… Edouard l’interroge… Luc ne peut ou ne veut plus parler ; il dit seulement à mi-voix :

— … J’ai mal… Un prêtre…

Le petit valet descend quatre à quatre, court à Saint-Augustin et trouve à la sacristie un vieux vicaire qui le suit tout de suite, inquiet et empressé, au seul nom de Luc Aubry… L’abbé veut savoir quelque chose, mais le jeune serviteur, abasourdi de cette maladie soudaine, ne sait rien. Aussitôt arrivé le prêtre se précipite dans les bras de Lucet et Lucet reconnaît le vieux vicaire, l’abbé Vincent, celui qu’il faisait damner en distribuant le pain bénit… le pain bénit à Nine !… Et Luc dont la pauvre âme se fond de tristesse et dont le pauvre corps énervé ne sait plus résister aux secousses, serre contre lui le vieillard qu’il avait oublié — auquel il n’avait pas pensé ! — en qui revivent la fraîcheur et les gamineries, les printemps de l’enfant de chœur en robe de pourpre, en rochet de dentelles… le pain bénit, les processions, le grand orgue, la première communion, les gronderies douces de Mme Marcelot, Nine, Nine petite fille… oh ! Jeannine…

Edouard les laisse seuls…

Après un moment, le prêtre sort, prend son chapeau… De grosses larmes perlent à ses yeux, ses bons yeux affaiblis qui, de la douceur d’aimer, n’ont jamais connu que l’amertume et la tristesse des regrets ! Sort Lucet… c’est son Lucet aussi à lui ; le Lucet des images où les saints et les saintes ont de belles robes étoilées et pailletées d’or, les belles images que cueillaient les pâles mains fines de Luc, pâles dans les larges manches de la soutanelle rouge recouverte de guipure !… Le vieux prêtre pleure comme un enfant. Les vieillards ont de ces larmes pitoyables et désolées !… Son Luc empoisonné ! est-ce possible, oh ! mon Dieu ! est-ce possible ?

Il monte vite, vite avenue de Villiers, à pied… Il est las, mais ses vieilles jambes retrouvent leur élasticité. On lui a dit de prendre une voiture ; pauvre, il ne sait pas ce que c’est. Il va, à pied, accomplir la mission acceptée de Luc, cette mission peut-être impossible pour tout autre qu’un prêtre ! L’abbé Vincent tourne son chapelet dans une main refermée, son chapeau sous le bras ; de l’autre, il essuie son vieux front tout blanc, lia chaud, chaud ; il est si vieux, si vieux !… Quelle folie aussi d’aller à pied, mais il va plus vite, croit-il, pour sûr il va plus vite, malgré le soleil accablant de juillet… Il l’aimait tant son petit Luc !…

Et Lucet doucement se meurt…

— … Mon Dieu !… mon Dieu… ayez pitié de mon petit Luc le pauvre enfant… le pauvre chérubin… est-ce possible, Seigneur !…

L’abbé Vincent parle tout haut, tout seul, entre ses Ave et ses Pater… Il ne sait pas si bien dire : « Chérubin !… » Quelle évocation ce nom, ces noms, ces choses, ces riens qui nous broient le cœur, nous broient les yeux et nous font regretter encore de ne pouvoir pleurer davantage notre vie, notre sang, pour leur douceur envolée…

On fit tout de suite passer la carte de l’abbé Vincent à Julien. Rien n’est encore terminé. Jeannine supporte vaillamment les souffrances et c’est l’affaire de quelques minutes peut-être…

Le vicaire exténué est de suite introduit auprès de Julien :

— Monsieur, vous connaissez Luc Aubry… le pauvre enfant est mourant… Il a fait appela mon saint ministère et considère comme une charité… comme une charité, Monsieur, la visite suprême qu’il ose attendre de vous… Il vous supplie de venir… il vous en supplie, Monsieur…

Le prêtre attend, anxieux. Julien reçoit comme un coup foudroyant cette nouvelle. Il ne demande aucune explication, s’assure discrètement auprès du docteur et de l’interne qu’il peut s’absenter quelques moments, et descend. Sa voiture était attelée en bas, prête à tout événement ; il y monte avec le prêtre et fait brûler les pavés jusqu’à la rue La Boëtie. Et son cœur se serre parce qu’il se souvient !…

… Il en était certain ! La maladie n’a pu avoir si soudainement raison de Luc. Un médecin voisin que le petit valet de chambre a été chercher en toute hâte malgré son maître, dès l’antichambre, assure à Julien que le malheureux enfant est perdu ; le poison sans antidote sûr et à une dose calculée pour être d’une irrémédiable efficacité ne laisse aucun espoir possible ; mais Luc a encore sa connaissance… On ouvre les rideaux du cabinet de travail pour donner plus de jour… Julien entre, il tombe à genoux contre Lucet étendu sur le divan et l’étreint dans les larmes…

— Eh bien ? Lucet… qu’y a-t-il ?… Lucet… où souffrez-vous ?… pourquoi avez-vous fait cela ?… dis Lucet chéri… pourquoi ?… pourquoi ?… regarde-moi : Julien… c’est Julien !…

Il s’interrompt pour demander au docteur tout bas :

— Voit-il, docteur… êtes-vous sûr qu’il me reconnaît ?…

Lucet un instant s’éveille comme d’un affreux assoupissement, il a entendu ; il serre énergiquement la main de Julien et répond d’une voix déjà lointaine :

— Julien… oui… Julien… merci… ami… ami !…

Il veut dire des choses que personne n’entende. Tous se retirent. Il serre Julien pour faire comprendre qu’il veut parler tout près, tout bas, encore plus près… Julien met son visage contre le visage aimé… Luc soulève à peine sa tête jolie ; Julien la soutient cette tête fragile et adorée ; l’enfant agite un peu ses lèvres.

— … Julien… je vous… de… demande… pardon… aime bien… ami… aimez… aimez… Jean… nine…

Sa tête divinement grave retombe dans les bras de Julien. Julien comprend, et des sanglots secouent tout son être… Il ne quitte pas les mains de Luc ; ces mains qui par moments tressaillent dans les siennes, insensiblement se glacent. On l’a déchaussé, ses pieds sont froids dans le juillet torride…

En la presque immobilité de son corps anéanti, sa bouche seule s’émeut de l’unique plainte sans cesse répétée :

— … J’ai mal… j’ai mal…


Le docteur a tout fait pour enrayer l’action du poison qu’il ignore et qu’il suppose être de l’aconitine… Luc refuse de rien prendre…

Ses beaux cheveux ondulés se développent en adorables floraisons brunes sur un coussin vert et violet broché d’or ; les arcs de ses sourcils et de ses cils sont d’une beauté virile que la mort commence à faire suave et reposée… Ses traits s’angélisent… Sa respiration est imperceptible… Il fait un grand mouvement du bras, et la main de Julien se trouve violemment entraînée jusque sur son pauvre petit cœur tant ulcéré. Julien se penche sur lui. Luc parle doucement, et ses paroles à peine sont distinctes :

— … Deux… deux… seuls… heureux… Julien… merci… bébé… fini… perdu !!!

Julien essaie vainement de parler à Lucet ; aucune réponse ne lui vient plus du petit comédien…

Le docteur fait signe que le dénouement s’approche… Le prêtre bénit l’enfant, de la fenêtre où il se tient, paternel et noyé dans ses larmes. Et Julien est accablé de douleurs, à genoux, écrasé, contre son Lucet… ah ! son Lucet !!! Il veut pour que son petit ami soit bien certain du pardon, lui rappeler d’un mot l’affection, l’amour, la joie, tout, tout ce qui fut le charme et l’angoisse de sa vie ; il serre les mains froides de Luc et murmure dans son oreille, dans sa petite oreille mignonne demeurée de gamin fragile, en touchant des lèvres sa joue glacée, jusqu’à la baiser tendrement :

— … Chérubin !…

Mais Luc se défend un peu, il fait signe que « non ». En se détournant sa bouche rencontre la bouche de Julien et demeure contre elle quelques secondes… On dirait que Luc voudrait sourire… Il fait un grand effort comme pour se lever… Julien appelle ; Edouard accourt de la chambre voisine ; avec le médecin et le petit valet de chambre on essaie de le soulever… Sa tête sans force retombe sur son cou entièrement dégagé dans la chemise grande ouverte qui laisse voir la blancheur de sa poitrine d’une pure beauté… Il recommence le meme effort pour se lever… On ne peut deviner ce qu’il veut. Il s’immobilise sur son séant, regarde fixement Julien qui le soutient, Edouard et le prêtre, et murmure :

— … Pauvre… Chérubin !…

Julien le baise au front… longuement… Tout doucement Lucet répond à son étreinte :

— … Merci…

Puis il se débat un instant, élève avec peine ses bras exténues en criant d’une voix déchirante :

— … Père… maman…

Puis, dans un grand soupir :

— Mon Dieu !…

Et sa jolie tête frivole s’abat très lourde et très belle sur l’épaule de Julien, et Julien tient longtemps son visage inondé de larmes sur le visage adoré de Lucet…

Le docteur s’approche, soulève les paupières closes ; les beaux yeux du vert bleuâtre et doux des oliviers sont voilés, les pierres précieuses sont éteintes : Luc Aubry est mort !!!


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Julien voulut essuyer ses pleurs avant de rentrer chez lui. Le médecin et son aide allaient quitter la chambre de Jeannine. La religieuse, douce sous sa coiffe blanche et son voile noir, présenta dans le moïse enfoui sous une mousse de dentelles, un petit être endormi paisiblement et déjà joli eût-on dit :

— … Monsieur, c’est un gros garçon !…

Julien prit la corbeille à pleines mains, la déposa sur le lit de l’accouchée, puis il se pencha, mit sur la bouche de Nine surprise l’ultime baiser de Lucet et couvrit l’enfant de caresses…