Luc/Chapitre XXVIII

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Ambert & Cie (p. 228-234).
XXVIII

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Dans la fraîcheur de la nuit, les frustes arômes du parc dégrisent Jeannine ; mais les bras pales et charmants de Lucet et la joliesse de ses lèvres gamines sont doux, qui l’accompagnent jusque sur le seuil du petit temple où ses pieds menus, dans ses babouches de maroquin, rencontrent des feuilles mortes. La bouche amoureuse de Luc s’attarde encore gourmande et ravie… et des mots gentils, mignons et cajoleurs glissent en elle avec des baisers… Elle s’en arrache… Dehors la nuit est d’une sereine fraîcheur…

… Elle tressaille ; tout contre le temple on a bougé… certainement, on a bougé… Elle veut s’arrêter… Non, elle a cru… C’est le vent caresseur aussi dans la noire et languide guipure des branches… Et son petit cœur ému bat à nouveau, comme tout à l’heure, quand…

Mais Luc est resté sur le seuil ; il n’y a pas de danger ; et comme il fait noir elle seule, habituée à l’obscurité, le sait là… Elle le voit, de sa main lui jeter encore un baiser frivole qu’en se retournant elle reçoit et lui renvoie à travers la buée mauve qu’un peu de lune éclaire…

Nine disparaît… Le Rêve est achevé !…

Luc se renferme avec le souvenir et le parfum de la vierge qu’il a désirée, qui s’est offerte et que son adolescence radieuse a déflorée en lui donnant toutes les forces et l’essence de sa chair.

Et l’enfant ne songe pas que, peut-être, ses forces se vont ennoblir dans le champ qu’il vient, robuste et bel adolescent, d’ouvrir à la maternité… et que, si près de sa joie, une immense douleur se lève pour laquelle une colère contenue va crier justice !…

… Nine a disparu…

Julien se redresse dans la solitude silencieuse du brouillard violet que la lune bleuit. Il contourne le mur blanc du temple où des toisons rouges et dorées de vignes vierges projettent sous la lune leurs silhouettes mouvantes…

Il s’assure que Nine a disparu…

Elle a disparu…

Et Julien veut laisser libre cours à sa haine, à sa douleur, à son — à ses amours. Il se méprise lui-même d’aimer maintenant davantage qu’autrefois un être de plus, et de le haïr en même temps !

…La jeune fille, — la jeune fille ! Nine, Nine n’est pas à lui. Bon. Pourtant elle doit être son épousé, sa chose, sa femme ! Elle n’est pas à lui. Bon. Mais Luc Aubry lui appartient. Il lui appartient, ce jeune drôle, ce gamin des rues dont un jour les formes sculpturales ont emporté son admiration, et la jeune intelligence a conquis son amitié ! Ce vaurien joli, que laborieusement il a façonné et affiné, dont il a fait celui que les hommes envient et que les femmes désirent, — ce petit drôle est son bien.

Julien veut se donner la joie âpre et mauvaise de le briser, cet être exquis ; d’anéantir cette amitié sur laquelle, en des instants qui lui parurent des molécules d’éternité, ont fermenté la colère, la jalousie… et l’horreur de cette insinuation sournoise du charme de l’enfant, contre quoi Julien tremble dé ne trouver pas d’autre mot que : amour !… Mais il n’aime pas Lucet puisqu’il veut le haïr, puisqu’il l’envie aussi, — comme les autres hommes…

… Et Julien s’est assez torturé ; il a assez pleuré ; il va se venger… Il gravit à son tour les marches envahies de feuilles mortes. Violemment, il pousse la porte dont les attributs glorieux chantent victoire sur son cœur abîmé… Il franchit le boudoir et pénètre soudain dans la chambre de Luc. Luc s’étonne d’abord de ce bruit. Puis il a tout à coup conscience de la catastrophe inévitable en reconnaissant aux pas la présence de Julien. Comme tout à l’heure, haletant et joyeux, il interrogeait Nine, une seconde il appelle de sa jolie voix grave dans laquelle passe, en nuances d’infinie tristesse, l’affirmation angoissée qui d’avance dissipe le doute impossible :

— Julien… Julien… c’est vous, Julien !…

Il attend des cris ; il prévoit une lutte ; il veut se défendre et tremble cependant d’ajouter à la blessure de l’âme qu’il vient de frapper, une blessure effective dont pourrait s’affliger l’ami très cher que l’effervescence de sa virilité n’a pas su épargner.

Il attend des cris… Julien reste muet !… Ce silence absolu qu’exalte le moindre bruit, cette obscurité profonde dans laquelle Luc sent un ennemi d’autant plus terrible qu’il ignore la douleur possible de son affection brisée — ce silence indécis et absolu et cette obscurité broient le cœur de Lucet. Deux mains viennent jusque dans son lit, à la rencontre de ses bras, et courent, en se crispant, jusqu’à ses poignets. Julien n’a eu qu’un sanglot :

— Petit malheureux !…

Oh ! comme l’enfant l’a reconnue cette voix tant aimée !!… Il sent que ces mains violentes veulent l’arracher de sa couche et le faire agenouiller. Il se débat contre l’étreinte qui déjà laboure sa chair délicate. Il repousse énergiquement Julien et craint, ne le sentant plus auprès de lui, de l’avoir blessé sans le savoir. Dans le bref instant où il s’est libéré de l’attaque, il se lève ; il ne veut pas que Julien le surprenne au lit, ni en chemise. Le ridicule de cette attitude l’effraie autant que la colère muette de l’amant outragé. Et puis ces ténèbres l’obsèdent. Il déchire la chemise de soie qui seulement le vêt, étend le bras, cherche le contact de l’électricité et, tandis que Julien parvient à le ressaisir, il fait pleuvoir, de la plafonnière de cristaux, une averse de clartés sur son éblouissante nudité… Julien surpris par l’irruption de cette lumière inattendue, pousse un cri d’étonnement et d’admiration !!… Il semble s’éveiller d’un rêve désolant et qu’une apparition merveilleuse vient magnifier en les dispersant, les fantômes atroces du délire… Lucet veut parer la probabilité d’un coup ; et le geste de son bras nu est d’une telle harmonie, la masse ombreuse de ses yeux phosphorescents est d’une telle splendeur sous la pure lumière du front, que l’amant se replie devant l’artiste et l’ami…

Le peintre en arrêt contemple son modèle, et le joug impérieux de la beauté parfaite fait ployer sa fureur… Sa colère concentrée sur elle-même pendant des heures éternelles, allait se faire justice ; l’enfant se dévoile, opposant à la juste violence, le seul admirable bouclier de son corps…

… Julien hésite pendant une seconde douloureuse. Il était venu pour frapper et se venger, il veut frapper et se venger ! Mais quoi ! va-t-il vraiment meurtrir l’exquis adolescent dont les mains pâles se joignent en une presque supplication, dont la voix s’essore en des mots perdus sous la musique délicieuse et jeune des lèvres frémissantes… Julien se souvient de Daphnis, il voit Iohanam… Il aime Chérubin… Et Luc rassemble toutes ces images dans sa beauté enchanteresse qui, en cette minute, atteint une plénitude à jamais sans égale par la chair exaltée dans son animalité même, divinement provocante, dans l’éclat charnel des lèvres et les feux hyalins des yeux et l’ambre caressé des membres superbes !…

Et Julien va sacrifier tout cela, toutes ces joies, tout ce charme, toute cette beauté ; il va dépouiller de sa plus chère parure la route aride et désolée qui devant lui, longue encore, se déploie… Et cela parce que… parce que… Non ! non et non !… Il couvre de ses sanglots les mains de Lucet, lourdes encore de caresses ; il presse ses beaux bras sveltes et lumineux… Et toute la nudité de l’adolescent lui paraît, dans la majesté douce d’un marbre de Lysippe, vouée à d’éternelles adorations… Il ne peut devant lui que pleurer comme un enfant :

— Lucet… Lucet… pourquoi m’avez-vous fait tant de mal ?…

Et Lucet sent dans la plainte déchirante de son ami et dans ses yeux noyés, le pardon lui sourire. Julien venait frapper et c’est lui qui s’effondre devant l’élu de son choix, devant l’ami dont la grâce s’émeut du pardon généreux, dont la splendeur s’exalte du calme retrouvé, de la peur dissipée qui faisait, sur ses beaux yeux cernés de mauve, battre la lassitude ardente des paupières. Et ses yeux, sous l’assaut abondant des lumières dont est son front auréolé, ses yeux d’émeraudes, sous l’alerte arceau des sourcils, sont des océans de douceur. Ses épaules et ses bras sont de nacre vermeille et son jeune torse sinueux ne fait aucune ombre sur ses cuisses dont les courbes se baignent, fleurs d’heureux atticisme, en des flots de clartés… Julien ose s’approcher de l’adolescent ; il prend les doigts élégants, roses encore de ses étreintes rageuses ; il les regarde, frêles et diaphanes ; Lucet les lui donne ; et la confiance de son abandon veut faire excuser le crime charmant dont il n’est pas seul coupable — s’il l’est — et qui ne doit pas accabler non plus la curieuse d’amour… Julien l’embrasse, cette fois avec toute son âme et le morbide entraînement de sa chair… Et ce n’est pas la chair seule de Lucet qu’il veut en prenant la tête de l’adolescent de ses paumes qui tremblent sur les caresses des boucles légères, — c’est l’âme de Lucet ! Ses yeux, en une muette extase la vont chercher au fond des yeux étranges de l’enfant, et ses lèvres endolories scellent sur le jeune front brûlant le douloureux pardon… Lucet lui rend la douceur accablante de son baiser ; et Julien brisé emporte en sanglotant, emmi le silence ineffable de la nuit, la joie et la douleur du pardon et du baiser…