Ambert & Cie (p. 217-222).
XXVI

Pauvre Julien !…

Elle ne viendra pas. Elle dort dans sa chambre rose.

Lui repose dans le tempietto d’albâtre.

Le petit temple est assoupi… Le château sommeille. Voyons, Julien !… Julien se dit bien toutes ces choses brèves dix fois répétées… Mais quoi ! il aime ; il envie ; il est jaloux… Jaloux de Nine parce que Lucet est très beau ; parce qu’il aime Nine ; parce qu’il adore Lucet d’une adoration qu’il ne veut pas s’avouer… Et Julien blotti dans un hémicycle de marbre qui déroule sa banquette de carrare burelé de lichens au carrefour de plusieurs allées, Julien frissonne et repousse en vain l’image obsédante de Chérubin. Et puis l’inutilité grossière de ses soupçons, parce qu’il a cru voir un geste, un regard, un rien !… L’inutilité mauvaise de ses soupçons augmente leur malignité de tout le paisible silence et de l’ineffable torpeur des choses.

Les deux enfants sommeillent ; et lui rêve à des amours indignes, honteux que l’énergie de sa pensée se ploie à de tels errements ; honteux que les transes de sa chair s’alimentent de si misérables craintes et polluent les corps adorés de Jeannine et de Luc.

Ce lui serait une horrible douleur que ces gamins s’arrachassent à son amour à lui, à cet amour par lequel il les unit l’un et l’autre pour trouver en eux seuls, en eux deux, frêles et jolies créatures de printemps, les joies berceuses et infinies dont l’échange, hors de lui, le rejetterait comme une épave inutile et désolée dans un monde où ne seraient plus Nine et Lucet.

Plus de Nine, plus de Luc !…

Et, de ses yeux aimants, saigne la limpidité de larmes apaisantes, puisque cela n’est pas, ne peut pas être, ne sera pas, et qu’un maléfice est tombé sur lui ce soir, dont il va dissiper les influences insensées…

Des feuilles tombent… Les yeux de Lucet, quand il dort, doivent être très beaux… La nuit ast sereine… Les ombres épaisses des taillis sont bleues dans l’air frais à peine…

Est-ce que Julien attendait que Luc allât vers Nine, ou cette chose amusante d’énormité : que Nine allât vers Lucet ?… Non, vraiment !…

Julien se maudit pour imaginer de telles aventures, comme dans les romans… Il se répète : comme dans les romans !… La réalité paisible surmonte en lui le rêve douloureux et coupable ; il n’a qu’à regarder et sentir la tranquillité rassurante du parc… Ses lèvres balbutient l’hymne de respect qui de son cœur s’élève et confond les deux chères figures, l’ami et l’amante, dans la même affection sans égale…

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Julien tressaille…

C’est le quart d’une heure qui pleure dans les arbres. Des ondes attristées l’entraînent comme un sanglot. Jusqu’au loin la solitaire clameur meurtrit le recueillement nocturne et signifie aux êtres endormis que le temps pressé de courir s’enfuit à tout jamais !…

Julien tressaille et se trouve horriblement seul… Il a peur d’être seul… d’être seul !… Il se lève… Des feuilles étaient tombées sur ses genoux ; elles se froissent et se plaignent tandis que ses mains les rejettent à terre…

Le temple est là… Julien veut passer devant. Le temple est là…là… enfoui dans les rouilles automnales. Lucet dort… Julien voit dormir son ami — son ami ! — tandis qu’une brise se lève dans laquelle s’émeuvent et bruissent les feuillages roux… Lucet dort… Et la paix délicieuse de ces deux mots calme l’effervescence douloureuse de ses pensées : Lucet dort… Julien passe le temple et franchit une pelouse où ses pas s’amortissent. Un rideau de mélèzes dissimule le château… Il va, rasséréné, puisque Lucet dort…

Soudain un horrible frisson fait vibrer comme un glas dans sa chair… Il s’arrête… On a fait du bruit dans la direction du tempietto… du bruit… c’est-à-dire : on a marché… Il écoute… On a marché… On marche… oui ! On marche… tenez, on s’arrête… là… Non… non… on n’a pas marché… Ce n’est rien… Si, tenez… on marche encore… Des petits pas menus et sûrs… s’arrêtent à nouveau… Cette fois, voyons, voyons… c’est… c’est bien sûr… On veut atténuer le… le bruit… C’est peut-être… Qui est-ce donc ?… C’est…Une ombre… On dirait que… C’est Nine !! C’est Nine !! La voilà déjà au pied du temple… Julien la voit tout d’un coup comme en pleine lumière, en un éclaboussement de feu, tellement ses yeux dans la soudaineté terrifiante de cette apparition ramassent de puissance et de volonté… Il va crier, s’élancer. Il va… L’ombre a déjà gravi les degrés de marbre, et Nine, car c’est bien elle — Julien a reconnu sa mante, sa silhouette, ses gestes, tout… Nine profile sa silhouette tant connue, et aimée, et chérie, sur toute la clarté morte du péristyle et la blancheur éteinte de la porte…

Dans un éclair des flots de pensées jaillissent plein le front et battent les tempes de Julien. S’il arrête Jeannine, le bruit peut-être, que sait-on, va la déshonorer devant tous… Si elle allait, hautaine et résolue, cracher à la face de Julien son mépris pour l’espion et le délateur !… — Et Lucet, Lucet ? — Que le petit comédien ignore l’entreprise inouïe de Nine, les circonstances de sa révélation entraîneront le même mépris que Nine ; et si Luc n’ignore pas, s’il est complice, sa haine viendra frapper au cœur Julien. Et Julien ne veut pas ! Cette haine de l’enfant l’atteindrait en plein dans une affection qui peut-être, — avec une rapidité foudroyante le malheureux atteint la plénitude de ce sentiment — lui est plus chère que son amour… Et puis, la violence de son intervention ne serait-elle pas odieuse dans cette maison où il n’est qu’un étranger ?… Il a, durant un espace de temps inappréciable, la vision d’un gouffre qui voudrait engloutir, effacer, absorber goulûment tout ce qui est la raison d’être de sa vie. Ce serait l’ensevelissement irrémédiable de toutes ces claires et divines choses dont ses yeux sont avides et qui, disparues, le laisseraient comme aveugle sur une terre où rien désormais ne saurait le retenir… Le gouffre est là… D’un cri, d’un geste, il peut encore en ouvrir les profondeurs, d’un mouvement y précipiter ses affections, il tuera, il égorgera l’amour que les deux enfants vont meurtrir seulement… Non… non… il ne veut pas le tuer… Non, non il ne veut pas du néant… Il veut être encore… même avec des souffrances, même avec des douleurs, même avec des tortures… Oh ! comme il a besoin, un ineffable, un délicieux, un impérieux besoin de Jeannine et de Luc, puisqu’il accepte l’angoisse horrible et lâche du silence, là… là… là… tandis que Nine va, sur les lèvres de Lucet…

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Nine a franchi le seuil. La porte clôt sur elle l’indifférence immobile de ses parois. De plus près, dans une vision maladive qui précise les plus insignifiants détails, Julien voit sur cette porte des violes, des pipeaux, des arcs et des carquois, des flammes et des flèches couronnés de roses… Et l’ironie de ces attributs frivoles active en lui une colère qu’il se reproche maintenant de laisser trop lentement dominer les mauvaises raisons du cœur, et qui cingle la lâcheté de son hésitation.

Il a épargné Nine, mais il ne pourra que mieux frapper Lucet !!! Puisque Nine demeure dans le temple, c’est la complicité de l’adolescent dévoilée… Et Julien cherche de quelle peine cruelle il punira la complaisance de celui-ci pour venger la trahison de Jeannine !…

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