Ambert & Cie (p. 206-209).
XXIV

Ce jeudi 18 octobre, par une coïncidence bizarre — à moins que la volonté de Nine eût pesé sur la décision de sa mère — est le jour de la saint Luc.

L’ami Robert, le beau calviniste, le Velasquez de velours noir est en classe depuis deux semaines. Il a quitté Pont-de-l’Arche non sans baiser bien tendrement sans doute le joli Edouard, et en s’indignant avec la dernière véhémence contre le projet d’habiller en « sale quille » l’adoré blondin. Mais Edouard n’a pas les mêmes raisons de se plaindre. Outre que sa santé — pour laquelle Mme Davillers a des inquiétudes justifiées apparemment par la langueur bleue des yeux de son fils, une fatigue dont la couleur va si bien à son teint de blond ! — sa santé lui a valu d’esquiver la rentrée au lycée, elle lui vaut aussi l’insigne joie de connaître Luc Aubry, de l’approcher dans une intimité inimaginable dont il ne manquera pas de se glorifier auprès de ceux de ses camarades du lycée qui ont vu comme lui Marie-de-Magdala et raffolent du petit comédien très beau.

Les acteurs du Mariage de Figaro sont, suivant les convenances et la parenté, séparés ou réunis dans quelques pièces pour s’habiller. On a mis ensemble les deux jeunes gens Luc et Edouard ; et celui-ci, dont la santé se rétablit bien malgré lui depuis le départ de Robert Sfender, éprouve une joie délicieuse à ce partage.


Dès qu’habillés ensemble, Julien vient les rejoindre, svelte Figaro cambré dans ses passementeries d’or et de pourpre, élégant sous la résille écarlate qui le coiffe ; jambes et mollets bien dessinés par la culotte de velours et les bas de soie. Julien regarde Luc Aubry et s’émerveille d’une beauté qui s’avive au mièvre voisinage de l’exquis et languide Edouard.

Il ne regrette pas d’avoir été séparé de Luc pour cet habillage qui n’eût été qu’une joie tellement aigüe et décevante dont se fût inutilement compliquée la souffrance d’aimer.

Depuis des mois, inconsciemment résigné à cette souffrance, il se voulait révolter de subir à tel point l’ascendant de ce jeune homme dont le développement, durant des années, a ravi ses désirs de beauté et comblé de félicité parfaite, parce que jamais réalisées, ses aspirations vers un bonheur dont la mesure tient plus que jamais en les yeux et les lèvres de Luc !…

Et ce soir de triomphe où s’allument, dans le parc, les girandoles et les pots à feux, et les guirlandes de fleurs lumineuses dont s’éclairent en dessous, de riches et indécises lueurs, les feuillages attardés des grands arbres, dont brasillent les vieux troncs dépouillés et les efflorescences mélancoliques d’automne, ce soir doux et apaisé sous le ciel clément jonché d’étoiles, il semble à Julien qu’il va toucher, qu’il touche comme à la rive lointaine, après le long voyage silencieux de sa jeunesse, et que des choses solennelles vont se décider…

La sérénité de Luc est inégalable, ce soir ; il est affolant de grâce espiègle et grave. Son élégance a pris un charme hallucinant, une incomparable maîtrise de formes. Sa jeune tête conserve toute la joliesse et toute la grâce morbide de l’enfance, tandis que son corps glorieux et viril est déjà presque d’un homme… Julien sait que ces yeux effarouchés et ces lèvres gentilles frissonnent des délicieux tourments épanouis de la chair !!… Et cette pensée le consume lentement d’une obsession brûlante…

… Tandis que de Jeannine au contraire ne vient pour lui que de l’apaissement !…

… Et puis, Nine, il va la demander en mariage ; elle sera sa femme ; et la solitude, pesante à la fin, s’allégera de cette chère présence…


Oh ! dans le calme du soir, devant Luc rieur et charmant et jeune, le drame obscur de ces pensées !!

Luc grandit, chaque jour se fait plus homme que la veille ; finie la grâce, rompu le charme ! Et cette grâce, ce charme, ces mots grâce, charme, jeunesse, adolescence pénètrent ainsi que des poignards dans le cœur douloureux de Julien ! Jamais — et toujours il voit Luc ainsi — jamais les délices de cette jeune chair, de ces jeunes formes de Lucet ne se sont affirmées comme ce soir en les divines parures de Chérubin, dans les velours, les moires, les linons et les dentelles dont la féminité précieuse fait exquise, obsédante et perverse la force virile mal dissimulée et la tentation atroce qui perce les dentelles à ses poignets et à son cou… ce soir, ce soir de triomphe où scintillent les guirlandes et les girandoles lumineuses dans l’agonie cuivrée du parc et la mélancolie des fleurs automnales…

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Les dix-sept ans de Luc s’élèvent, gerbe magnifique, et marquent, sous le ciel où fleurissent les étoiles, l’apogée de cette chose émouvante que Dieu fit de ses mains incapables d’une œuvre plus sublime : la Beauté d’un Adolescent…