Ambert & Cie (p. 40-54).
VII

Depuis quelques jours Déah Swindor n’allait pas à son théâtre le soir… Les répétitions d’Hernani l’absorbaient tout l’après-midi. Quand Luc Aubry fut annoncé, elle était rentrée depuis une heure. Les costumiers lui apportaient les travestis qu’elle essayait dans la grande galerie parmi les glaces où ses attitudes se répétaient sous la flambée du lustre et des girandoles électriques.

Bien qu’elle eût franchi le seuil douloureux et déjà lointain de la quarantaine, Déah se vouait exclusivement aux rôles d’éphèbes. Il semblait même qu’à cet âge — où les femmes ne se peuvent consoler du vide fait autour de leurs autels par la dispersion implacable des attraits impuissants à retenir les lévites d’amour, — la comédienne eût trouvé dans l’incarnation des grâces infinies de l’éphèbe, une source de Jouvence où se retrempait sa maturité. Et tous les rôles la séduisaient s’ils lui donnaient la joie morbide de se dévêtir en formes sveltes de jeunes hommes ; elle qui, femme, n’avait jamais révélé les lignes fermes encore mais sans caractère, puisque féminines, de son corps. Tout Paris attendait anxieusement son Hernani, pour le plaisir de la voir et de l’entendre ; pour le plaisir aussi que donne, même à la foule mal avertie comme aux plus fins artistes, sa compréhension’absolument géniale du théâtre.

Elle avait pris à divers poètes déjà, des personnages jusqu’alors demeurés l’apanage exclusif des acteurs ou qui, du moins, avaient rencontré chez leurs créatrices une telle médiocrité et une telle inesthétique personnification, qu’il convenait de n’en point parler. Et sa hardiesse était stupéfiante de jouer le bandit Castillan âpre, violent, mâle, et tendre aussi il est vrai. Vainement l’avait-on dissuadée de cette téméraire entreprise ; elle avait obtenu l’autorisation de jouer le drame délaissé par la Comédie-Française toute au répertoire moderne depuis quelques mois, elle tenait bon.


Lucet dans le salon encombré de mille bibelots disposés avec un goût raffiné aux quatre coins de la vaste pièce, attendait que Déah pût le recevoir. Il examinait avec une curiosité discrète et charmée la collection touffue des objets d’art. Ses yeux s’étaient arrêtés sur une copie fidèle et de superbe facture d’un Van Dyck de « l’Ermitage » : Philipp Lord Wharton, en lequel l’enfant avait cru reconnaître un portrait de Déah Swindor tant la comédienne ressemblait au jeune homme si exquisement alangui sous les traits de son joli visage ovale terminé par un menton d’une aristocratique élégance avec une bouche menue et d’un frais dédain.-Il avait des yeux conquérants et clairs, une parfaite noblesse dans le front caressé de boucles légères, et toute son expression avouait si franchement le désir, le besoin d’aimer, que l’on entendait comme un friselis de baisers sous le manteau de raide brocart dont ses épaules étaient revêtues.

La camériste entra, annonça Luc :

— Madame prie Monsieur de vouloir bien la rejoindre dans la galerie.

Et la transition fut telle, entre le salon où tous les profils se perdaient insensiblement dans la nuit lente à venir et le hall éclaboussé de lumières, que Luc ébloui perdit la notion du lieu où il se pouvait trouver et crut entrer dans un théâtre. La présence de Déah accentuait cette illusion. Elle était orgueilleusement nue dans un maillot noir ; sa taille effaçait des rondeurs subtiles sous un pourpoint noir aussi éclairé d’un souple réseau de guipure blanche jailli du col ; de ses épaules retombait le deuil d’un lourd manteau de soie ; et les cheveux ondulés de la comédienne complétaient le portrait du salon. Le sourire troublant de Philipp Lord Warton s’avança au devant de Luc ; de fines mains pâles sous les joailleries des doigts s’offrirent à l’étreinte de ses mains. L’enfant les prit, porta l’une à ses lèvres ; et le charme de la comédienne mit dans sa bouche une saveur persistante. Il évoqua rapidement le ravissant externe de Condorcet, lord Warton ; il vit Déah Swindor femme en le bruissement de ses robes, maintenant jeune homme en l’étroitesse de la gaine noire révélatrice de ses formes éphébiques. Et le tapis bouton d’or tendu partout dans la galerie incendiait son cœur et ses yeux tandis que la voix de Déah, en caressants murmures, s’excusait de le recevoir ainsi préocupée et en une tenue d’une telle extravagance. Mais Luc Aubry buvait des yeux la splendeur de ce Costume ; il se voyait lui-même ainsi vêtu ; ses jambettes pâles découvertes en les fins contours d’un maillot auquel sa chair exigeante déjà, se caresserait avec le bonheur de caresser d’autres yeux, comme Déah charmait la curiosité flattée de ses regards… Elle gronda doucement pour leur lenteur ses costumiers et ses caméristes, et finit par demander gentiment à Luc ce qu’il pensait de ce travesti sur lequel se fondaient les yeux avides du petit chanteur. Elle allait, venait sur la coulée d’or du tapis, entre les glaces où les lampadaires multipliaient leur flamboiement, où son image découpée en noir, mille fats répétait son élégance. Lucet voulut formuler son opinion lorsqu’un domestique annonça deux invités dont les noms étaient fort connus : Didier, l’exquis musicien, et Cavenel, le peintre de conception un peu extravagante ; un troisième convive entra : André Bizet, le jeune poète aux œuvres très applaudies déjà aux Français et chez Déah Swindor. Dans son costume du dernier acte d’Hernani, elle présenta Lucet ; Lucet salua le peintre, le musicien, le poète, puis le quatrième arrivant, Albinet, sculpteur maître de Déah et thuriféraire attaché aux gloires des trois autres personnages qui, eux-mêmes, formaient la cour artistique de la comédienne. L’honneur n’était pas mince pour Luc d’être mis du coup en contact avec ces quatre augures.


Luc possédait cette faculté de provoquer l’étonnement dès qu’il paraissait dans certains milieux où sa présence ne s’expliquait pas tout d’abord, et de conquérir la sympathie sitôt que cette présence un tant soit peu se justifiait. Il n’y eut plus d’attention sauf pour lui quand Déah, après avoir quitté son costume et repris ses franfreluches féminines, eut vanté à table, où ne paraissaient que des mets légers et des vins exquis, le talent de son petit protégé. Cette femme, comblée de toutes les adulations dont se veut délecter le cabotinisme, fut sensible aux compliments de ses hôtes pour le choix de ce nouvel ami. Tous l’en félicitaient, depuis le poète jusqu’au sculpteur pris de l’innocente manie de tracer du pouce, dans l’air, en parlant, le galbe des formes prêtées à la personne mise sur la sellette. Il s’agissait de Luc, Albinet en détaillait le modelé svelte et fin et l’inscrivait dans l’espace en molles courbes gonflées de vie et de beauté.

Après dîner, dans la vaste galerie tout illuminée, le peintre Cavenel proposa que Luc Aubry chantât, puisque, aussi bien, Déah l’avait fait venir pour donner à l’adolescent choyé la consécration de ces quatre artistes un peu légers et fous, mais bons enfants et possesseurs de par leur talent d’une influence certaine sur l’opinion malléable des mondains incapables de sentir, avides de paraître comprendre en marchant à la remorque de notoriétés artistiques.

Comme Déah se mettait au piano, pour accompagner Lucet, le domestique annonça : — M. Julien Bréard !

Des ah ! ah ! d’une énigmatique sympathie saluèrent son entrée, mais personne ne bougea. Le nouveau venu s’était avancé sans cérémonie vers les hôtes de Déah et vers Déah elle-même ; et Lucet remarqua avec quel étonnement aimable et quels yeux francs et clairs ce Julien Bréard le considérait.


Julien Bréard faisait partie du cénacle de Déah Swindor ; il était le plus impressionnable des peintres de notre jeune école. La fougue du son talent s’alliait heureusement avec un don de placide et pénétrante observation. La hardiesse de sa palette s’éloignait également de la facture incompréhensible et bâclée devant quoi se pâment les imbéciles et de la joliesse mièvre et léchée d’une chromo bien vernie. Son père, le portraitiste en renom, avait surveillé lui-même l’éducation artistique de son fils. Le jeune homme, à peine libre après une année de service militaire, poursuivait ses études à l’Ecole des Beaux-Arts, et répondait brillamment aux leçons paternelles. Pas à toutes cependant. L’atelier du père, Jules Bréard, était le rendez-vous de tout ce qui — à Paris — se prend et se vend de femmes ; modèles de profession ou clientes richissimes, heureuses également de jaillir vivantes de la palette somptueuse du maître, en se dépouillant pour lui plaire, de leurs dernières dentelles. Vainement Julien avait eu sous les yeux — et, peut-on dire, sous la main — ces visions que son père et maître nommait le casuel du métier et qu’il ne chercha plus à lui dissimuler dès qu’il fut en âge d’homme. Toutes ces femmes, poseuses à l’atelier comme à la ville, sûres des génuflexions des mâles, s’étaient heurtées à la froideur du jeune artiste dont la beauté spirituelle, dès son adolescence franchie si ce n’est avant même, eût aplani les difficultés toutes factices de leurs galantes entreprises. De s’être ainsi dérobé, plusieurs ne lui pardonnaient pas. Elles avaient la nostalgie de ce corps robuste et simple, résumé en toutes ses élégances et en la hardiesse harmonieuse de ses formes, dans la plénitude élégante du visage. Une fine chevelure châtain clair se soulevait et retombait sur un beau front régulier dont les sourcils de belles lignes sertissaient des yeux aux larges pupilles cernées de prunelles noires. Un voile mauve enveloppait ces yeux attirants d’une passagère fatigue ou peut-être d’une durable mélancolie. Le nez frêle, d’une perfection classique, faisait remarquer sous son ombre des moustaches comme faites au pinceau dont s’ourlait la bouche étroite et gourmande où de la gravité reposait dans l’intervalle des sourires lents à se dessiner, prompts à se dissiper et qui laissaient après eux le regret de leur durée éphémère. Le menton était celui d’une figure de Vinci, délicat et sensuel. Il achevait en la quintessenciant la finesse du clair visage demeuré frais visage d’éphèbe, friand d’amours compliquées — ou tellement simples ! Julien Bréard venait d’avoir vingt-deux ans, on lui en donnait dix-huit, en apparence du moins ; c’était un gamin. Mais parce qu’il était rebelle aux fougueux emballements des adolescents ivres de se sentir leurs maîtres, la maturité de la pensée, en lui, primait les effervescences de l’instinct. Il avait entendu mille fois, depuis qu’une ombre douce sur ses lèvres dévoila sa neuve puberté, que les jeunes hommes ont à « jeter leur gourme ». L’écœurante sottise de ce lieu commun lui donnait des nausées. Il n’avait pas de « gourme » et n’avait jamais pu comprendre que l’on semât aux quatre vents les sèves généreuses, genèses et liens des êtres auxquels ses premiers éducateurs, avant le lycée indifférent, avaient, aux temps de ses primes jeux, fait comme une auréole de leurs affections et de leur respect : l’enfant et l’épouse.

Il lui déplaisait souverainement que des crétins ricanassent de l’amour et fissent, sous la poussée bestiale de leur ventre en rut, à la fonction le sacrifice du sentiment.

Même quand Julien considérait la beauté dans un corps — et toutes les forces de son admiration et de sa clairvoyance s’avivaient à ce contact — l’ombre d’un mystère enveloppait la vision parfaite. La crainte de profaner une chose sainte modérait l’élan de son désir. Comme il se faisait à lui-même une image de l’amour, fragile et douloureuse, il la croyait également frêle et sensible chez autrui et tremblait de meurtrir son prochain en se blessant aussi. Ceux et celles qui s’offraient à ses yeux, vautrés hors de cette compréhension, caricatures obscènes de l’amour, bêtes en chaleur, ceux-là ne retenaient que sa pitié. Il les plaignait de saccager les divins parterres où les fleurs délicates veulent des doigts légers et s’inquiètent plutôt de charmer par leur arôme que de rassasier par la possession de leurs pétales fanés dès que cueillis, piétinés dès que fanés.

Et pourtant aucun pharisaïsme ne cachait à Julien l’état réel de son âme. Il se sentait tout pareil, tout près de ces êtres gâcheurs qui d’une ivresse réconfortante font une saoûlerie malsaine. Parce qu’il se sentait près d’eux, une grande pitié s’élevait en lui ; non pas la pitié qui méprise et délaisse, mais c-elle qui s’émeut et voudrait secourir.

Le contact des femmes ne lui avait encore révélé qu’une arrogance ou une servilité misérables ; la première n’étant qu’une dégénérescence normale de la seconde. Il lui fallait autre chose que les filles.

Depuis le premier maître qui meurtrit sa puérilité affectueuse en barrant le « Julien u libre et caressant de la maison paternelle pour lui substituer l’asservissement d’un « Bréard » étreint sous la casaque du collège — les hommes l’effrayaient par une lâcheté et une hypocrisie cyniques, servantes prostituées de leurs infimes appétits et de leurs intérêts mesquins. Autour de lui, de mignonnes et aimantes figures d’adolescents auxquels, adolescent, il avait cru pouvoir se lier, tôt s’étaient muées en quelconques garnements absorbés par les courses ineptes, le beuglant crapuleux et les gothons puantes des brasseries.

À l’Ecole des Beaux-Arts il n’eut même plus la douleur de sentir s’envoler ces espoirs. Des jeunes hommes venaient là, dont la plupart décelaient en leurs yeux, manifestaient sur leur visage la lumière intérieure de quelque chose de grand, l’empreinte d’une opiniâtre volonté, d’un génie prêt à se répandre hors le vase clos du front très beau. Et puis, oh ! et puis, le chahut avorteur des pensées délicates, la blague tyrannique et niveleuse fauchait les plus hautes pensées. Là encore Julien avait laissé se fondre la possibilité d’une liaison affectueuse et mieux que fraternelle. Tous ces jeunes hommes enlizaient leurs facultés de sentir, d’aimer, gâchaient leur sensibilité, étouffaient les cris de leurs purs désirs et noyaient leurs hautes aspirations dans la farce, dans la Farce bourgeoise éternellement stupide et stérile.

Il avait, là, cherché un « Jean Dorsner » capable de supporter avec lui les coups chéris de cette lutte ardente pour la Beauté, le Jean Dorsner de ce livre d’inflexible Justice, de Pitié douloureuse et de noble Enthousiasme qu’est « l’Atelier Chantorel[1] ». Julien gardait ce livre à son chevet, comme un prêtre son bréviaire. À force de le lire il pouvait s’en répéter une à une les pages véhémentes dans le calme des mots que la sécheresse égoïste ou le viol des droits imprescriptibles du grand Art seuls exaspèrent…

Julien n’avait pas eu la chance dé croiser sur son chemin un tel Ami que poursuivait son imagination lasse de solitude, celui qui marche les pas dans les pas ; jeune avec votre jeunesse et jeune encore au tournant de la route longue où les chiffres inexorables des années marquent les dernières étapes.

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Déah ne se dérangea pas. Elle présenta d’un mouvement lent des lèvres et des paupières Luc Aubry au jeune peintre. Julien offrit sa main déliée. Lucet la prit et sentit, sur son épiderme fin, le doux effleurement de l’étreinte ; dans ses yeux le perçant et rapide regard qui, malgré lui, trahit toute la sympathie du nouveau venu. Il parut à Luc plus robuste, certes, dans son habit noir impeccable, mais à peine plus âgé que l’externe de Condorcet disparu au tournant du massif ennuagé de fleurs pâles au seuil doré du Parc Monceau. Et Lucet devina que celui-là allait être son ami…

Tandis que, de ses lèvres roses, l’enfant commençait avec une exquise simplicité, la Romance de Benjamin choisie par Déah dans le Joseph de Méhul, la clarté chaude et poudrée d’or du salon l’enveloppait de beauté. Cette beauté se dispersait jusque sur les personnages attentifs autour de lui. Elle venait du rayonnement des esprits, de la splendeur des choses, de la pureté des fleurs vivantes et raides en des vases précieux, des parfums, des lourdes tapisseries pourprées, de l’heure calme et reposante, et des yeux… Des yeux abîmés dans le rêve, liant les charmes du présent aux songes écoulés, aux espoirs caressés de joies proches ou lointaines… Et des formes se soulevaient, lentes, tôt effacées, qui renaissaient et se mouvaient… Déah voyait flamber des lustres et des rampes ; des foules peuplaient les pupilles dilatées de ses yeux doux et félins ; et la musique, la voix insexuée du petit chanteur portaient en elle, vers elle, le crépitement effacé des bravos, le murmure atténué des acclamations infinies… Le peintre et le sculpteur erraient dans l’au-delà, glissant vers les espaces inexplorés où des beautés inconnues s’épanouissent encore, que n’ont point arrachées à leurs demeures inviolées la glaise complaisante et le pinceau rapide. Le poète, grisé d’arômes et de rythmes, scandait le songe de son front absorbé, ignorant si l’emprise qui le tenait captif émanait des fleurs embaumantes, de la musique, des paroles ingénues de Benjamin ou de ses lèvres, de ses yeux. Et les ailes frémissantes de son nez aspiraient la grâce des fleurs éparses autour de lui, et ses yeux goûtaient la jeune grâce de l’enfant.

Julien Bréard livrait la substance même de son cœur où les autres abandonnaient à l’extase du moment la seule pensée nonchalante de leur cérveau bercé de paix et de bien-être. Il venait de ressaisir la sonorité cristalline de cette voix déjà comme estompée en son souvenir. Il l’avait entendue à la Trinité lors des obsèques solennelles d’un grand confrère de l’Institut, et se livrait à nouveau au charme dont la sereine pureté avait bouleversé son être en exprimant la tristesse suppliante d’un Pie Jesu avec une telle infinie douleur que toutes les fibres de son corps l’avaient ressentie jusqu’à la faire déborder en larmes bienfaisantes. Et cette voix d’adolescent, vive encore au fond de lui-même, était surpassée, dans son charme sans égal, par la vision du petit être délicieux et surprenant qui la possédait. Vainement Julien s’était plu à le revêtir de toutes les séductions ; Luc dépassait en fraîcheur et en délicatesse la pure expression musicale et l’harmonie de sa voix. Et toute sa grâce d’une candide volupté prenait un singulier rehaut par le cadre où pour la première fois Julien offrait sa pensée à l’enthousiasme sans ombre d’un rêve tangible.

Le jeune peintre livrait la substance même de son cœur.

Avide d’une amitié sans bornes dans la beauté et l’affection de son objet, il voulait arrêter ses yeux sur cet adolescent. Comme il rêvait de façonner en Jeannine un amour en lequel les sens abandonneraient la suprématie à l’esprit, il rêvait de modeler en Luc une amitié toujours jeune, sœur de l’amour qui vieillit, afin que de cette amitié et de cet amour il reçût, conformes à son idéal, les sensations, les joies, voire les douleurs qu’il en attendait.

Son apparent dédain de la Femme était surtout une sorte d’appréhension. Il les voyait toutes, ou presque, d’une insondable et niaise légèreté ; et, bien que les cheveux gris d’Arnolphe dussent faire attendre longtemps encore sa jeune tête, ses regards lisaient sur les fronts féminins, autour de lui :

Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile…


Julien voulait cependant faire deux exceptions. — Sa mère et celle qu’il avait connue autrefois chez le Président de Villonest, Mme  Jean Marcelot, s’auréolaient d’un nimbe immarcescible ; elles n’étaient presque plus femmes tant elles savaient bien l’être.

— Deux exceptions : Jeannine Marcelot et Déah Swindor… l’une, gamine exquise, était déjà la fiancée choisie, l’autre était la fée de ses rêves d’art…

Et voilà que tout son être tressaillait dans le hall somptueux où Déah Swindor offrait l’hospitalité à l’adolescent au doux visage qu’elle venait de nommer, avec sa royale nonchalance, sans appuyer sur les syllabes que veloutaient ses lèvres rougies au crayon : Luc Aubry. La pureté comme immatérialisée de la voix juvénile, la joliesse morbide de l’enfant debout auprès du piano, dénonçaient une âme exquise et sensible, tandis que la distinction rare et sans recherche de ses gestes déposait sur cette sensibilité fragile la fleur d’une intelligence déjà raisonnable. Ses beaux yeux d’improbables émeraudes dégageaient dans son fin visage expressif ce charme infini que les roses — parfaites créatures — exhalent en parfums. Julien les respirait comme il respirait l’image de ses lèvres jointes, moulées sur un masque de jeune César, et gamines, attristées aussi, eût-on dit, de pensers graves, par cela même embellies. De lourds cheveux dont Luc ne prenait plus la peine, comme à la Trinité, de contenir les joyeuses chevauchées, couraient de ses tempes à son front, et chaque boucle folle enfermait en un circuit de fraîcheur caressante son front très élégant et la timidité mignonne de ses oreilles. D’enfant vierge de tourments il se faisait jeune homme déjà ; l’ovale aminci de son visage fatigué de cernes bleu de lin marquait les récents émois de sa puberté.

Ainsi, tant qu’il chantait, Julien avait compris et détaillé ce jeune garçon alerte et frémissant dont Amour guidait la croissance pour le plaisir des yeux.

Quand Luc eut achevé la Romance de Benjamin, Julien voulut rappeler à l’enfant cette extraordinaire audition du Pie Jesu ; il insista sur l’émotion passagère dont le Tout-Paris frivole, présent à la cérémonis funèbre, ne tarda pas à oublier la divine angoisse, mais que lui, Julien, conservait en son for intime et qu’il voulait renouveler à sa source.

Julien était un gamin très doux et très grave. Luc Aubry fut son ami tout de suite. Il subissait d’avance le joug ineffable de l’affection qui s’offrait à lui pour se récupérer délicieusement, se reprendre, intarissable et sans cesse affinée, en l’âme sœur, en l’âme qui, peut-être — n’était son enveloppe périssable — eût été l’amante en la communion voluptueuse de la chair, mais qui du moins voulait être l’amie en la communauté pieuse des pensées et des rêves…


Luc et Julien rentrèrent tous deux lentement par les avenues désertes, dans la nuit paisible que le proche été, déjà, livrait aux tièdes constellations…


  1. Frantz Jourdain. — L’Atelier Chantorel.