Louison
LouisonCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome V. Comédies, iii (p. 101-125).


ACTE PREMIER


Scène première


LISETTE, seule.

Me voilà bien chanceuse ; il n’en faut plus qu’autant.
Le sort est, quand il veut, bien impatientant.
Que les honnêtes gens se mettent à ma place,
Et qu’on me dise un peu ce qu’il faut que je fasse.
Voici tantôt vingt ans que je vivais chez nous ;
Dieu m’a faite pour rire et pour planter des choux.
J’avais pour précepteur le curé du village ;
J’appris ce qu’il savait, même un peu davantage.
Je vivais sur parole, et je trouvais moyen
D’avoir des amoureux sans qu’il m’en coûtât rien.
Mon père était fermier ; j’étais sa ménagère.
Je courais la maison, toujours brave et légère,

Et j’aurais de grand cœur, pour obliger nos gens,
Mené les vaches paître ou les dindons aux champs.
Un beau jour on m’embarque, on me met dans un coche,
Un paquet sous le bras, dix écus dans ma poche,
On me promet fortune et la fleur des maris,
On m’expédie en poste, et je suis à Paris.
Aussitôt, de paniers largement affublée,
De taffetas vêtue et de poudre aveuglée,
On m’apprend que je suis gouvernante céans.
Gouvernante de quoi ? monsieur n’a pas d’enfants.
Il en fera plus tard. — On meuble une chambrette ;
On me dit : Désormais, tu t’appelles Lisette.
J’y consens, et mon rôle est de régner en paix
Sur trois filles de chambre et neuf ou dix laquais.
Jusque-là mon destin ne faisait pas grand’peine.
La maréchale m’aime ; au fait, c’est ma marraine.
Sa bru, notre duchesse, a l’air fort innocent.
Mais monseigneur le duc alors était absent ;
Où ? je ne sais pas trop, à la noce, à la guerre.
Enfin, ces jours derniers, comme on n’y pensait guère,
Il écrit qu’il revient, il arrive, et, ma foi,
Tout juste, en arrivant, tombe amoureux de moi.
Je vous demande un peu quelle étrange folie !
Sa femme est sage et douce autant qu’elle est jolie.
Elle l’aime, Dieu sait ! et ce libertin-là
Ne peut pas bonnement s’en tenir à cela ;
Il m’écrit des poulets, me conte des fredaines,
Me donne des rubans, des nœuds et des mitaines ;

Puis enfin, plus hardi, pas plus tard qu’à présent,
Du brillant que voici veut me faire présent.
Un diamant, à moi ! la chose est assez claire.
Hors de l’argent comptant, que diantre en puis-je faire ?
Je ne suis pas duchesse, et ne puis le porter.
Ainsi, tout simplement, monsieur veut m’acheter.
Voyons, me fâcherai-je ? — Il n’est pas très commode
De les heurter de front, ces tyrans à la mode,
Et la prison est là, pour un oui, pour un non,
Quand sur un talon rouge on glisse à Trianon.
Faut-il être sincère et tout dire à madame ?
C’est lui mettre, d’un mot, bien du chagrin dans l’âme,
Troubler une maison, peut-être pour toujours,
Et pour un pur caprice en chasser les amours.
Vaut-il pas mieux agir en personne discrète,
Et garder dans le cœur cette injure secrète ?
Oui, c’est le plus prudent. — Ah ! que j’ai de souci !
Ce brillant est gentil… et monseigneur aussi.
Je vais lui renvoyer sa bague à l’instant même,
Ici, dans ce papier. — Ma foi, tant pis s’il m’aime !



Scène II


LISETTE, LE DUC.
Le duc, à part.

Personne encore ici ? — L’on va souper, je croi.
C’est Lisette. — Elle écrit. — Bon ! c’est sans doute à moi.

Les femmes ont vraiment un instinct que j’admire,
D’écrire bravement ce qu’elles n’osent dire.
Tu te défends, ma belle ? Oh ! j’en triompherai !
J’en ai fait la gageure, et je la gagnerai.
Haut.
Le souper est-il prêt ? Bonsoir, belle Lisette.

Lisette, se levant.

Monseigneur…

Le duc.

Monseigneur…Qu’as-tu donc ? Tu sembles inquiète,
Troublée, oui, sur l’honneur. Qu’est-ce ? quoi ? tu rêvais ?
Et que faisais-tu là ?

Lisette.

Et que faisais-tu là ? Monseigneur, j’écrivais.

Le duc.

À qui donc, par hasard ? à quelque amant, petite ?

Lisette.

À vous-même ; tenez.
Elle lui donne la lettre et veut sortir.

Le duc.

À vous-même ; tenez.Et tu t’en vas si vite ?
Non, parbleu ! Reste là. Que veut dire ceci ?
Que vois-je ? Mon anneau que tu me rends ainsi ?
Il lit.

« Monseigneur, vous me dites que vous m’aimez… »

Oui, certes, je le dis, le fait est véritable.

Penses-tu que je trompe, et m’en crois-tu capable ?
Il lit.

« Vous me dites que vous m’aimez, mais cela est bien difficile à croire, car, pour aimer une personne, il faut, j’imagine, commencer par la connaître, et toute servante que je suis… »


Servante ! que dis-tu ? Fi donc ! tu ne l’es point.
Servante ! ce mot-là me choque au dernier point.
Il lit.

« Toute servante que je suis, vous me connaissez assurément bien peu si vous me croyez intéressée, et si vous avez pensé, monseigneur, qu’on pouvait payer un amour qui refuse de se donner. »


Qu’est-ce à dire, payer ? Moi, te payer, ma belle ?
Quoi ! pour un simple anneau, pour une bagatelle,
Pour un hochet d’enfant qui plaît à voir briller,
Tu me crois assez sot pour vouloir te payer ?
Si tel était mon but, si j’osais l’entreprendre,
Si l’amour de Lisette était jamais à vendre,
Pour payer dignement de semblables appas,
Mes biens y passeraient et n’y suffiraient pas.
Est-ce donc une offense à la personne aimée,
Et s’en doit-elle au fond croire moins estimée,
Si l’on veut la parer, sans pouvoir l’embellir,
D’un pauvre diamant que ses yeux font pâlir ?
Comment ! mettre une bague aux plus beaux doigts du monde,
Il lui remet la bague au doigt.

Poser quelques bijoux sur cette épaule ronde,
Sur ce cœur qui palpite un céladon changeant,
Serrer ce petit pied dans un réseau d’argent,
Entourer la beauté, dans sa fleur et sa grâce,
Des prestiges de l’art qu’elle égale et surpasse,
Ce serait donc, ma chère, un grand crime à tes yeux ?
Payer ! efface donc ; ce mot est odieux.
Oublions ce billet, n’y songeons plus, Lisette.
On paie un intendant, un rustre, une grisette ;
Mais, dans ce monde-ci, je ne sais pas encor
Qu’on se soit avisé de payer un trésor,
Et ton cœur est sans prix, quand tu serais moins belle.

Lisette.

Mais, monseigneur, pourtant…

Le duc.

Mais, monseigneur, pourtant…Fi ! tu fais la cruelle,
On ouvre la porte du fond.
Deux mots : — on va souper ; les gens ouvrent déjà.
Écoute : — nous allons au bal de l’Opéra ;
Mais je reviendrai seul, et grâce à la cohue,
À peine entré, je sors et regagne la rue.
Tu seras seule aussi, mes laquais ne voient rien ;
Accorde-moi, de grâce, un moment d’entretien,
Un seul instant, pour moi, Lisette, et pour toi-même.
Ce n’est pas un amant, c’est un ami qui t’aime,
Songes-y.

Lisette.

Songes-y.Mais vraiment…

Le duc.

Songes-y.Mais vraiment…Je comprends ton souci.
Je voudrais de grand cœur te voir ailleurs qu’ici,
Et, dans quelque retraite aux bavards inconnue,
Tu me rendrais bien mieux ma liberté perdue.
Ce n’est assurément mon goût ni ma façon
De donner au plaisir cet air de trahison.
Mais, dans ce triste hôtel toujours emprisonnée,
Tu n’en saurais sortir sans être soupçonnée.
Chez moi, seuls, en secret, nous trompons tous les yeux.
À quatre pas d’ici nous serions odieux.
Telle est la loi du monde ; il en faut être esclave.
Facile à qui s’en rit, sévère à qui le brave,
Débonnaire et terrible, il ne compte pour rien
Qu’on se moque de lui, si l’on s’en moque bien.
Tout s’excuse ici-bas, hormis la maladresse.
Bonsoir, Louison.



Scène III


LISETTE, seule.

Bonsoir, Louison.Bonsoir ! Quelle étrange faiblesse !
Il me trompe, il me raille, il ment comme un païen ;
Comment arrive-t-il que je ne dise rien ?
Nous serons seuls, dit-il. Que c’est d’une belle âme
D’aller chez le voisin pour y laisser sa femme,
Et revenir gaîment sur la pointe du pié,

Sitôt que dans la foule il se croit oublié !
Ah ! quand j’étais Louison avant d’être Lisette,
Au lieu d’un pouf en l’air quand j’avais ma cornette,
Si j’avais rencontré ces diseurs de grands mots,
Je leur aurais au nez jeté mes deux sabots.
— Mais avec tout cela, je n’ai su que répondre.
Que faire s’il revient ? Le laisser se morfondre ?
M’enfermer dans ma chambre et sous deux bons verrous…
Ouais ! il faut y songer ; monseigneur n’est pas doux.
Avec ses airs badins et sa cajolerie,
Je ne sais trop comment il prend la raillerie.
Ne faut-il pas plutôt l’attendre bravement,
Lui donner mes raisons, l’écouter un moment ?
N’est-il donc pas possible ?… Ah ! Louison, malheureuse !
Est-ce qu’un grand seigneur va te rendre amoureuse ?
Est-ce que ?… Qui vient là ?



Scène IV


LISETTE, BERTHAUD.
Berthaud.

Est-ce que ?… Qui vient là ?C’est moi.

Lisette.

Est-ce que ?… Qui vient là ?C’est moi.Qui, toi ?

Berthaud.

Est-ce que ?… Qui vient là ?C’est moi.Qui, toi ?Berthaud.

Lisette.

Berthaud ? Que nous veux-tu ?

Berthaud.

Berthaud ? Que nous veux-tu ?Moi ? Rien.

Lisette.

Berthaud ? Que nous veux-tu ?Moi ? Rien.Tu n’es qu’un sot.
On n’entre pas ainsi que l’on ne vous appelle.

Berthaud.

Oh ! mam’selle Louison, comme vous êtes belle !
Comme vous voilà propre et de bonne façon !

Lisette.

Que dis-tu donc, l’ami ? — Je connais ce garçon.

Berthaud.

Quels beaux tire-bouchons vous avez aux oreilles !
Quelle robe ! on dirait d’une ruche d’abeilles.

Lisette.

Tu te nommes, dis-tu ?

Berthaud.

Tu te nommes, dis-tu ?Berthaud. Quel gros chignon !
Et ces souliers tout blancs, ça doit vous coûter bon ;
Pas moins, vous devez bien être un brin empêtrée.

Lisette.

M’as-tu de pied en cap assez considérée ?
Hé ! mais, c’est toi, Lucas !

Berthaud.

Hé ! mais, c’est toi, Lucas !Vous me reconnaissez ?

Lisette.

Oui certe ; et d’où viens-tu ?

Berthaud.

Oui certe ; et d’où viens-tu ? Par ma foi, je ne sais.

Lisette.

Bon !

Berthaud.

Bon !Pour venir ici, j’ai pris par tant de rues,
J’en ai l’esprit tout bête et les jambes fourbues.

Lisette.

Assieds-toi.

Berthaud.

Assieds-toi.Que non pas ! je suis bien trop courtois.
Quand j’ai mon habit neuf, jamais je ne m’assois.

Lisette.

Fort bien, cela pourrait gâter ta broderie.
Tu n’es donc plus berger dans notre métairie ?
Mais tu viens du pays ? Comment va-t-on chez nous ?

Berthaud.

Je n’en sais rien non plus ; moi, j’ai fait comme vous.
Oh ! je ne garde plus les vaches ! — Au contraire,
C’est Jean qui les conduit, et Suzon les va traire.
Oh ! ce n’est plus du tout comme de votre temps.
C’est la grande Nanon qui fait de l’herbe aux champs.
Pierrot est sacristain, et Thomas fait la guerre ;
Catherine est nourrice, et Nicole…

Lisette.

Catherine est nourrice, et Nicole…Et mon père ?

Berthaud.

Votre père, pardine ! il ne lui manque rien.

On est sûr, celui-là, qu’il mange et qu’il dort bien.
Ceux qui vivent chez lui n’ont pas la clavelée.

Lisette.

Mais, toi, par quel hasard as-tu pris ta volée ?

Berthaud.

Voyez-vous, quand j’ai vu que vous étiez ici,
Et que votre départ vous avait réussi,
Je me suis dit : Paris, ça n’est pas dans la lune.
J’avais comme un instinct de faire ma fortune,
Et puis je m’ennuyais avec mes animaux ;
Et puis je vous aimais, pour tout dire en trois mots.

Lisette.

Toi, Lucas ?

Berthaud.

Toi, Lucas ? Moi, Lucas. En êtes-vous fâchée ?
Un chien regarde bien…

Lisette.

Un chien regarde bien…Non, non, j’en suis touchée.
Tu te nommes Berthaud ? d’où te vient ce nom-là ?

Berthaud.

C’est mon nom de famille ; à Paris, il faut ça.
Quand on va dans le monde…

Lisette.

Quand on va dans le monde…Et tu vis bien, j’espère ?

Berthaud.

Vingt-six livres par mois, et presque rien à faire.
Quand on a de l’esprit, l’emploi ne manque pas.

Lisette.

Sans doute ; et ton chemin s’est donc fait à grands pas ?

Berthaud.

Je crois bien, je suis clerc.

Lisette.

Je crois bien, je suis clerc.Ah ! ah ! chez un notaire ?

Berthaud.

Non.

Lisette.

Non.Chez un procureur ?

Berthaud.

Non.Chez un procureur ? Chez un apothicaire.

Lisette.

Peste ! voilà de quoi mettre en jeu tes talents.
Eh bien ! monsieur Berthaud, que voulez-vous céans ?

Berthaud.

Ah ! dame ! en arrivant, j’avais bien une idée ;
J’ai l’imaginative un tant soit peu bridée :
Je ne m’attendais pas à tous vos affiquets.
Jarni ! vos jupons courts étaient bien plus coquets ;
Vous étiez bien plus leste, et bien plus féminine.
On ne vous voit plus rien, qu’un peu dans la poitrine.
Pourtant, malgré vos nœuds et vos mignons souliers,
Je vous épouserais encor, si vous vouliez.

Lisette.

Toi ?

Berthaud.

Toi ? Mon père est fermier, pas si gros que le vôtre ;
Mais enfin, dans ce monde, on vit l’un portant l’autre.

Lisette.

Tu crois donc que ma main serait digne de toi ?

Berthaud.

Dame ! si vous vouliez, il ne tiendrait qu’à moi.
Écoutez, puisqu’enfin la parole est lâchée,
Et puisqu’à votre avis vous n’êtes point fâchée.
Vous êtes bien gentille, on le sait, on voit clair ;
Mais, moi, je ne suis pas si laid que j’en ai l’air.
Si la grosse Margot n’était point tant fautive,
J’en aurais vu le tour, oui, sans crier qui vive,
Et dans la rue aux Ours, où je loge à présent,
On ne remarque pas que je sois déplaisant.
Je sais signer moi-même, et je lis dans des livres.
Je viens de vous conter que j’avais vingt-six livres,
Mais il est des secrets qu’on peut vous confier ;
Mon maître, au jour de l’an, va me gratifier.
C’est déjà quelque chose. À présent, autre idée :
Ma tante Labalue est presque décédée.
Elle a dans ses tiroirs, qu’il soit dit entre nous,
Pour plus de cent écus en joyaux et bijoux.
On ne sait pas les grains qu’elle amassait chez elle,
Ni les hardes qu’elle a sans compter sa vaisselle.
Elle a mis trois quarts d’heure à faire un testament,
Et j’hérite de tout universellement.
Ça commence à sourire. Encore une autre histoire :

Thomas donc est soldat, embarqué pour la gloire.
Moi, j’aurais à sa place épousé Jeanneton ;
Mais il ne lui faudrait qu’un coup de mousqueton.
C’est mon cousin germain ; que le ciel le protège !
Ce métier-là, toujours, n’est pas blanc comme neige.
Vous voyez que je suis un assez bon parti ;
Nous pourrions faire un couple un peu bien assorti.
Contre la pharmacie avez-vous à reprendre ?
On n’est point obligé d’y goûter pour en vendre.
Mon pourparler vous semble un peu risible et sot ;
Vous avez l’esprit riche et vous visez de haut,
Mais, voyez-vous, le tout est d’être ou de paraître.
Vous portez du clinquant, mais c’est à votre maître.
Que l’on vous remercie, il ne vous reste rien ;
Moi je n’ai qu’un habit, d’accord, mais c’est le mien.
J’ai lu dans les écrits de monsieur de Voltaire
Que les mortels entre eux sont égaux sur la terre.
Sur ce proverbe-là j’ai beaucoup médité,
Et j’ai vu de mes yeux que c’est la vérité.
Il ne faut mépriser personne dans la vie,
Car tout le monde peut mettre à la loterie.
Ce grand homme l’a dit, c’est son opinion,
Et c’est pourquoi, jarni ! j’ai de l’ambition.

Lisette.

Je t’écoute, Lucas ; ta rhétorique est forte.
Changeras-tu d’avis ?

Berthaud.

Changeras-tu d’avis ? Non, le diable m’emporte.

Lisette.

Eh bien ! reste à l’hôtel, et ne t’éloigne pas.
Observe monseigneur, et suis bien tous ses pas.

Berthaud.

Oui.

Lisette.

OuiSi tu le vois seul, mets-toi sur son passage.

Berthaud.

Bien !

Lisette.

Bien ! Dis-lui tes projets pour notre mariage !

Berthaud.

Bon !

Lisette.

Bon ! Dis-lui que c’est moi qui le prie instamment
D’y prêter sa faveur et son consentement.

Berthaud.

Mais vous consentez donc ?

Lisette.

Mais vous consentez donc ? Sans doute. — Le temps presse ;
Va-t’en.

Berthaud.

Va-t’en.Vous consentez ?

Lisette.

Va-t’en.Vous consentez ?On vient, c’est la duchesse.
Dépêche, hors d’ici.

Berthaud.

Dépêche, hors d’ici.Vous consentez, Louison !

Lisette.

Va, ne bavarde pas surtout dans la maison.



Scène V


LA MARÉCHALE, LE DUC, LA DUCHESSE,
LISETTE, dans le fond.
Le duc.

Vous ne venez donc pas à l’Opéra, ma chère ?

La duchesse.

Non, monsieur, pas ce soir.

Le duc.

Non, monsieur, pas ce soir.Pourquoi pas ?

La duchesse.

Non, monsieur, pas ce soir.Pourquoi pas ? Pour quoi faire ?

Le duc.

C’est une fête où va tout ce qui touche au roi.

La duchesse.

Une fête ? pour qui ?

Le duc.

Une fête ? pour qui ? Pour nous.

La duchesse.

Une fête ? pour qui ? Pour nous.Non pas pour moi.

La maréchale.

Vos querelles, mon fils, me font mourir de rire.
À Lisette, qui veut sortir.
Lisette, demeurez ; j’ai deux mots à vous dire.

Le duc.

Riez, si vous voulez, madame, à vous permis ;
Vous ne me ferez pas du tout changer d’avis.
Non, je ne conçois pas, sur quoi que l’on se fonde,
Cette obstination à s’exiler du monde,
Cette rage de vivre au fond d’un vieil hôtel,
De bouder le plaisir comme un péché mortel,
Et de rester à coudre une tapisserie,
Quand tout Paris se masque, et quand je vous en prie.

La duchesse.

Je ne veux rien qui soit contre votre désir ;
Monsieur, je suis souffrante, et je ne puis sortir.

Le duc.

Bon ! souffrante, c’est là votre excuse ordinaire.

La maréchale.

Mais s’il est vrai, mon fils…

Le duc.

Mais s’il est vrai, mon fils…Il n’en est rien, ma mère.
Souffrante ! voilà bien le grand mot féminin.
Mais l’étiez-vous hier ? le serez-vous demain ?
Non, vous l’êtes ce soir, et qu’avez-vous, de grâce ?
Un mal qui vous arrive aussi vite qu’il passe,
Des vapeurs, sûrement. La belle invention !

La duchesse.

L’exigez-vous, monsieur ? J’obéis.

Le duc.

L’exigez-vous, monsieur ? J’obéis.Mon Dieu, non.
Exiger ! — Obéir ! — Le bon Dieu vous bénisse !
Dirait-on pas vraiment qu’on vous traîne au supplice ?

La maréchale, au duc.

Ne la chagrinez pas. — Pour l’égayer un peu,
Nous ferons un piquet ce soir au coin du feu.

La duchesse.

Permettez-vous, monsieur ?

Le duc.

Permettez-vous, monsieur ?Certainement.

À part.

Permettez-vous, monsieur ?Certainement.J’enrage.
Voilà mes projets morts. — Quel ennui ! Quel dommage !
Lisette, j’en suis sûr, en a le cœur navré ;
Mais, avant de sortir, je la retrouverai.
Le diable est donc logé dans la tête des femmes !
Haut.
Allons ! j’irai donc seul. — À votre jeu, mesdames.
Holà ! Jasmin ! Lafleur ! Des cartes, des flambeaux !
Vite ! — Je vous souhaite un millier de capots,
De pics et de repics, et de quintes majeures.
Combien un si beau jeu doit abréger les heures !

La maréchale.

Un bon piquet, mon fils, n’est point à dédaigner ;
Le roi l’aime.

Le duc.

Le roi l’aime.Le roi… ferait mieux de régner.

La duchesse.

On joue aussi, monsieur, quelquefois chez la reine.

Le duc.

Jouez donc. Mais, morbleu ! ce n’est guère la peine
D’avoir un nom, du bien, de l’esprit et vingt ans,
Et ce visage-là, pour perdre ainsi son temps.
Vraiment la patience en devient malaisée.
Pourquoi donc, s’il vous plaît, vous avoir épousée ?
Pourquoi donc êtes-vous jeune et faite à ravir ?
À quoi bon tout cela, pour ne pas s’en servir ?
Que faites-vous d’avoir cent mille écus de rente,
Et, comme Trissotin, un carrosse amarante,
Et quatre grands chevaux qui se meurent d’ennui,
Pour vivre hier, demain, toujours, comme aujourd’hui ?
À quoi bon, dites-moi, cette taille élégante,
Cet air et ce regard ?… car vous seriez charmante !
Je suis votre mari, mais, quand c’est arrivé,
J’avais sur votre compte étrangement rêvé ;
Oui, ne vous en déplaise, et je vous le confesse.
Le feu roi dans sa cour montrait bien sa maîtresse,
Et de ses courtisans un murmure flatteur
Parfois, n’en doutez pas, lui fit plaisir au cœur.
Moi, duc, et votre époux, n’ai-je donc pu me croire,
En vous montrant aussi, le droit d’en tirer gloire ?
Quand de m’appartenir vous m’avez fait l’honneur,
Ne puis-je donc avoir l’orgueil de mon bonheur ?

Vous étiez belle et noble, et je vous tiens pour telle.
À quoi sert d’être noble, à quoi sert d’être belle,
Si vous ne savez pas marcher avec fierté
Et dans cette noblesse et dans cette beauté ?
Si vous ne savez pas monter dans votre chaise,
Dans un panier doré vous étendre à votre aise,
Et, lorsque devant vous l’huissier crie un grand nom,
Le bonnet sur l’oreille entrer à Trianon ?
Ma foi, je vous croyais d’un autre caractère ;
Je croyais sans déchoir, qu’on pouvait daigner plaire ;
Je vous jugeais moins sage, et ne m’attendais pas
Qu’en me donnant la main vous compteriez vos pas.
Je m’en vais me vêtir ; adieu.

À sa mère.

Je m’en vais me vêtir ; adieu.Bonsoir, madame.



Scène VI


LA MARÉCHALE, LA DUCHESSE, LISETTE.
La maréchale.

Lucile, vous souffrez ?

La duchesse.

Lucile, vous souffrez ? Jusques au fond de l’âme.

La maréchale.

Qu’avez-vous, dites-moi ?

La duchesse.

Qu’avez-vous, dites-moi ? Je suis triste à mourir.

La maréchale.

On vous tourmente un peu.

La duchesse.

On vous tourmente un peu.Je devrais obéir.
Je devrais, — pardonnez, — je ne sais pas moi-même.

La maréchale.

Lisette, laissez-nous.

Lisette, en sortant.

Lisette, laissez-nous.Mon Dieu, comme elle l’aime !



Scène VII


LA MARÉCHALE, LA DUCHESSE.
La maréchale.

Quoi ! vous prenez au grave un propos si léger ?
Faites-vous un chagrin d’un ennui passager ?

La duchesse.

Madame, il a raison. — J’ai tort, je suis coupable…
Je devrais obéir,… et j’en suis incapable.
Tout ce qu’il dit est vrai ; la faute en est à moi.
Je le blesse, le fâche, et je ne sais pourquoi.

La maréchale.

Vous sentez, dites-vous, qu’il faut qu’on obéisse,
Et vous ne savez pas d’où vous vient un caprice ?

La duchesse.

Non ; lorsque mon cœur parle, il raisonne bien mal.
Je ne sais quel effroi, quel sentiment fatal,

Né de ce triste cœur ou dans ma pauvre tête,
Près de lui par moments me saisit et m’arrête.
Je voudrais lui complaire et sortir avec lui,
Songer à ma parure, oublier mon ennui,
Puisqu’il le veut, enfin, essayer d’être belle,
Et tout cela me cause une frayeur mortelle.
Je sens trembler ma main quand je lui prends le bras…
Quelqu’un est entre nous, que je ne connais pas.

La maréchale.

Ma belle, y songez-vous ? quelle est votre pensée ?
Parlez-vous, à votre âge, en femme délaissée ?
Avez-vous un reproche à faire à votre époux ?
Qu’est-ce donc ?

La duchesse.

Qu’est-ce donc ? Je ne sais.

La maréchale.

Qu’est-ce donc ? Je ne sais.Quelqu’un est entre vous ?
Une femme, à coup sûr ; vous est-elle connue ?
Parlez.

La duchesse.

Parlez.Je n’en sais rien, mais j’en suis convaincue.

La maréchale.

Ainsi, pour quatre mots, vous vous désespérez,
Et ce qui vous chagrine, au fond, vous l’ignorez.
Dirait-on pas vraiment, à voir votre tristesse,
Qu’un grand secret bien noir vous trouble et vous oppresse ?
Et c’est un bal manqué qui produit tout cela !
J’en avais, à vingt ans, de ces gros chagrins-là.

Ne vous en plaignez pas ! Vos pleurs me font envie.
Quand vous saurez un jour ce que c’est que la vie,
Ces pleurs, si doucement et sitôt répandus,
Vous les regretterez, et n’en verserez plus.

La duchesse.

Oui, si cela vous plaît, vous en pouvez sourire ;
Mais en sont-ils moins vrais, madame, et peut-on dire,
Quand la souffrance est là, qu’on souffre sans raison ?

La maréchale.

Tout aveu d’une peine aide à sa guérison.
Laissez-vous être vraie, et sachons ce mystère.

La duchesse.

Je n’ai point de secret. Que puis-je dire ou taire ?

La maréchale.

Bah ! quand ce ne serait qu’un caprice d’enfant,
Est-ce que près de moi votre cœur se défend ?
Qui vous fait hésiter et manquer de courage ?
Est-ce la défiance ? est-ce mon rang, mon âge ?
Est-ce mon amitié dont vous vous éloignez ?
Est-ce la maréchale ou moi que vous craignez ?
De grâce, allons.

La duchesse.

De grâce, allons.Je sais combien vous êtes bonne,
Mais je ne puis parler.

La maréchale.

Mais je ne puis parler.Alors, je vous l’ordonne.
Votre mère, Lucile, à son dernier soupir,
Vous a léguée à moi. — Vous devez obéir.

La duchesse.

J’obéirai toujours, et de toute mon âme ;
Mais, encore une fois, je ne sais rien, madame,
Si ce n’est ma souffrance, et mon amour pour lui.

La maréchale.

S’il est vrai, mon enfant…

À Lisette qui entre.

S’il est vrai, mon enfant…Qui vous amène ici ?



Scène VIII


LISETTE, LA MARÉCHALE, LA DUCHESSE.
Lisette, à la duchesse.

Votre marchande est là, madame ; on m’a chargée…

La duchesse.

Pas ce soir, — qu’on revienne.

La maréchale.

Pas ce soir, — qu’on revienne.Allons, chère affligée,
Qu’est-ce qui vous arrive ? une robe de bal ?
Eh bien ! essayez-la ; — ce n’est pas un grand mal.
Tantôt, s’il m’en souvient, vous l’aviez demandée.
Rien qu’en changeant de robe on peut changer d’idée.
— Comme vous pâlissez ! Qu’avez-vous, mon enfant ?

La duchesse.

Oui,… cette femme-là ; … sa vue,… en ce moment…

La maréchale.

Mais cette femme-là, ma belle, c’est Lisette.

Entrons chez vous. — Venez faire un peu de toilette.
Plaisons d’abord, petite, et le reste est à nous.
Allons, courage, allons.

La duchesse.

Allons, courage, allons.Je m’abandonne à vous.
Devant votre bonté ma volonté s’incline :
Vous m’avez rappelé que j’étais orpheline.
Je vous dirai mes maux, mes craintes, mon tourment,
Tout, et vous comprendrez, madame, assurément,
Qu’un pauvre cœur blessé, cherchant qui le soutienne,
Ait besoin d’une mère, ayant perdu la sienne.