Louise reine de Prusse - La naissance d’une légende

Louise reine de Prusse – La naissance d’une légende
M. Paléologue

Revue des Deux Mondes tome 103, 1891


LOUISE
REINE DE PRUSSE

LA NAISSANCE D'UNE LEGENDE

Il est à Charlottenbourg, au fond d’un parc silencieux, à l’extrémité d’une allée de cyprès, un très simple mausolée. C’est la sépulture du roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, mort en 1840, et de son épouse, la reine Louise, morte en 1810. Dans la lumière bleuâtre qui descend de l’étroite coupole, leurs statues reposent sur des socles de marbre. Par un effet singulier, la reine attire et retient seule les regards ; on ne voit qu’elle. Étendue, la tête un peu inclinée, les yeux clos, les bras ramenés sur la poitrine, les jambes croisées, recouverte, pour seul vêtement, d’un léger voile qui laisse transparaître tout le corps, elle semble surprise dans son sommeil, et le profane qui la contemple, oubliant qu’elle est morte, subit la fascination de sa beauté. La figure a des contours d’une pureté exquise ; les cheveux, relevés aux tempes, l’encadrent avec grâce, et l’on devine à travers le marbre leur sève puissante et la chaude couleur blonde qui les dorait jadis ; la nuque est ronde, forte aussi, comme elle devait être pour n’avoir plié ni sous les coups de la fortune, ni sous l’outrage du vainqueur ; la gorge, haute et ferme, semble palpiter encore, et, de la taille aux pieds, des formes pleines s’allongent onduleusement. C’est la femme et non la souveraine que l’artiste a voulu sauver de l’oubli par cette œuvre de grand style ; car le sarcophage ne porte aucun des emblèmes propres aux sépultures royales : ni sceptre, ni couronne, ni dais d’honneur, ni baldaquin, ni pompeuse épitaphe, ni figures allégoriques veillant aux coins du tombeau, nul attribut de majesté, nulle idée de gloire posthume : à peine, sur les cheveux, un petit diadème, ornement plutôt qu’insigne, rappelle-t-il que cette superbe créature fut reine autrefois.

Mais voici que, de nos jours, après plus de soixante ans de silence absolu sur cette morte, une image idéale s’est levée mystérieusement du mausolée de Charlottenbourg, et la reine seule est apparue, plus grande qu’elle ne fut jamais de son vivant.

Poètes, artistes, biographes, l’exaltant au rang des héros de l’histoire nationale, l’ont à l’envi célébrée, et d’innombrables œuvres, statues, portraits, médailles, estampes, odes et élégies, histoires savantes et notices populaires lui ont décerné les honneurs de l’apothéose[1]. Ainsi glorifiée, elle a pénétré soudain si avant dans le cœur de la nation, elle y reçoit un culte si enthousiaste que, à n’en point douter, nous assistons là à l’éclosion d’une véritable légende.

Quelles causes assigner à cette tardive résurrection ? Par quelles raisons l’âme de tout un peuple se reconnaît-elle aujourd’hui dans cette figure évoquée du passé ? — C’est là ce que je voudrais étudier. L’heure n’est peut-être pas venue d’écrire l’histoire critique et détaillée de la reine Louise : les archives de Berlin gardent encore trop de secrets ; mais, pour l’objet particulier que je me propose, la vérité générale importe seule et les documens à notre disposition suffisent à la dégager.


I

C’est par sa beauté que la jeune princesse Louise de Mecklembourg-Strélitz, future reine de Prusse, se produisit pour la première fois sur la scène du monde, au mois de mars 1793. Elle venait d’arriver à Francfort. Malgré la tristesse des temps, la ville électorale était aussi animée qu’aux grands jours des couronnemens impériaux, car la coalition y avait rassemblé une foule de princes allemands, et la présence momentanée du roi de Prusse était l’occasion de fêtes brillantes. Un soir, au théâtre, on avait vu apparaître, dans la loge de la princesse douairière de Hesse-Darmstadt, une vision exquise de grâce féminine et de fraîcheur juvénile. Frédéric-Guillaume II, toujours amoureux ou prêt à l’être, malgré l’âge, n’avait eu de regards que pour elle, et, devant que la comédie fût terminée, avait prié qu’on la lui présentât. Elle s’était alors avancée avec une aisance si parfaite et un si charmant sourire qu’il avait été ravi et lui avait adressé mille complimens. Le prince royal, qui, derrière son père, assistait à la scène, était demeuré silencieux, à son habitude ; mais son émotion avait été si profonde que, sur l’instant même, il s’était juré de n’avoir jamais d’autre femme que celle-là.

On sait ce que valent, pour l’ordinaire, de pareils sermens et ce qu’il en faut rabattre quand le trouble de la surprise s’est dissipé. Mais le charme qui s’exhalait de la princesse Louise était d’une essence rare ; Goethe, qui la vit à cette époque, rapporte qu’elle était semblable à « une apparition divine, » et il assurait, vingt ans plus tard, que rien n’avait pu effacer l’impression qu’il avait alors ressentie devant elle. Et puis, le prince royal de Prusse était parfaitement capable d’engager ainsi toute sa vie sur un premier émoi. C’était une âme très simple, sensible et loyale. Loin de le dépraver, l’étrange éducation qu’il avait reçue au milieu des maîtresses de son père et dans le continuel scandale de la cour de Potsdam l’avait replié sur lui-même et lui avait inspiré de bonne heure, avec le goût de la solitude, l’horreur des plaisirs et de la vie extérieure. Ces sortes de natures, tout en dedans, se livrent peu et s’éprennent rarement ; mais lorsque leur sympathie s’éveille, elles aiment avec plus de force que les autres et se donnent sans réserve.

Le cœur de la jeune princesse parla-t-il de même en cette circonstance et se porta-t-il d’un pareil élan vers le royal fiancé qui s’offrait si ingénument à elle ? — Il est permis d’en douter. Si la nature avait donné au prince Frédéric-Guillaume les qualités sérieuses de l’âme et du sentiment, elle lui avait refusé le don qui les rend seul efficaces, la grâce : ni élégance dans la personne, ni agrément dans l’esprit ; une pâle figure trop longue, des yeux sans éclat, où nulle pensée ne se reflétait, où jamais un sourire ne passait ; des manières et une démarche toujours embarrassées, une parole hésitante ; une timidité insurmontable avec les hommes, même avec ceux de son âge ; une gaucherie ridicule avec les femmes.

Mais, à défaut du cœur, la raison parlait si haut que c’eût été folie à la princesse Louise de ne pas l’entendre. Un mariage avec l’héritier présomptif du trône de Prusse était pour elle une fortune inespérée, car la maison de Mecklembourg-Strélitz, d’où elle sortait, était pauvre, et ne comptait guère dans le corps germanique. Ses sœurs aînées n’avaient trouvé mari qu’à grand’peine, et la médiocrité des alliances qu’elles avaient contractées rendait plus éclatante encore celle que la chance lui présentait.

Quinze jours après la première entrevue, le prince Frédéric-Guillaume de Prusse et la princesse Louise de Mecklembourg-Strélitz étaient officiellement fiancés, et, six mois plus tard, mariés en grande pompe à Berlin.

La douce Marie Leczinska, transportée brusquement de la modeste maison de Wissembourg au palais de Versailles, ne dut pas être, j’imagine, plus étonnée ni plus dépaysée que la princesse Louise en arrivant à la cour de Frédéric-Guillaume II.

La société de Berlin traversait alors une profonde crise morale. Échappée à l’austère discipline du grand Frédéric, elle s’était ruée dans le plaisir, dans la licence effrénée. L’exemple partait de haut : le roi, veuf de Mlle de Voss, ne comptait pas moins de trois femmes vivantes, — la princesse Elisabeth de Brunswick, qu’il avait répudiée, la princesse Louise de Darmstadt, avec laquelle il avait divorcé, et Mlle Doenhof, qu’il avait épousée morganatiquement : il avait, de plus, une favorite en titre, Mme Bietz, sans compter les maîtresses éphémères.

De leur mieux les courtisans imitaient le maître. Partout le vice, la corruption et la vénalité s’étalaient sans pudeur. Le dérèglement des idées n’était pas moindre que le désordre des mœurs. C’était le temps où la littérature organisait « la lutte contre la morale conventionnelle » et proposait à l’homme, comme idéal, « le bonheur par l’amour, mais sans devoirs ; » — où le pasteur Schleiermacher prônait « le système des échanges, » afin de remédier aux unions mal assorties ; — où Frédéric Schlegel proclamait que « les mariages n’étaient, en général, que des concubinats, ou plutôt des essais provisoires du vrai mariage. »

Un tel milieu était plein de périls pour une princesse de dix-huit ans, déjà très femme par ses instincts et par la conscience de sa beauté, livrée à un époux timide et inexpérimenté. Elle risquait d’y corrompre sa loyale et généreuse nature et de s’y dépraver à jamais.

Et, de fait, peu s’en fallut qu’elle ne se perdît au premier écueil. Deux mois ne s’étaient pas écoulés depuis le jour de son mariage qu’elle était compromise déjà par les assiduités de son cousin, le prince Louis-Ferdinand. Beau, élégant, d’un naturel chevaleresque et passionné, d’un charme exquis de manières et de parole, ce prince était le héros de Berlin : l’armée le chérissait, les femmes l’adoraient, et sa vie était un continuel roman. Acquérir du prestige aux yeux d’une créature aussi candide que la princesse Louise, s’emparer d’une âme aussi neuve, n’était qu’un jeu pour ce grand séducteur.

Que se passa-t-il entre eux ? — Probablement rien de plus qu’il ne s’était passé vingt ans auparavant, à Trianon, entre la Dauphine de France et le comte d’Artois. Toujours est-il que le prince royal, inquiété dans son bonheur, troublé dans sa confiance, arracha brusquement sa femme de Berlin et vint s’enfermer avec elle à Potsdam d’abord, puis plus loin, au château d’Oranienbourg, et bientôt dans une campagne plus reculée encore, à Paretz, sur la Havel, et de quatre ans on ne les vit plus, ni l’un ni l’autre, à la cour.

Cette longue retraite la sauva. Le genre de vie qu’elle mena durant ces quatre années, dans la société de son indolent époux, d’un aide de camp taciturne et d’une vieille dame d’honneur, n’était pas, sans doute, celui qui convenait le mieux pour développer son esprit, pour former son jugement, pour l’initier aux affaires publiques, pour l’instruire, en un mot, dans le grand rôle de souveraine, tel qu’une Marie-Thérèse ou une Catherine II l’ont compris ; mais il la disposait admirablement à la mission spéciale où elle était, dès ce jour, destinée.

Soustraite au commerce du monde, elle prit l’habitude de vivre sur soi-même, d’écouter son âme et de suivre ses pensées.

Elle lisait beaucoup : des romans, de la poésie, de l’histoire, mais au hasard, sans méthode, sans guide, sans personne avec qui échanger ses idées, car son époux n’ouvrait jamais un livre, ne parlait que d’économie rurale, passait le jour à pêcher à la ligne ou à tirer le lièvre et le reste du temps à jouer aux échecs. La promenade était, après la lecture, son occupation favorite ; elle y trouvait un charme toujours nouveau, car elle avait le goût de la rêverie, un sentiment vif et délicat de la nature, et son âme, avide d’émotions, prête à s’épanouir, s’ouvrait d’elle-même à la poésie des choses qui l’entouraient. Enfin, aux heures de mélancolie, durant les après-midi brumeuses d’automne, pendant les sombres journées des hivers de Brandebourg, la musique, qu’elle aimait passionnément, lui était une précieuse ressource.

Ainsi se préparèrent en elle, à son insu, par le seul effet du recueillement où elle vivait, les qualités morales par lesquelles elle devait marquer sa trace dans le monde et accomplir son œuvre ; ainsi s’entretint au fond de son cœur une certaine flamme qu’elle avait reçue en naissant, que le milieu délétère de la société de Berlin eût certainement étouffée et que, plus tard, les orages de sa vie auraient attisée en vain, car le feu sacré qu’on laisse éteindre ne se rallume jamais. Quand, le 16 novembre 1797, la mort de Frédéric-Guillaume II la rappela à Berlin, elle changea de cadre, mais non d’existence. Frédéric-Guillaume III, à peine couronné, entendit continuer sur le trône la vie simple, retirée et bourgeoise qu’il menait à Paretz. Du jour au lendemain, le ton, le train, l’étiquette même de la cour, furent transformés : plus de fêtes, plus de spectacles, plus de jeu, plus de soupers, trêve d’intrigues féminines et de scandales amoureux ; une véritable révolution.

La reine reprit, presque aux mêmes heures, ses occupations d’autrefois : elle recevait fort peu de monde, se retirait à la campagne dès la venue de la belle saison et demeurait absolument étrangère aux affaires de l’État, dont le roi ne l’entretenait jamais.

Mais si son rôle était nul dans le gouvernement de l’État, son action, — une action latente et inconsciente, — commençait à s’exercer autour d’elle, et déjà le prestige de sa royauté idéale était fondé.

Elle était revenue de Paretz plus belle et plus séduisante encore. Sous l’influence de la maternité (elle avait deux fils), ses formes s’étaient développées. Sa physionomie, un peu indécise auparavant, avait pris une expression définitive ; sa voix même, dont le timbre argentin était un peu frêle, avait acquis une sonorité plus chaude et des inflexions plus caressantes ; tout son être s’était épanoui, tout son charme était sorti, et maintenant elle était vraiment femme, dans la pleine possession de sa beauté. Ceux qui la virent à cette époque sont unanimes dans leur enthousiasme. Si le témoignage des poètes reçus à Potsdam, de Hiller, de Richter, de Schiller même, pouvait paraître suspect de courtoisie, celui d’un étranger aussi sincère et judicieux que le comte de Ségur est digne de foi : « L’un des souvenirs qui me restent de mon voyage à Berlin, écrit-il dans ses Mémoires, est l’admiration que m’inspira la belle et spirituelle reine de Prusse dans une audience où, grâce aux impressions laissées par mon père, j’eus l’honneur d’être admis seul en sa présence. Il me semble voir encore cette princesse à demi couchée sur un riche sofa ; un trépied d’or était près d’elle ; un voile de pourpre oriental recouvrait légèrement et laissait apercevoir sa taille élégante et gracieuse. Il y avait dans le son de sa voix une douceur si harmonieuse, dans ses paroles une séduction si aimable et si touchante, dans son attitude tant de charme et de majesté, que, interdit pendant quelques instans, je me crus en présence de l’une de ces apparitions dont les récits fabuleux des temps antiques nous ont retracé l’image enchanteresse[2]. » C’est aux heures sereines de l’année que la nature produit sa plus belle floraison : c’étaient en effet des heures sereines que traversait l’épouse de Frédéric-Guillaume III, et qui étaient d’autant plus douces à vivre qu’au milieu des tempêtes déchaînées sur l’Europe, la Prusse, depuis dix ans, était seule à jouir de la paix.


II

Dans cette atmosphère tranquille, la nouvelle de la violation du territoire prussien d’Anspach par l’armée française en marche sur Ulm avait éclaté soudain comme un coup de foudre dans un ciel sans nuages. L’émotion extraordinaire que cet incident produisit à Berlin, la colère du roi, la stupeur des ministres, la fureur de l’armée, la passion subite qui s’empara des esprits les plus modérés, retentirent profondément au cœur de la reine. Elle sentit avec une vivacité extrême l’affront qui venait d’être infligé à sa couronne, et elle applaudit avec enthousiasme aux mesures militaires que Frédéric-Guillaume ordonna sur-le-champ pour la réparation de son honneur et la défense de ses États.

Mais quand, la première heure passée, le roi, effrayé lui-même des résolutions hardies qu’il avait osé prendre, chercha par tous moyens à en atténuer l’effet ou à en éluder les conséquences, elle fut aussi troublée et perplexe que lui ; elle le suivit dans toutes les contradictions politiques où il se laissa entraîner ; elle ne sut ni le fortifier ni l’éclairer, parce qu’il n’y avait encore dans cette jeune femme ni la raison d’une conseillère ni l’âme d’une inspiratrice.

Pourtant c’était beaucoup déjà que son regard eût dépassé le cercle des intérêts et des affections personnelles où elle avait vécu jusqu’à ce jour, qu’elle eût respiré un air plus vif, chargé de senteurs généreuses, et qu’elle eût tressailli au souffle d’une grande idée.

Un événement survint alors qui, achevant ce premier éveil intérieur, amena chez la reine une crise décisive.

Le 25 octobre 1805, le tsar Alexandre arrivait à Berlin : avant de rejoindre son armée en Autriche, il voulait tenter un dernier effort pour arracher le roi de Prusse à l’inaction et le gagner à la cause des coalisés.

Cette visite inattendue avait jeté Frédéric-Guillaume dans un grand trouble. En quinze jours, son violent courroux contre Napoléon était tombé. La prise d’Ulm et la course victorieuse des Français sur le Danube lui avaient donné à réfléchir ; les imprudences de sa conduite et de son langage dans l’affaire d’Anspach lui apparaissaient dans toute leur gravité : la démarche du tsar allait maintenant le compromettre sans retour. N’osant ni accepter ni décliner l’alliance qui se présentait à lui, également effrayé des conséquences de l’un et l’autre parti, il cherchait à différer au moins l’instant des explications et des responsabilités. Il promenait l’empereur Alexandre de Berlin à Potsdam et de Potsdam à Berlin, le comblait d’honneurs et de fêtes, mais éludait si habilement les confidences, trouvait tant de prétextes à esquiver les a parte et se rendait si insaisissable à son hôte, que celui-ci, cinq jours après son arrivée, n’avait pu s’ouvrir encore de l’important objet de son voyage. Et cependant le temps pressait, chaque heure qui s’écoulait marquait un nouveau pas de Napoléon vers Vienne, aggravait le péril de la monarchie autrichienne et exposait à un désastre les armées russes déjà postées sur l’Inn.

Enfin, le 30 octobre, Frédéric-Guillaume, à bout de subterfuges, pressé de toutes parts, avait dû se rendre.

L’histoire n’est plus à faire de ce qui se passa alors entre les deux souverains, de la résistance désespérée du roi aux supplications d’Alexandre, de sa résignation finale au fatal traité de Potsdam qui assurait pour un avenir prochain le concours de la Prusse à la coalition.

De toutes les instances qui agirent alors sur le roi, les plus pressantes, peut-être les seules efficaces, furent celles de la reine.

Quelques jours de présence, quelques heures d’entretien avaient suffi au tsar pour prendre sur elle un empire absolu.

Peu d’hommes, certes, étaient plus captivans qu’Alexandre : jeune, beau, d’une élégance supérieure, doué d’une ardente faculté d’aimer que de grandes amours avaient encore développée, il possédait au plus haut degré la séduction de parole et de manières naturelle aux Slaves. Il y avait en outre dans sa personne un mélange singulier de sincérité et d’artifice, de grandeur vraie et de majesté affectée, — une bizarre combinaison de héros et d’acteur très propre à frapper l’imagination des femmes. Tel il avait charmé déjà la reine Louise lorsque, trois ans auparavant, il était venu saluer Frédéric-Guillaume III à Memel. Et depuis lors, le souvenir de cette visite, courte comme une apparition, avait entretenu en elle un sentiment incertain, voilé, furtif.

Ce serait pourtant une erreur grossière et d’un esprit bien superficiel d’attribuer à des causes aussi médiocres et banales l’influence extraordinaire que le tsar exerça soudain sur elle en la revoyant à Berlin. Quoi qu’on ait pu rapporter du manège amoureux où, pour la conquérir, il déploya toutes ses grâces, c’est par des voies moins vulgaires qu’il pénétra dans son âme. Le secret du succès d’Alexandre fut d’avoir aperçu cette vérité morale observée si finement par Mme de Staël : « Les femmes allemandes font de la coquetterie avec de l’enthousiasme, comme on en fait en France avec de l’esprit et de la plaisanterie. »

Dans leurs longs tête-à-tête, que le roi se gardait bien de troubler, il lui parla un langage si grand, si noble et si exalté, il excita en elle de si beaux transports, qu’il lui apparut comme un demi-dieu supérieur à tous les hommes et digne de leur commander, et qu’elle crut avoir devant les yeux le type idéal du souverain. Ce fut une révélation. Elle n’avait trouvé jusqu’alors en Frédéric-Guillaume que les qualités moyennes de l’administrateur et les vertus bourgeoises de l’époux ; elle apprenait maintenant qu’il est pour les chefs de peuples des marques particulières d’élection ; que l’héroïsme, l’amour de la gloire, l’orgueil chevaleresque, l’ascendant moral, la passion entraînante sont leurs attributs naturels. Paré de ces dons prestigieux, l’empereur Alexandre allait au-devant du beau rêve qu’elle portait en son âme. Aussi, le vrai sentiment qu’elle lui voua fut-il celui de l’admiration, d’une admiration où sans doute il entrait aussi quelque tendresse, — car chez une nature sensible les fibres profondes se tiennent entre elles, et quand l’une est vivement touchée toutes résonnent, — mais où l’esprit et l’imagination eurent toujours plus de part que le cœur.

Le tsar, désormais, pouvait poursuivre son voyage, il laissait derrière lui une alliée éprise et fidèle, pénétrée de cette reconnaissance instinctive que, selon le mot de Goethe, on garde toujours à ceux en qui l’on s’est pour la première fois clairement réfléchi.

Ses adieux furent un coup de maître. Il devait quitter Potsdam le 4 novembre à minuit. Au moment de prendre congé de ses hôtes, il exprima le désir d’aller s’agenouiller au tombeau de Frédéric II. Il fallut en toute hâte faire ouvrir la petite église de la garnison où reposent ces restes illustres. À la pâle lueur de quelques torches, le tsar, Frédéric-Guillaume et la reine descendirent dans la crypte funèbre. La majesté du lieu, la gravité des circonstances, l’heure, les ombres, les flambeaux, tout contribuait à rendre saisissante et solennelle cette visite aux mânes de Frédéric. Soudain, comme entraîné par l’émotion, l’empereur Alexandre se jeta sur le sarcophage, le baisa avec ferveur ; puis, se relevant vers le roi et la reine, leur fit, en les embrassant, serment d’une éternelle amitié. Sa berline de voyage l’attendait au portail de l’église : il y monta précipitamment et partit au grand trot de ses six chevaux, impatient d’aller accomplir les destinées qui l’attendaient en Autriche.

Dès lors, la reine Louise fut transformée. De paisible et quelque peu indolente qu’elle était auparavant, elle se montra soudain ardente et belliqueuse, sa réserve habituelle disparut ; ses discours s’exaltèrent, une flamme plus chaude brillait dans ses yeux : comme une femme que la passion a visitée, elle semblait vivre d’une vie nouvelle et supérieure.

L’étonnement était général de la voir ainsi : « La reine, écrivait le ministre de France, n’est pas reconnaissable depuis la visite de l’empereur Alexandre. »

Austerlitz la surprit dans cet élan d’enthousiasme. Elle en fut sur le coup plus déçue encore qu’affligée, tant elle croyait son héros invincible ; mais elle se ressaisit aussitôt et, dans la stupeur profonde où le roi, les ministres, toute la cour, restaient plongés, elle fut la première à recouvrer ses esprits. — La guerre à la France, la guerre immédiate lui apparut comme une évidente et impérieuse nécessité.

Une seule idée, au contraire, se faisait jour dans l’âme terrifiée de Frédéric-Guillaume, c’est que le désastre des Russes était pour lui un dernier avertissement de la fortune.

La crise qui survint alors accentua encore le désaccord des deux « poux et fit ressortir toute l’opposition de leurs natures morales. Dans les derniers jours de novembre, M. d’Haugwitz avait été dépêché de Berlin vers Napoléon pour lui imposer la médiation prévue par le traité de Potsdam et le forcer à la paix. Avant même que l’envoyé prussien eût exhibé ses lettres de créance, la journée du 2 décembre avait changé la face de l’Europe, et, les rôles étant subitement renversés, celui qui était venu pour faire la loi avait dû la subir. Le 15 décembre 1805, — jour même où Frédéric-Guillaume avait promis aux coalisés de se joindre à eux si Napoléon ne consentait à mettre bas les armes, M. d’Haugwitz avait été contraint de signer sur l’heure à Schœnbrunn un traité qui, au prix du Hanovre, faisait de la Prusse l’alliée de la France.

Le premier mouvement de Frédéric-Guillaume en prenant connaissance des étranges engagemens souscrits par son ministre avait été de se révolter : il ne pouvait admettre qu’on disposât ainsi de lui sans façon, ni qu’on lui dictât ainsi ses alliances. Et, comme il n’avait pas la conscience facile de Frédéric II, comme il prétendait au contraire apporter dans la politique les scrupules les plus délicats de la morale privée, il s’indignait qu’on eût osé lui jeter pour gage de sa défection la plus riche dépouille de la coalition, le patrimoine même des rois d’Angleterre, l’électorat de Hanovre.

Mais, repousser le traité qu’on lui apportait, c’était la guerre. Or, la guerre lui inspirait une répugnance invincible, non qu’il fût lâche et incapable de courage personnel, mais parce que toute responsabilité l’effrayait, parce qu’il se sentait impropre à l’action militaire, parce qu’enfin le souvenir des maux dont il avait été le témoin pendant la campagne de 92 hantait toujours son imagination. Éperdu, il tenait conseils sur conseils, flottait entre tous les avis, se lamentait désespérément, puis peu à peu, les jours se succédant, il se faisait à l’idée de ratifier au moins en principe le pacte de sa servitude. Quand la reine le vit prêt à s’humilier, elle fut remplie de douleur. Laissant à M. de Hardenberg et aux autres adversaires de M. d’Haugwitz le soin d’invoquer les raisons politiques qui pouvaient militer encore en faveur d’une rupture avec la France, elle fit aux sentimens du roi un appel passionné : elle le suppliait de repousser avec éclat le don du Hanovre comme un présent ignominieux et perfide, de se rappeler la parole d’amitié et de fidélité qu’il avait jurée au tsar, de placer au-dessus de toute considération le souci de sa dignité et l’honneur de sa couronne. Ou bien, trahissant le secret de son rêve intime, elle cherchait à le tenter par de brillantes perspectives : « C’était peut-être à lui, disait-elle, qu’était réservée la gloire de vaincre Napoléon ; il fallait peut-être un héritier du grand Frédéric pour terrasser celui à qui nul encore n’avait pu résister sur les champs de bataille de l’Europe. » Et, comme il demeurait inerte à ces discours, elle lui reprochait amèrement son apathie, s’oubliant jusqu’à lui dire que l’armée douterait de son courage s’il tardait plus longtemps à tirer l’épée.

Mais, lorsque le roi se fut définitivement résigné aux faits accomplis, lorsque le traité de Schœnbrunn modifié, ou plutôt aggravé à Paris, porta ses premières conséquences, lorsqu’il fallut s’excuser aux yeux de l’Europe d’envahir le Hanovre, courber la tête devant les invectives de l’Angleterre, et, comble de honte, subir pour prix d’un tel abaissement les dédains et les affronts de Napoléon, la généreuse nature de la reine Louise se révolta, et la passion qui depuis deux mois couvait en elle éclata tout entière.

Il y eut alors à la cour de Berlin un vrai parti de guerre, parce qu’il ne manquait plus qu’une âme pour unir en un parti tous ceux qui souffraient de l’attitude pusillanime du roi et réclamaient un politique plus digne et plus énergique. On se réunissait presque chaque soir dans le salon de la reine. Là, venaient le prince Louis-Ferdinand, rentré en faveur depuis les derniers événemens, et sa sœur la princesse Radziwill, d’un naturel non moins chevaleresque et passionné, la jeune et belle princesse Guillaume de Prusse, que ses admirateurs surnommaient la « Velléda germanique, » le prince de Hohenlohe, le baron de Hardenberg, le baron de Stein, le général Rüchel, le général Blücher. Et tous, s’exaltant à l’envi, déclamaient contre le « César d’aventure » que les Français s’étaient donné pour maître, contre ses rapts odieux, contre le scandale de son titre impérial, contre le péril croissant de ses ambitions, ou changeant de ton, raillaient sans pitié les façons de parvenu de ce « brigand couronné, » les mœurs de sa famille, la tenue de sa cour, et les prétentions de sa noblesse improvisée.

En vain, le roi, qui fuyait ces réunions, reprochait-il à la reine de tolérer autour d’elle un pareil langage : elle se disait fière de l’inspirer, et, loin de se calmer, elle l’encouragea de plus belle.

Bientôt, sous son influence, les têtes se montèrent à un tel degré d’excitation, qu’un soir, au sortir du palais, une troupe de jeunes officiers de la garde alla sous les fenêtres de M. d’Haugwitz insulter ce ministre, auteur de l’alliance française, et briser à coups de pierre les vitres de son hôtel.

Dans la crise que traversait la Prusse, le personnage de la reine sortait ainsi de l’ombre où il s’était complu jusqu’alors et passait peu à peu au premier plan. — Toutefois, son rôle dans le prologue du drame qui se préparait n’était nullement celui d’une femme politique au sens habituel du mot, car, outre qu’elle n’avait ni l’esprit d’autorité ni le génie de l’intrigue et de l’action, elle restait comme par le passé à l’écart des conseils du cabinet et se souciait peu du détail des affaires diplomatiques et militaires. Mais elle traduisait avec une vivacité extraordinaire le sentiment de malaise et d’humiliation qui commençait à se répandre par toute la Prusse, et prêtait une voix expressive aux protestations confuses encore de la conscience nationale.

C’est précisément la simplicité de ce rôle, où elle mit toute son âme, qui allait faire son succès auprès des masses.

L’armée, la première, la comprit et lui fit ovation. C’était l’armée, en effet, qui souffrait le plus de l’état des choses. Entourée de belligérans, seule en Europe, depuis 1795, elle n’était pas sortie de ses casernes ; elle avait assisté, spectatrice impassible, à dix années de luttes héroïques telles que le monde n’en avait jamais vu ; le souvenir de ses gloires passées lui rendait l’inaction insupportable ; l’attitude timorée de son roi l’humiliait : à tout prix, elle voulait se battre.

La première manifestation de ses sentimens pour sa souveraine fit grand éclat. Le 5 mars 1806, en pleine revue, le comte de Kalkreuth, qui commandait les dragons d’Anspach, sollicita du roi la faveur pour son régiment de porter désormais le nom de la reine. Présentée ainsi publiquement, cette demande plaçait Frédéric-Guillaume dans un singulier embarras : il avait le sens trop droit pour ne pas prévoir les conséquences d’un assentiment, mais de quel prétexte eût-il couvert un refus ? Même au point de vue de la stricte discipline, la requête qu’on lui adressait était correcte, car le régiment d’Anspach avait reçu du grand Frédéric, en récompense de ses exploits pendant la guerre de sept ans, le privilège d’exprimer directement ses désirs ou ses doléances au roi, sans passer par la voie hiérarchique des inspecteurs généraux et du ministre de la guerre. Il octroya donc, et de mauvaise grâce, ce que dans son for intérieur il eût voulu décliner. L’effet de cette mesure fut considérable. Elle créa subitement à la reine une popularité immense parmi les officiers comme parmi les soldats, et son nom, à peine connu la veille, fut acclamé aussitôt dans tous les corps de troupe et dans toutes les garnisons. D’instinct et spontanément, l’armée, saluant en elle un nouveau chef, se plut à incarner dans cette jeune femme les idées d’honneur militaire et d’orgueil national que, jusqu’au règne actuel, les rois de Prusse avaient si hautement personnifiées.

Heureuse de se sentir comprise, devinée plutôt, par la portion qu’elle considérait comme la plus noble de son peuple, elle ne connut plus de mesure dans l’expression de ses sentimens contre la France. En présence du roi atterré, elle accusait les ministres de réduire la Prusse à la honte, et prêchait ouvertement la guerre à Napoléon.

L’adversaire qu’elle provoquait aussi audacieusement n’était pas-homme à tolérer qu’un roi qui se disait encore son ami et qu’il s’était lié par des traités formels, laissât tenir auprès de lui un pareil langage.

Vers les premiers jours de juin 1806, l’orage qui menaçait depuis si longtemps semblait donc sur le point d’éclater, tout faisait présager la guerre et chacun s’y disposait, quand Frédéric-Guillaume, se ressaisissant à l’approche du péril dans un de ces mouvemens subits de volonté dont les natures les plus faibles sont capables par accès, fit connaître à tous par un exemple éclatant qu’il était seul maître et juge des destinées de son peuple et que nul, si haut placé qu’il fût, n’avait droit de contrecarrer sa politique : il donna ordre à la reine de quitter Berlin et d’aller attendre aux eaux de Pyrmont que l’agitation dont elle était cause se fût apaisée. Le soin de sa santé servit de prétexte à cet exil momentané ; mais nul n’en fut dupe, car on sut aussitôt qu’avant de s’éloigner, elle avait dû faire acte de soumission, recevoir en faveur le ministre d’Haugwitz qu’elle avait si vivement attaqué, convenir de ses torts envers lui et promettre au roi de ne plus retomber à l’avenir dans les mêmes fautes.

Quand elle ne fut plus là, un grand silence se fit à la cour, une grande accalmie dans les esprits. Et, pendant quelques semaines, on put croire que le fléau de la guerre serait détourné de la Prusse.

Mais les causes d’un conflit avec la France étaient depuis si longtemps posées, tant d’événemens et de malentendus les avaient renforcées depuis un an, qu’il ne dépendait plus d’aucune volonté-particulière d’en arrêter les effets : les nécessités supérieures qui tôt ou tard dominent l’action des individus entraient en jeu.

Lorsque, dans les premiers jours du mois d’août, la reine revint de Pyrmont, la rupture était virtuellement accomplie entre le roi Frédéric-Guillaume et l’empereur Napoléon. Si l’on négociait encore, on en était à la dernière phase de la procédure diplomatique et déjà les armées rivales se rapprochaient du pays de Thuringe. Un enthousiasme extraordinaire accueillit la souveraine. Comme si on n’eût attendu qu’elle, les manifestations publiques prirent, dès son retour, un caractère plus grave. Des bandes parcouraient les rues en proférant des cris de guerre ; des scènes tumultueuses se produisaient chaque soir au théâtre où l’on jouait le Camp de Wallenstein, de Schiller ; des officiers allaient aiguiser leurs épées sur le perron de la Légation de France : un esprit de vertige et d’erreur entraînait d’un mouvement irrésistible toute la Prusse à la ruine.

Le jour où, vêtue aux couleurs des dragons d’Anspach, la reine Louise traversa la ville en tête de son régiment qui se rendait aux frontières, sa vue excita un véritable délire : on l’applaudissait, on l’acclamait, tous les cœurs battaient à l’unisson du sien, tant son visage radieux respirait la confiance et promettait le succès.

À cette heure-là, c’était elle, aux yeux de tous, la vraie souveraine. Elle seule, à cette heure, représentait son peuple dans le grand drame historique où s’allait jouer la fortune de la Prusse, tandis qu’à ses côtés Frédéric-Guillaume, atterré, comme écrasé par la fatalité, muet et blême, ne semblait qu’un fantôme de roi.


III

Le 21 septembre, la reine quittait de nouveau Berlin, mais rayonnante de joie cette fois : elle accompagnait son époux à Naumbourg, sur la Saale, où l’armée était concentrée déjà sous les ordres du duc de Brunswick.

Son départ avait rencontré auprès des conseillers du roi une vive opposition. Inquiets de voir se continuer devant l’ennemi les intrigues des coteries de la cour, ils représentaient que la place d’une femme n’était pas dans un quartier-général, ils disaient que la présence de la reine au milieu des troupes serait une gêne pendant les marches et les étapes, un grave embarras les jours de bataille, un souci terrible en cas de malheur. Peut-être la reine se fut-elle rendue à ces objections si son vœu le plus ardent n’eût été précisément conforme au désir secret du roi. Depuis que la guerre était déclarée, Frédéric-Guillaume était, en effet, profondément abattu, et l’idée de se séparer de la reine en un pareil moment, la crainte de tout perdre en la perdant aggravaient son état moral. Loin donc de la dissuader, il lui avait laissé entendre qu’un précieux appui lui manquerait si elle ne restait auprès de lui ; et, fière de cette marque de confiance, elle l’avait aussitôt suivi.

Un singulier état d’esprit régnait dans l’armée lorsque le roi et la reine parvinrent à Naumbourg. On n’avait pas encore affronté ni même aperçu l’ennemi, et pourtant la confusion était déjà dans les états-majors et le découragement dans les troupes.

L’arrivée de Frédéric-Guillaume n’était guère faite pour remédier à ces dispositions morales. L’ignorance où l’on était encore de la marche des Français et du point où il les fallait attendre lui causa tout d’abord une inquiétude extrême.

Il passait des journées entières, — des journées dont chaque minute était précieuse, — à tenir conseil, remettait vingt fois en délibération les mesures les plus urgentes, n’osait prendre parti ni pour la tactique d’expectative proposée par le duc de Brunswick, ni pour la marche en avant réclamée par le prince de Hohenlohe, opposait à chaque avis nouveau une objection nouvelle, ne tranchait rien, mais contrariait tout et paralysait ainsi l’attaque aussi bien que la défense. Ou bien, hors du conseil de guerre, se retrouvant avec ses ministres civils qu’il avait emmenés, il se demandait si l’attente d’une dernière offre d’arrangement n’était pas l’explication de la lenteur inaccoutumée de Napoléon à engager les opérations, et il cherchait encore à entamer des pourparlers diplomatiques.

Mais quand le malheureux combat de Saalfeld, où le prince Louis-Ferdinand trouva la mort, l’eut définitivement éclairé sur les véritables intentions de son adversaire, sur l’irrémédiable nécessité, sur la pressante et terrible réalité de la guerre, il tomba anéanti, dans une prostration d’où ni ses généraux, ni ses conseillers favoris ne pouvaient le tirer.

À cette heure où les plus graves décisions s’imposaient, où l’armée affolée par la soudaineté d’un premier échec cherchait autour d’elle à qui se rallier, il restait enfermé dans le château de Weimar, condamnant sa porte, en proie à la plus morne douleur et aux plus sombres pressentimens.

Alors ce fut la reine qui sortit et se montra aux troupes. Sur les routes, à travers les bivouacs et les cantonnemens, du plus loin qu’on apercevait sa robe blanche, on l’acclamait. Souriante encore dans sa fière beauté, relevant d’un mot, d’un geste heureux les esprits abattus, inspirant à tous une confiance qui déjà n’était plus dans son cœur, elle passait, et quelque chose de l’âme de la patrie semblait passer avec elle. Cette noble figure de femme attirait ainsi sur elle les regards que son triste époux aurait mal soutenus et sauvegardait en les personnifiant les traditions militaires de la maison royale de Prusse.

Cependant, l’heure critique approchait. Le 12 octobre, au soir, alors qu’on croyait encore avoir les Français au loin devant soi, on apprit soudain à Weimar qu’ils étaient maîtres déjà du cours de la Saale bien au-delà et en arrière des lignes prussiennes et que le lendemain peut-être on serait coupé de la retraite sur l’Elbe. Après toute une nuit et toute une matinée perdues en hésitations, le roi se mit en marche avec le duc de Brunswick vers Auerstædt, laissant le prince de Hohenlohe à Iéna.

La reine, accompagnée de sa grande-maîtresse et de deux demoiselles d’honneur, sortit de Weimar en berline, à trois heures de l’après-midi. Deux heures plus tard, près du petit village d’Eckartsberg, un aide-de-camp, accourant à bride abattue, se jeta à la tête des chevaux de la voiture royale. Au nom du roi, il conjurait la reine de ne pas aller plus avant : la cavalerie française parcourait la vallée à deux lieues de là, et des masses ennemies se détachaient au loin.

Force lui fut de rebrousser chemin et de retourner à Weimar. Tout le long de la route, les troupes qu’elle croisait, comprenant à son retour qu’elles allaient enfin se battre, la saluaient et l’invoquaient avec le même enthousiasme que les jours précédens lorsqu’elle visitait leurs cantonnemens ; mais c’était elle maintenant qui avait le plus besoin d’être soutenue et réconfortée, car la pensée de la bataille où se précipitait cette masse humaine, la conscience de sa propre responsabilité dans la lutte où elle avait engagé son pays, le sentiment des périls qu’allait courir son époux et que seule elle ne partagerait pas, lui remplissaient l’âme de tristesse.

A Weimar, où elle ne parvint que tard dans la soirée, un souci plus grave l’attendait. On venait d’y recevoir du prince de Hohenlohe, qui avait pris position en arrière d’Iéna, les plus inquiétantes nouvelles. Or six lieues à peine séparent Iéna de Weimar, et le séjour de cette dernière ville n’offrait plus aucune sécurité. Avec une énergie et une franchise qu’autorisait son ancien dévoûment, le général Rüchel lui représenta qu’elle devait partir pour Berlin et sur l’heure, qu’en demeurant plus longtemps à Weimar elle courait le risque d’être surprise et enlevée par les Français, et que, d’ailleurs, son salut importait maintenant au sort de l’État, car s’il arrivait malheur au roi dans le combat, ce serait à elle de le remplacer.

Après une longue lutte, elle se rendit à ces vives instances. La nuit se passa à lui chercher des chevaux pour la route, tout ce qui était en état de porter harnais ayant été requis et emmené par le train de l’armée, et à lui tracer un itinéraire détourné par Göttingen et Brunswick, la voie directe par Halle et Wittenberg étant déjà coupée.

Le 14 octobre, à cinq heures du matin, elle monta dans sa berline. Un escadron de cuirassiers avait mission de l’escorter jusqu’à ce qu’elle fût hors de la zone des opérations, à l’abri des atteintes de la cavalerie française qui poussait dans tous les sens des pointes hardies.

L’aube de cette journée d’automne était glaciale et blafarde. Un brouillard épais flottait sur la campagne, enveloppant toutes choses comme d’un linceul de tristesse, et de gros nuages voilant le soleil couraient sur le ciel.

Malgré le mauvais état des chemins défoncés par les dernières pluies et par le passage de l’artillerie, la voiture de la reine allait d’un train rapide vers Erfurth quand tout à coup un essieu se rompit. Tandis qu’on tâchait à réparer l’accident, un bruit sourd se fit entendre, du côté d’où l’on venait, suivi aussitôt de longues et violentes détonations. La bataille d’Iéna s’engageait. Il n’y avait plus une minute à perdre. On laissa là la berline brisée, on fit monter la reine dans la calèche découverte où étaient déjà ses deux demoiselles d’honneur, et, grand trot, on continua la route.

On marcha ainsi tout le jour en côtoyant la forêt de Thuringe, pour ne s’arrêter qu’à la nuit, à Heiligenstadt au pied du Hartz. Depuis Weimar on avait parcouru plus de trente-cinq lieues. Le lendemain, dès la première heure, il fallut repartir, et l’on parvint le soir à Brunswick, capitale du duché. En même temps que la reine, un courrier y arrivait d’Auerstaedt. Parti la veille dans l’après-midi, il avait passé par des chemins de traverse pour annoncer à la cour ducale que le duc de Brunswick était mortellement blessé ; il ajoutait que le maréchal de Mollendorf avait été aussi frappé à mort, qu’un grand nombre d’officiers et des milliers d’hommes étaient tombés depuis le matin sur le champ de bataille, que le roi avait eu deux chevaux tués sous lui et que, à l’heure où on l’avait expédié du quartier-général, toute la cavalerie se massait pour tenter un suprême effort.

Sous le coup de ces désolantes nouvelles qui lui rendaient l’incertitude plus cruelle, la reine reprit immédiatement la route de Berlin. Blottie au fond de sa voiture, tremblante de froid et d’angoisse, silencieuse, elle se laissait aller aux plus sombres pressentimens quand, le quatrième jour du voyage, aux environs de Tangermünde, dans le Brandebourg, un officier envoyé au-devant d’elle lui remit une lettre écrite le 14 octobre au soir par le colonel de Kleist, aide-de-camp général du roi. Elle y lut ces seuls mots : « Le roi est vivant, la bataille est perdue. » — « Où est le roi, où est l’armée ? s’écria-t-elle aussitôt. — Le roi, répondit l’officier, je ne sais ; l’armée, elle n’existe plus. »

La panique régnait à Berlin le soir où elle y arriva, car on connaissait depuis la veille le double désastre d’Iéna et d’Auerstaedt. Et même, dans la crainte où l’on était de voir apparaître les Français aux portes de la ville, on avait emmené à Schwedt sur l’Oder les enfans royaux. Brisée de douleur et de fatigue, la malheureuse reine repartit dès le lendemain matin pour les rejoindre.

L’ennemi s’avançant à marches forcées, Schwedt déjà n’était plus une retraite assez sûre. Il fallut chercher refuge à Stettin d’abord, puis à Cüstrin.

Frédéric-Guillaume venait d’y entrer dans le triste appareil d’un roi fugitif.

On était au 21 octobre. Donc, depuis que sur la route de Weimar ils s’étaient séparés, neuf jours à peine s’étaient écoulés, et tout n’était plus que ruine autour d’eux ; plus d’armée, la capitale abandonnée, la moitié du royaume envahi, les plus belles forteresses investies ou enlevées ; neuf jours avaient suffi pour que l’œuvre du grand Frédéric s’effondrât jusqu’à la base.

Le roi était anéanti. Là-bas, à Auerstædt, dans l’atmosphère stimulante de la bataille, il s’était comporté avec vaillance : à l’heure où la fortune l’abandonnait, il avait en vain cherché la mort. Par deux fois, il avait conduit à la charge le régiment des dragons de la reine, et chaque fois un cheval était tombé sous lui ; mais la défaite, — la course affolée au milieu des soldats jetant leurs armes, invectivant leurs officiers, l’insultant lui-même, — le contact, jour et nuit, de tout ce qu’il y a de misère et de lâcheté humaines dans une armée en déroute, —puis cette traversée furtive de sa capitale, — et la fuite reprise pour s’arrêter, Dieu savait où ! — c’était trop d’émotions pour un caractère aussi faible. Il voulait la paix à tout prix, implorait de Napoléon au moins un armistice, promettait de contremander l’arrivée imminente des Russes ses alliés, s’humiliait devant son vainqueur et offrait de se lier à lui « par une inaltérable intimité. »

Il était urgent pour l’honneur de la monarchie prussienne que la reine reprît place aux côtés de son époux. Quand tout le monde autour d’elle désespérait, quand les ministres aussi abattus que leur souverain ne parlaient que de traiter, quand des généraux comme le prince de Hohenlohe et Blücher capitulaient avec les derniers débris de l’armée, quand des garnisons entières mettaient bas les armes sans combat, quand Spandau, Hameln, Nieubourg, Plassenbourg, Stettin, Cüstrin, Magdebourg, toutes les places fortes saisies d’un même vertige, ouvraient leurs portes à la première sommation, quand tout ressort semblait brisé dans le cœur des hommes, la reine seule se dressait fière, inébranlable, et prêchait la résistance à outrance. On lui reprochait en vain d’être plus insensée encore qu’au mois de septembre quand elle avait fait déclarer la guerre, car ce qui était inopportun dans ce temps-là était devenu impossible aujourd’hui ; elle se révoltait contre l’évidence des faits au nom d’une vérité supérieure dont elle prétendait avoir en elle l’éclatante révélation.

Elle apportait à la défense de ses idées une telle opiniâtreté, une foi si ardente, et les personnages qui l’entouraient étaient si peu maîtres de leurs pensées, si troublés dans leurs desseins, qu’elle finit par leur imposer sa volonté. Ce fut un éclair de joie pour elle dans ces jours sombres lorsqu’elle arracha au roi éperdu le retrait de sa demande d’armistice et l’ordre de continuer la lutte.

Quelle que fût sa fermeté d’âme, quelque confiance qu’elle affectât en ses inspirations, il semble pourtant qu’au lendemain de cette grave décision, la perspective des nouveaux abîmes où elle lançait son pays l’effraya, et que, prise d’un doute horrible, écrasée sous le poids de ses responsabilités, elle eut une défaillance. C’était par un soir lugubre de décembre, à l’étape d’Ortelsbourg, tandis qu’elle fuyait avec son époux à travers les forêts de noirs sapins et les tristes plaines de la basse Pologne : elle fit un retour vers le passé, scruta sa conscience, s’accusa de tous les malheurs de son peuple, et faible, l’âme en détresse, s’abîma dans les larmes. La crise finie, elle eut l’idée, afin d’en fixer le souvenir, d’inscrire sur un carnet qui ne la quittait jamais les beaux vers de Wilhelm Meister : « Celui qui jamais ne mangea son pain mouillé de larmes, qui jamais ne passa les tristes nuits assis sur sa couche et sanglotant, celui-là ne vous connaît point, ô puissances célestes ! Vous introduisez une malheureuse créature dans la vie, vous la laissez devenir coupable, et vous l’abandonnez à sa peine, car toute faute s’expie sur la terre. »

Puis elle se releva apaisée, rassurée, et désormais inébranlable.

Mais si ses forces morales croissaient dans le malheur, ses forces physiques commençaient à s’épuiser. Sa santé, qui avait toujours été délicate, ne pouvait résister aux épreuves de toute sorte qu’elle endurait depuis le début de la guerre.

En arrivant à Königsberg, le 9 décembre, elle fut saisie de frissons et d’une lassitude extraordinaire. Le lendemain, la fièvre typhoïde se déclarait et la mettait au plus mal. Vers le dixième jour de la maladie, dans un intervalle de conscience, elle s’informa des derniers combats, de l’arrivée des Russes, du progrès de l’invasion. On dut lui apprendre que les Français n’étant plus qu’à quelques journées de marche de Königsberg, le roi allait être contraint de se séparer d’elle et de s’enfuir encore plus loin, à l’extrémité de ses états. À cette nouvelle, elle protesta de toutes ses forces qu’elle aussi voulait partir, opposant à tous les argumens du roi, des médecins, de ses dames d’honneur cette seule réponse : « J’aime mieux remettre mon âme à Dieu que tomber entre les mains de l’ennemi. » Cette pensée d’être captive des Français et de servir au triomphe de Napoléon lui causait une telle angoisse, ses supplications étaient si éloquentes, sa voix brisée trouvait des accens si énergiques et exprimait une volonté si arrêtée, qu’il fallut lui céder. Le 5 janvier 1807, par un froid terrible, elle partit presque mourante pour Memel, la dernière ville de la Vieille-Prusse, aux confins de la Lithuanie russe : on croyait qu’elle succomberait en route. Ce fut, en effet, durant trois jours et trois nuits, un voyage lamentable, le long de lagunes gelées, sous le vent glacial de la Baltique, dans une continuelle tourmente de neige. Un soir, la malheureuse reine n’eut d’autre abri qu’une hutte abandonnée sans porte, sans fenêtre et sans feu. Un miracle si elle respirait encore en arrivant à Memel !

A peine convalescente, elle poursuivit le rôle qu’elle s’était assigné désormais, celui de ne pas désespérer.

La petite ville de Memel offrit alors un spectacle d’une rare grandeur morale. Une pâle et faible femme portait dans son cœur la conscience nationale de tout un peuple. Jamais la patrie prussienne n’avait été aussi réduite : jusqu’au-delà de la Vistule elle était envahie et soumise ; à peine entre le Niémen et la Baltique une mince lisière de territoire échappait à la conquête. Et pourtant, en un sens, jamais elle n’avait été plus grande ; car jamais elle n’avait encore évoqué dans une âme allemande une vision aussi haute.

Depuis près d’un demi-siècle, sous l’influence de l’école philosophique et littéraire qui fonda la supériorité de l’Allemagne dans l’ordre intellectuel, l’idée de la patrie s’était abolie : un humanitarisme vague s’y était substitué. Herder avait flétri les sentimens patriotiques comme « indignes de citoyens du monde. » — « Vous seriez fous, Allemands, de prétendre former une nation, s’écriait Schiller. Contentez-vous d’être hommes. » Et Goethe écrivait : « Le patriotisme, que Dieu nous en préserve ! »

Si les esprits supérieurs pensaient ainsi et l’élite de la société avec eux, la masse du pays, incapable de transcendance, était tombée à la plus profonde apathie politique et au plus bas égoïsme. Indifférente à la triste équipée de 1792, elle avait salué avec joie l’humiliante paix de Bâle. Et maintenant elle assistait sans tressaillir aux désastres inouïs de la monarchie, à cet effondrement subit de tout l’état ; elle acceptait sans révolte, sans explosion de douleur ni de colère, la domination étrangère et accueillait tranquillement les vainqueurs[3].

Ce fut donc par une inspiration subite et spontanée que la reine Louise, devançant les temps marqués pour le réveil de l’esprit national, conçut dans son âme l’idée sublime de la patrie. Elle avait enfin trouvé l’objet du grand amour que son cœur appelait et que les affections rencontrées ou ébauchées par elle jusqu’alors ne lui avaient point offert.

Du coup, ce qui est l’effet ordinaire de l’enthousiasme, elle devint insensible à tout ce qui pouvait atteindre sa croyance, et les événemens n’eurent plus de prise sur elle. Ainsi, on reculait chaque jour d’échec en échec, et déjà l’on prévoyait qu’un lendemain de défaite, il faudrait abandonner le territoire prussien et suivre sur le sol russe la fortune du tsar. Que lui importait, à elle ? N’était-elle pas assurée du succès définitif ? Partout où l’entraînerait sa destinée errante, à Wilna ou à Riga comme à Memel, elle retrouverait les mêmes raisons de lutter, d’espérer et d’entretenir l’espérance autour d’elle.

Aussi quand, le 13 février, après la sanglante et infructueuse bataille d’Eylau, Napoléon offrit à Frédéric-Guillaume, pour prix d’une paix séparée, la restitution immédiate de ses états jusqu’à l’Elbe, elle n’admit pas un instant qu’on pût accueillir ces propositions inespérées, et ce fut elle encore qui, contre le sentiment du roi, contre l’avis pressant de ses conseillers, par des prodiges d’énergie, fit congédier sans réponse le plénipotentiaire français[4].

Le désastre même de Friedland (14 juin 1807) ne put l’abattre.

Mais la nouvelle de la défection des Russes, suite de cet irréparable échec, la terrassa. Quand elle apprit que le tsar, abandonnant la cause de son allié, avait signé un armistice particulier et posé les armes, elle comprit que tout était fini et elle murmura ces mots : « Dieu juste, pourquoi nous avez-vous délaissés ? Dieu pitoyable, quelles fins poursuivez-vous donc en nous ? » Pendant plusieurs jours elle resta dans les larmes.

Cependant, l’heure critique de sa vie allait sonner et l’événement qui devait le plus contribuer à laisser d’elle une image idéale dans la mémoire de son peuple était commencé.

Depuis le 24 juin, Frédéric-Guillaume était allé rejoindre le tsar à Tilsit. Auprès du brillant Alexandre, il faisait une figure déplorable.

Objet de peu d’empressement de la part de Napoléon, témoin importun du subit enthousiasme de son allié de la veille pour leur commun vainqueur, les embarrassant tous deux, autant par sa présence indiscrète à leurs entretiens que par son inhabileté physique à les suivre durant leurs longues et rapides chevauchées sur les bords du Niémen ; sans grâce dans le malheur, toujours maussade au contraire, le teint brouillé, l’aspect lamentable, récriminant sur le passé ou cherchant maladroitement à s’en justifier, il négociait en vain depuis dix jours pour disputer les lambeaux de son royaume à la conquête.

L’énormité des sacrifices qu’on exigeait de lui et l’attitude impassible de Napoléon à son égard l’avaient jeté dans une de ces crises de prostration où l’infortuné souverain perdait jusqu’au sentiment de sa dignité. Le voyant en si fâcheux état, le comte de Kalkreuth eut l’idée d’appeler la reine à Tilsit ; elle seule, pensait-il, pouvait, dans cette conjoncture suprême, sauver la situation : elle relèverait le moral de son époux, elle rappellerait au tsar les sermons de Potsdam, elle intercéderait enfin auprès de Napoléon, et le grand charme qui était en elle, — ce charme de séduction auquel nul encore n’avait résisté, — agirait peut-être sur l’âme du vainqueur.

Quand elle reçut, à Memel, la lettre par laquelle le roi la suppliait d’accourir à Tilsit, elle devint toute pâle, chancela et s’effondra en sanglots. Les personnes qui étaient là crurent qu’elle venait d’apprendre quelque catastrophe nouvelle.

Napoléon lui inspirait, en effet, une telle horreur que la pensée d’aller l’affronter, de se présenter suppliante devant lui la bouleversait jusqu’au fond de l’être. Dans le vainqueur d’Iéna, ce n’était pas seulement le fléau de sa patrie qu’elle détestait, c’était aussi l’homme qui depuis deux ans l’avait elle-même si cruellement insultée. L’une des faiblesses de Napoléon était de couvrir de calomnies et d’outrages les adversaires dont le patriotisme lui faisait obstacle. Ni des hommes d’État tels qu’Hardenberg et Cobentzel, ni des femmes telles que l’impératrice d’Autriche et la duchesse de Saxe-Weimar n’avaient trouvé grâce devant lui. Mais à l’égard de la reine Louise, ses insultes avaient été particulièrement violentes. Dès l’entrée en campagne, le premier Bulletin de la Grande-Armée l’avait dénoncée à la France et à l’Europe comme l’auteur responsable de la guerre : «… La reine de Prusse est à l’armée, habillée en amazone, portant l’uniforme de son régiment de dragons, écrivant vingt lettres par jour pour exciter de toute part l’incendie. Il semble voir Armide, dans son égarement, mettant le feu à son propre palais, etc. » Presque chaque jour, les Bulletins suivans l’avaient reprise à partie, passant tour à tour de l’invective à la dérision, tantôt faisant d’elle, comme la Cléopâtre du poète latin, une sorte de fatale monstrum funeste au genre humain, tantôt raillant la frivolité de son esprit, ses goûts romanesques et le désordre où l’on avait trouvé, à Charlottenbourg, les papiers d’État et les portraits du tsar mêlés, dans ses tiroirs, aux chiffons et aux dentelles parfumées. Forçant le ton, les journaux à la solde du quartier impérial l’avaient traitée de façon plus dure encore. Enfin l’empereur lui-même, publiquement, à tout propos, avait parlé d’elle et de son culte pour Alexandre avec des plaisanteries de corps-de-garde. Chacune de ces attaques avait profondément blessé la reine, et tant de griefs personnels, ajoutés aux malheurs publics, avaient exaspéré sa souffrance.

Elle partit donc pour Tilsit, l’âme triste jusqu’à la mort, convaincue qu’elle marchait à un sacrifice, mais persuadée qu’une expiation était nécessaire au salut de son peuple et qu’il était juste qu’elle en fût la victime.

Si, à distance, ces sentimens pouvaient paraître exagérés, qu’importe ? L’impression de la souffrance est absolue pour celui qui l’endure, et la conscience de chacun est la seule mesure de ses émotions.

Le 6 juillet, dans l’après-midi, comme elle entrait à peine dans la petite ville lithuanienne où se tranchaient alors les destinées du monde, on introduisit soudain auprès d’elle l’empereur Napoléon. Elle lui adressa d’abord quelques paroles banales, car elle était très émue.

Mais, se reprenant bientôt, elle parla de l’objet de son voyage, qui était d’obtenir pour la Prusse une paix acceptable. « Comment, lui dit-il, avez-vous osé me déclarer la guerre ? » Elle repartit avec dignité : « Sire, la gloire du grand Frédéric nous a trompés : elle était si illustre, que cette erreur nous était bien permise. »

Alors elle sollicita la restitution de la Silésie, de la Westphalie et de Magdebourg. Il protesta qu’une pareille demande était immodérée, insensée, qu’il y songerait pourtant ; puis, détournant l’entretien, il lui fit compliment du goût de sa toilette et palpa, en s’informant du tissu, l’étoffe soyeuse de sa robe. Elle l’interrompit d’un geste un peu hautain : « Sire, parlerons-nous chiffons dans un moment aussi solennel ? » Les larmes lui montaient aux yeux.

Le soir venu, elle dîna, en grande cérémonie, entre l’empereur Alexandre et Napoléon. Celui-ci s’évertua pendant tout le repas à se montrer aimable. Certes, il était capable quand il le voulait d’exercer une puissante attraction, car il possédait au plus haut degré la chaleur entraînante et communicative du langage ; mais la qualité première du charme, le tact, lui manquait ; il savait subjuguer les âmes, il ne les séduisait pas. Ce soir-là, pendant la première partie du repas, il ne cessa de raconter en riant à ses convives les incidens, les moins flatteurs pour leur amour-propre, de la campagne qu’il venait de mener contre eux, trouvant plaisant par exemple de rappeler à la reine que, le jour d’iéna, elle avait bien failli être prise par les hussards de Murat[5]. Elle, au contraire, ne fut que charme et séduction. Tour à tour sérieuse et enjouée, pressante et insinuante, toujours maîtresse de soi, toujours consciente de son rang, de sa race et de sa beauté, elle se révéla aux yeux de Napoléon, étonné, une créature exquise et supérieure. A la fin de la soirée, elle l’avait visiblement captivé, elle le dominait[6], elle lui arrachait en souriant de bienveillantes assurances, de vagues promesses.

Quand elle prit congé de lui, personne parmi les assistans ne doutait qu’elle n’eût cause gagnée, et elle-même passa la nuit dans les plus grandes espérances.

Le lendemain, qui s’annonçait ai radieux, fut un jour tragique. L’arrêt de mort de la Prusse était depuis trop longtemps porté dans la pensée de Napoléon, pour qu’aucune volonté, aucune influence pût en suspendre l’exécution : le 8 juillet au soir, le démembrement de la monarchie prussienne était consommé[7].

Vingt-quatre heures plus tard la reine quittait Tilsit. En recevant les adieux de Napoléon, elle lui dit ces simples mots : « Sire, vous m’avez cruellement trompée. » Sans se défendre, il lui offrit une rose qui s’épanouissait au balcon de la fenêtre. Un instant elle hésita à l’accepter, mais, se ravisant subitement : « Au moins avec Magdebourg, » murmura-t-elle. — « Je ferai observer à Votre Majesté, répondit-il durement, que c’est moi qui offre et Elle qui reçoit. » Ce furent leurs dernières paroles.


IV

La supériorité de sa nature permit à la reine Louise de se retrouver intacte au lendemain d’une telle épreuve. Il y eut là chez elle un signe évident de noblesse et d’élection.

Une pensée, à l’exclusion de toute autre, occupa dès lors son esprit, — le relèvement de la Prusse.

Un rare instinct de divination lui désigna immédiatement l’homme qui était seul capable d’entreprendre cette tâche écrasante, le baron de Stein.

C’est elle vraiment qui le ramena aux affaires. On l’avait disgracié quelques mois auparavant à la suite d’un conflit avec le cabinet privé du roi, et l’orgueilleux conseiller ne voulait plus reparaître dans une cour qui avait méconnu ses services. A Nassau, où il s’était retiré, la reine le fit supplier, conjurer en son nom d’oublier le passé et de venir assumer auprès d’elle le lourd fardeau qu’elle lui destinait. Stein se rendit à ces instances. Elle l’accueillit comme un sauveur, et, en dépit des coteries hostiles, elle le fit investir d’une autorité jusqu’à ce jour sans exemple.

Ce fut alors entre ces deux esprits si différens, opposés même à tant d’égards, une entente absolue, parce qu’une seule pensée les inspirait tous deux.

Dès le début, elle fit à leur commun accord le sacrifice des principes et des préjugés auxquels, par naissance, elle était le plus-attachée. La conviction de Stein était, en effet, qu’un grand soulèvement national pouvait seul sauver l’Allemagne et que, pour intéresser les masses populaires aux destinées de la patrie, il les fallait appeler à la liberté civile et politique dont elles avaient été jusqu’alors exclues. Ni la nouveauté, ni la hardiesse d’une telle-réforme qui n’allait à rien moins qu’à renverser les anciennes distinctions de castes et à renouveler les bases séculaires de la société germanique n’arrêtèrent un instant la reine : elle fut la première à comprendre la grande idée d’où étaient sortis ces projets révolutionnaires, et, de toutes ses forces, elle s’appliqua à les faire réussir. Tandis que Stein, sans cesse sur la brèche, tenait tête aux furieuses attaques de ses adversaires, elle le défendait auprès du roi toujours prêt à trahir son ministre et à retomber sous l’influence de ses anciens serviteurs, ou bien elle le soutenait contre lui-même aux heures de lassitude et de découragement.

En retour, elle lui demandait de s’attacher un peu à elle, de ne-pas l’abandonner à sa solitude morale et de l’aider aussi dans la-lourde tâche qu’elle s’était à elle-même assignée. Comme une pensée unique emplissait son âme, elle n’eut pas de secret pour son confident. L’extrême simplicité et l’étroitesse de l’existence qu’on menait à Memel facilitait d’ailleurs les rapports de la souveraine et du premier ministre, — nul cérémonial, nulle distraction, nul mouvement, un train des plus modestes, la cour réduite à moins de vingt personnes. Dans cette vie, la reine avait de grands loisirs, qu’elle employait à lire : Stein intervint dans ses lectures et les dirigea toutes vers l’histoire, celle de la Grèce, de Rome, celle de l’Allemagne surtout, dont jusqu’alors on ne s’occupait guère, même dans les universités.

Peu de jours se passaient sans qu’il s’entretînt avec elle du livre qu’elle avait entre les mains ; quand le surcroît de travail le retenait chez lui, il lui demandait les notes qu’elle avait prises et les lui renvoyait le lendemain avec ses impressions personnelles en marge. Il s’attachait principalement à lui montrer, dans le cours-des âges, les peuples courageux survivant aux pires désastres et trouvant dans leurs défaites mêmes le principe d’une grandeur nouvelle ; il convoquait à son aide les exemples et les arrêts de l’histoire pour lui prouver qu’une société est toujours telle que la font les millions de volontés individuelles qui s’exercent dans son. sein, forte ou avilie, prospère ou misérable, selon qu’elles sont énergiques ou lâches, et qu’en un sens donc une nation crée elle-même ses destinées. Ou bien elle le consultait sur la méthode à suivre pour élever ses fils. Leur éducation, qui l’intéressait fort peu autrefois, était devenue son plus cher souci. Puisque le défaut de sérieux avait attiré sur la génération présente de si épouvantables malheurs, elle voulait avant tout donner à ses enfans. les qualités du caractère et de la conscience. Son rêve était qu’on pût dire d’elle dans l’avenir : « Elle a donné le jour à des hommes dignes de régner sur la Prusse. » Stein la confirmait dans cette façon de comprendre sa mission éducatrice, car il pensait aussi que les qualités morales étaient seules précieuses à l’heure actuelle, et qu’il importait plus de préparer à la patrie des âmes que des intelligences. Et tandis que ces deux esprits se communiquaient leur flamme, quelque chose déjà de leur chaleur se propageait au dehors, et l’œuvre de la résurrection allemande germait obscurément.

La formation du Tugendbund en fut le premier symptôme. Cette idée d’une immense association qui réunirait tous les citoyens dans la continuelle pensée et dans le secret effort de la revanche, fut accueillie avec enthousiasme par la reine. Elle eut le pressentiment immédiat de ce qui allait en sortir de grand et de fortifiant pour l’Allemagne, et quand elle vit, dès les premiers temps, l’empressement de tous, nobles et artisans, bourgeois et militaires, professeurs et étudians à s’y enrôler, elle tressaillit d’allégresse. Très secrètement, avec toute la discrétion que lui imposaient son rang et les circonstances, elle s’institua la protectrice du Bund. Comme toujours, c’était auprès du roi qu’elle avait le plus à faire. Le malheureux Frédéric-Guillaume, qui croyait continuellement voir rôder autour de lui les espions de la police impériale, éprouvait une sorte de terreur dès qu’on lui parlait du Tugendbund. Elle parvint pourtant à lui arracher une approbation formelle des statuts, et même à obtenir l’envoi de quelque argent à la caisse de la société. Elle se fit ainsi l’âme silencieuse et cachée de cette vaste conspiration de patriotisme qui, de proche en proche, gagna bientôt tous les pays germaniques.

Sous l’impression des nouvelles qui lui venaient de toute part, elle se laissait aller déjà aux plus grandes espérances et croyait voir se rapprocher le terme de ses épreuves, quand soudain retentirent à Königsberg, où la cour venait de se transporter, les accusations terrifiantes du Moniteur français contre Stein.

La reine connut alors la pire des hontes nationales, la soumission, en pleine paix, à un ordre venu de l’étranger.

Quand, pour conjurer le nouvel orage qui grondait sur sa tête, Frédéric-Guillaume eut sacrifié son ministre, dont il supportait d’ailleurs impatiemment l’énergique et audacieux caractère, quand Stein, chassé de sa patrie, dépouillé de ses biens, poursuivi jusque dans ses affections intimes, fut allé chercher au fond de l’Autriche une retraite où ne put l’atteindre la haine clairvoyante de Napoléon, elle se sentit si seule et si accablée que, pour la première fois, vraiment elle désespéra.

L’arrivée inattendue de l’empereur Alexandre à Königsberg ne put la tirer de son affliction. Il revenait, encore enivré, des fêtes magnifiques d’Erfurth, et au passage il voulait donner à ses anciens amis une marque de sympathie.

Dans le malheur, la beauté de la reine Louise s’était non pas altérée, mais transformée. Son teint avait pâli, le sourire qui lui était habituel avait disparu de ses lèvres, même une légère teinte de bistre cernait ses yeux. Mais jamais elle n’avait atteint à un pareil charme d’expression. Ému de pitié devant cette triste et noble figure, troublé peut-être au fond de sa conscience par de vagues remords, le tsar lui exprima en la quittant le désir de la revoir bientôt à Saint-Pétersbourg avec son époux.

Cette invitation délivrait Frédéric-Guillaume d’un si cruel embarras, qu’il l’accepta sur-le-champ. Depuis plus de trois mois que sa capitale était évacuée, il n’osait ni y rentrer ni en demeurer plus longtemps éloigné ; car, si les Français n’étaient plus dans Berlin, ils étaient encore tout autour, à Magdebourg, à Wittenberg, à Torgau, à Stettin, à Cüstrin, à Stralsund et à Glogau. Or, d’aller s’enfermer dans ce cercle de fer, c’était s’exposer à être enlevé de son palais dès le moindre dissentiment et à subir le sort que le malheureux Ferdinand VII avait trouvé à Bayonne ; — et de rester à Königsberg sans motif plausible, c’était en revanche risquer d’irriter Napoléon en le soupçonnant de déloyauté et de perfidie.

Un voyage en Russie, une visite au tsar, au meilleur ami de la France, offrait au roi une excellente occasion d’ajourner son retour à Berlin et de gagner du temps, ce qui était l’unique, l’éternelle ressource de ce triste esprit.

La reine se résolut avec peine à l’accompagner. Elle prévoyait les commentaires qu’on ne manquerait pas de faire si elle prenait part à ce voyage, et elle se refusait à les provoquer[8] ; mais les prières du roi finirent par la décider.

Parti de Königsberg le 27 décembre 1808, le couple royal arriva le 7 janvier 1809 à Saint-Pétersbourg.

Ce fut, pendant un mois, une série ininterrompue de spectacles, festins, parades, bals masqués, illuminations sur la Neva, tout ce que l’imagination somptueuse d’Alexandre pouvait inventer pour faire oublier à ses hôtes leurs misères présentes et sa trahison passée. Au milieu de ces fêtes, la reine passait gracieuse, souriante, adorée, mais cette vie brillante ne la touchait plus guère : tant de splendeurs et d’hommages succédaient à trop de tristesses et d’humiliations.

Lorsque le 12 février 1809 elle se retrouva dans le vieux château de Königsberg, elle put écrire en toute sincérité à son amie Mme de Berg : « Je suis revenue telle que j’étais partie. Rien ne m’éblouit plus, mon royaume n’est plus de ce monde. »

Elle entrait d’ailleurs dans une ère nouvelle d’angoisses, car l’Autriche tentait en ce moment un suprême effort pour secouer le joug formidable que depuis cinq années la domination napoléonienne faisait peser sur l’Europe. L’entrée des Français à Vienne, la victoire de Wagram, la paix de Schönbrunn et, conséquence honteuse de cette paix, le mariage de Napoléon avec l’archiduchesse Marie-Louise furent pour la pauvre reine de Prusse autant de coups qui la frappèrent au cœur.

Elle comprit alors que la résurrection de l’Allemagne ne s’accomplirait qu’après de longs efforts, et un secret instinct l’avertit qu’auparavant elle devrait mourir ; mais sa foi dans l’avenir demeura intacte. « Certainement des temps meilleurs viendront, écrivait-elle à son père. Je ne puis croire que l’empereur Napoléon soit ferme et assuré sur son trône resplendissant. Il n’agit pas d’après les lois éternelles ; son but n’est pas légitime, son ambition n’a d’autre fin que son intérêt personnel. Or la vérité et la justice seules sont immuables. Certainement des temps meilleurs viendront,… mais sans doute je ne les verrai pas. »

Ainsi après Wagram, comme après Tilsit, quand partout en Allemagne les têtes se courbaient devant la force victorieuse et que les âmes les mieux nées, lasses de lutter, acceptaient la servitude, la reine Louise ne se résignait ni se décourageait : elle ajourna ses espérances, elle ne les abdiqua pas.

Il fallait qu’elle eût en elle une force extraordinaire de volonté et de conviction pour ne pas désarmer en présence des faits accomplis ; car, depuis le départ de Stein, elle n’avait plus personne pour la comprendre, personne pour la soutenir, et tout le monde auprès d’elle, le roi plus que les autres, s’humiliait devant Napoléon Sa grande consolation, sa seule aide morale, dans ces tristes jours, iut la lecture assidue des Psaumes, qu’elle appelait un « alléluia dans les larmes. » Ces incomparables productions du génie hébreu, ces beaux chants nés sur les bords de l’Euphrate au temps de la captivité lui allaient au cœur. Elle les lisait dans le ravissement et trouvait leur exquise poésie en merveilleux accord avec ses sentimens intimes. S’appropriant leurs plaintes ardentes et leurs fières assurances, elle en appelait, avec Israël, au grand jour de Jéhovah contre l’iniquité triomphante, contre le règne de la force et de l’orgueil ; et son âme pleine de foi dans l’éternelle justice s’élançait résolument vers l’avenir.

Le 23 décembre 1809, après trois ans d’absence, elle fit sa rentrée dans la capitale. Elle se promettait depuis longtemps une grande joie de ce retour à Berlin, elle n’y trouva qu’un sujet nouveau d’alarmes : des avis expédiés de Paris assuraient que Napoléon, impatient des retards apportés par la Prusse épuisée au paiement de ses contributions de guerre, se préparait secrètement à lui arracher encore un morceau de territoire.

Un besoin impérieux de repos la détermina, vers le milieu de juin, à aller passer quelques jours à Neu-Strélitz, chez son père. Le 25 juin 1810, elle quitta Charlottenbourg. Les personnes qui l’accompagnaient furent frappées de sa tristesse. Quoiqu’elle se dît heureuse de revoir sa famille qu’elle n’avait pas embrassée depuis six ans, elle ne cessa de pleurer tout le long de la route, soit qu’elle eût perdu la faculté du bonheur, soit que toute émotion ne pût désormais se traduire en elle que par des larmes.

À Hohen-Zieritz, résidence d’été du duc de Mecklembourg-Strélitz, l’accueil des siens lui donna un éclair de gaîté ; mais, les premiers épanchemens passés, elle retomba dans une profonde mélancolie, en proie à de sombres pressentimens.

Quelques jours après son arrivée, elle dut prendre le lit : des spasmes violens l’étouffaient. Bientôt elle éprouva une douleur à la poitrine et elle cracha le sang.

Le roi, mandé en toute hâte de Berlin, arriva aussitôt avec ses deux fils aînés. Elle le reconnut encore ; mais le mal avait fait de si rapides progrès et la torturait à tel point qu’elle n’avait plus la force de parler. Le 18 juillet, elle entra en agonie, et, le lendemain, dans un spasme, elle expira. Elle avait trente-quatre ans. Mourir sans avoir abordé aux terres promises ni même les avoir saluées de loin, — cette dérision suprême de la fortune cruelle était le dernier coup réservé à la reine Louise : elle disparaissait à l’heure où son rêve allait se réaliser, à la veille de Moscou, de Leipzig, de Waterloo.


V

A la nouvelle de sa mort, un souffle, un tressaillement passa sur les pays germaniques, comme si son âme, devenue libre, sortait des étroites limites où la défaite avait confiné son essor et prenait possession d’un domaine où Napoléon n’avait plus de prise, celui des consciences de tout le peuple allemand. Aux jours de la revanche, Arndt et Kœrner l’invoquèrent dans leurs chants belliqueux ; son image sembla flotter encore en tête des régimens prussiens franchissant le Rhin, et, le 30 mars 1814, le premier cri de Blücher découvrant Paris des hauteurs de Montmartre fut : « Enfin, la reine Louise est vengée ! »

Puis l’oubli s’étendit sur elle. Après l’avoir sincèrement pleurée, le roi, qui vécut vieux, convola en secondes noces, et nul n’éveilla plus le souvenir de l’infortunée souveraine.

A l’apothéose tardive qu’on lui décerne aujourd’hui, des causes très diverses ont coopéré.

Il a fallu d’abord un concours singulier de mémorables événemens : la suprématie de la Prusse a été fondée et l’empire d’Allemagne restauré par le propre fils de celle qui avait vu sa patrie vaincue à Iéna et démembrée à Tilsit.

Là est la raison première, la raison véritable et profonde du mouvement qui, de nos jours, porte les esprits à idéaliser la reine Louise. Une légende est nécessaire aux origines de la grande œuvre nationale où les Hohenzollern ont attaché leur nom, parce qu’il n’est pas d’exemple d’une grande fondation qui n’ait une légende à son début, et parce qu’il n’est pas de peuple qui, plus que le peuple allemand, ait subordonné sa narration historique à sa tradition poétique.

Le même instinct qui dans l’épopée germanique a toujours attribué aux femmes un rôle actif et prépondérant, voulait aussi qu’une femme présidât au cycle glorieux des derniers Hohenzollern. A cet égard, l’incomparable beauté physique de la reine Louise la servait merveilleusement et la désignait d’avance, pour ainsi dire, à la résurrection légendaire. C’est qu’en effet, pour les personnages qui traversèrent la scène de l’histoire, les dons extérieurs quand ils sont portés à un degré éminent ne sont pas une vaine parure. Semblable aux sons harmonieux que la pensée prolonge et écoute après que l’oreille a cessé de les percevoir, la beauté parfaite ébranle encore les cœurs bien des siècles après qu’elle s’est évanouie. Les figures périssables qu’elle animait autrefois restent gravées en traits distincts dans la mémoire de la postérité ; elles conservent, de l’empire qu’elles exerçaient jadis, le pouvoir de s’imposer à l’imagination des hommes et d’incarner leurs rêves ; et, comme l’émotion esthétique ne naît jamais seule, elles éveillent aussitôt dans l’âme qu’elles visitent les deux sentimens qui ont créé toute la légende religieuse et poétique de l’humanité, celui du mystère et celui de l’infini.

Un autre avantage pour la reine Louise est d’avoir, de son vivant, fort peu agi. S’être trop appliqué à la réalité, avoir trop participé au gouvernement, qui est la chose pratique par excellence, est une mauvaise condition pour revivre dans l’imagination populaire. Un peu d’inconnu et de pénombre est indispensable pour qu’une auréole de fables puisse se former autour de la tête d’un héros. Or, malgré l’influence qu’elle exerça sur les destinées de son pays, la reine Louise, je l’ai marqué plus haut, n’eut rien de la femme politique en ce sens que, si elle inspira souvent, elle ne gouverna jamais.

Mais ces causes ne suffiraient pas à expliquer la consécration qu’elle reçoit de nos jours. L’humanité n’accorde pas à si bon compte sa sympathie. Pour l’obtenir, une condition assez rare est obligatoire : avoir pratiqué le culte de l’idéal sous l’une des formes variées que comporte la religion des belles âmes.

La reine Louise n’y a pas manqué. Elle a servi l’idéal quand, au lendemain d’Iéna, elle créa en elle l’idée de la patrie ; car ce fut là, je le rappelle, une création originale de sa grande âme. Elle l’a servi plus utilement encore quand, de Memel, elle donnait à tous l’exemple de la persévérance dans l’effort, de l’opiniâtreté dans l’espérance, de la foi dans l’avenir, et que, sauvant au fond de son cœur, ainsi qu’en un sanctuaire inviolable, une tradition nationale de plusieurs siècles, elle représentait seule les vertus d’honneur, de devoir et de courage de la race germanique, momentanément abolies dans tout son peuple. Bien plus, elle a été en contact, ne serait-ce qu’un instant, avec l’infini, le jour où, sur l’appel du roi, elle se rendit à Tilsit comme elle eût marché, victime expiatoire, à un sacrifice ; car il n’est pas de relation plus immédiate de la vie finie à la vie infinie que le sacrifice, c’est-à-dire la personne humaine volontairement immolée, l’oubli absolu de soi pour un objet supérieur. C’est en se dévouant ce jour-là au salut de son royaume qu’elle fonda vraiment la légende qui éclôt aujourd’hui. Qu’on ne s’étonne pas, d’ailleurs, du long silence de soixante années qui a précédé cette résurrection poétique. Le sentiment des peuples hésite longtemps devant la mémoire des héros. Des races plus spontanées que les nôtres, plus vives et plus idéalistes, ont mis des siècles à instituer leurs légendes nationales. Il a fallu cent cinquante ans pour que l’imagination du peuple suisse, se recueillant sur elle-même, dégageât de la réalité historique la légende de Guillaume Tell. Le même laps de temps s’est écoulé depuis l’époque où Wallace défendait sa chère Écosse contre le roi Edouard, jusqu’à ce que le vieux ménestrel Harry l’Aveugle célébrât pour la première fois les exploits romanesques du héros des Highlands. Il serait donc surprenant que, dans nos civilisations vieillies, à notre époque d’exégèse et de positivisme, les mêmes phénomènes fussent prompts à se produire.

Quoi qu’il en soit, la légende est née maintenant et insensiblement elle va se développer. Elle n’imposera pas à la biographie de son héroïne de trop étranges déformations, parce que les habitudes critiques de l’esprit moderne l’obligeront à s’assimiler un grand nombre d’élémens historiques ; mais, en dehors des faits généraux, l’imagination populaire reprendra tous ses droits.

Parmi les divers caractères qu’on se plaira ainsi à attribuer à la reine Louise, il en est un pourtant qu’on peut indiquer presque assurément, — le caractère prophétique. Les nations ont toujours voué, en effet, un culte mystérieux aux personnages qui les ont exhortées, réveillées ou consolées aux jours de crise, et dont l’inspiration leur a révélé leur mission historique en les forçant à l’accomplir. Elles ont vu un don miraculeux de divination dans ce qui n’était qu’un simple phénomène de la vie de sentiment, une forme particulière de l’enthousiasme. Ainsi fit Israël pour les grands voyans qui ne le laissèrent pas désespérer de sa destinée et qui le réconfortèrent dans les mauvais jours. Ainsi en adviendra-t-il, sans nul doute, pour celle qui, aux plus sombres heures, affirma si hautement sa loi dans l’indestructible vitalité de son peuple. La nation allemande l’embaumera dans son souvenir, comme ces Vellédas fatidiques de la vieille Germanie, sur lesquelles le pays rhénan nous a conservé de si merveilleuses histoires, et le mot de Tacite sera toujours vrai : Vetus apud Germanos mos quo plerasque feminarum fatidicas et, augescente superstitione, arbitrantur deas. — « C’est, chez les Germains, une coutume antique de regarder la plupart des femmes comme des devineresses et, la superstition augmentant, d’en faire des déesses. »


M. PALEOLOGUE.

  1. Parmi les principales œuvres consacrées dans ces dernières années à Louise de Prusse, je citerai les beaux portraits de la reine et de ses deux fils par Steckfer (1886) et par Richter (1889), — le Luisen-Denkmal d’Encke érigé au Thiergarten en 1880, — l’histoire de Luise, Königin von Preussen, d’Adami (Berlin, 1876 et 1888) et, sous le même titre, celle de Kluckhohn (Berlin, 1876), — la correspondance de la reine dans les deux éditions d’Adolf Martin (Berlin, 1887) et de Braun (Berlin, 1888), enfin le recueil de poésies intitulé : Die Königin Luise in der Dichtung, de Belling. (Berlin, 1890.)
  2. Comte de Ségur. Histoire et Mémoires, II, 210. Année 1803.
  3. La Prusse était moralement si atteinte que, à part Humboldt, elle a dû chercher hors de son sein les hommes qui l’ont relevée après Tilsit : Stein était Nassovien et Scharnhorst Hanovrien. De même elle n’a fourni personne à la brillante pléiade des créateurs du patriotisme allemand : Fichte et Koerner étaient Saxons ; Niebuhr, Holsteinois ; Savigny, Hessois ; Arndt, Suédois de RQgen ; Uhland, Wurtembergeois ; Rückert, Bavarois, etc.
  4. On lit dans la correspondance de Joseph de Maistre : « Saint-Pétersbourg, mars 1807. —La Prusse vient d’être tentée de nouveau. Le général Bertrand est venu offrir au roi les plus belles conditions s’il voulait faire la paix et se détacher de la Russie, mais il a tenu bon. A présent, il est ferme comme un roc, car le courage ne l’abandonne ni jour ni nuit… »
  5. On lit dans les Mémoires de Ségur (III, chap. III) au récit de la bataille d’Iéna : « Quand j’annonçai à l’empereur que nous avions failli prendre la reine, sa voix s’anima en me répondant : C’eût été justice ! Elle l’avait bien mérité. C’est elle qui est la cause de la guerre ! .. »
  6. Napoléon en a fait l’aveu à Saint-Hélène. (V. Mémorial, IV, 262.)
  7. C’est dans la matinée de ce jour que Napoléon écrivait à l’impératrice Joséphine : « La reine de Prusse est réellement charmante, elle est pleine de coquetterie pour moi ; mais n’en sois pas jalouse : je suis une toile cirée sur laquelle tout cela ne fait que glisser. Il m’en coûterait trop cher de faire le galant. »
  8. Les commentaires, en effet, allèrent leur train. A Saint-Pétersbourg l’entourage de la princesse Narischkine, dont le tsar commençait à se détacher, tint les propos les plus désobligeans sur la reine Louise. Mais l’ambassadeur de France fut particulièrement grossier dans ses appréciations : « Caulaincourt, écrit Joseph de Maistre dans sa Correspondance (5/17 janvier 1809), s’est peu gêné pour désapprouver le voyage, lia dit sans façon chez la princesse Dolgorouki : « Il n’y a point de mystère à ce voyage, la reine de Prusse vient coucher avec l’empereur Alexandre. »