Louise de Coligny
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 374-402).




LOUISE DE COLIGNY



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I. Lettres inédites de Louise de Coligny, princesse d’Orange, au vicomte de Turenne. — II. Lettres de Louise de Coligny, princesse d’Orange, à sa belle-fille, Charlotte-Bralantine de Nassau, duchesse de la Trémoille, publiées d’après les originaux, par M. Paul Marchegay, Paris 1872.

Parmi les grandes dames protestantes qui vécurent pendant les temps les plus troublés de la réforme, il n’en est pas que l’histoire doive regarder d’un œil plus compatissant que Louise de Coligny, la fille de M. l’amiral , la veuve de M. de Téligny, la veuve de Guillaume le Taciturne. Les nobles figures du xvie siècle sont restées longtemps comme effacées dans le rayonnement du grand siècle qui l’a suivi , et l’école philosophique du siècle suivant, qui n’éprouvait pas de vives sympathies pour les huguenots, n’a pas tenté de les remettre dans le grand jour. L’histoire de la réforme française, si riche en tragiques souvenirs et en grands caractères, n’a encore été écrite que par fragmens, et elle l’a été rarement avec une véritable impartialité.

La femme dont nous avons retrouvé dans nos riches archives nationales une correspondance inédite appartient à tous les titres à cette histoire négligée. Pendant bien longtemps, elle n’a été connue que par une biographie de quelques pages, insérée dans les excellens Mémoires pour servir à l’histoire de la république des Provinces-Unies et des Pays-Bas ; on l’y trouve comme perdue parmi les biographies des princes d’Orange, de Barneveld, d’Aersens, ambassadeur des Pays-Bas à la cour de France, et de Grotius. Le père d’Aubry du Maurier, l’auteur de ces mémoires, avait longtemps représenté la France à La Haye, et avait eu les plus affectueux rapports avec la princesse d’Orange. Ces mémoires naïfs ne sont que le souvenir des conversations d’un père avec son fils. Nous retrouvons assez fréquemment le nom de la princesse d’Orange dans les mémoires et les lettres de Duplessis-Mornay, dans quelques livres du même temps ; mais la science historique n’a été mise que très récemment en possession de documens originaux relatifs à la fille de Coligny. M. Paul Marchegay a publié en 1872, dans le Bulletin de la Société du protestantisme français, soixante-huit lettres de cette princesse, qui sont à Thouars, dans le riche chartier de M. le duc de La Trémoille. Le Bulletin donna en 1873 deux lettres adressées par elle aux « illustres et magnifiques seigneurs de Berne. » Nos archives nationales possèdent une partie des lettres, très longues et très intéressantes, qu’elle a adressées à Henri de La Tour, vicomte de Turenne, qui devint duc de Bouillon. Ces lettres inédites nous seront d’un précieux secours dans la tâche que nous avons entreprise de rejeter comme un pâle rayon sur une Française du xvie siècle.


I.

Il n’est pas étonnant de trouver chez les religionnaires du xvie siècle des familles assez nombreuses pour qu’on puisse les nommer bibliques. Gaspard de Coligny, universellement connu sous le nom de l’amiral, eut de sa première femme Charlotte de Laval huit enfans. On avait alors, et l’on a conservé dans tous les pays protestans, l’habitude d’inscrire dans des livres de piété les naissances et les morts. On garde en Hollande un précieux livre d’Heures, imprimé en 1500, qui des mains de Louise de Montmorency était passé dans celles de son second mari, le père de l’amiral, et qui fut depuis continué par l’amiral lui-même. Il y mentionne les dates de son mariage avec Charlotte de Laval et de la naissance de tous ses enfans. Louise vint au monde à Châtillon-sur-Loing, le 27 septembre 1555.

Charlotte de Laval mourut en 1568, quand Louise de Coligny n’avait encore que treize ans ; elle avait atteint seize ans quand l’amiral se remaria à La Rochelle avec Jacqueline d’Entremonts, veuve de Claude de Bastarny du Bouchage, baron d’Anthon en Dauphiné, qui avait péri dans l’armée catholique à la bataille de Saint-Denis.

Le second mariage de l’amiral avec une jeune veuve de trente ans n’était sans doute pas de nature à plaire à Louise. Jacqueline d’Entremonts était une riche héritière, elle possédait de nombreux fiefs dans la Bresse, le Dauphiné et la Savoie. Le duc de Savoie était son suzerain : il l’avait vue à regret épouser un seigneur dauphinois ; il s’opposa formellement à son mariage avec le puissant amiral. Coligny cherchait-il à se créer un abri sur les frontières de Savoie ? La volonté de l’homme le plus énergique ne peut-elle résister aux professions d’amour d’une femme ? Coligny fut-il surtout touché du désir de la ramener à la cause protestante, ou ne sut-il pas résister à ces flatteries que la jeunesse repousse avec bien moins d’efforts qu’une vieillesse rude et austère ? « Jacquette d’Antremon, courageuse dame, écrit d’Aubigné, prit un tel désir de l’épouser sur sa réputation, que contre les défenses et prescriptions de son duc elle s’en vint à La Rochelle pour être appelée avant de mourir, ainsi qu’elle le disait, la Martia de ce Caton. »

Louise de Coligny ne vit sans doute pas arriver sans quelque effroi une belle-mère enthousiaste, qui s’était échappée sur un petit bateau du Rhône pour aller épouser le Caton huguenot. L’amiral comprit qu’il devait chercher aussitôt un mari pour sa fille ; il « l’aimait tendrement, dit Du Maurier, et souhaitait passionnément de la bien placer. » Son choix, on le sait, tomba sur Téligny, qu’il avait élevé et qu’il aimait comme son fils.

Les Téligny étaient alliés aux maisons de Montmorency, de Châtillon, de Condé et de La Rochefoucauld. Louis de Téligny, le père de celui qui devait épouser la fille de l’amiral, avait mal mené ses affaires. « Ce fort honnête gentilhomme, dit Brantôme, imita le père en valeur et sagesse, et pour estre tel, il fut en ses jeunes ans guidon de feu monseigneur d’Orléans ; dont il s’acquitta si dignement que, pour se faire paraître en cette charge, s’enfonça si fort en de grandes debtes, comme sont coutumiers les jeunes gens, que, ses créditeurs le poursuivant estrangement, fut contraint d’abandonner la France et se retirer à Venise où, de mon temps, je l’ai vu ; et si monctrait encore, en sa misère et pauvreté, un courage bon et point encore ravallé. Il y est mort pourtant en cet estat. » L’amiral avait été un second père pour le jeune fils de son ami ruiné, et Charlotte de Laval avait eu aussi pour lui la tendresse d’une mère. Tous les écrivains du temps représentent Charles de Téligny comme un gentilhomme accompli, beau, de douce nature. Il alla voir son père à Venise en 1561 et s’arrêta quelque temps à la cour du duc de Savoie, Philibert-Emmanuel ; Coligny le fit nommer en 1562 gentilhomme de sa chambre et lui donna la lieutenance d’une compagnie. La guerre civile éclata la même année, et le prince de Condé dépêcha Téligny au duc de Savoie. Le jeune ambassadeur revint à temps pour prendre part à la bataille de Dreux, et Coligny peu après l’envoya en Angleterre avec des lettres pour la reine Élisabeth et pour Cecil. Quand le prince de Condé eut signé la paix d’Amboise, Coligny retourna assez mécontent à Châtillon, où Téligny alla le rejoindre.

Pendant la paix de quatre années qui suivit, Téligny fut chargé par Coligny d’une mission dont l’objet est encore aujourd’hui mystérieux. Il fut dépêché à Constantinople en l’an 1566, avec une suite de seigneurs huguenots, Ville-Conin, Genissac, Longua. « C’est un grand cas, dit Brantôme en parlant de Coligny, qu’un simple seigneur et non point souverain, mais pourtant d’un très haut et ancien lignage, ayt fait trembler tout la chrestienté et remplir de son nom et de sa renommée, tellement qu’alors de l’admirai de France en estait-il plus parlé que du roy de France. Et si son nom était connu parmi les chrestiens, il est allé jusques aux Turcz ; de telle façon, et il n’y a rien si vray, que le grand sultan Soliman, l’un des grandz personnages et capitaines qui régna despuis les Ottomans, un an avant qu’il mourut, l’envoya rechercher d’amitié et accointance, et lui demanda advis comme d’un oracle d’Apolo ; et, comme je tiens de bon lieu, ilz avaient quelque intelligence pour faire quelque haute entreprise, que je n’ai jamais pu tirer ny sçavoir de M. de Theligny, mon grand ami et frère d’alliance, qui fut despesché de M. l’admiral et le seigneur de Ville-Conin à Constantinople, là où ils ne le trouvaient point, car il estait desjà parti pour son voyage de Siguet (Szygeth), où il mourut. »

Téligny revint sans avoir pu remplir sa mission, ayant eu la douleur de perdre en route son ami Ville-Gonin. La Bibliothèque nationale conserve le manuscrit d’une complainte touchante qui fut adressée à ce sujet à Téligny[1]. Nous n’en citerons que les deux premiers vers :


Ô seigneur Téligny, seigneur plein de sagesse,
De bonté, de vertu et de grande proësse !


Sage, bon, vertueux, ces mots reviennent toujours sur les lèvres de ceux qui parlent de lui. 11 était également discret, car le secret de la négociation de Constantinople mourut avec lui. Charles IX demandait un jour à l’amiral, dans un de ces momens où il jouait l’abandon, si Téligny avait cherché à nouer des trames avec le grand sultan pour aider le parti huguenot. L’amiral protesta contre cette accusation et se contenta de dire que « son intervention dans cette affaire n’avait rien eu que de légitime (dépêche de sir Henry Norris à Cecil, 6 avril 1567). » Quelques mois après cet entretien, la guerre civile recommença par l’entreprise faite par les hugue- nots sur Meaux pour enlever la personne du roi; après la bataille de Saint-Denis, la lutte continue dans les provinces : on se bat et l’on traite en même temps. Les négociateurs sont « Telligni, fort agréable à la cour pour ses gentillesses[2], » et le cardinal de Chastillon. Après la bataille de Jarnac et la mort de Condé, l’amiral, chargé d’une responsabilité plus terrible, a sans cesse besoin de Téligny. Trois mois après cette bataille, il écrivait son testament (15 juin 1569), et, comme il prévoyait une fin prochaine, il faisait connaître les desseins qu’il formait sur son élève favori. « Suivant les propos que j’ai tenus à ma fille aînée, je lui conseille, pour les raisons que je lui ai dites à elle-même, d’épouser M. de Téligny, pour les bonnes conditions et autres bonnes parties et rares que j’ai trouvées en lui. Et, si elle le fait, je l’estimerai bien heureuse ; mais en ce fait je ne veux user ni d’autorité, ni de commandement de père ; seulement je l’avertis que, l’aimant comme elle a bien pu connaître que je l’aime, je lui donne ce conseil pour ce que je pense que ce sera son bien et contentement, ce que l’on doit plutôt chercher en toutes choses que les grands biens et richesses. »

Louise de Coligny aimait le jeune Téligny ; ils s’étaient connus enfans dans la solennelle douceur de Châtillon. Depuis qu’il était sorti de l’adolescence, elle ne le voyait plus qu’entre deux batailles, et les dangers qu’il courait avaient sans doute contribué à imprégner de passion la tendresse un peu tranquille qui naît d’une vie commune. À Moncontour, le régiment de Téligny avait soutenu celui de La Noue, devenu le mari de la jeune Marguerite de Téligny. Il était toujours employé aux négociations qui suivaient les combats, et Biron l’emmena avec lui quand il alla traiter avec le roi et la reine-mère.

Un moment on put croire à une paix durable : l’amiral, « pensant avoir trouvé après tant de travaux quelque repos, prit dessein de se remarier[3]. » Il épousa à La Rochelle Jacqueline d’Entremonts, et peu après, le 26 mai 1571, on célébra dans la même ville les noces de Téligny et de Louise de Coligny, devant Jeanne d’Albret, son fils le roi de Navarre, le prince de Condé, le prince Marcillac, La Noue, le grince Louis de Nassau.

L’année suivante, le roi écrivit à l’amiral des lettres caressantes, le conviant à venir à Blois et le priant de s’entremettre pour le mariage de la princesse Marguerite, sa sœur, avec le roi de Navarre ; ce mariage était le meilleur moyen d’affermir la paix et la concorde publique. L’amiral se rendit à Blois, mais ce qu’on lui rapporta des menées des Guises le mit en méfiance, et il retourna à Châtillon. Il fit prier le roi par son gendre Téligny de lui permettre d’y retenir quelques soldats pour sa garde. Soit que le bonheur amollît son âme, soit que, malgré son expérience diplomatique, Téligny n’eût point perdu cette fleur de candeur qui convient à la jeunesse, il se faisait sans cesse auprès de l’amiral et des gentilshommes huguenots le garant de la bonne foi royale. Il entretenait son beau-père de grands desseins bien capables de l’émouvoir. Le roi voulait faire la guerre à l’Espagnol ; déjà l’on avait fait des ouvertures à Louis de Nassau, qui traitait au nom du prince d’Orange. Les villes des Flandres étaient lasses de l’avarice et de la cruauté de leurs maîtres étrangers ; le roi devait mettre Coligny à la tête d’une grande armée. Si la guerre avait une heureuse issue, la France garderait tout le pays entre la Picardie et Anvers, la Hollande, la Zélande et la Frise resteraient au prince d’Orange. Huguenots et catholiques confondraient encore une fois leur sang au service de la France, comme ils l’avaient fait au siège du Havre.

Ces nobles pensées remplissaient Coligny quand il se rendit à Paris pour assister aux noces du roi de Navarre et de Marguerite de Valois. Téligny était heureux de montrer sa jeune femme à la cour ; au milieu des danses, des tournois, des fêtes, le roi Charles IX les accablait des témoignages de sa dangereuse affection. Le voile ne tomba même pas des yeux de Téligny le jour où l’amiral fut blessé en trois endroits d’une arquebusade tirée par une fenêtre. Le roi feignit une grande colère, et alla voir Coligny accompagné de la reine-mère, de ses frères et d’une suite nombreuse. « Le roi, lit-on dans les Mémoires de Coligny[4], à l’abord demanda qu’on fit sortir de la chambre tous les gens de l’amiral hors Téligny et sa femme.» Le roi et la reine-mère voulurent voir et toucher la balle de cuivre qu’on avait extraite d’une des blessures ; le roi demanda à l’amiral s’il avait beaucoup souffert quand on lui avait coupé le doigt. L’entretien fut long, affectueux, par momens solennel, quand l’amiral fit allusion à l’affaire des Flandres. Le roi insista pour donner une garde à l’amiral. Les huguenots, le roi de Navarre, le prince de Condé, voulaient emmener l’amiral hors de Paris, malgré la gravité de son état ; Téligny se fâcha contre eux : « c’était faire injure au roi de révoquer en doute sa parole et sincérité[5]. » Quelques gentilshommes demandèrent à passer la nuit pour garder l’amiral. Téligny les remercia courtoisement. Il rentra lui-même un peu avant minuit avec sa femme en son logis, qui joignait celui de l’amiral.

Louise de Coligny ne devait plus revoir son père : la cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois donna, peu d’instans après qu’elle l’eut quitté, le signal de l’horrible massacre. On connaît tous les détails de la fin de l’amiral, on sait moins bien comment périt Téligny. Jean de La Pise, qui raconte dans son Histoire d’Orange l’assassinat de Guillaume le Taciturne, dit en parlant de sa femme : « Quasi mourante en l’excès de sa douleur, elle invoque Dieu qui la fortifie, adresse sa prière au Tout-Puissant, et à voix gémissante, à cœur ardent, les yeux et les mains élevés au ciel : « Mon Dieu, dit-elle, donne-moi le don de la patience, et de souffrir selon ta volonté la mort de mon père et de mes deux maris, tous trois assassinés devant mes yeux. » Ne faut-il voir dans ces lignes qu’un mouvement d’éloquence d’un historien, très exact pourtant et très digne de foi, ou la malheureuse jeune femme vit-elle réellement de quelque fenêtre, à la lueur des torches, tuer et son père et son mari ? Nous l’ignorons. On ne connaît même pas exactement les détails de la mort de Téligny. « Le sieur de Téligny, — écrit l’auteur du Tocsain des massacreurs, la relation la plus détaillée de la Saint-Barthélémy, — lequel pour sa beauté, bonne grâce et savoir, fut espargné de plusieurs qui néanmoins avoient charge de le tuer ; mais enfin, s’étant retiré en son grenier, fut meurtri avec aucuns gentilshommes qui s’y étaient sauvés[6]. »

Au moment du massacre, la nouvelle femme de l’amiral était à Châtillon ; sa grossesse avancée ne lui avait point permis de suivre son mari à Paris. Mme de Téligny alla la rejoindre, et quelques jours après les deux veuves allèrent chercher un asile en Suisse, où elles n’arrivèrent pas sans courir de grands périls.

L’amirale demanda au duc de Savoie la permission de retourner dans ses états. Philibert-Emmanuel refusa d’abord de la recevoir ; puis, sur les instances de la comtesse d’Entremonts, mère de l’amirale, il lui permit d’aller habiter son château de Saint-André de Briord. Mme de Téligny fut rejointe à Berne par MM. de Châtillon et d’Andelot. Elle alla ensuite avec ses frères retrouver à Bâle son cousin, M. de Laval, et sa famille. Dans une lettre du 25 avril 1573, elle remercie en noble langage les « puissans et magnifiques seigneurs » de Berne pour l’accueil bienveillant qu’elle a reçu en Suisse avec ses frères après la Saint-Barthélémy.

Deux mois après, le 10 juin 1573, elle leur écrit une nouvelle lettre pour intercéder en faveur de l’amirale, devenue la prisonnière de Philibert-Emmanuel. On peut trouver étrange que Mme de Téligny, qui n’avait encore que dix-huit ans, ait dû étendre sa protection sur sa belle-mère ; elle parle modestement à ces messieurs de Berne au nom d’une a famille qui a été nourrie en une affection régulière au bien et au service de leur estat. » Qu’était-il donc arrivé à l’amirale ? Le duc Philibert-Emmanuel, qui la considérait toujours comme sa sujette, l’avait mise sous la garde de la comtesse d’Entremonts, mais à peine arrivée au château qui devait lui servir de demeure, elle quitte sa mère, part avec son jeune enfant, avec quatre gentilshommes, et se dirige vers le Mont-Cenis pour franchir les Alpes et aller à Turin. Elle fut arrêtée au pied du col, on lui enlève son enfant et elle est emprisonnée dans le château de Nice. Les seigneurs de Berne et de Bâle intercédèrent en vain en sa faveur ; ainsi firent le duc de Saxe et le comte palatin. Le duc de Savoie fit mine d’attribuer la détention de l’amirale à des menées politiques sur lesquelles il ne donna aucune explication[7].

Qu’allait devenir Louise de Coligny ? Elle était pour tous un objet de pitié : elle devint bientôt un objet d’admiration. « Cas étrange, dit Brantôme, en ce pays barbare et rude, elle prit telle grâce et telle habitude si vertueuse qu’étant en France de retour, elle se rendit admirable par ses vertus et bonnes grâces, et donna au monde occasion de s’ébahir et de dire, pour l’amour d’elle, que les pays durs, agrestes et barbares, rendent quelquefois les dames aussi accomplies et gentilles que les autres pays doux, courtois et bons. » Mme de Téligny ne rentra en France qu’après la promulgation de l’édit accordé par Henri III aux réformés en 1577. Elle ne se montra à la cour que pour demander la cassation de l’arrêté rendu contre son père par le parlement de Paris, après la Saint-Barthélémy. Elle était pauvre, n’ayant reçu en dot que 3, 000 livres de rente, représentées en partie par un petit domaine dans le Gâtinais. Téligny lui avait donné un douaire égal, assigné sur la terre de Lierville en Beauce. Sa petite seigneurie du Gâtinais était voisine de Châtillon, où son frère aîné était rentré.

Les hommes de fer du XVIe siècle ne connaissaient guère les longs veuvages. Coligny avait pris une seconde femme ; Guillaume d’Orange, après la mort de Charlotte de Bourbon, sa troisième femme, rechercha Mme de Téligny et « l’épousa l’an 1583, dit Du Maurier, sur la réputation de sa vertu. » Elle n’avait pas eu d’enfant de Téligny, elle venait d’atteindre sa vingt-huitième année. Bien qu’il eût été marié trois fois, Guillaume d’Orange, toujours exposé au poignard des assassins, n’avait auprès de lui qu’un fils, le prince Maurice ; l’aîné, enlevé en 1568 par le duc d’Albe, était toujours prisonnier en Espagne. Les trois filles qu’il avait de ses deux premiers mariages, les six filles que lui avait données Charlotte de Bourbon, ne pouvaient continuer son œuvre. Il n’est pas étonnant que, n’ayant encore que cinquante ans, il espérât avoir d’autres héritiers. Son cœur était tout français : il avait tendrement aimé Charlotte de Bourbon ; il voulut reprendre une femme française, bien qu’on essayât de l’en détourner.

Henri III avait trop d’esprit politique pour ne pas appuyer la demande de Guillaume d’Orange, qui enchantait les huguenots et qui pouvait servir les intérêts de la maison de Bourbon. Louise fut conduite par mer à Flessingue, et le mariage fut célébré à Anvers le 12 avril 1583. Le rôle de la princesse était difficile : la défiance contre la France n’était nulle part aussi vive qu’à Anvers ; il n’était sans doute pas aisé de charmer la vie d’un homme qui avait reçu le surnom de Taciturne; enfin dix enfans de trois lits différens composaient une famille où une jeune belle-mère ne pouvait pas établir sans peine son légitime empire. Le prince ne voulut pas exposer longtemps sa femme aux grossièretés des Anversois et l’emmena à Delft en Hollande, où elle fut très bien accueillie. « Elle a conté naïvement, dit Du Maurier, à mon père qu’elle fut fort surprise, arrivant en Hollande, de la différente et rude manière de vivre de ce pays-là à celle de France, et qu’au lieu qu’elle avait coutume d’aller dans un carrosse suspendu à la française, on la mit dans un de ces chariots découverts de Hollande, conduits par un vourman, où on la fit asseoir sur une belle planche. »

La princesse mit au monde, le 28 février 1584, un fils qui reçut les noms de Henri, roi de Navarre, et de Frédéric, roi de Danemark. Au mois de mai arriva à la cour du prince à Delft un jeune Bourguignon de vingt-six ans, nommé Balthazar Gérard, qui prenait le nom de François Guyon et se disait natif de Besançon ; il racontait que son père avait été mis à mort comme huguenot et témoignait d’un grand zèle pour la religion réformée. Il se lia avec les domestiques du prince, se trouva aux prêches et aux prières du soir, et se proposa comme messager. « Il s’accosta au prince le 10 de juillet à l’heure du dîner, lui demandant un passeport d’une voix tremblante et mal assurée, comme remarqua fort bien la princesse, là présente, laquelle demanda au prince qui il était, parce qu’il avait mauvaise mine et contenance; sur quoi le prince lui dit qu’il demandait son passeport, lequel on lui dépeschait. Durant le dîner, on le vit se promener près de l’écurie, derrière le logis, tirant vers les remparts de la ville : comme le prince, après le repas, voulut sortir, le meurtrier se tenait près de la porte de la salle, lequel, en faisant semblant de lui demander son passeport, deschargea sur lui l’une des pistoles, chargée de trois balles. Le prince, sentant qu’il était blessé, ne dit autre chose, sinon : Mon Dieu, aye pitié de mon âme, je suis fort blessé; mon Dieu, aye pitié de mon âme et de ce pauvre peuple[8]. » Peu après, il rendit l’âme en présence de sa sœur, la comtesse de Swartzenberg, et de sa femme.


II.

La princesse d’Orange était veuve pour la seconde fois. Guillaume le Taciturne avait mis en faisceau les Pays-Bas néerlandais, il avait durant sa vie fait plus de bruit que tous les rois et défié la puissance espagnole. On put croire un moment que son œuvre finirait avec lui, son fils Maurice n’avait encore que dix-sept ans. Il parut que rien ne pourrait résister au duc de Parme, qui d’abord emporta Bruges, Gand, Nimègue, Anvers et quantité d’autres places. L’alliance d’Elisabeth d’Angleterre était presque aussi dangereuse que son amitié. Hohenlohe, qui avait épousé la fille que Guillaume le Taciturne avait eue de sa première femme, Anne d’Egmont, soutint les premiers chocs en attendant que Maurice d’Orange fût en état de venger son père et de faire violence à la fortune. Louise de Coligny était attachée désormais aux Pays-Bas par des liens indissolubles, par le souvenir du Taciturne, par son enfant, par la mémoire de son père et de son premier époux, car la cause réformée ne pouvait triompher en France, si elle était perdue en Hollande. Rien pourtant ne pouvait vaincre sa tendresse pour son pays natal, et il est naturel que, parmi les enfans nombreux de son second mari, son cœur se soit attaché de préférence à ceux qu’il avait eus d’une autre femme française, de « la féconde abbesse, » de Charlotte de Bourbon.

On a des lettres écrites, peu après l’assassinat de Guillaume, par sa veuve à Jean de Nassau, un frère du Taciturne, qui avait quitté les Pays-Bas pour vivre dans les terres allemandes de la maison de Nassau[9]. La malheureuse femme demande appui à son beau-frère. Les états-généraux, dans leur terreur, avaient élevé Maurice de Nassau à toutes les dignités de son père ; mais ils se montraient plus que parcimonieux pour ses autres enfans. « Combien, lui écrit-elle (28 octobre 1584), que j’aie sollicité de tout mon pouvoir ceux qui ont été ordonnés pour la conduite des affaires de la maison, si est-ce que jusques à présent n’en ai pu obtenir aucune réponse. Je fais ce que je puis pour me maintenir avec la dignité de la maison en laquelle j’ai eu cet honneur d’être alliée, et je le ferai encore tant qu’il sera en ma puissance, tant pour mon regard que des petits enfans que j’ai retirés près de moi. Suivant quoi, combien que c’est avec grands frais, même pour la longueur du chemin, j’ai retiré de France quelques moyens sans lesquels il m’eût été du tout impossible de soutenir une telle dépense que celle qu’il me faut faire. » Dans une autre lettre (19 décembre 1584), elle lui écrit qu’elle s’est installée à Leyde avec le petit neveu et les nièces de Jean de Nassau pour « s’oster du lieu où elle a reçu sa perte. » De là, elle se rendit à Middelbourg, en Zélande. « Vos petites nièces et mon fils, votre petit neveu, se portent bien… J’espère que Dieu me conservera ce gage, que j’ai si cher, de monseigneur son père ; c’est toute ma consolation et mon unique plaisir… Cette maison est réduite maintenant à tel point que je ne sais plus comment les enfans et moi avons moyen de nous entretenir selon l’honneur de la maison. » (28 avril 1589.)

Jean de Nassau n’avait sans doute conservé que peu de crédit dans les Pays-Bas ; pendant cinq ans, la princesse dut vivre avec ses propres ressources. On différait toujours de payer son douaire (son contrat de mariage lui assignait une rente de 8, 000 livres, la jouissance des châteaux de Berg-op-Zoom et de Grave) et les pensions allouées aux enfans de Guillaume..

Faisons connaître les enfans de Charlotte de Bourbon, que la princesse avait adoptés et élevait avec son fils : au moment où Guillaume fut assassiné, l’aînée, Louise-Julienne, n’avait encore que huit ans ; Louise de Coligny ne conserva pas auprès d’elle les six filles de Charlotte de Laval. Son mari, toujours préparé à la mort, avait d’avance recommandé la seconde et la sixième à leurs marraines et à leurs parentes. La reine Élisabeth, aussitôt après le crime, écrivit au duc de Montpensier, le grand-père des jeunes orphelines. Elle lui conseilla de confier l’aînée à la fille de Jeanne d’Albret, Catherine de Bourbon, et demanda qu’on lui envoyât la seconde, sa filleule ; elle recommandait d’en donner une à la duchesse de Bouillon, une à l’électrice palatine, une à la comtesse de Schwartzbourg. Une d’elles, Flandrine, était déjà auprès de sa tante, Jeanne de Bourbon, abbesse du Paraclet.

Ces prescriptions ne furent pas exactement suivies : la princesse d’Orange conserva auprès d’elle quatre filles, Louise-Julienne, Élisabeth, Charlotte-Brabantine et la plus jeune, Amélie, qui n’avait, au moment de la mort de son père, que trois ans. Catherine fut donnée à sa marraine, Mme de Schwartzbourg. Ce fut sans doute une douceur pour la pauvre veuve, assiégée de tant de souvenirs affreux, d’être entourée d’un petit peuple d’enfans, de les élever, de parler de la France aux filles d’une princesse de Bourbon. La solitude de Middelbourg eût été trop affreuse pour la princesse d’Orange, si des devoirs incessans n’avaient rempli sa vie et ne l’avaient arrachée à sa douleur.

Les lettres inédites de Louise de Coligny que l’on conserve dans nos archives nationales ont été écrites dans cette ville : les événemens qui y sont mentionnés ne laissent point de doute sur leur date. La princesse d’Orange eut en 1590 et en 1591 une correspondance assez active avec Henri de La Tour, qu’on nommait alors le vicomte de Turenne et qui devait être si connu plus tard sous le nom de duc de Bouillon. Henri de La Tour était de la maison des anciens comtes d’Auvergne : son père était mort à la bataille de Saint-Quentin quand il n’avait encore que trois ans. Il fut élevé à Chantilly auprès de ses grands parens, Anne de Montmorency, connétable de France, et Magdeleine de Savoie. Dès dix ans, il fut mené à la cour de Charles IX encore mineur, et devint le compagnon de jeux du roi, du duc d’Anjou et du duc d’Alençon. Il prit part à douze ans à la fameuse retraite de Meaux quand le connétable dut protéger la personne du roi avec les nouvelles levées suisses contre la cavalerie huguenote. « Je fis comme les autres, écrit-il dans ses Mémoires, me tenant le plus près du roi que je pouvais, mon épée à la main[10]. » Le connétable mourut peu après à la bataille de Saint-Denis, et Louis de La Tour resta auprès de sa grand’mère. Il avait dix-huit ans au moment de la Saint-Barthélémy, et, dit-il, « cet acte inhumain me fit aimer et les personnes et la cause de ceux de la religion, encore que je n’eusse aucune connaissance de leur créance. » Il assista pourtant au siège de La Rochelle et prit sa part de tous les périls et de toutes les occasions. Pendant les lenteurs du siège, il se laissa séduire par le duc d’Alençon, qui, bien que servant dans l’armée royale, méditait de venger la Saint-Barthélémy et avait noué des intelligences avec La Noue, qui était dans la place. « Monsieur le Duc doncques, le roy de Navarre, monsieur le Prince et monsieur de La Noue et moi se trouvèrent ensemble et se promirent les princes grande amitié. » Cette conspiration militaire n’eut toutefois pas le temps d’éclater; la paix fut signée et le camp fut licencié.

Le vicomte de Turenne était pourtant devenu suspect à la cour; il se laissa tomber volontairement dans la disgrâce. Il refusa de s’allier aux Lorrains et d’épouser Mlle de Vaudemont, qui depuis fut reine de France. Toutes ses inclinations étaient déjà du côté des huguenots.

Après la nouvelle prise d’armes, il se déclara ouvertement, fit quelque temps la guerre pour son compte dans le Quercy, puis alla rejoindre à Moutiers l’armée commandée par Condé et par Monsieur, et les reîtres allemands amenés par le duc Jean Casimir. Il avait arboré l’enseigne blanche des huguenots, malgré les exhortations de Monsieur. Mécontent de Monsieur, il quitta brusquement l’armée pendant les négociations qui s’ouvrirent dès que l’armée rebelle approcha de Paris. Retourné à Turenne, il fit tout à fait profession de la religion comme le roi de Navarre, avec qui il commença à se lier fortement.

Quand le duc de Parme assiégea Cambrai, Monsieur réunit des troupes de secours sur la frontière de Picardie; le vicomte de Turenne quitta l’Auvergne et alla s’offrir à Monsieur « avec 50 gentilshommes de très bonne qualité, qui ne dédaignaient pas de porter ses casaques orangées de velours, avec force passemens d’argent, et les armes dorées par bandes. » Il fut accablé dans une escarmouche et resta trois ans durant le prisonnier du duc de Parme. Le roi fit dire qu’il lui paierait volontiers sa rançon, s’il s’engageait à ne jamais prendre les armes pour ceux de la religion. Il refusa d’abandonner « les églises persécutées; » les Montmorency lui prêtèrent 53,000 écus pour payer sa rançon; il revint juste en France un jour avant la mort de Monsieur ; il alla faire sa cour au roi et au roi de Navarre. « J’étais demeuré près de lui, écrit-il, qui durant les chemins me reprit à diverses fois pour discourir de la grandeur des affaires qui lui allaient tomber sur les bras, de la faiblesse du roy, qui voyait en la puissance de la ligue la puissance qu’ils pourraient avoir de Rome et d’Espagne, tant d’argent que d’hommes, qu’il était mal assuré de M. de Montmorency, le Dauphiné fort divisé et M. de Lesdiguières ne s’animant jamais en toutes choses avec les résolutions communes, nos places mal garnies et aussi peu fortifiées, qu’on visait à luy pour le rejetter de la succession. »

Ils font ainsi plusieurs lieues, toujours discourant, concluant « que la cause est fondée en la justice humaine, que Dieu la maintiendrait, qu’il fallait quitter tout plaisir. » On se promit un appui éternel. Le roi de Navarre fut sans doute plus entraînant encore que de coutume pour gagner tout à fait un homme dont il connaissait la vaillance, et qui avait, si jeune encore, le corps déjà couturé de blessures. Désormais le vicomte de Turenne lui appartient. On arrive ainsi à Nérac, et on y célèbre ensemble le jeûne « avec une très grande dévotion. »

À Coutras, Turenne fait l’office de sergent de bataille sous l’œil du roi de Navarre, puis se mit à la tête des cavaliers gascons. Le roi lui rendit avec respect, le soir même de la victoire, le corps de Joyeuse, qui était son proche parent. Les affaires de Henri IV semblèrent presque perdues, quand le duc de Parme le contraignit à lever le siège de Paris. Pendant le siège était arrivé auprès de lui Horace Pallavicini, réfugié pour la religion en Angleterre, et qui avait été dépêché en Allemagne par la reine Elisabeth pour faire contribuer les princes protestans à une armée pour le roi de France. Il avait mission de proposer à Henri IV d’envoyer une personne de qualité à ces princes pour traiter de cette levée; il nomma du Plessis, de La Noue, ou M. de Châtillon, le fils de l’amiral. Henri IV confia la mission au vicomte de Turenne, bien que celui-ci souffrît beaucoup des suites d’une blessure qu’il avait reçue dans la campagne de 1587, devant le fort Nicole, près d’Aiguillon. Cette négociation, qui fut l’origine de la fortune de Turenne, en ouvrant les voies à son premier mariage avec l’héritière de Henri de la Mark, duc de Bouillon, a une véritable importance historique, et mit au service de la cause royale une armée conduite par Christian, prince d’Anhalt. Louise de Coligny était en mesure de rendre de grands services à Turenne, par ses alliances, sa connaissance des cours et son crédit auprès de tous les princes protestans. Elle se chargea de faire passer à Henri IV, par voie de mer, en Normandie, des nouvelles de son ambassadeur.

Turenne était parti d’abord pour l’Angleterre, accompagné de Pallavicini et de Paul Choars de Buzenval, que Henri IV y envoyait comme ambassadeur ordinaire. La reine Elisabeth avait déjà vu le vicomte quand il avait accompagné le maréchal de Montmorency en Angleterre ; elle le reçut avec la plus grande distinction : il était beau, il avait des manières insinuantes, il parlait non-seulement au nom du roi, mais de tous les calvinistes, dont il se regardait comme le représentant. Il s’insinua complètement dans la confiance de la reine, et flatta ses passions secrètes en n’allant pas remettre au roi Jacques d’Ecosse sa lettre de créance pour ce prince, et en se contentant de la lui envoyer, sous le prétexte de ne point retarder son voyage en Allemagne.

Pendant que Turenne était en Angleterre, il reçut plusieurs lettres de la princesse d’Orange ; il lui avait fait espérer son arrivée en Hollande, et elle le presse vivement de venir. « Les états, lui écrit-elle le 12 novembre 1590, le défraieront de toutes ses dépenses tant qu’il sera sur leurs terres, il trouvera des bateaux prêts partout. Je viens à cest heure à l’utilité que vote passage par icy aportera au service du roy, c’est sans doute qu’il sera très grand, car si sa majesté a envye d’entretenir ces gens icy et d’en tirer du secours, il ne peust le faire si bien par personne du monde que par vous, votre réputation estant telle icy que je scay qu’ils feront pour vous ce qu’ils ne feront pour nul autre ; ils sont un peu ambitieus et veulent que l’on fasse quas d’eux. Je sais par quelques-uns d’eux mesmes qui me l’ont dit que sy le roy envoyait vers eus quelque seigneur d’otorité qu’ils accorderoyent beaucoup, et si la royne d’où vous estes à cest heure n’eust été si ombrageuse et que M. de Beauvoyr y eust peu faire un tour, comme souvent je luy ay mandé, je suis asseurée qu’ils eussent fait tout autre chose qu’ils n’ont fait jusquicy, que si le sieur de Buzenval y viens, il y sera longtemps et il ny fera guère et une heure de vous fera plus qu’un an de luy. Laissez les donc dire ce qu’ils voudront et passez en ces isles, puisque le service du roy vous y appelle, je m’asure que vous le ferez bien trouver bon à la royne. »

Venant à son particulier, elle insiste pour sa venue : « Voudriez vous montrer si peu d’amytié à une cousine que vous n’avez vue il y a neuf ou dix ans, et que peut être vous ne verrez jamais de passer si près d’elle sans la voyr; le devoir de bon parent vous y oblyge; depuis que je suis en ces pays, je n’en ay veu nul et puis dire avec vérité que cela m’a fait beaucoup de tort, car il semble à ces gens icy, veu le peu de cas que mes parents et mes amys ont fait de moy depuis mon affliction, que je soye tombée des nues et cela m’a tellement rendue méprisable parmy eux que vous seriez étonné du peu qu’ils ont fait pour moy, mes frères m’ont manqué et ne se montrent tels qu’ils devroyent en mon endroist, que mon cousin le principal honneur et la gloyre de ma race n’en face de mesme et donnes par votre présence contentement à ceste pauvre cousine que, je vous jure, depuis la perte du bien dont la privation me rendra à jamais mysérable, n’avoir senty son cœur emeu de nule joye que par l’espérance que me donnes de votre vue. »

Rarement, je pense, appel plus éloquent ne fut fait à un parent. La princesse est si désireuse de voir un des siens, qu’elle le grandit, elle rehausse ses proportions, elle lui parle de sa gloire, elle l’aime à la fois et l’admire. Il résume en ce moment la France, le bonheur perdu, toutes ses espérances. Le prince Maurice l’effrayait; les mœurs de ses nouveaux parens hollandais ou allemands n’étaient pas faites pour lui plaire beaucoup. On le comprendra bien, si l’on lit ce passage de Du Maurier : « M. le prince Maurice a conté à mon père qu’un jour d’hiver, à La Haye, y ayant quantité de princes et de grands seigneurs d’Allemagne de sa parenté, un jour, ils s’assemblèrent en la principale auberge de La Haye pour s’y divertir; qu’après avoir fait la débauche jusqu’à ne plus voir goutte, un de la compagnie proposa d’éteindre les lumières et de s’entrebattre toute la nuit à coups d’escabelles. Ce qu’ayant exécuté, l’un de ces souverains se trouva un bras rompu, l’autre une jambe cassée, un autre le crâne enfoncé, et que les moins offensés en furent quitte pour avoir d’horribles contusions et les yeux pochés au beurre noir. Après cela, il fallut se mettre tous au lit et se faire? panser, ce que le prince sut de maître Luc, son chirurgien, qui était Français et bien expert dans sa profession, et qui fut appelé pour les traiter et leur remettre leurs membres disloqués. Sur cela, M. le prince Maurice disait à mon père, en s’éclatant de rire : Après ce beau et agréable divertissement, messieurs mes parens pouvaient se vanter d’avoir merveilleusement passé leur temps. »

Turenne s’embarqua pour la Hollande avec Pallavicini et Buzenval, et là eut de longues conférences avec le prince Maurice et avec les députés des états. Il demanda à contracter pour le roi un emprunt de trente mille écus d’or pour faire la levée des troupes en Allemagne. Les états offrirent des troupes et se firent prier pour l’argent. Turenne renvoya Buzenval en Angleterre pour rendre compte de ce qu’il avait fait à Elisabeth, et s’embarqua pour Hambourg afin d’aller achever sa mission chez l’électeur de Saxe et chez l’électeur palatin.

Le 29 février 1591, la princesse d’Orange écrit à Turenne une longue lettre pour lui demander des nouvelles. Elle se plaint de n’avoir rien reçu de lui depuis qu’il avait passé à Utrecht. Un paquet qu’il lui avait fait passer pour la France s’était perdu ; un autre avait été confié à un bateau marchand qui allait à Dieppe, mais qui s’échoua par le brouillard dans la rivière de Somme. « Mon beau-fils (le prince Maurice) me vient de mander qu’il a nouvelles que vous estes arivé à Dresden. J’en loue Dieu de tout mon cœur et le suplye de bénir tellement vos peynes et votre labeur que bientôt il en puisse revenir le bien que tous les gens de bien en espèrent. »

Le 15 mars, elle n’avait pas encore reçu de nouvelles de son cousin le vicomte de Turenne ; elle est occupée de rechercher les moyens de faire toucher pour lui de l’argent. Elle lui donne des nouvelles du roi : « Vous verrez par une lettre que je vous envoyé comme notre roy se hasarde toujours, Dieu le nous préserve et tous ses bons sentimens. Je viens de recevoir une lettre de M. le prince Dombes, qui me mande que les affayres du roy commancent à prospérer plus qu’ils n’ont fait en Bretagne. »

Louise de Coligny aimait sa retraite de Middelbourg : on peut deviner à certaines confidences de Du Maurier que si le prince Maurice lui rendait les respects qu’il lui devait, il était économe de son affection. Maurice ne voyait dans le fils de la princesse d’Orange qu’un héritier du Taciturne ; cet enfant pouvait être appelé à prendre sa place, si lui-même tombait sous une balle ou sous le poignard. On parlait sans cesse de le prendre à sa mère : celle-ci gagnait du temps, elle ne voulait pas le mener en Hollande ; il lui semblait que son fils était plus à elle dans la petite presqu’île de Zélande. Elle confiait ainsi ses alarmes à son parent :


« Mon frère, par la commodité de M. de La Tour, il faut que je vous découvre mes peynes comme à celui seul du conseil de qui je veux dépendre ; cette lettre sera donc toute pour moy, vous ayant envoyé hyer par la voye de Coulongne (Cologne) tout ce que nous sçavons icy de France ; or je vous diray donc que vous sçaves la promesse qui nous a esté fayte pour le regard de mon fils, cependant je découvre que l’on a eu égard seulement à ne rien refuser au roy ny à vous, et à me donner aussy quelque contentement pour me fayre tousjours couler le temps, et se promet que ne réussira rien de cela, parce que l’on dit que ceste promesse vous a esté conditionnée lorsque la France serait en repos, et, ne voyant pas d’aparence à cela, ils sont à me persuader que cela ne me doit empescher d’aler en Holande, et meu pressent et solicitent fort, et j’ay sçeu par ung qui le sçait très bien, de qui je l’ay tiré par artifice, que, lorsque je seré en Holande, il ne faut pas que je face estat d’en partir, et que l’on fera nestre toujours quelque occasion (avec ce qu’il y a aparence que nos misères de France en produiront assez) pour s’escuzer au roy de léser aler mon fils ; je suis à cest heure à combattre donc pour n’aler point là, bien que leur dye (dise), tousjours que j’yré, mais il me survient tousjours quelque dificulté ; enfin ils découvriront bien que c’est que je n’en ay pas envye, s’il ne vous plaist m’y aider par ce moyen, m’escrivant une lettre que je peuse montrer, par laquelle, disant que vous avez entendu par le sieur de La Tour que je veux aler en Holande, vous me pries de suspendre cette résolution jusqu’à ce que soyez de retour, parce que vous avez fait entendre au roy que j’estois icy en quelque chose utile pour son service, mesmement durant vostre négotiation pour recevoir icy, et vous envoyer les comandemens qu’il luy playra vous faire. »


Son projet était de se retirer à Orange avec son jeune fils, et l’on ne peut trop s’étonner qu’il ne pût convenir au prince Maurice ni aux états de donner à la France un gage aussi précieux qu’un prince d’Orange et de le livrer entièrement aux influences françaises. Les Espagnols qui étaient en Provence avaient été presque tous défaits et la principauté d’Orange était aux Nassau ; mais elle était bien loin de la Hollande, et la France était profondément troublée. Louise supplie le vicomte de Turenne de revenir en France par les Pays-Bas ; elle ira le voir au lieu où il voudra, « Votre beau jugement, écrit-elle, résoudra, s’il lui plaît, les troubles de mon esprit pour prendre la résolution que me conseillères soit pour demeurer en ces pays, soit pour me retirer ailleurs. »

Peu après avoir écrit cette lettre, Louise de Coligny eut la visite de sa cousine d’Andelot « qui est certes une des plus honneste et sage fille du monde, » qui lui servit de prétexte pour différer d’aller en Hollande. On lui assigna toutefois le mois de mai pour aller à La Haye « avizer aux affayres de cette mayson, invention que seulement on a trouvée pour m’y activer, car je sais qu’en ce temps icy, on n’y pense donner aucun ordre. » (Lettre du 29 mars.) J’extrais ce passage d’un post-scriptum à la lettre précédente, qui avait été retournée à Middelbourg à cause du départ d’un messager :. « Nous n’avons point sceu des nouvelles de France depuis le passage de M. de La Tour, sinon de la prise de Fecan (Fécamp), de quoy M. de Hollat a pensé enrager, car on l’avait fait venir avec. un très beau secours, et cependant on fit la composition peu devant sa venue, à ce qu’aucuns disent assez mal à propos. Le bruit vient de tous côtés que Chartres est au roy, mais à cause du vent contrayre, on n’en peut encore bien sçavoir la vérité ; le duc de Parme est encore à Bruxelles et se haste assez lentement pour aller en France, mais tousjours ses forces s’aprestent et beaucoup ont opinion qui (qu’il) regarde ce que vous ferez et le chemin que prendres à votre retour pour empescher s’il peut vostre passage, mais je sais que le sieur de Buzenval vous avertit plus particulièrement de telles aflayres et du bon chemin où sont celles pour lesquelles l’avez layssé. Ces gens ici feront pour vous plus qu’ils ne feroyent pour personne du monde pour la bonne odeur qu’ils ont prise de vous à votre passage. »

La nouvelle de la prise de Chartres était fausse, car le 19 avril elle écrit à Turenne : « Je vous diray que de Dyepe (Dieppe) on m’escrit du 16 de ce mois que ceux qui venoyent de Chartres assuroyent avoir veu les ostages que ceus de dedans avoyent envoyes au roy, avec promesse de lui rendre la ville sy dans le dit jour du 16 ils n’avoyent secours : mon beau-fils est party aujourd’huy dicy en intention d’estre bien tost aux champs et faire parler de luy cest été, je ne vous puis dyr combien il se sent heureus et honoré de vous avoir veu et de l’asurance que luy aves donnée que vous l’aymes, il m’a parlé du fait de son petit frère (le jeune fils de Louise de Coligny) et m’a promis qu’il ne manquerait point à la promesse qu’il vous a fayte, de quoi j’ay tiré une lettre de luy qu’il a escrite au roy pour responce à celle dont sa majesté l’a honoré. » Sous cette garantie, la princesse annonce à Turenne qu’elle a promis au prince Maurice d’aller en Hollande suivant ses désirs. La promesse dont il est ici question est révélée dans les lignes suivantes : « Je luy disais (au prince Maurice) que je ne pensais pas que le roy mandast son frère jusqu’à ce que soyes auprès de lui. » Ainsi Henri IV demandait qu’on lui envoyât le jeune fils de Guillaume le Taciturne, et le prince Maurice semblait résigné à cette séparation.

À ce moment, la princesse dit qu’elle n’a encore reçu qu’une lettre de Turenne, depuis que celui-ci a quitté Utrecht ; elle ne sait qu’indirectement qu’il était arrivé à Francfort en bonne santé. Elle avait promis à Turenne de lui écrire toutes les semaines ; malheureusement toutes ses lettres n’ont pas été conservées. A la fin de mai, elle lui donne des nouvelles de M. du Plessis, qui était à La Rochelle et qui s’apprêtait à rejoindre le roi. Son beau-fils, le prince Maurice, était parti de La Haye pour se mettre en campagne avec de belles troupes ; le duc de Parme ne remuait point encore.


« Ma cousine d’Andelot est partie depuis quatre jours, sa présence m’a fait couler icy deux mois beaucoup plus doucement que je ne l’eusse fait, mais à cest heure je racheteré, s’ay-je peur, d’une longue pénitence la joie et le contentement de deux mois d’une cousine et de huit jours d’un cousin, c’est le seul auquel depuis sept ans j’ay participé. Je crains bien que je ne soye pas près de les revoir, cependant vives assuré, je vous suplye, que rien est sous le ciel si religieusement gardé que l’affection et parfayte amitié de votre misérable cousine, laquelle ne finira qu’avec sa vie, je vous bayse légions de fois les mains. »


Quelles tristes langueurs laissent deviner ces effusions d’une âme émue, pour ainsi dire prisonnière, exilée, sans confident ! Les affaires publiques l’occupent, la passionnent, mais ne suffisent pas à la remplir. « Tout bruit de votre belle armée, dit-elle pourtant, et ce dit que commencerés à marcher cette semayne… Ô Dieu, qui me tarde que je voye cette nouvelle certene ! » Elle s’accroche toujours à l’espérance de revoir un moment son cousin. Elle lui donne sans cesse des nouvelles des affaires d’argent, dont le soin avait été laissé à M. de Buzenval. Chaque état avait une part à payer ; elle s’occupe particulièrement de la contribution de la Zélande. Elle lui parle des desseins du duc de Parme, « qui sont encore sy secrets que l’on ne peut asseoir nul jugement de ce qu’il veult fayre ; car une fois y fait des préparatifs pour assiéger une ville et puis tout s’évanouit ; un autre on dit que c’est pour donner en une des îles de Zélande, de quoi souvent je suys en alarme ; à cet instant (29 mai) on a nouvelles icy qu’il est parti de Bruxelles avec quinze cents chevaus et quatre mille hommes de pied et qu’il tient le chemin de Gueldres pour traverser les entreprinses de mon beau-fils. Ceux du conseil dicy viennent aussy de recevoir lettres de Calais par lesquelles on leur mande que le commandeur de La Fère a esté tué d’un coup de hallebarde par le curé de la ville, et que depuis le duc de Meyne a mis la ville entre les mains du duc de Parme, qui y a fait entrer garnison espagnole, de quoi tous les catholiques de ces contrées-là murmurent extrêmement. » Elle se dépite à l’idée que Turenne, à ce qu’on l’assure, ne pourra marcher avant le commencement d’août. « Si j’étais homme, pour certain j’eusse déjà présenté mille combats. » Elle pense toujours à aller à Orange, apprenant que M. de Lesdiguières fait heureusement la guerre dans ce quartier, mais elle ne veut rien décider avant que Turenne ne soit retourné auprès de Henri IV. « Je ne me veux résoudre à chose du monde, ni employer personne pour mon fils ni pour moy jusqu’ici que Dieu vous ait rendu auprès du roy, car je ne veus pas que nous tenions et soyons obligés à autre que de vous (31 mai). »

Turenne avait rencontré toute sorte de difficultés dans sa mission ; le 15 juin 1591, il demandait au comte Jean de Nassau de nouveaux secours pécuniaires pour conduire les troupes allemandes en France. Il le priait d’user de son autorité dans ce but auprès des églises de Cologne, d’Aix, de Francfort, de faire des arrangemens avec les évêques de Paderborn et d’Osnabruck. « J’espère, disait-il, dans trois ou cinq semaines avoir une belle armée sur pied. » (Archives de la maison d’Orange.) Turenne et Anhalt se mirent enfin en route ensemble et amenèrent à Henri IV cinq mille cinq cents chevaux et 11, 000 hommes de pied. Le roi, qui venait de prendre Noyon, vint au-devant de Turenne et passa la revue des nouvelles levées dans la plaine de Vandy (28 septembre 1591).

Nous n’avons pas à raconter la fin de la guerre civile. Le roi récompensa les services de Turenne en facilitant son mariage avec l’héritière de Henri, duc de Bouillon, et souverain de Sedan ; celle-ci était cousine germaine de Mlle de Nassau. Henri de la Tour prit désormais le nom de duc de Bouillon. La princesse d’Orange profita de la paix pour venir en France : son jeune fils avait été confié à Scaliger et faisait ses études à Leyde. Henri IV traita la princesse avec les plus grands égards ; elle amenait avec elle ses deux belles-filles, devenues pour ainsi dire ses filles, Charlotte et Elisabeth, heureuses d’échanger l’ennui de Middelbourg contre les plaisirs de la première cour du monde. Leur sœur aînée, Louise-Julienne, épousa en 1595 l’électeur palatin. On a une lettre du 5 octobre 1594 adressée par le prince de Condé au comte Maurice, et dans laquelle il recommande le mariage du duc de Bouillon, devenu veuf, avec la comtesse Elisabeth. Louise de Coligny, qui avait retrouvé son héros, fit sans doute tout ce qui était en son pouvoir pour amener ce mariage. La princesse d’Orange dut retourner en Hollande avec les deux jeunes princesses et peu après Henri IV fit demander la main d’Élisabeth pour le duc de Bouillon. Le mariage fut célébré à La Haye le 15 avril 1595.

Devenue Française par son mariage, la jeune duchesse de Bouillon travailla avec la princesse d’Orange à faire faire à sa sœur un mariage français. Cette sœur, aimable, si charmante que le sévère prince Maurice ne l’appelait que « ma belle Brabant » (elle se nommait Charlotte-Brabantine), fixa son choix sur un cousin germain du duc de Bouillon, comme lui protestant, oncle du prince de Condé, Claude de la Trémoille. Le duc de Bouillon demanda pour lui la main de la comtesse Charlotte au comte Jean, le chef de la maison de Nassau. (Lettre du 21 juillet 1597. Archives de la maison de Nassau.) Henri IV eut lieu d’être mécontent que cette demande de mariage fût faite directement ; le duc de Bouillon semblait traiter avec le comte Jean de Nassau comme un prince souverain avec un autre prince souverain. Il parlait, au nom des églises protestantes de France, à un des chefs du parti protestant allemand. Henri IV ne crut pas toutefois devoir faire obstacle au mariage.

La princesse d’Orange saisit avec empressement une nouvelle occasion de retourner en France : cette fois elle amena son fils Henri, âgé alors de quatorze ans. Elle débarqua à Dieppe, le mariage se fit à Châtellerault, où était à ce moment l’assemblée des églises réformées, puis la princesse d’Orange se rendit à Thouars avec les nouveaux époux. Elle alla saluer le roi à Nantes et y resta avec la duchesse de Bouillon et la duchesse de la Trémoille pendant toute la durée des négociations, qui se terminèrent par le fameux édit. La princesse ne se fixa auprès d’aucune de ses filles, mais elle ne cessa de s’occuper d’elles avec un soin tout maternel. Sa correspondance avec la duchesse de la Trémoille montre une vraie « grand-maman, » qui se complaît aux détails des grossesses, des accouchemens, des nourrices, comme la plus simple bourgeoise, gaie par momens et gaillarde, comme dans cette lettre qu’elle écrit de Paris à la duchesse de la Trémoille qui vient d’avoir son premier enfant : « Ma fille, un fils, j’en pleure de joie. Enfin je n’ai point de parole pour vous représenter mon contentement… Vraiment vous avez bien de l’avantage sur toutes vos sœurs d’avoir si bien commencé et si promptement. Quoi ! dix jours après être mariée ? Pour certain, je crois que c’est du jour où nous déjeunâmes si bien sur votre lit. »


III.

Louise de Coligny resta en France depuis 1598 jusqu’en 1603 ; la douceur de ces cinq années, que peuvent comprendre seulement ceux qui ont vécu longtemps hors de leur pays, ne fut pas sans quelque amertume. En premier lieu, elle ne put garder auprès d’elle son fils Henri. Elle s’était flattée d’obtenir pour lui, par la faveur de Henri IV, un grand établissement en France : elle le produisait à la cour. « J’ai dit à M. de Domarville (le gouverneur du jeune prince), qu’il vous mande le ballet dont votre petit frère a été et où il a triomphé. » (Lettre du 15 décembre 1598.) Messieurs des États ne se souciaient point que le neveu du comte Maurice devînt un courtisan français ; ils le rappelèrent pour qu’il prît part aux opérations militaires de 1599. « Je suis si interdite, écrit la pauvre mère, du parlement de votre frère que je ne sais ce que fais. » Elle est embarrassée d’argent, et ne sait comment l’équiper. « Je ne pense plus qu’au moyen de le faire retourner avec quelque lustre et moyen de servir sa patrie, de façon que je ne parle à cette heure, qu’hommes, armes et chevaux ; et pour ce faire, je vous laisse à penser s’il me faut trouver de l’argent, à quoi me fait un extrême besoin celui que me doit votre bon mari… il y va de l’honneur et de la réputation de votre cher frère, car messieurs des États me prient instamment qu’il leur amène une bonne troupe. » Elle dit adieu à son fils à Vigny, château situé près de Pontoise, qui était alors aux Montmorency.

Séparée de son fils, Louise de Coligny ne trouva pas toujours des consolations dans les familles auxquelles s’étaient alliées ses filles. Le duc de Bouillon, celui qui avait un moment ravi son enthousiasme, avait beaucoup d’esprit, sa correspondance en fait foi ; mais il avait l’humeur inquiète, changeante, tournée à l’intrigue : il était peu sûr. La gloire d’Henri IV l’aveuglait et par moments l’offusquait ; il ne se croyait jamais assez payé de ses services. Il avait pris un empire souverain sur sa femme et sur les La Trémoille. Il chercha à persuader aux deux sœurs que la princesse d’Orange, aveuglée par son amour maternel et trop désireuse de plaire à Henri IV, avait trop d’humilité en face de la maîtresse du roi ; qu’elle faisait aussi à la cour trop bon marché de sa qualité de princesse d’Orange-Nassau. Louise de Coligny se défendit avec autant de bonté que de dignité. Elle avait de grandes obligations à Henri IV, qui l’avait aidée à faire casser l’infâme arrêt rendu par le parlement contre Coligny, qui caressait de grands desseins pour le neveu du prince Maurice, qui appuyait les démarches qu’elle faisait pour obtenir la mise en liberté de Jacqueline d’Entremonts, la victime du duc de Savoie. Si la reine faisait, comme on disait alors, bonne chère à la marquise de Verneuil, la favorite du jour, il n’appartenait point à la princesse d’Orange de se montrer plus sévère. Celle-ci était sans cesse conviée à la cour par les commandemens du roi et de la reine. Sa place ne laissait pas d’y être difficile, mais son esprit se tenait au-dessus de méchantes questions d’étiquette. « Je n’ai garde, écrivait-elle, d’en faire de grands cancans, car ce serait cela qui serait bien préjudiciable, sachant bien qu’il y a ces quatre maisons (Longueville, Lorraine, Montpensier, Nemours) qui tiennent rang en France, qui sont si proches au roi qu’il ne donnera jamais d’avis à leur désavantage. » Elle évitait donc, surtout ne devant pas rester toujours à la cour de France, toutes les occasions qui pouvaient donner lieu à des luttes de préséance. Elle feignait de ne pas apercevoir les petites usurpations de Mlle de Guise, la fille du Balafré. « Ma fille, écrivait-elle à la duchesse de la Trémoille, je me souviendrai toujours fort bien de qui j’ai eu l’honneur d’avoir été femme et fille. » Elle avait connu d’autres angoisses que celles des places à la table de la reine et des passages des portes. Elle aimait la compagnie du roi qui trouvait moyen de réjouir sa tristesse, et Henri IV était heureux de la voir auprès de sa nouvelle épouse. Dans les lettres où elle raconte sa vie à la cour, on sent bien qu’elle se défend moins contre ses filles que contre le duc de Bouillon : elle ne le nomme point, mais elle sait qui cherche à lui nuire dans l’esprit de ses enfans. Elle n’use jamais de représailles et ne parle point des hommages presque amoureux que le duc de Bouillon rend à la marquise de Verneuil, bien qu’elle sache que la duchesse de Bouillon s’en inquiète. Elle est pour ses deux filles une mère toujours tendre, sensée, pleine d’indulgence, mais on devine que de nouveaux sentimens ont pris la place de ceux que le vicomte de Turenne lui avait autrefois inspirés.

Le duc de Bouillon apportait dans la politique le même esprit tracassier que dans sa famille. Il est rare que l’on juge bien ses contemporains, surtout ceux qu’on a connus pauvres, désespérés, à qui l’on a prêté un secours qu’on a cru nécessaire. Bouillon ne voyait dans le Béarnais qu’un apostat et un ingrat ; il semble étrange pourtant qu’il n’ait pas été entraîné par la grandeur familière de ce roi dont les paroles émeuvent encore aujourd’hui tout cœur français, « Il ne faut plus faire de distinction de catholiques et huguenots, mais il faut que tous soient bons Français. » Cette politique n’était pas comprise de Bouillon, et pendant la fin de son séjour en France la princesse d’Orange eut le chagrin de le voir mêlé plus qu’il ne fallait aux intrigues de Biron. Elle quitta la France à la fin de 1602 pour retourner à La Haye. Après l’exécution de Biron, le roi, persuadé que Bouillon était en intelligence avec lui, lui commanda de venir le trouver ; Bouillon fut alarmé : il alla se présenter à Castres, devant la cour de justice destinée à ceux de la religion, et prit acte de sa comparution. Le roi entra dans une grande colère : il fit venir Duplessis-Mornay, qui le calma. Pouvait-on croire que Bouillon, qui avait peu d’années auparavant négocié en Angleterre et en Hollande un traité de ligue offensive et défensive contre l’Espagne, fût maintenant en alliance avec les ennemis de la religion ? Le prince Maurice, en apprenant l’accusation portée contre Bouillon, s’exprimait avec la plus grande énergie sur la « queue » de la conspiration de Biron. « Il déplore infiniment, écrivait M. de Buzenval, l’ambassadeur de France, à M. de Villeroy, le malheur de ce sien allié, encore qu’il se soit rendu incapable d’être plaint et à plus forte raison d’être aydé et assisté des siens. » Bouillon s’était décidé à sortir de France : il passa par Genève et se retira à Heidelberg, chez son beau-frère, l’électeur palatin. M. de Buzenval écrivait à M. de Villeroy : « Je vous avais dit dans ma dernière qu’il n’y avait pour lors aucunes nouvelles ny lettres de M. de Bouillon depuis son arrivée à Heidelberg ; mais trois jours après on a receu du 8e de ce mois, non M. le prince Maurice ny MM. les états, mais seulement Mme la princesse d’Orange qui me les a communiquées. C’est une lettre de complimens, par le style de laquelle il est aisé à juger qu’il ne luy escrit pas confidemment comme il a fait autrefois. Il dit que c’est la première princesse étrangère à laquelle il ait rendu ce devoir depuis sa disgrâce, comme n’ayant eu d’autre but que de faire paraître son innocence par le peu de recherche de ses amis et d’ayde foraine, et n’y préparant autres armes que celles de la justice[11]. » Bouillon trouva les états et le prince Maurice peu sensibles à son infortune ; il essaya vainement de remuer le roi Jacques d’Angleterre en sa faveur. Dans un moment de tristesse, il écrivait en Hollande : « Au moins, si mon sort me porte par-delà, j’espère qu’on ne me refusera pas une picque en quelque régiment. » Son beau-frère La Trémoille lui resta complètement fidèle. Il intercéda fortement auprès du prince Maurice en sa faveur. Il était si convaincu de son innocence qu’il ne voulut plus reparaître devant le roi.

Sully vint le visiter à Thouars, lui parla des desseins du roi sur les Pays-Bas, couvrant les menaces sous les caresses. La Trémoille tomba malade ; il mourut en chrétien au mois d’octobre 1604. « Sa tête, dit brièvement Sully, ôta une tête aux séditieux. » (Mémoires de Sully.) Ces paroles sont trop sévères. Il est bien vrai qu’un peu avant sa mort La Trémoille écrivait au comte Jean de Nassau pour lui affirmer l’innocence du duc de Bouillon, a les vraies causes de sa défaveur étant l’honneur et la gloire de Dieu, j’estime que vous serez d’autant plus affectionné d’agréer son bon droit, qui a besoin de remèdes forts, car les moindres ne sont suffisans[12]. » Jean de Nassau et six princes allemands intercédèrent en effet collectivement auprès de Henri IV en faveur de Bouillon, qui lui-même envoya, peu après la mort de La Trémoille, un mémoire justificatif au roi, où il traitait les accusations portées contre lui d’ordures, d’horreurs, d’énormités. Il prenait à témoin le a scrutateur des cœurs, » il se défendait d’avoir voulu faire des levées, armer ceux de la religion, ni traiter avec le duc de Savoie et le roi d’Espagne.

Le roi fut sans doute ému de pitié par la mort de La Trémoille, par la désolation de la « belle Brabant, » qui restait veuve avec six enfans ; il ne voulait que disloquer les grandes familles huguenotes, la mort s’en chargeait pour lui. Pour la princesse d’Orange, elle ne cessait de donner les meilleurs conseils à la duchesse de La Trémoille. « Le meilleur remède est le temps, la patience et l’humilité de M. de Bouillon. Mon opinion et celle de tous ceux de deçà est telle, et que s’il en recherche d’autres, il ruinera plus ses affaires qu’il ne les avancera. » (Lettre du 5 mars 1603, de La Haye.) Le roi pardonna à Bouillon ; il avait une respectueuse tendresse pour la princesse d’Orange ; il voulait ménager les princes allemands ; il attachait un grand prix à l’amitié des Nassau ; il savait être sévère, il savait aussi être généreux.

Les douleurs de la duchesse de La Trémoille, les inquiétudes des Bouillon n’étaient pas les seuls ennuis de la princesse d’Orange ; ce fils qu’elle avait élevé avec tant de soins, pour qui elle cherchait une femme française, lui échappait de plus en plus. Dès son enfance, elle s’étonnait de ses « opiniâtretés de Nassau ; » le Nassau était devenu complet. « Mon fils ne danse plus que des allemandes ; vous n’avez jamais rien vu tant sur la gravité ; je pense qu’il a appris cela en la Germanie. » Elle était seule ; le prince Maurice, plus taciturne que son père, ne mêlait aucune tendresse au respect qu’il lui portait. Peut-être ne lui pardonnait-il pas d’avoir peu encouragé le projet qu’il avait eu un moment de mettre la couronne sur sa tête. Maurice, quand il n’était pas à la guerre ou ne jouait pas aux échecs, allait voir « sa dame, » qui vivait paisiblement avec ses deux petits enfans.

Un moment, la princesse s’amusa de la-folie du comte d’Egmont, qui osa lui parler d’un troisième mariage. C’était le fils de l’illustre victime des Espagnols. « Il est plus fou que jamais. Il s’est proposé un voyage aux Indes, là où il dit qu’il sera receu roi, a fait déjà toutes les lois de son royaume, donné toutes les charges et offices. Il ne lui manque qu’une femme. Sans vanité, si j’y voulais entendre, je crois bien que je serais la première refusant ce beau royaume imaginaire. » Louise de Coligny n’avait jamais été régulièrement belle, mais elle avait le plus grand air. Un portrait peint par Miereveld la montre avec un bonnet de veuve à la Marie-Stuart, un col montant, les cheveux relevés et crêpés ; l’œil est cerné, timide et un peu défiant ; le nez long, et nettement tracé, rappelle M. l’amiral ; la bouche fine, sinueuse, ébauche un sourire ; au menton délicat, on devine l’absence de grande force ; les lignes du visage sont onduleuses ; l’ensemble produit une impression presque douloureuse. La figure est belle en son ensemble, mais la destinée l’a, pour ainsi dire, trop modelée ; elle y a mis trop souvent sa marque et son irréparable trace. Pourtant animez cet œil doux et fin par la vie, ouvrez ces lèvres pour le discours, éclairez d’un rayon ce costume sévère, et vous aurez une femme qui avait encore de quoi plaire et même séduire.

La princesse d’Orange retourna à Paris en 1605 : sa belle-fille, la duchesse de la Trémoille, venait de faire un riche héritage par la mort du comte de Laval, Guy de Coligny, mort célibataire. La princesse écrit à sa fille : « Il est besoin que vous donniez ordre de bonne heure à recueillir cette belle et grande succession ; et je crois que la première chose que vous devez faire c’est d’écrire au roi, pour le supplier de vous commander comment il plaît à sa majesté que vous vous gouverniez en cette affaire. » Tous les protestans se réjouirent de voir les La Trémoille entrer dans de grands biens. Henri IV avait toujours eu du goût pour la duchesse ; « c’est une bonne femme, disait-il à M. de Loménie, je voudrais bien que Mme de Bouillon lui ressemblât, elle disposerait mieux son mari faire ce qu’il doit qu’il ne fait. » La duchesse de La Trémoille avait donné une de ses filles à sa belle-mère, et la princesse prenait plaisir à élever cet enfant. Elle l’emmena à La Haye au commencement de 1606, où on lui donna un maître pour apprendre le flamand. « Croyez, écrit-elle, que je ne la gâte point, car je la fait bien fouetter quand elle le mérite. » La petite Charlotte ne prenait pas tout son temps : elle cherchait toujours une femme pour son fils ; elle avait pensé un moment à Mlle de Montmorency, qui avait épousé M. le Prince ; puis elle avait jeté les yeux sur Anne de Rohan, qui était du même âge que son fils Henri : « Il faut qu’ils se voient, car il n’y a point moyen de l’obliger… j’y apporterai tout ce que je pourrai, comme n’y ayant chose au monde que je désire tant ; car alors je serais contente de mourir. » (1er février 1609. La Haye). La Princesse éprouva un grand déplaisir quand le prince de Condé vint avec sa femme chercher un asile à Bruxelles. « L’éloignement de France de M. le Prince nous fâche fort ici et surtout le lieu où il est, où on tâchera, par toutes sortes d’artifices, de le détourner de son devoir ; mais je veux toujours espérer qu’il sera plus sage. » (14 janvier 1610.) « Pour moi, dit-elle encore, je crois que M. le Prince a perdu l’esprit… le cœur m’en crève d’en voir un qui porte le nom de Bourbon parmi ces gens-là. Je me trompe bien ou il sera bientôt las d’eux et eux de lui ; ils le déprisent déjà bien fort à ce que j’entends. J’ai pitié de le voir courir comme cela à sa ruine, et cette pauvre princesse renfermée à cette heure comme dans une prison. Elle eût été bien plus heureuse d’épouser un simple gentilhomme. » (25 février 1610.) La Princesse était restée une amie passionnée de Henri IV ; on ne trouve jamais dans sa correspondance un mot de reproche, de critique contre le roi. Hors de France, elle était devenue plus royaliste. Elle connaissait assurément quelque chose du grand dessein de Henri IV et du prince Maurice, mais elle ne touche jamais que pour ainsi dire en passant aux grandes affaires de Clèves, de Juliers. Elle affecte de n’être pas en état d’en juger ; elle a de grandes agitations d’esprit, mais ses principes droits et fermes ne la trompent guère ; elle tient pour le roi de France, pour ses parents de Nassau, les alliés du roi ; elle met sa foi dans la Providence.

La mort de Henri IV fut certainement un coup terrible pour Louise de Coligny. Elle se préparait au printemps de 1610 à se rendre à Paris, après les fêtes de Pâques ; on n’a aucune lettre d’elle depuis ce moment jusqu’au milieu du mois de juillet 1612. Tout était changé en France : tout ce qu’aimait la fille de Coligny semblait perdu, tout ce qu’elle méprisait ou détestait remplissait la vue de l’Europe. Cette alliance intime entre les Pays-Bas et la France, sur laquelle Henri IV avait bâti ses projets et qui doublait en quelque sorte le patriotisme de la princesse d’Orange, n’était plus qu’une chimère : l’esprit dur et froid de Maurice se tournait vers les ennemis acharnés de la France ; la princesse d’Orange se sentait désormais une étrangère partout, qu’elle fût à Paris ou qu’elle fût à La Haye. En vain écrivait-elle à sa fille : « Je ne suis point femme d’État, » tout en elle devait souffrir pendant ces honteuses années qui suivirent la mort de Henri IV ; elle n’avait pas seulement perdu un ami, le protecteur de ses enfants, le protecteur de sa foi, elle avait perdu la vision d’une France glorieuse, généreuse, intelligente ; elle vivait sur les ruines d’un temple écroulé.

Ces retours de la fortune sont plus affreux quand ils coïncident avec le déclin de la vie et quand l’ombre du malheur national ne se projette plus que sur d’autres ombres. On est frappé pourtant de ne trouver aucune trace d’amertume dans la correspondance des dernières années de la princesse ; de temps à autre un mot échappe ; « tout ce que j’ouïs, et par paroles et par écrit, ne chante que présage de malheur en ma pauvre patrie ; » mais elle revient vite aux détails familiers, à la bonhomie, à la simplicité. De Bouillon, il est rarement question ; son nom ne revient plus souvent parmi les noms aimés. Les amitiés offensées n’ont d’autre refuge que le silence. L’occasion était belle pourtant pour Bouillon, s’il avait eu les vertus que la princesse d’Orange avait cru trouver autrefois chez lui, s’il avait été aussi grand citoyen que vaillant soldat et habile diplomate. On l’avait vu, après la mort de Henri IV, comme Épernon, Guise, Lorraine, parcourir les rues de Paris avec une suite de 500 gentilshommes armés. Il était animé d’une haine violente contre Sully ; il alla dans le conseil jusqu’à lui montrer le poing, et si la reine n’eût été présente, il se fût emporté jusqu’à frapper le vieux ministre. Maréchal de France, prince souverain de Sedan, il avait cru qu’on lui confierait le commandement de l’expédition projetée par Henri IV. Dès qu’il apprit que la reine ne voulait pas le mettre à la tête de l’armée, il s’était brouillé avec la cour. Au mois de mai 1613, la princesse d’Orange fut heureuse de voir arriver comme ambassadeur à La Haye un ancien serviteur du duc de Bouillon, Aubry du Maurier, fils d’un petit seigneur huguenot, huguenot lui-même, et qui jouissait pourtant de toute la confiance de Villeroy. Du Maurier avait eu à se plaindre de Bouillon, et celui-ci le dénonça à La Haye comme un agent de l’Espagne : Aubry du Maurier était un honnête homme et un bon Français. La princesse d’Orange le traita avec bonté et dirigea ses premiers pas à La Haye. « J’avois besoin, écrivait le bon Du Maurier, comme de la vie qu’elle me prît en sa protection et qu’elle me daignât recommander : ce qu’elle fit avec un tel excès de bons témoignages où il a été besoin, qu’elle a voulu par cette libéralité suppléer à la multitude de mes défauts, et, de plus, anéantir et détruire une infinité de calomnies que la haine en quelques-uns et l’envie et la douleur en quelques autres excitèrent contre moi de toutes parts. » (Mémoires de Du Maurier.)

La guerre civile avait éclaté en France. Condé et Bouillon s’étaient emparés de Mézières, et Condé avait adressé un manifeste à la reine-mère pour demander la convocation des états-généraux et la rupture du mariage projeté entre le jeune roi et une infante espagnole. La cour et les princes recherchaient l’alliance des états. Maurice était un ennemi déclaré de l’Espagne, mais il avait au plus haut degré ce qu’on nommerait aujourd’hui l’esprit de gouvernement. Il était fidèle observateur des règles du droit des gens, et derrière Concini il voyait la reine de France. Condé, disait-il, avait la tête remplie de prédictions d’almanachs (dépêche de Du Maurier). Si Mézières eût été à lui, la tête du commandant qui avait livré cette place n’eût pas été longue à tomber. Il y avait à ce moment une petite armée française en Flandre, en exécution des derniers engagemens pris par Henri IV. Maurice défendit sous peine de mort à aucun soldat ou officier de cette armée de rentrer en France pour servir les rebelles, et il mit toutes les forces françaises, placées momentanément sous ses ordres, à la disposition de la reine. Un soldat qui tenta de déserter fut pendu ; trois autres reçurent sur la joue, au fer rouge, la marque d’une potence. La première révolte des princes ne fut pas de longue durée, et le 15 mai 1614 on signa la paix de Sainte-Menehould, qui fut, suivant l’expression de Motley, la caricature d’un traité, comme la rébellion avait été la parodie de la guerre. La princesse d’Orange avait eu une attitude aussi correcte que le prince, et elle y avait plus de mérite ; mais elle aussi avait appris à se défier du langage spécieux et des grâces de Bouillon. Elle assistait avec tristesse à l’éclipsé de la grandeur française : Henri IV n’était plus, Richelieu était dans l’ombre, un vil favori disputait à des princes avides la fortune de la France.

Quand la cour se rendit à Bayonne pour y chercher l’infant d’Espagne, Condé fit une seconde prise d’armes. Bouillon écrivit au comte Jean de Nassau ; « Nous avons été contraints de prendre les armes pour garantir la France de la sujétion étrangère à quoi on la veut porter par la ruyne de la maison royale… Il faut arrêter le cours de la puissance espagnole. » (Lettre écrite au camp de Pimpré, près Soissons, le 25 septembre 1615. — Archives de Hollande.) Cette fois, Maurice fut ébranlé, car le gouvernement français l’avait abandonné quand Spinola avait pris Aix-la-Chapelle et Wesel. Pourtant sa rancune ne l’aveuglait point sur les motifs des princes ; quand il parlait de ceux qui prétendaient venger Henri IV, il ne cessait de répéter : « Il n’est pas nécessaire de ruiner le fils pour venger la mort du père. C’est l’ouvrage du fils, qui seul a l’autorité légitime. »

Le traité de Loudun montra bien que les princes ne travaillaient que pour eux. La princesse d’Orange fait peu d’allusions dans ses lettres à ces tristes luttes ; le nom de Bouillon ne se retrouve plus sous sa plume, toute sa tendresse est pour les La Trémoille. La désillusion était venue avec la vieillesse ; les âmes trop éprouvées finissent par s’enfoncer dans une sorte de solitude. La princesse voyait la mort frapper autour d’elle ; en 1618, elle écrit à la duchesse de La Trémoille : « Il a plu à Dieu d’appeler à soi M. le prince d’Orange, votre frère. » Onze mois après, elle perd Éléonore de Bourbon-Condé, que ce prince avait épousée ; la même année Barneveld, qui avait été son fidèle ami, fut exécuté à La Haye sans qu’elle ait pu obtenir son pardon.

Elle s’enferme dans le silence, ose à peine faire allusion à la détention de Condé. « Beaucoup espèrent sa prompte liberté : j’en prie Dieu de tout mon cœur (avril 1619). » Elle ne voit presque plus son fils, elle sent le vide se faire autour d’elle. On est frappé de l’insignifiance de ses dernières lettres, soit que son âme fût déjà usée, soit qu’elle fermât volontairement les yeux sur des tableaux trop affligeans. La France, qu’elle avait connue si glorieuse, était devenue le jouet de l’Espagne ; la Hollande, dont elle avait voulu, comme Henri IV, faire le bras droit de la France, était désormais isolée, et l’œil profond de Maurice ne voyait plus que dans l’Angleterre une alliée fidèle contre l’Espagne. La fille de Coligny avait tout pardonné à son pays, et la mort de son père et la mort de son époux ; elle avait peut-être plus de peine à lui pardonner une sorte d’imbécillité qui l’aveuglait sur ses propres destinées. Elle n’avait pas la sombre passion du fanatique, et sans doute son patriotisme souffrait encore bien plus vivement que sa foi. On peut deviner les tristesses qui remplirent ses dernières années ; elle mourut au milieu du mois de novembre 1620, âgée seulement de soixante-cinq ans, quand elle se préparait à partir encore une fois pour la France. Anne de Rohan composa sur sa mort des « Regrets, » qu’elle envoya à la duchesse de la Trémoille et qui malheureusement n’ont pas été conservés. Cette mort fut à peine remarquée. La guerre de trente ans commençait : l’électeur palatin, le neveu de Maurice de Nassau, venait d’être nommé empereur d’Allemagne ; la guerre religieuse renaissait non-seulement en France, mais dans l’Europe entière. Louise de Coligny laissait tous les royaumes de la terre dans l’émoi et pouvait sans regret dire à Dieu en mourant ces mots, qui lui servaient de devise : ad regnym tuum veni,


Auguste Laugel.
  1. Bibliothèque nationale, mss. français, vol. 22561, fol. 32 et suiv.
  2. D’Aubigné, Histoire universelle, t. ler, p. 227.
  3. Mémoires de l’admira de Chastillon, p. 119. Paris 1665.
  4. Mémoires de l’admiral de Chastillon, p. 136.
  5. Mémoires de Coligny, p. 150.
  6. Le Tocsain des massacreurs, p. 77. Reims 1677.
  7. La Veuve de l’Amiral Coligny. Paris 1875.
  8. Les Lauriers de Nassau, p. 36. Leyde.
  9. Archives et Correspondance de la maison d’Orange-Nassau.
  10. Mémoires de M. le duc de Bouillon, p. 21. Paris 1656.
  11. Correspondance de M. de Buzenval, p. 387.
  12. Archives de Nassau, lettre de juillet 1613.