L. Hurtau (p. 99-103).

NOTE.

La chanson royaliste qu’on va lire courait les salons de Vitry sous le Directoire, à peu près au moment du retour d’Hervagault. Battellier s’en procura une copie, et dénonça les rimes séditieuses au gouvernement.


CONFESSION ET TESTAMENT D’UNE GRANDE DAME

 Air : La prise de tabac.


 1

Chacun sçait que je suis sortie
Du cerveau creux des avocats.
Ils m’ont bien souvent étourdie
De leurs maximes de Cujas.
Aussi pour leur forme embrouillée
Mes décrets n’ont pas leurs pareils.
Je suis toujours mal conseillée,
Quoiqu’on m’ait donné deux Conseils.


 2

Ma manière est un peu brutale,
Et l’on m’a vu tout immoler
À la sûreté générale,
Dont le seul nom faisoit trembler.
Grâces aux mesures sévères,
La liberté fut un beau nom ;
Écrit en fort beaux caractères
Aux portes de chaque prison.


 3

Rien n’est égal à ma folie ;
J’adore pourtant la raison.
Je prêchai la philosophie
À cheval sur un gros canon.
J’inventai le miriagramme ;
Si les Français sont mis à sec,
Je ne mérite point de blâme :
Je leur appris à parler grec.


 4

J’inventai fêtes décadaires,
D’un goût assez original ;
Elles me sont d’autant plus chères
Qu’elles n’ont point de but moral.
C’est là qu’on voit mes commissaires,
À la moindre solennité,
Endormir un peuple de frères
En parlant de fraternité.


 5

J’ai fait don à la multitude
Du droit de souveraineté ;
Elle eut souvent l’ingratitude
De douter de sa liberté.
Parfois j’ai pour ses incartades
Châtié ce peuple mutin,
Lui prouvant par mes fusillades
Qu’il était libre et souverain.


 6

Après avoir tué les pères,
J’envoyai les pauvres enfans
Verser leur sang sur les frontières,
Pour venger mes représentans.
Des Français bravant les reproches,
Lorsque mon trésor se vuidoit,
Je m’étois la main dans leurs poches ;
Tout s’arrangeoit par un décret.


 7

Grâces aux soins du Directoire,
La guerre ne va pas trop mal ;
Les ennemis ont la victoire,
Mais il les bat dans son journal.
Si, pour donner de belles fêtes,
Mes coffres se vuident parfois,
Rien n’est moins cher que mes conquêtes :
Je les paye en jambes de bois.


  8

J’avais des filles déjà grandes[1],
Que l’on trouvoit fort de bon goût ;
Elles couroient déjà par bandes,
Et j’en voulois placer partout.
Mais, hélas ! je n’ai plus de filles :
Elles meurent dans leur printemps ;
Je vois que dans notre famille
On ne peut pas vivre longtemps.


 9

On me disoit impérissable ;
Je n’ose pas trop m’y fier.
Pour parer le coup qui m’accable,
Je comptois sur le peuple entier.
Hélas ! mon espérance est vaine !
Il règne un esprit tout nouveau ;
J’ai cru m’appuyer sur un chêne ;
Je m’appuyois sur un roseau.


 10

Je vais tomber en éthisie
Dans les bras de mes fournisseurs.
Hélas ! j’étois si mal servie,
Avec mes nombreux serviteurs !
Je sens que je vais cesser d’être,
Je sens mes forces défaillir ;
J’ai déjà fait venir un prêtre[2] :
Dans le monde, tout doit finir.


  11

Ah ! n’invoquez pas le Ténare.
Quand ma dernière heure viendra,
De votre colère bizarre
Je vois d’avance qu’on rira.
Chassez le trouble de votre âme :
Je veux expirer sans effroy.
Messieurs, quand l’enfer me réclame,
Je ne fais que rentrer chez moi.


 12

Je lègue à Siéyès mon génie,
Mon grand livre à mes créanciers,
Au bourreau ma philanthropie,
Mes exploits aux aventuriers ;
Aux Français l’horreur de mes crimes,
Mon exemple à tous les tyrans,
La France à son roi légitime,
Et les remords à mes parents.


FIN.



  1. Les républiques batave, cisalpine, ligurienne.
  2. L’abbé Siéyès.