Louis XVIII et le duc Decazes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 810-844).
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LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

I
LES DERNIERS JOURS DU CABINET RICHELIEU-DECAZES (1818)

Les événemens de la Restauration ont eu de nombreux historiens, après lesquels il n’y a pas lieu d’en recommencer le récit. Mais, sur le domaine où ces écrivains firent leur moisson, il reste encore beaucoup à glaner. Il n’est pas trop tard pour reconstituer, en marge de cette grande histoire, des épisodes incomplètement connus et pour y répandre un peu plus de lumière. C’est cette tâche que j’entreprends aujourd’hui à l’aide de documens très précieux, mis à ma disposition par leur possesseur. Ces documens proviennent des archives du château de la Grave, où le premier duc Decazes, précipité du pouvoir en 1820, commença à les rassembler après sa chute. Il rêvait alors d’écrire ses Mémoires. Si le projet qu’il avait conçu ne fut pas réalisé, si l’ancien favori de Louis XVIII ne rédigea que deux ou trois chapitres de l’histoire de sa vie, du moins légua-t-il à son fils tous les élémens de cette histoire.

Le second duc Decazes, — celui que nous avons connu ministre de la République, de 1873 à 1877, — s’était promis d’élever à la mémoire de son père le monument auquel elle a droit. Les occupations et les soucis d’une existence dont une grande part fut consacrée aux affaires publiques lui firent ajourner l’exécution de ce dessein, et il mourut sans l’avoir accompli. Il m’honorait d’une amitié qui n’était égalée que par mon dévouement pour lui. Souvent, en me montrant les belles archives de la Grave et en laissant ma curiosité d’historien s’y donner librement cours, il m’avait dit : « C’est vous qui mettrez tout ceci en œuvre. » La promesse implicitement contenue dans ces paroles, son jeune héritier a eu à cœur de la tenir, et c’est ainsi que ces documens m’ont été confiés.

Je dois dire brièvement en quoi ils consistent.

Ce sont d’abord les fragmens de Mémoires auxquels je viens de faire allusion. Dans cette autobiographie qui, malheureusement, ne va pas au-delà de 1816, on voit commencer l’extraordinaire faveur dont Louis XVIII donna à Decazes tant d’éclatans témoignages. Ce sont ensuite les innombrables lettres reçues par le favori du roi quand il était au pouvoir, et les minutes des siennes. Ses correspondans se nomment en ce temps : Richelieu, Pasquier, Molé, Lainé, de Serre, Maine de Biran, Royer-Collard, de Barante, de Broglie, Villemain, Guizot, Pozzo di Borgo, Wellington, Castlereagh, et combien d’autres encore !

Mais le joyau de cette rare collection, c’est la correspondance que Louis XVIII entretint avec Decazes de 1816 à 1822, — environ deux mille lettres autographes du Roi à son ministre, — véritable histoire du règne, écrite au jour le jour par un des premiers acteurs. Tour à tour ministre de la Police, ministre de l’Intérieur, président du Conseil, Decazes, pour gagner la confiance du roi, avait imaginé de l’entretenir quotidiennement de toutes les affaires, même des moins importantes. A cet effet, il lui envoyait chaque matin, dans un portefeuille dont chacun d’eux possédait une clé, les lettres et les rapports de toute nature qui lui arrivaient de divers côtés. Après en avoir pris connaissance, le Roi les lui retournait en les accompagnant d’une missive, tantôt longue, tantôt brève, où sa verve s’exerçait sans réserve ni retenue sur les hommes et sur les choses.

On saisit là, sur le vif, le caractère de l’affection qu’il avait vouée à Decazes. Il lui parle avec autant d’abandon que de familiarité, mais surtout avec une paternelle tendresse. Tout lui est prétexte à prendre la plume : sa santé, celle de « son fils », — c’est ainsi qu’il appelle Decazes, — l’entretien qu’ils ont eu la veille, car le Roi le recevait tous les soirs, les incidens les plus futiles de leur vie à tous deux comme les événemens les plus graves du royaume. Il lui écrit sur tout, à propos de tout, et jusqu’à trois fois dans la même journée. Entre ces lignes, malicieuses, émues, affectueuses, anecdotiques, coupées de citations latines ou françaises, se révèle à tout instant, en quelque cri de sollicitude, une âme qu’on ne savait ni si délicate, ni si communicative, ni si tendre. « Mon cher fils, mon cher enfant, mon cher Élie », tels sont les noms dont il le qualifie. « Tu sais combien je t’aime. » — « Tu sais ce qu’est pour toi ton Louis », telles sont les formules qu’il emploie en lui écrivant.

Sans doute sera-t-on disposé à penser qu’à côté d’un tel document, tous ceux que contiennent encore les archives de la Grave n’ont plus qu’une valeur secondaire. Ce serait vrai si, dans ces archives, ne se trouvaient les cahiers où la duchesse Decazes a consigné ses impressions et ses souvenirs. Elle était née de Sainte-Aulaire. Elle tenait par sa naissance à d’anciennes et illustres maisons. Elle avait seize ans lorsqu’elle épousa Decazes. Elle vécut jusqu’à un âge avancé. Beaucoup d’hommes sont encore vivans, qui l’ont connue. Ils sont unanimes à louer sa haute intelligence. Ses manuscrits n’étaient pas destinés à voir le jour. Aussi ne s’est-elle pas fait faute de s’y livrer tout entière, avec son esprit pénétrant et mordant, ses facultés d’observation et de vision, une liberté de tout dire qui, même après quatre-vingts ans, suffirait à en empêcher la publication intégrale, si cet empêchement n’était déjà très amplement justifié par le défaut de tenue et de style qui les caractérise. Ils n’en sont pas moins une source abondante de renseignemens, à laquelle il m’eût été impossible de ne pas recourir, alors qu’elle était à ma portée et qu’à tout instant, j’en pouvais constater la richesse.

L’épisode auquel ces pages sont consacrées commence à la fin de 1818, au moment où le duc de Richelieu, victime de ses craintes et de ses scrupules, va céder le pouvoir à Decazes. Il se dénoue à l’heure fatale où le poignard de Louvel frappa du même coup le duc de Berry dans la fleur de ses jours et, dans son existence politique, le brillant et habile ministre à qui Louis XVIII avait confié la défense de sa couronne. Dans cette catastrophe, tout un système de gouvernement s’effondra. Le système contraire, qui prévalut dix années durant, n’eut pas meilleure fortune. Il ameuta contre les Bourbons la France libérale, détermina leur chute, et la rendit irréparable.


I

Vers la fin de 1818, il y a déjà trois ans que le cabinet Richelieu dirige les destinées de la France. Dans le déchaînement des passions et des haines que trente années de révolutions et de guerres ont léguées à la patrie, il s’est efforcé de gouverner avec modération, avec sagesse. L’ordonnance royale du 5 septembre 1816 a prononcé la dissolution de la Chambre introuvable. La loi du 5 février 1817 a inauguré le règne de la classe moyenne en lui confiant presque exclusivement le choix des représentans de la nation. La majorité ultra-royaliste vaincue, le cabinet régénéré, fortifié par les modifications intérieures qu’il s’est imposées, Decazes, qui y exerce une influence prépondérante, s’est donné pour but « de nationaliser la royauté et de royaliser la France ». Il a convaincu ses collègues de la nécessité de poursuivre ce but.

Il s’en faut cependant qu’ils soient tous des libéraux. Richelieu, quoiqu’il ne partage pas les préjugés de l’émigration, englobe dans une défiance commune, — même lorsque, dans une certaine mesure, il bénéficie de leurs votes, — les hommes de la Révolution et ceux de l’Empire. Tout en considérant comme des fous les partisans de l’ancien régime et redoutant leurs extravagances, il gémit d’avoir dû se séparer d’eux. Il les tient, en dépit de leurs fautes, pour de sincères amis du roi, et voudrait les reconquérir. Il les ménage le plus qu’il peut, bien qu’il ait compris qu’il faut les contenir et les paralyser. Il met plus de soins encore à ménager leur chef, Monsieur, Comte d’Artois.

Le duc de Richelieu est du reste le type accompli du gentilhomme et du grand seigneur, « poli sans affectation de politesse, dit de lui la duchesse Decazes[1], digne sans raideur et d’une noblesse d’âme, d’un désintéressement dont les circonstances en lesquelles il quitta le pouvoir permettent de mesurer l’étendue ». Il est marié, mais on ne voit jamais sa femme. Elle vit au château de Courteille, près Verneuil, en Normandie. « On raconte qu’étant déjà fiancée au duc de Richelieu, elle eut la petite vérole. Elle en resta toute défigurée et déformée. On crut alors que le fiancé trouverait un prétexte pour rompre une union avec une personne que la maladie avait si cruellement frappée. Mais il n’en exprima pas le désir ; le mariage eut lieu et, quoique souvent séparés, les époux n’usèrent jamais que de bons procédés l’un envers l’autre. Ils n’eurent pas d’enfans. »

A défaut de sa femme, ordinairement éloignée, le duc a deux sœurs, avec qui il entretient des relations affectueuses, dont il fréquente le salon, et à l’influence desquelles il s’abandonne volontiers, car « c’est son défaut de manquer trop souvent de confiance en lui-même ». Laissons la duchesse Decazes nous tracer un crayon de ces grandes dames, qu’il est utile de ne pas séparer de leur frère, si l’on veut s’expliquer ce qui peut paraître contradictoire dans ses opinions et sa conduite politique : « L’aînée, Madame de Montcalm, amie de mon père et chez qui, comme jeune fille, j’allais souvent, avait une très jolie figure. D’un caractère difficile, violente, despote, elle était l’ennemie des idées libérales adoptées par le ministère. Elle voulait gouverner ses amis. Lorsque mon père alla lui annoncer mon mariage avec le comte Decazes, elle entra dans une telle fureur qu’à partir de ce moment, il ne vint plus chez elle que de loin en loin… Madame de Jumilhac, moins violente que sa sœur dans ses opinions et surtout dans ses expressions, pensait en tout comme son frère. Je crois qu’elle aurait accepté toutes les idées d’un ministère dont son frère aurait fait partie. D’une très mauvaise santé, elle était toujours sur son canapé. Je crois qu’il y avait plus de coquetterie que de maladie, car, je me rappelle, moi, petite fille, toute seule avec elle, de l’avoir vue marcher et s’agiter beaucoup dans sa chambre. Déjà, avant mon mariage, les idées libérales de mon père avaient beaucoup refroidi leur intimité. »

On connaît maintenant le milieu où vit habituellement le chef du cabinet de 1818. Il n’est pas étonnant qu’il n’avance qu’avec timidité dans la voie où l’entraîne Decazes. Il faut même l’admirer, avec les préjugés de naissance et d’éducation qu’on doit lui supposer, d’avoir consenti à se faire l’artisan d’une politique libérale et à encourir de ce chef le ressentiment des ultra-royalistes. Tel qu’il est, il plaît à la France ; elle l’estime et l’honore. Ami de l’empereur de Russie, ministre des Affaires étrangères dans le cabinet qui porte son nom devant l’histoire, signataire de la paix de 1815, on vante sa modération, son désintéressement, et surtout son habileté diplomatique. Au moment où, dans les derniers jours de septembre, il va partir pour Aix-la-Chapelle où doivent être négociées les conditions de la libération du territoire, on attend beaucoup de lui ; on espère qu’il rendra ces conditions moins onéreuses.

Quoique d’origine plébéienne, Lainé, ministre de l’Intérieur, est celui des membres du cabinet dont les opinions se rapprochent le plus de celles du duc de Richelieu. Il a siégé tour à tour dans l’administration départementale de la Gironde sous la Révolution et dans le Corps législatif de l’Empire. En ces deux postes, il a poussé au plus haut degré le courage civique. Ennemi du despotisme, qu’il vienne d’en haut ou qu’il vienne d’en bas, c’est dans l’établissement d’un régime libéral, fondé sur les institutions représentatives, comme en Angleterre, qu’il voit le salut et l’avenir du pays. Mais il s’effraye, au contact des instrumens qu’il faudrait employer pour obtenir ce résultat. En sa qualité de ministre de l’Intérieur, il dispose presque exclusivement des places administratives. En arrivant au pouvoir, il les a trouvées occupées, pour la plupart, par ces royalistes intransigeans et violons à qui le ministère Talleyrand-Fouché, dans son empressement à plaire au Comte d’Artois, les a distribuées au lendemain des Cent-Jours. Avec ce personnel turbulent et enragé, rien n’est possible, ni la pacification du pays, ni la pratique sincère du régime représentatif. Cependant, Lainé le ménage, n’y porte la main qu’avec douleur et regrets. Entre Decazes et lui, la question du remplacement des fonctionnaires se dresse à tout instant. Elle compromet l’accord. Cet accord est entier quant au but que le cabinet s’est proposé ; il ne l’est pas quant aux moyens. On s’entend sur les choses ; on se divise sur les personnes.

Dans ces différends, le duc de Richelieu est plus souvent du côté de Decazes que du côté de Lainé, d’abord parce qu’il n’ignore pas que Decazes ne propose rien qu’avec l’assentiment du Roi ; ensuite et surtout parce qu’à tout instant sa loyauté, la noblesse de ses sentimens, s’effarouchent et s’irritent des procédés des ultras. Et puis, il ne connaît pas la France et craint de se tromper en la gouvernant ; il l’avoue : « Il demandait avec une grande naïveté d’être éclairé. Son esprit droit lui faisait comprendre et accepter la nécessité de certains actes. Mais, restait à l’éclairer sur les hommes. Il croyait qu’un administrateur appartenant à n’importe quel parti pouvait faire le bien en se laissant éclairer comme il consentait à l’être lui-même. »

Indépendamment de Richelieu, dont le concours est fait de résignation plus que de conviction, Decazes compte dans le ministère deux appuis : l’un puissant et fidèle, Pasquier, garde des Sceaux, qui sur tout et en tout pense à peu près comme lui ; l’autre, dont il ne doute pas encore, Molé, ministre de la Marine, homme des Cent-Jours, qu’il a fait entrer dans le cabinet malgré les répugnances du Roi.

Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, ministre de la Guerre, et Corvetto, ministre des Finances, demeurent étrangers aux dissentimens qu’engendre dans le cabinet la politique intérieure et affectent de s’en tenir aux affaires, si lourdes, de leur département. Corvetto, « petit homme chauve à figure ouverte et spirituelle », est un financier compétent et habile qu’absorbe la tâche qu’il s’est donnée de réparer les brèches faites par de longues années de guerre à la fortune de la France. Dans le conseil, sur les questions de politique, il évite de discuter ; mais, ordinairement, il se prononce dans le même sens que Decazes. Il en est de même du maréchal. Quoique rallié aux Bourbons en toute sincérité, Gouvion-Saint-Cyr a gardé dans le cœur l’amour de la vieille armée. Dans la reconstitution militaire de la France, il s’ingénie à la défendre contre les prétentions de Monsieur et de ses amis qui, sous prétexte d’en changer l’esprit, voudraient y tailler, au profit des anciens chouans et des anciens émigrés, une large part d’emplois et de grades. Gouvion-Saint-Cyr est toujours de l’avis de Decazes.

L’ébauche qui vient d’être tracée du ministère Richelieu à la fin de 1818 permet de se rendre compte des obstacles que rencontre sur son chemin le ministre de la Police, qui en est le membre le plus actif, le plus entreprenant, le plus audacieux. Il est bien intéressant d’entendre sa femme exposer les intentions dont il était animé et plaider pour lui. « Il se mit, dit-elle, à jouer sa partie avec autant d’ardeur et de bonne foi que d’espérance dans le succès. Son cœur chaud se donnait tout entier à la cause qu’il servait, sans être arrêté par les difficultés ni par les conséquences qui pouvaient en résulter pour lui. Sûr de la loyauté de ses intentions, sûr de son royalisme et de son libéralisme, il ne pouvait croire qu’on doutât de l’un parce qu’il ne niait pas l’autre. Il marcha avec les royalistes tant qu’il les crut dans l’intérêt du pays. Il les abandonna quand il vit le danger qu’ils faisaient courir au roi. Alors, ils crièrent qu’il trahissait la royauté, parce qu’il refusait de s’associer à leurs passions. De même, après avoir marché quelque temps avec les libéraux, il s’arrêta quand il sentit où ils voulaient le conduire, et ils l’accusèrent de réaction. M. Decazes avait entrepris une œuvre qui ne pouvait s’accomplir que lentement, et chacun voulait un résultat immédiat. Il s’agissait d’un tableau de mosaïque et on exigeait qu’il fût fait avec la rapidité d’une ébauche. »

En cette fin de 1818, qui va voir se disloquer le cabinet dont il fait partie, c’est à gauche que s’appuie Decazes et le ministère tout entier avec lui. Ce n’est pas que des tentatives n’aient été multipliées pour opérer un rapprochement entre le gouvernement et les ultra-royalistes. On a même pu croire qu’impuissans à faire réussir leur système d’exagération, ceux-ci abdiqueraient leurs ressentimens. Des avances significatives leur ont été faites par les ministres. On leur a offert des portefeuilles. Mais ils ont demandé des concessions de principe, des garanties personnelles, qu’il était impossible de leur accorder. Les pourparlers ont été rompus. L’opposition des ultra-royalistes a redoublé de violence. Certains d’entre eux se sont groupés sous la direction de Chateaubriand. Ils ont fondé un journal, le Conservateur, pour y soutenir leurs revendications. Ce qu’il y a eu de plus grave, c’est qu’au fond de ces agitations et de ces intrigues, on a cru reconnaître la main de Monsieur, frère de Louis XVIII. S’il ne s’y est pas activement mêlé, tout au moins en a-t-il eu connaissance et ne les a-t-il pas désapprouvées. Les preuves de sa participation à ces exigences et à ces menaces, on les retrouve dans une lettre qu’il a écrite à son frère au commencement de 1818 et dont ce dernier a relevé vertement les accusations. La réponse du Roi porte la date du 29 janvier[2].

Son système, ses principes, ses actes une fois justifiés, il conclut en ces termes : « Je ne veux changer ni de système, ni de ministres ; je suis, au contraire, résolu à prouver d’une manière éclatante que je veux les soutenir… Vous m’avez annoncé que, si vous ne parveniez pas à me persuader, vous feriez publiquement connaître votre façon de penser, et, ce qui malheureusement en serait la suite inévitable, que vous cesseriez de me voir… Nul doute que cette résolution n’entravât la marche du gouvernement. Mais, avec de la suite et de la fermeté, on peut triompher de cet obstacle, et j’espère que de mon vivant, il n’y aura pas de troubles. Mais je ne puis sans frémir envisager l’instant où je fermerai les yeux. Vous vous trouveriez alors entre deux partis dont l’un se croit déjà opprimé par moi et dont l’autre appréhenderait de l’être par vous. » Conclusion : ce serait la guerre civile et tout un avenir de divisions, de troubles, de calamités. « Il en est temps encore, abjurez un projet dont l’exécution causerait tant de malheurs. Je ne vous demande pas d’approuver encore l’invariable résolution que je vous ai déclarée ; le temps, les réflexions vous y amèneront, et les derniers momens de ma vie, enveloppés aujourd’hui d’un nuage si sombre, pourront voir encore quelques beaux jours. »

Accablé d’abord sous le coup de cette lettre si vraiment royale, Monsieur l’a communiquée à ses amis ; elle les a exaspérés. Leur attitude contre le ministère, contre Decazes surtout, est devenue plus malveillante, plus haineuse. Soutenu par le Roi, le ministère est resté sur ses positions, sans dévier de la ligne qu’il suit. Mais la division du parti royaliste afflige Richelieu et Lainé autant qu’elle les inquiète. N’est-ce point chose lamentable qu’un abîme se soit creusé entre la couronne et la fraction du parti royaliste dans laquelle se trouvent ses défenseurs naturels, les compagnons des princes au temps de la proscription et de l’exil, ceux dont le dévouement soutint et consola leur longue infortune ? Si, par quelques concessions, on pouvait les ramener au Roi ? Des concessions ! Lesquelles ? demande Decazes. En est-il d’assez étendues pour les satisfaire ? Leurs exigences ne sont-elles pas insatiables ? Ce qu’ils veulent, ce n’est pas seulement une part dans le gouvernement, la part à laquelle ont droit, dans un pays libre, les opinions qu’ils représentent ; c’est le gouvernement tout entier ; c’est dans l’armée, dans l’administration, dans la magistrature, le pouvoir de mesurer l’avancement non à l’éclat des services, mais à l’ardeur du royalisme. Ce qu’ils veulent, sans oser en faire l’aveu, c’est l’écrasement de l’œuvre révolutionnaire et la reconstitution de l’antique édifice qu’elle a mis en ruines.

Sans doute, dans les deux Chambres, sur les bancs de l’extrême droite, il y a des pairs et des députés susceptibles, malgré tout, de remplir un rôle de modérateurs. Tels Chateaubriand et Villèle, pour ne citer que les deux plus connus. Mais, quelles que soient leurs intentions, rien ne les distingue de leurs amis politiques ; rien, si ce n’est le talent qu’ils dépensent au profit de la pire des causes. C’est bien la partie de l’extrême droite que joue Chateaubriand dans le Conservateur. Quant à Villèle, il est, à la tribune comme dans ses entrevues avec les ministres, le porte-parole des ultras, bien loin de se douter que, dix ans plus tard, ministre lui-même, il deviendra à son tour leur victime. En 1818, l’extrême droite réclame déjà tout ce qu’elle réclamera en 1828. Il ne servirait de rien de lui faire des concessions partielles. Elle n’en serait pas satisfaite. Elle ne saurait l’être que lorsqu’on lui aura tout livré. Decazes en est convaincu. Aussi proteste-t-il, lorsque Richelieu et Lainé mettent en avant l’idée d’un rapprochement avec les hommes de l’extrême droite. Il considère que ce n’est pas aux ministres à aller aux ultras, mais à ceux-ci à faire le premier pas vers les ministres : « C’est eux qui doivent se rapprocher et sans condition. » Telle est aussi l’opinion de Louis XVIII ; on ne saurait trop mettre en lumière sa loyauté, dans ces circonstances, l’esprit de résolution qu’il déploie pour défendre contre les factions ses conseillers, et surtout celui qui s’est ouvert son cœur et l’a conquis.

Un jour, on a vu arriver à Paris Blacas, son ancien favori, maintenant ambassadeur à Rome. Blacas a quitté son poste sans prendre même la peine de solliciter l’agrément de son ministre. Il est venu, d’accord avec les ultras, pour leur prêter l’appui de son influence, qu’il croit encore toute-puissante sur l’esprit du Roi. Richelieu commence par feindre de n’être pas offensé du procédé. Mais, quand il s’est convaincu que le voyage de Blacas se lie à une intrigue ourdie contre le cabinet, il exige son départ immédiat. L’ambassadeur résiste. Sur la demande formelle de Richelieu et de Decazes, le Roi intervient, ordonne, et Blacas est contraint de repartir. Chateaubriand, dont les attaques dans le Conservateur ont irrité le Roi, est l’objet d’une disgrâce pareille. Mais, pour lui, elle ne cesse pas, son attitude hostile ne s’étant pas modifiée. Le maréchal Marmont, pour une lettre que le Roi juge offensante, est également frappé. Puis, c’est le baron de Vitrolles, ministre d’État, le confident, le factotum de Monsieur, dont le Roi n’hésite pas à châtier la conduite. Au moment où le Congrès d’Aix-la-Chapelle va se réunir, Vitrolles, avec l’assentiment du Comte d’Artois, a expédié aux souverains qui doivent y être représentés une note secrète qui n’est qu’une philippique contre le cabinet. Suivant le rédacteur de cette note, la révolution, dans la France des Bourbons, occupe tout, tient tout, domine tout jusqu’au monarque lui-même, Si l’on veut remédier au mal, il faut changer les ministres, et Vitrolles espère que l’intervention de l’Europe obligera le Roi à les changer. Cette note, livrée à la publicité par l’indiscrétion d’un intermédiaire, offense Louis XVIII, comme elle a blessé ses ministres. D’un trait de plume, il raye Vitrolles de la liste des ministres d’État[3]. Ainsi, en toute occasion, il se révèle égal à lui-même, indomptable dans sa volonté de faire respecter les hommes d’État qu’il a investis de sa confiance et, avec eux, les résolutions qu’ils croient devoir lui proposer et qu’il a approuvées.

Une de ces résolutions a trait à la garde nationale dont Monsieur est colonel général. A la faveur de ce commandement, le prince exerce par tout le pays un pouvoir occulte qui contrecarre souvent la marche du gouvernement. Le ministère se plaint d’être combattu de la sorte. Le Roi n’hésite pas. Ses ministres consultés, il prévient son frère qu’une ordonnance va placer la garde nationale dans les attributions du ministre de l’Intérieur. Monsieur jette feu et flamme, adjure et supplie ; il menace de protester publiquement. Mais le Roi tient bon. Le 2 octobre, il écrit :

« Ainsi que je vous l’ai dit, mon cher frère, l’affaire de la garde nationale a été de nouveau discutée mercredi et nous sommes tous demeurés d’accord que l’ordonnance était indispensable, parce que, dans une constitution qui impose la responsabilité du ministère, il est impossible qu’une institution quelconque et surtout une si importante ne soit pas sous l’autorité directe et unique d’un ministre… Ma raison est donc satisfaite ; mon cœur n’en gémit pas moins de la peine que j’ai lue dans le vôtre. Mais j’ai dû, et ce n’est pas la première fois que je me trouve dans cette triste nécessité, lui imposer silence. Je vous connais trop pour ne pas croire que vous sentirez la puissance des motifs qui m’ont déterminé et espère que vous ne ferez rien qui ajoute au chagrin que je ressens. »

Monsieur se soumet ; mais c’est de mauvaise grâce. Il quitte l’uniforme de colonel général de la garde nationale. Il n’en exercera plus les fonctions. Il accuse les ministres de vouloir lui enlever ses chances au trône. Il va répétant partout que ce trône est ébranlé par leur politique funeste. Pour le prouver, il invoque non seulement l’ordonnance qui vient de le déposséder du commandement suprême de la garde nationale, mais encore les modifications que, comme conséquence de la loi de recrutement, le ministre de la Guerre est en train d’introduire dans la Garde royale. Toucher à la Garde royale, en diminuer l’effectif, en amoindrir les privilèges pour ne pas exciter la jalousie des autres corps de l’armée, c’est porter la main sur l’arche sainte, sur la réserve sacrée, c’est saper dans sa base le plus solide rempart de la monarchie. Tel est le sentiment de Monsieur. Ses récriminations trouvent des échos dans sa famille. Le Duc de Berry est furieux ; la Duchesse d’Angoulême est mécontente ; son mari lui-même, toujours si modéré et si souvent d’accord avec les ministres du Roi, ne peut se défendre de réclamer la révision des ordonnances du ministre de la Guerre. « J’ai toute confiance en vous, pour réparer le mal qu’elles causeraient, écrit-il à Decazes. Si on me dit que je les avais lues, je répondrai que ce n’est pas seul qu’on peut trouver tous les in convenions qui se trouvent dans une aussi longue ordonnance que celle du 2 août, et je puis d’autant plus le dire et ne pas me le reprocher que je suis sûr que la presque totalité des membres du Conseil du Roi ne les avait pas aperçus. Ces ordonnances sont faites et rédigées avec bien de l’astuce et de la perfidie. Je crois le Maréchal un brave et honnête homme. Mais, il ne rédige rien par lui-même et il est entouré de gens bien dangereux et qui nous haïssent bien cordialement. »

Cette fois, Richelieu se sépare nettement de Decazes dans les appréciations que leur suggèrent à tous deux ces mesures. Devant les colères de l’ultra-royalisme, qui lui paraissent légitimes sur ce point, bien qu’il en blâme la violence, Richelieu gémit et se décourage. Il ne se sent plus en état de tenir tête aux tourmentes. Il commence à être épouvanté de se voir l’instrument d’une politique qui consiste à frapper les royalistes, à les combattre, à leur résister. On le sent hanté par le désir de quitter le pouvoir. Lorsque, à la fin de septembre, il part pour Aix-la-Chapelle, il semble revenu aux idées de retraite prochaine qu’il a exprimées déjà à plusieurs reprises[4]. En partant, il recommande à Decazes de ne rien faire, en son absence, qui engage la politique ministérielle. Il veut trouver à son retour les choses en l’état où il les laisse, et il aime à penser que les élections qui auront lieu en octobre pour le renouvellement du cinquième de la Chambre des députés, en montrant aux ultra-royalistes que la France n’est pas avec eux les modéreront, les rendront plus dociles et plus souples, faciliteront un rapprochement qu’il tient pour nécessaire à la consolidation des institutions monarchiques. Decazes ne partage pas cette manière de voir. Il croit, comme Richelieu, que le corps électoral va condamner une fois de plus les doctrines de l’extrême droite. Mais il connaît trop ce parti, qui, depuis trois ans, le poursuit de ses âpres colères, pour espérer que la leçon le corrigera. Il est convaincu que les ultras ne désarmeront pas. On n’aura raison d’eux que par la formation d’un grand parti royaliste et libéral dont on ne peut trouver les élémens que dans les centres, parmi les représentans des opinions moyennes, et au besoin sur les confins de la gauche.

Gouvion-Saint-Cyr, Pasquier, Molé, Corvetto, se font gloire d’être de l’avis de Decazes. Il s’ensuit que, lorsque Richelieu se met en route pour Aix-la-Chapelle, il n’y a dans le cabinet qu’un seul ministre, Lainé, qui soit avec lui en complète communauté d’opinions. Le ministère est divisé en deux camps. La scission s’est opérée, par la force des choses, sans que personne l’ait provoquée. Les ministres, accoutumés depuis si longtemps à vivre unis, à marcher d’accord, commencent à se familiariser avec l’idée qu’ils ne peuvent plus s’entendre et qu’avant peu, ils devront se séparer. Néanmoins, en arrivant à Aix-la-Chapelle, Richelieu y reçoit une lettre de Decazes, où il lit avec satisfaction ces lignes qui le rassurent, quant aux conséquences de son éloignement de Paris : « Soyez sûr que je respecterai vos intentions, et que rien ne sera fait que quand vous me délierez. Vous devez autant compter sur ma fidélité à me conformer à vos souhaits que sur mon tendre et inviolable attachement. »


II

On a récemment publié les lettres que le duc de Richelieu écrivait au Roi durant les mémorables négociations d’Aix-la-Chapelle[5]. Ces lettres du négociateur français, connues aujourd’hui, et qui lui font tant d’honneur, ne constituent pas le seul document non officiel qui nous soit resté du Congrès. En même temps qu’il écrivait au Roi, Richelieu écrivait à Decazes. Il le faisait avec plus de confiance et d’abandon, sinon avec plus de sincérité. Tout en lui narrant par le menu ce qui se passait à Aix-la-Chapelle, il lui communiquait familièrement ses observations touchant les incidens de la politique intérieure, au courant desquels Decazes ne négligeait pas de le tenir. Ces observations reflètent les dissentimens qui s’élevaient peu à peu entre les ministres, à la faveur des incidens exposés ci-dessus.

C’était à propos de la Garde royale que ces dissentimens s’accentuaient avec le plus de vivacité, quoique sous des formes modérées et courtoises : Decazes et Gouvion-Saint-Cyr estimant « qu’un corps d’élite de 21 000 hommes sur une armée de 100 000 était bien suffisant, sans compter que la Garde royale coûtait le double » ; Richelieu s’obstinant à réclamer l’augmentation de cet effectif et s’irritant peu à peu contre le maréchal qui s’entêtait à le refuser, — irritation exclusivement épistolaire, semble-t-il, car, à en croire Decazes, « le duc de Richelieu avait laissé passer toutes les mesures prises contre la Garde sans faire au maréchal d : objection en face, et ne s’en plaignait qu’après. »

Le président du Conseil était arrivé à Aix-la-Chapelle dans les derniers jours de septembre, un peu inquiet du poids et de l’étendue de la tâche qui l’attendait au Congrès, convaincu qu’en se compliquant, les difficultés qu’il avait laissées à Paris lui rendraient cette tâche plus ardue, et qu’en se dénouant heureusement, elles la lui faciliteraient. C’est animé de cette conviction que, dès le 29, c’est-à-dire au débotté, il écrit à Decazes :

« J’ai oublié de vous dire combien j’attacherais de prix à ce que les régimens de la Garde royale fussent augmentés de 200 hommes chacun, ce qui leur donnerait plus de consistance et leur ferait voir de la part du gouvernement une bienveillance qu’il est nécessaire de leur inspirer après la secousse que nous leur avons donnée. Les raisons du Maréchal contre cette mesure sont détestables. Les régimens vont faire le service des grandes garnisons ; ils en font un très utile à Paris, à Rouen, à Orléans, et l’augmentation que je propose sera moins chère que celle des légions, puisque l’équipement et l’habillement sont prêts pour un complet de 2 100 hommes. Si vous ne pouviez pas obtenir directement du Maréchal qu’il consentît à cette augmentation, le Roi pourrait lui en dire un mot. Je vous assure que cela est nécessaire, si l’on ne veut pas que la Garde croie qu’on veut sa prochaine destruction. Il serait utile que cette augmentation fût prise dans les légions. »

Mais Richelieu prêchait dans le désert. Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr tenait à ses idées, qu’il savait conformes à celles de l’armée, et Decazes, tout en reconnaissant qu’en ce qui concernait la Garde, « le ministre de la Guerre avait besoin d’être contenu », partageait son avis. On introduisit cependant quelques amendemens dans les réformes militaires déjà décidées. Monsieur, a en croire le Duc d’Angoulême, en parut satisfait et de même le Duc de Berry. Mais, quelles que fussent à cet égard les assurances fournies par Decazes au duc de Richelieu, celui-ci n’ajoutait que peu de foi à cette satisfaction de commande. La réalité lui semblait tout autre que les apparences, et son humeur contre le Maréchal ne s’apaisait pas.

« Au nom de Dieu, s’écrie-t-il dans une de ses lettres, tâchez, par Damas que, j’espère, on n’a pas fait conseiller d’Etat pour des prunes, de déterminer le Maréchal à se relâcher de son fatal système. Je vous avoue que, sans cela, sans quelque modification à ses idées saugrenues, il me sera difficile de m’entendre avec lui. Je passe volontiers quelque chose à mes amis. Mais, lorsque des rameurs sur la même galère rament les uns en avant, les autres en arrière, il est impossible que rien marche. Je voudrais bien savoir qui cet homme a contenté, hors les ennemis du Roi et de l’ordre public. Tout ce qui tient à l’ordre de choses actuel de près ou de loin le déteste et appréhende toutes ses opérations, qui jusqu’à présent n’ont fait que du mal. S’il est si puissant que vous le dépeignez, tant pis ! C’est qu’il est le ministre d’un parti et non celui du Roi, et, si nous l’avons laissé grandir, c’est notre faute. Au reste, c’est encore une question à traiter à mon retour. Mais, je vous en conjure, employez le vert et le sec pour faire qu’on ne mécontente point la Garde, qu’on la complète, et qu’on la rassure sur son sort. Ce corps peut être notre salut ; il inspire confiance au dehors et au dedans, aux honnêtes gens s’entend ; et il est bien triste de voir le ministre de la Guerre à la tête de ses ennemis. Ce n’est pas à cause de tout ce que m’a dit l’empereur de Russie du Maréchal et de la Garde que je vous parle ainsi. Vous savez que j’ai toujours pensé de même. »

Dans ces véhémens reproches du duc de Richelieu, qui s’accordent si mal avec ce qu’on sait de l’ordinaire rectitude de sa raison et de la modération de son esprit, tout ou presque tout portait la marque de l’exagération et de l’injustice : de l’exagération, parce que le Maréchal n’était pas aussi décrié que le disait son collègue, et parce que, si la coterie du pavillon de Marsan s’exaspérait de son libéralisme, en revanche, la majorité des Français applaudissait à sa vigoureuse initiative ; de l’injustice, parce que incriminer « les opérations « de cet illustre soldat, c’était méconnaître ce que lui devait déjà la reconstitution militaire de la France. En l’accusant, Richelieu avait cependant une excuse. Les observations qu’il présentait à Decazes s’inspiraient de celles qu’en arrivant à Aix-la-Chapelle, l’empereur Alexandre lui avait présentées à lui-même. Dès leur première entrevue, il s’était alarmé en entendant ce prince exprimer le regret que le gouvernement du Roi, malgré la sagesse et la prudence de sa conduite, eût en France si peu de partisans et ne fût pas parvenu « à rallier cette partie de la nation, qui par son activité, ses lumières, sa force morale, est seule appelée à influer sur les destinées du peuple. »

« Il n’est que trop vrai, ajoutait l’Empereur, que les militaires et employés civils qui ont servi sous Bonaparte regrettent le passé et sont disposés à réunir leurs efforts pour renverser ce qui existe. »

Il en tirait cette conclusion que le gouvernement du Roi devait se rendre très fort pour résister aux entreprises révolutionnaires ; que la Garde royale était un des élémens de sa force, et qu’en conséquence, les réformes introduites dans son organisation par le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, en vue de l’affaiblir, ne laissaient pas d’être imprudentes et fâcheuses. Attendant tout, au Congrès, de la bienveillance de l’Empereur, Richelieu était donc excusable de raisonner comme lui, bien qu’il se fût efforcé, dans leur entretien, de rétorquer son argumentation. « Vous verrez par ma dernière lettre au Roi, disait-il encore à Decazes, par celle que j’écris à Lainé, que je ne suis pas sur des roses. Les dispositions où j’ai trouvé l’Empereur m’ont fait une peine que je ne puis vous rendre. Vous sentez l’importance qu’elles ne percent pas. »

On peut voir à ces traits en quoi consistait la dissidence si grave qui s’était glissée peu à peu parmi les ministres. Richelieu persistait à se défier de la vieille armée et, bien qu’il n’entendît pas « qu’on fît une Saint-Barthélémy de généraux », il considérait << qu’elle ne se royalisait pas assez vite », que le souvenir de l’Empereur y demeurait trop vivant, qu’on ne pouvait encore compter sur elle pour défendre la monarchie et qu’en conséquence, il importait d’organiser fortement un corps d’élite, où chefs et soldats fussent animés de l’esprit royaliste. Tout autre, l’opinion de Decazes et de Gouvion-Saint-Cyr. Pas plus que le Roi ne voulait qu’il y eût deux peuples en France, ils ne voulaient qu’il y eût deux armées. Il fallait n’en faire qu’une, et, en la traitant avec égalité, avec justice, lui inspirer cet amour de la royauté, ce sentiment du devoir qu’elle ne professait pas encore suffisamment au gré de Richelieu. Ce qu’ils pensaient à cet égard se trouve exposé avec une netteté lumineuse dans une des réponses de Decazes. Après avoir reçu du Roi la communication de la lettre qui contenait le récit de l’entrevue du président du Conseil avec l’empereur Alexandre, il écrivait :

« Je n’ai pas besoin de vous fournir des argumens sur notre véritable situation. Mais il est certain que le danger n’est pas du côté des militaires habitués à se soumettre au pouvoir et bien traités maintenant. Ils se rallient au grand nombre ; ils ne veulent pas de république et d’anarchie ; le sort des généraux de la république ne les tente pas du tout. Les titres, les honneurs, la pairie, leur sourient bien davantage, et pas un ne se soucie d’être le citoyen général. Il en est de même des simples officiers. Mais, ils sont bonapartistes ? Non, parce qu’ils ont vu Bonaparte les abandonner deux fois à leur destinée et qu’ils sentent tous que son règne est fini. Celui des idées libérales est incompatible avec le sien. Ils aiment mieux, — et tous seront nécessairement amenés à ce sentiment, parce que c’est leur véritable intérêt, — ils aiment mieux une monarchie libérale.

« Ce que pensent les militaires, sauf quelques mauvaises têtes, la France entière, même ce que l’on appelle la France révolutionnaire, le pense ou doit arriver à le penser. Quand chacun se sera dit ou pourra se dire : — Où trouverions-nous plus de liberté, plus de sûreté, plus de garanties pour nos personnes et nos propriétés ? et que la réponse aura été nécessairement que tout cela existe plus qu’à une autre époque, et plus que sous aucun autre règne on n’en pouvait avoir, est-il possible que tout ce qui a intérêt à l’ordre et à la propriété ne soit pas éloigné des révolutions et des changemens ? Otez la Minerve et le Correspondant électoral de nos affaires, ne paraîtront-elles pas à tout le monde admirables ? Aucun pays au monde aura-t-il joui de plus de calme ? Or, nous serions assurément des enfans, si deux mauvais pamphlets pouvaient nous faire prendre le change sur notre position. De tels inconvéniens sont la conséquence immédiate de la liberté de la presse ; ils doivent occuper les esprits, les rendre plus ou moins défians, plus ou moins susceptibles, plus ou moins irritables même. Mais, en ayant toujours raison, en étant toujours décidés à ne pas ménager les perturbateurs et à être les plus forts, nous le serons toujours, et sans autre effort que celui de ne pas prendre trop promptement l’alarme, de ne pas considérer comme un mal ce qui n’est qu’un symptôme, et de ne pas nous laisser troubler ou intimider, encore moins décourager par un peu de bruit, résultat inévitable du droit qu’ont tous les braillards de crier, et tous les intrigans d’intriguer.

« Les élections doivent nécessairement produire de l’agitation ; en Angleterre, elles sont un vrai moment de crise. Il est évidemment fâcheux pour nous que cette crise se renouvelle tous les ans, et la forme anglaise est bien supérieure à la nôtre. Je n’y fais plus de doute. J’étais de l’opinion contraire, il y a un an ; l’expérience m’a fait changer, et je crois qu’il sera fort important de revenir un jour sur ce point, si jamais on peut s’occuper d’amélioration de la Charte, ce dont je doute, du reste. »

Cette curieuse lettre méritait d’être citée, moins encore parce qu’à côté d’une part d’illusions, elle contient une grande part de vérité que parce qu’elle expose le système politique adopté par Decazes avec l’agrément du roi et qu’il résume en deux mots : monarchie libérale. Ce système, au surplus, était, depuis trois ans, celui de Richelieu. Mais, tout en le pratiquant avec non moins de loyauté que de courage, il ne croyait à son efficacité qu’autant que tous les royalistes, même les ultras, l’approuveraient et s’y rallieraient. Pratiquée sans eux ou contre eux, c’était un pis aller. Il conservait donc l’espoir de le changer un jour, tandis que Decazes, soutenu par le Roi, y persévérait.

Ce besoin de se rapprocher des ultras, et par conséquent de Monsieur, devenait de plus en plus impérieux dans l’âme chevaleresque du président du Conseil. Lorsque, après l’ordonnance royale qui avait dépouillé le Comte d’Artois de l’autorité souveraine qu’il exerçait sur la garde nationale, Richelieu se fut assuré que le prince se soumettait et se résignait, il pensa que l’heure était opportune pour tenter ce rapprochement qui, maintenant, lui semblait indispensable. Monsieur avait d’abord manifesté l’intention de protester publiquement contre l’ordonnance, puis renoncé à ce dessein, à la prière du Roi, d’une part, et, d’autre part, à la suite de deux démarches faites auprès de lui par le baron de Vincent, ambassadeur d’Autriche à Paris. Quelques jours plus tard, un de ses confidens ayant demandé audience au ministre de l’Intérieur, Richelieu en profite pour développer son opinion :

« Si c’est un rapprochement qu’on demande et que ce soit d’une manière praticable, pour Dieu, ne nous y refusons pas. Tout ce que je vois de gens sensés gémit de cette opposition d’une classe aussi importante de la nation, qui par tant de motifs devrait être l’appui du trône. Cette seule circonstance fait douter aux hommes éclairés avec qui je me suis entretenu ici de la stabilité de notre existence et, je l’avoue, m’en fait douter moi-même. Je connais assurément tout leur tort et toute leur folie. J’ai souvent admiré votre patience et votre longanimité. Donnez-en une nouvelle preuve ainsi que d’une générosité dont, j’en conviens, peu d’hommes sont capables, en vous prêtant aux mesures qu’on pourrait prendre pour se rapprocher. Je sais que la chose est extrêmement difficile, peut-être même impossible, mais elle est si grave, le danger d’un côté est si imminent en marchant comme nous l’avons fait jusqu’à présent, et il serait si heureux, si rassurant d’être unis entre ceux qui doivent maintenir ce qui est, que l’on doit tout essayer pour y parvenir. Je sais que vous pensez comme moi là-dessus ; mais, vous seriez plus qu’un homme si les outrages dont ces fous vous accablent n’influaient pas sur votre manière d’agir envers eux. Je vous parle, vous le voyez, avec une franchise qu’autorise notre amitié, et c’est parce que je vous connais que je vous parle ainsi. »

Richelieu parlait avec l’élan et la candeur d’un cœur généreux. Mais Decazes voyait les choses plus froidement. Sa mémoire lui rappelait tant de circonstances où ses avances à Monsieur, encouragées cependant par le Duc d’Angoulême, avaient été repoussées, qu’il ne gardait plus d’illusions quant à la possibilité d’un rapprochement. Cependant, il n’en écartait pas l’idée. Il le disait à Richelieu : « Je reçois avec bien du plaisir votre idée sur la réconciliation et je m’y ferai de toutes manières, soyez-en sûr. » Et ce n’était point là une vaine promesse. Sans rien sacrifier des visées qui lui étaient communes avec la majorité des membres du cabinet, il s’efforçait de plaire à Monsieur, et, sur l’assurance que lui donnait le Duc d’Angoulême qu’on était sensible à ses efforts, il se croyait au moment de réussir, en contradiction, sur ce point, avec le Roi qui, sans le décourager, ne ressentait pas la même confiance. Une lettre de Louis XVIII à son favori nous révèle, à cet égard, son véritable sentiment :

« Certes, j’ai bien bonne opinion de tes moyens de plaire et de persuader, mon cher fils ; mais je ne partage pas l’opinion de Richelieu sur la facilité que tu auras à convertir ton oncle (le Comte d’Artois) et je trouve que l’exemple de Sp. (le Duc d’Angoulême) ne prouve rien. Sp. partit au mois d’octobre 1815 tout aussi ultra que les autres, mais bien déterminé à obéir, — sa lettre au duc de Richelieu en fait foi, — et de plus, avec cette droiture naturelle qui ne fuit point la lumière. Ce qu’il vit le frappa… Il ne revint pourtant qu’ébranlé, mais assez pour que tu pusses commencer l’ouvrage qui ne fut pas fait en un jour. Rappelons-nous la question faite à B***, la colère de la destitution de F***, et la fatale lettre du 14 janvier. Tout cela n’était heureusement que des retours vers le vieil homme, la grâce avait agi et ton ouvrage l’acheva. Avons-nous les mêmes données à l’égard de Monsieur ? Je crois que, sans se l’avouer, il sent de l’attrait pour toi et que si tu voulais ! ! ! En un mot, ce qui les différencie, c’est que Sp. n’est pas attaqué de cette maladie que Virgile nomme : Regnandi tam dira cupido. »

Les craintes que trahit cette lettre se réalisèrent. Après quelques intermittences de bonne grâce et de mauvaise humeur, Monsieur retomba sous l’empire de la coterie qui l’excitait contre Decazes. Entre temps, les négociations poursuivies à Aix-la-Chapelle avaient marché vers un dénouement heureux. Le 9 octobre, le Congrès décidait que les armées étrangères évacueraient le territoire français le 30 novembre au plus tard ; les facilités les plus grandes étaient accordées à la France pour le paiement de l’indemnité de guerre qui subissait une réduction importante. Ce premier succès de Richelieu n’était que le prélude d’un succès plus considérable encore : l’admission du gouvernement royal dans l’alliance des quatre grandes cours. On apprenait en même temps que l’empereur de Russie et le roi de Prusse venaient à Paris, afin de présenter leurs hommages à Louis XVIII, et ce qu’on savait bientôt des circonstances de leurs entretiens avec lui contribuait à flatter l’amour-propre national, si longtemps humilié par l’occupation étrangère. Mais ces grands événemens n’apportèrent qu’un répit dans le trouble et l’animosité des esprits.

Les élections pour le renouvellement du cinquième de la Chambre avaient lieu au même moment. D’Aix-la-Chapelle, Richelieu en suivait la marche avec angoisse :

« Tout le monde a peur de ce qui peut arriver en France et chacun, l’empereur Alexandre tout le premier, veut être en mesure dans le cas d’une révolution à la 89. Il est important de ne pas menacer la France. Mais il n’est pas mauvais que les malveillans sachent que s’ils voulaient révolutionner, ils auraient sur le corps toute l’Europe, comme en 1815… Metternich m’a montré une dépêche à Vincent sur ses dernières entrevues avec Monsieur. Elle est parfaite. On exhorte Monsieur à faire cause commune avec le Roi contre leurs ennemis communs. Voilà ce que pense l’empereur d’Autriche. Mais, M. de Chateaubriand pense autrement, et pourvu qu’il puisse dire qu’il l’avait bien prévu, il sera consolé d’une conflagration générale. Son Conservateur est écrit dans un bien mauvais esprit. »

Le résultat en fut connu le 30 octobre. Il ne réalisait pas toutes les espérances de Decazes, qui l’avouait avec franchise, mais sans découragement ; il dépassait en revanche les craintes de Richelieu, que la nomination de La Fayette, de Manuel et de Benjamin Constant troublait plus que de raison.

« Je vous plains, et je regrette vivement de n’être pas avec vous pour partager vos peines et remonter votre courage, qui au reste n’en a pas besoin, comme je vois. Je m’attendais bien à Benjamin Constant ; mais pour La Fayette, c’est un peu trop. L’effet, comme vous pouvez croire, est affreux ici, et le regret d’avoir signé l’évacuation se fera voir chez plus d’un de ces messieurs. Quel propos que celui du duc de Polignac ! Il faut s’attendre que ses amis et lui vont triompher. Mais quand même nous aurions eu tort, y aurait-il là de quoi se réjouir ? Mais c’est ainsi que raisonne l’esprit de parti. Quelques châteaux de brûlés et quelques bonnes insurrections les arrangeraient bien davantage. »

C’est un trait bien caractéristique et un signe des temps qu’un esprit aussi pondéré que celui de Richelieu pût prendre ainsi au tragique l’élection d’un homme comme La Fayette et y voir le symptôme d’un bouleversement prochain. Il est vrai qu’à Aix-la-Chapelle, le président du Conseil vivait parmi des personnages instinctivement défians de toute manifestation libérale et prompts à s’en alarmer. Et puis, des rumeurs dont l’inconsistance ne fut démontrée qu’au bout de quelques jours étaient venues jeter l’inquiétude parmi les membres du Congrès. On racontait que Napoléon avait été surpris au moment où il allait s’enfuir de Sainte-Hélène. On prétendait même qu’il était parvenu à s’évader. D’autre part, on croyait qu’un complot avait été ourdi à Bruxelles contre l’empereur Alexandre, et, de ces faits non encore élucidés, on tirait cette conclusion que, partout, les révolutionnaires s’agitaient. De là à voir un témoignage de leur audace dans les élections de France, il n’y avait qu’un pas. L’atmosphère en laquelle vivait Richelieu ne le disposait que trop à prendre ombrage de tout ce qui pouvait compromettre le succès des négociations diplomatiques au moment où elles allaient aboutir.

Cependant, il ne tardait pas à se remonter. Après avoir reconnu que, si Decazes « était un peu trop le médecin tant mieux, lui-même était trop le médecin tant pis », il déclarait qu’il fallait prendre son parti, « car se désespérer ne ferait rien à la chose. Mais, ajoutait-il, la couleur révolutionnaire des élections en général est bien faite pour absorber toute notre attention. Il est bien évident que nous n’avons à attendre qu’un progrès dans la marche de l’opinion ultra-libérale, et la liberté des journaux, à laquelle il faut s’attendre à présent plus que jamais, lui fera faire des pas de géant. Sans beaucoup de pénétration, on peut calculer le moment où la majorité sera acquise à cette faction et où le gouvernement n’aura plus pour la combattre que la voie des coups d’Etat, voie toujours dangereuse et incertaine. Il faut donc bien réfléchir si, d’ici à cette époque bien peu éloignée, on peut trouver le moyen d’éviter cette invasion, sans quoi la postérité et peut-être nos contemporains nous rendront (responsables des maux qui accableront notre triste patrie.. Adieu, je suis triste et vois bien en noir notre avenir ; le mien se présente sous les plus sombres couleurs, car, si cela va mal, il n’y aura pas moyen de s’en aller, et rester serait pour moi cent fois pis que de mourir. »

Ce n’était pas la première fois qu’il faisait allusion à son désir de retraite. Mais Decazes feignait de ne pas comprendre, s’efforçait de le rassurer, et l’adjurait de ménager sa santé, « si précieuse pour le Roi… Nous avons besoin de nous voir pour nous entendre et concerter ce que nous avons à faire. Il est bien instant que vous reveniez le plus tôt possible. » Ces encouragemens trouvaient Richelieu redressé, embrassant déjà par la pensée l’hypothèse d’une politique plus homogène, plus claire, plus ferme. « Nous avons toujours trop peur de certaines gens et nous voyons ce qu’on gagne à les ménager. Mettez donc hors de la Banque ce M. Laffitte, qui se croit le roi des Halles et qui n’est qu’un écervelé, qui ne sait ni ce qu’il veut ni ce qu’il fait, et qui ruinerait la France et lui par vanité. » Laffitte était un homme de gauche et c’est maintenant les hommes de gauche, les libéraux, qui, plus encore que les ultras, portaient ombrage à Richelieu. « Nous avens battu l’aile droite, elle est à terre, laissons-la en repos et réunissons nos forces contre l’aile gauche bien autrement redoutable, car elle a de fortes réserves derrière elle. N’y aurait-il donc pas moyen de détruire cette alliance monstrueuse entre les libéraux et les bonapartistes ? »

Il est remarquable, pourtant, que, tout en poussant ce cri de guerre contre la gauche, Richelieu ne manquait pas de signaler les imprudences et les fautes commises à la cour, par les princes ou même par le Roi. Pendant son séjour à Paris, l’empereur de Russie, invité à dîner aux Tuileries, avait été péniblement surpris de ne voir à la table royale ni le Duc d’Orléans, ni la Duchesse. Revenu à Aix-la-Chapelle, il avait fait part de sa surprise à Richelieu. Et celui-ci de s’écrier : « Cela n’a vraiment pas le sens commun, et si telles étaient les anciennes étiquettes, il serait temps de les abroger. Nous avons assez d’embarras sans nous en donner davantage en blessant l’amour-propre d’un homme qui n’est pas sans quelque importance. » De même, il relevait une grave inconvenance du Duc de Berry qui, donnant un bal, ne voulait pas y inviter le maréchal Gouvion-Saint-Cyr : « J’espère bien que le Roi aura eu le crédit sur son neveu de lui faire prier le Maréchal. Ce serait un scandale intolérable et un soufflet pour le Roi lui-même qui garderait un ministre que le duc de Berry ne voudrait pas recevoir[6]. « Et cette observation en faveur du ministre de la Guerre, que cependant il n’aimait pas, fournissait à Richelieu l’occasion d’insister sur l’utilité qu’il y aurait à réconcilier le ministère avec Monsieur : « Je ne cesserai de vous le dire et de vous le répéter, il faut que ce soit vous et il n’y a que vous de qui et par qui la chose puisse être utile. »

Ces préoccupations et ces propos témoignaient de plus de calme que les lettres antérieures et d’un retour à l’espoir de sauver son pays. Mais, à quelques jours de là, de nouveau le pessimisme l’emportait dans cette âme impressionnable, lui dictait des accens quasi prophétiques : « Je rentrerai en France avec un serrement de cœur en prévoyant tous les maux qui menacent ce malheureux pays. La liberté de la presse est la boîte de Pandore d’où sortiront toutes les calamités qui désoleront la terre. Avec elle, toutes les institutions anciennes seront détruites et les nouvelles ne prendront pas racine. Il y a longtemps que le duc de Wellington me l’a prédit… Il est pourtant triste que vingt-huit millions d’hommes soient condamnés à des inquiétudes sans cesse renaissantes, et peut-être à d’affreux malheurs, pour que quelques folliculaires aient la liberté de déverser à loisir leur venin autour d’eux et d’empoisonner l’esprit public. Cela est tout à fait propre à mettre en colère. »

Des extraits des dernières lettres qu’il écrit à Decazes avant de quitter Aix-la-Chapelle révèlent clairement l’état de son âme. « Il faut montrer aux Chambres la situation comme elle est et demander des moyens de gouvernement. En parlant franchement, nous trouverons de l’appui. Il faut profiter de la majorité que nous aurons encore cette fois pour arranger les choses de manière à ne plus la perdre. Ne pensons plus à des concessions libérales. Nous en avons fait assez qui ne nous ont guère réussi. Nous ont-ils su gré de l’ordonnance sur la garde nationale, même de l’évacuation ? Avons-nous converti un seul de ces misérables ? » Et le lendemain : « Il faut demander et obtenir tout ce qui est nécessaire pour faire marcher le gouvernement et se retirer si on ne l’accorde pas, car nous ne pouvons ni prendre sur nous la responsabilité d’une besogne que nous sentons ne pouvoir accomplir, ni changer complètement de système, en avouant que nous nous sommes trompés. Méditez bien notre position. »

La perspective de la retraite du duc de Richelieu arrachait une protestation à Decazes. Sans doute, la situation n’était pas bonne, il le reconnaissait, quoiqu’on en eût exagéré le péril, au lendemain des élections. Elle pouvait redevenir excellente, si l’on se déterminait « à gouverner fortement », à ne tolérer nulle part des fonctionnaires rebelles, en opposition avec l’opinion et les intérêts.

« Tout ceci me fait vivement désirer que vous restiez à votre poste, et pour vous, et pour nous. Soyez sûr que c’est ce qu’il y a de mieux. Rapportez-vous-en à mon amitié et à mon patriotisme. » C’étaient là de bonnes paroles. Mais elles ne voilaient qu’imparfaitement la réalité, à savoir que Richelieu rentrait à Paris plus découragé qu’au moment de son départ, et qu’il tendait de plus en plus à s’engager dans une voie où la majorité de ses collègues refuserait de le suivre.


III

Si grave que fût la situation politique, Louis XVIII, toujours disposé à la voir par les yeux de Decazes, ne s’en était pas alarmé. Dans la relation de la crise ministérielle de décembre, qu’il a rédigée lui-même[7], éclate la confiance dont il restait encore animé à la fin de novembre, au moment où le duc de Richelieu rentrait à Paris. Quoique ce tableau, signé du Roi, eût pu l’être par Decazes et que Decazes apparaisse parfois enclin à l’optimisme, il s’en fallait de bien peu qu’il ne fût rigoureusement exact. Le peintre n’avait eu que le tort de ne pas tenir assez de compte des changemens que menaçaient d’y apporter les intrigues parlementaires et la malveillance des partis. Avec le régime du gouvernement des Chambres, il faut toujours prévoir des incidens et s’attendre à des surprises. C’est à coup de surprises et d’incidens que la situation telle que la dépeignait le Roi allait être radicalement transformée. En l’absence de Richelieu, un rapprochement s’était opéré entre les ultras et quelques ministériels des deux Chambres. Molé s’était chargé d’y préparer Richelieu. Celui-ci, à son retour, ne désapprouva rien de ce qui avait été fait et parut disposé à en profiter.

Louis XVIII, dans le récit qui me sert de guide, ne cache ni la stupéfaction, ni la colère qu’il ressentit en découvrant à l’improviste, par un avertissement du chancelier Dambray, confirmé bientôt par l’indiscrétion de M. de Brézé, l’existence de cette réunion, qui s’était formée à son insu, et à l’insu de Decazes, et se tenait chez le cardinal de Bausset, ami intime de Richelieu, ce qui démontrait la participation de ce dernier à cette intrigue. Une nouvelle loi électorale substituant au renouvellement partiel de la Chambre des députés le renouvellement intégral tous les cinq ans et une loi limitant la liberté de la presse devaient être les résultats immédiats de ce nouveau groupement des partis. De plus, afin que le Roi ne pût se méprendre sur les dispositions des deux Chambres, tout était combiné pour que, dans la Chambre des Pairs, la majorité du bureau et celle de la commission de l’adresse fussent assurées aux ultras, et que dans la Chambre des députés, la présidence échût à leur candidat.

La session s’ouvrit, en ces conditions, le 10 décembre. L’animosité des ultras avait fait trêve quant à l’ensemble du cabinet. Elle ne s’exerçait que contre Decazes, et encore avait-elle changé de forme. Ce n’est plus le ministre de la Police qu’ils attaquaient, mais son ministère, dont ils s’attachaient à démontrer l’inutilité. Ils en demandaient la suppression, menaçant, si on la leur refusait, de ne pas voter les crédits nécessaires à l’existence de cette direction suprême de la police. Ils ignoraient à ce moment que leur réclamation répondait aux vœux de Decazes. Dans ce poste, qu’il occupait depuis trois ans et dont l’abrogation des lois de sûreté, votées en 1815, avait singulièrement amoindri l’importance, il se déplaisait. S’il y demeurait encore, c’était à la prière de ses collègues. Mais il les adjurait ou de lui donner un autre portefeuille ou, si c’était impossible, de lui rendre sa liberté.

Au bout de quelques jours, la physionomie des choses changea tout à coup. L’élection de M. Ravez, candidat des ultras, bien qu’il n’appartînt pas à ce parti, comme président de la Chambre des députés, en remplacement de M. de Serre ; à la Chambre des Pairs, l’élection du bureau, celle de la commission chargée de rédiger une adresse en réponse au discours de la Couronne, révélèrent les desseins des conjurés, les obligèrent à jeter bas le masque, et les ministres à adopter une marche définitive et résolue. Le 17 décembre, le Conseil tint séance sous la présidence du Roi. Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr fut d’avis qu’un changement de système serait une faute. Roy, ministre des Finances depuis quelques jours aux lieu et place de Corvetto que l’état de sa santé avait réduit à donner sa démission, par la comme le Maréchal. Decazes appuya leurs dires.

— Restons fermes dans notre ligne, répétait-il.

C’est alors que Molé déclara « qu’il ne croyait plus possible de marcher dans cette voie ». Il fallait se rapprocher des ultraroyalistes.

— Je ne me dissimule pas que nous allons nous donner des maîtres. Mais, entre deux maux, il faut choisir le moindre.

— Tendons la main à droite comme à gauche ! s’écria Lainé.

Pasquier l’approuva. Quant au duc de Richelieu, qui parla le dernier, il fut facile de voir qu’il inclinait vers l’avis de Molé. Le Roi prit enfin la parole, et, s’appropriant la proposition de Lainé, qui se rapprochait le plus de celle de Decazes :

— Plantons notre drapeau sur l’ordonnance du 5 septembre 1816, dit-il ; continuons à suivre la ligne qui nous a réussi jusqu’à présent. Tendons toujours la main à droite et à gauche en disant avec César : « Celui qui n’est pas contre moi est pour moi. »

On se sépara sans avoir conclu, et Louis XVIII fut tenté de croire que c’en était fait des dissensions ministérielles ; mais, dès le lendemain, il dut reconnaître qu’il s’était trompé. Leur tactique ayant brillamment réussi à la Chambre des Pairs, les ultra-royalistes en essayèrent à la Chambre des députés, d’autant plus confians dans le succès, qu’ils venaient de porter à la présidence de cette Chambre un candidat de leur choix. Ils n’en eurent pas moins la douleur de voir leurs calculs déjoués. De leurs candidats à la vice-présidence, un seul fut élu. Quant aux secrétaires, ils appartenaient tous au centre ministériel. Parmi eux, se trouvait le comte de Sainte-Aulaire, beau-père de Decazes. Cette élection seule eût suffi à démontrer que ce dernier n’avait pas perdu toute influence sur la Chambre des députés. Cet incident fut le signal de la débâcle ministérielle. Richelieu se présenta chez le Roi et lui par la avec amertume de Decazes, « l’accusant à peu près d’avoir été l’âme de ces choix ». Le Roi comprit alors qu’il fallait choisir entre les deux camps qui s’étaient formés dans le cabinet et, redoutant d’être contraint de recourir au prince de Talleyrand, il se détermina, quelle que fût son affection pour Decazes, « à tout immoler à l’avantage de conserver le duc de Richelieu ». Mais, vingt-quatre heures plus tard, le président du Conseil, quoique averti de ses intentions, lui faisait tenir sa démission, que suivirent aussitôt celles de Molé et de Lainé. Le lendemain, Decazes et Pasquier, après s’être concertés, envoyaient à leur tour la leur.

« Rien au monde, disait Decazes, ne pourrait m’engager à rester un instant au ministère après le duc de Richelieu. Votre Majesté, qui connaît ma résolution à cet égard, a bien voulu l’approuver. Je le dois d’autant plus que la divergence d’opinions sur quelques points, ou plutôt sur un point, entre le duc de Richelieu et moi a seule pu causer cette détermination… Je dois l’exécuter aujourd’hui et ne pas priver le Roi des services de M. le duc de Richelieu, bien sûr que Votre Majesté est certaine, et aussi M. le duc de Richelieu lui-même, que tous deux me trouveront toujours prêt, hors du ministère comme dedans, à faire tout ce qui sera utile au service de Votre Majesté et au succès de son gouvernement, auquel j’appartiendrai toujours de vœux et d’intentions, comme j’appartiendrai de cœur et d’âme à Votre Majesté tant que j’aurai une goutte de sang dans les veines. Du reste, je vais chez le duc de Richelieu pour lui donner une dernière preuve de l’abnégation de moi-même que j’apporterai toujours dans le service de Votre Majesté. »

Ainsi, la crise ministérielle virtuellement ouverte depuis le retour de Richelieu se prolongeait et s’aggravait en se prolongeant. C’est à travers la correspondance du Roi avec son favori qu’il convient d’en suivre les péripéties de ses débuts à son dénouement. Le 10 décembre, après avoir prononcé devant les Chambres le discours d’ouverture de la session, il écrivait à Decazes :

« Je suis bien content, mon cher fils, des nouvelles du nid. J’espère que tu l’as été de la façon dont le Roi a débité sa marchandise. J’ai certainement eu lieu de l’être du mouvement électrique qui s’est opéré. Tout cela a été beau. Mais, si c’est un triomphe, il ne ressemble pas trop à celui de Paul Emile. Richelieu est venu chez moi un peu avant la messe. Il m’a beaucoup parlé de mon Elie, mais en homme qui n’entend rien à sa position. Je n’ai pas osé la lui développer ; c’eût été en quelque sorte faire sa critique. Je lui ai seulement dit que ce n’est pas mon Elie qui quittait le ministère, mais le ministère qui le quittait. Il m’a dit qu’on ferait encore passer ton budget (le budget de la Police) et que ton ministère serait toujours utile comme sentinelle, car voilà le sens de son dire… Des deux côtés, je vois un abîme et ma seule incertitude est de savoir lequel des deux m’engloutira. »

Il résulte de cette lettre qu’à la date où elle a été écrite, Richelieu, résolu à conserver le pouvoir, non seulement tient encore à ne pas en éloigner Decazes, mais se prépare à le défendre, et qu’en revanche, le Roi doute quelque peu de l’énergie et de l’efficacité de sa résolution. Le 15 décembre, le Roi semble rassuré. Il ne voit ni ne pressent aucun péril. Dans son esprit soulagé, il y a place pour de la gaîté, ainsi qu’en témoigne le récit qu’il fait à Decazes de la visite que lui a rendue le Bureau de la Chambre des Pairs, composé presque en entier d’ultra-royalistes.

« Le Bureau de la Chambre des Pairs, mon cher fils, est venu avant la messe. Le duc de Bellune était tout comme à l’ordinaire. Pastoret avait son visage de bois coutumier. Mais les deux autres avaient l’air de premiers prix, surtout Vérac. Le duc de Doudeauville avait pris les devans en m’écrivant une lettre que je te ferai voir[8]. Quand le chancelier me les a présentés, je ne les ai point, comme je le faisais dans d’autres temps, félicités sur leur nomination. Mais j’ai répondu que je recevrais toujours avec plaisir ce qui me viendrait de la Chambre des Pairs. Ensuite, j’ai parlé de la chaleur extrême qu’on dit qu’il faisait hier à la Chambre, de leur famille, enfin de choses équivalentes à la pluie et au beau temps et, au bout de cinq minutes, je les ai congédiés. J’ai peur que Pastoret, accoutumé à un autre régime, n’ait trouvé la séance un peu courte. Mais j’avais épuisé mon sac de lieux communs. »

Cette lettre, on le voit, ne trahit pas la même inquiétude que la précédente. Le Roi n’a pas encore reçu confirmation de la démission des ministres ; il espère éviter la crise. Mais, après le conseil du 17 décembre, elle éclate, et le ton de sa correspondance s’assombrit, surtout lorsque les efforts qu’il déploie pour retenir Richelieu échouent contre une résistance d’autant plus irritante que rien ne trahit encore à quelles conditions elle cessera.

« Tout est dit, mon cher fils, écrit-il le 22 décembre, je les ai vus tous les trois (Richelieu, Lainé et Molé) ; je n’ai rien gagné. En vain ai-je offert en ton nom, non seulement ta retraite, mais de bien plus grands sacrifices. On m’a répondu par des témoignages (que je crois sincères de la part de Richelieu), (J’estime, d’amitié pour toi. Mais le parti était pris. Demain, nous aurons encore conseil, à l’issue duquel je demanderai (c’est tout ce que j’ai pu gagner) pour la dernière fois au duc de Richelieu s’il faut envoyer chercher le prince de Talleyrand. Mon cher fils, ton père est bien malheureux. Mais il n’en sent que mieux à quel point il t’aime. »

C’est la nécessité de confier à Talleyrand, à défaut de Richelieu, la présidence du Conseil et la direction des Affaires étrangères, nécessité à laquelle il ne croit pas pouvoir se dérober, qui déchaîne dans l’âme du vieux Roi cette exaltation douloureuse. Une première fois en 1814, il a eu Talleyrand pour ministre ; en 1815, il a dû le subir de nouveau. Délivré de lui, il n’a pu oublier ses allures impertinentes, dont si souvent, et surtout au retour de Gand, il a été offensé. Il s’est promis de ne plus s’exposer à retomber sous ce joug. Et voilà que, de nouveau, il le sent peser sur lui. Sous l’influence de ses craintes, sa correspondance avec Decazes, le lendemain, devient pathétique. A neuf heures trois quarts du matin, — il a soin de mettre l’heure à côté de la date, — il lui fait porter ce billet :

« Ma nuit, mon cher fils, a été ce que j’appelle excellente. Mais que ton bon cœur ne s’en réjouisse pas trop. Ce mieux physique a rendu son ressort au moral. Je voyais mon malheur, hier ; aujourd’hui, je le sens. O vous, mes filles, âmes pieuses dont les prières sont agréables à Dieu, demandez-lui qu’il daigne être lui-même mon Samaritain. Sa main seule peut panser une plaie comme la mienne. Je vous embrasse tous de tout mon cœur qui ne cessera jamais de vous aimer. »

Cette missive éplorée est à peine partie qu’il en reçoit une de Richelieu. Richelieu supplie le Roi de le délivrer. Cependant, si le Roi persiste à le retenir, il cédera. Mais alors, il posera des conditions. Il ne peut rester que si Lainé consent à rester avec lui et que si le Roi consent à éloigner Decazes.

« Pour que mes services ne soient pas inutiles, il faut rétablir dans le ministère une unité d’opinions qui n’existe plus. Votre Majesté sait si j’aime et estime M. Decazes ; ces sentimens sont et seront toujours les mêmes. Mais, d’une part, outragé sans raison par un parti dont les imprudences ont causé tant de maux, il lui est impossible de se rapprocher de lui ; de l’autre, poussé vers un côté dont les doctrines nous menacent encore davantage, tant qu’il ne sera pas fixé hors de France par des fonctions éminentes, tous les hommes opposés au ministère le considéreront comme le but de leurs espérances et il deviendra, bien malgré lui sans doute, un obstacle à la marche du gouvernement. » Il faut donc que Decazes parte. L’ambassade de Naples ou de Saint-Pétersbourg et un départ annoncé et exécuté dans une semaine, « tels sont les préambules indispensables à la marche de l’administration ».

Tout dans cette lettre est pour accroître la douleur du Roi. Il voit clairement que c’est vers l’extrême droite qu’on veut l’entraîner.

— Se rapprocher des ultras, s’écrie-t-il, quelle honte ! Et peut-être une honte inutile !

A midi, il fait porter à Decazes une nouvelle lettre où, sans oser encore lui faire connaître, dans toute sa rigueur, l’arrêt prononcé par Richelieu, il s’efforce de l’y préparer :

« Je croyais, mon cher fils, avoir épuisé la coupe du malheur. Je me trompais ; la lie restait au fond, et plus amère que tout le reste. Je puis, si je l’exige, faire rester le duc de Richelieu ; mais 1° en obtenant de Lainé de rester aussi ; 2°… non, je ne le dirai pas. Mais, tu te rappelles ce que t’a dit le duc de Wellington[9]. Il s’agirait de l’exécuter sous huit jours. Vois l’alternative qui s’offre à moi. D’un côté, renoncer à mon bonheur et à celui de mes enfans ; de l’autre, paraître avoir sacrifié le duc de Richelieu à ma tendresse pour mon fils et être, par le même motif, jeté dans les bras du prince de Talleyrand. Voilà mes premières pensées. Je n’annoncerai point encore aujourd’hui la dissolution du ministère. Mon physique est un peu mieux. Mais je voudrais être mort, ô mon fils ! »

Au reçu de cette lettre, Decazes accourt. Il vient spontanément offrir au Roi de partir sur-le-champ pour sa terre de la Grave et d’y passer trois mois. L’offre est raisonnable ; elle est généreuse. Le Roi la communique à Richelieu, en le suppliant de s’en contenter. Mais il échoue : « Le duc de Richelieu fut insensible à la situation de Mme Decazes, âgée de seize ans, grosse de quatre mois, et persista à faire d’un départ immédiat pour la Russie la condition sine qua non de la continuation de son ministère. » Le Roi « tout en larmes » transmet « à son ami cet arrêt si cruel ». Après « une scène déchirante », celui-ci s’éloigne pour aller écrire à Richelieu qu’il accepte tout. Alors, le vieux Roi songe à la jeune femme dont ces résolutions vont bouleverser l’existence ; il songe à l’isolement auquel Decazes va être condamné, et c’est à elle qu’il s’adresse :

« Ma fille, je vous lègue mon fils. Remplacez-moi auprès de lui. Sans doute, une tendresse aussi vraie, aussi pure, aussi légitime que la vôtre est bien faite pour remplir tout un cœur ; cependant le sien éprouvera un certain vide. Lorsqu’il est devenu le plus heureux des époux, il avait, depuis trois ans, la douce habitude de venir tous les soirs passer une heure environ avec moi. Là, tout était commun entre nous ; discours sérieux, plaisanterie, joie, tristesse. Cette heure lui manquera) ; et, je le connais bien, ce ne sera pas un peu d’agrément qu’il trouvait dans ma conversation qu’il regrettera, ce ne seront même pas les adoucissemens que j’ai été quelquefois assez heureux pour porter à ses peines, — vous lui rendrez tout cela au centuple ; — ce sera le bonheur ineffable pour une âme comme la sienne de verser du baume sur les plaies de mon cœur, et ce regret sera d’autant plus vif qu’il sentira combien la peine de son père sera cuisante. Ah ! c’est là surtout que votre assistance lui sera nécessaire… Ne l’exposez jamais à s’affliger seul. C’est le plus cruel des tourmens. J’y serai peut-être bientôt condamné. Mais il me sera adouci par la consolante pensée que vous en préserverez celui que j’aime mille fois plus que moi-même… Je vous aime et je vous embrasse de tout mon cœur. — Louis. »

Ainsi s’achève pour le malheureux Roi cette triste journée du 23 décembre. Le même soir, il y a un grand dîner au ministère de la Police. Avertie par son mari d’avoir à faire ses paquets, Mme Decazes, qui ne sait pas encore à quel lointain voyage elle va être obligée, préside à ce dîner avec autant de sang-froid qu’on en peut déployer à son âge et en des conjonctures aussi graves. Elle est assise entre Molé et Pozzo di Borgo. Étonnés de sa pâleur mélancolique, ils s’informent de sa santé. Elle répond que, depuis quelque temps, elle est souffrante.

— On dit qu’il faut que j’aille dans le Midi, ajoute-t-elle, et j’espère que le Roi le permettra.

— Bah ! s’écrie Molé. Toutes les jeunes femmes se persuadent qu’elles ont besoin d’un climat chaud ; elles vont dans le Nord et ne s’en portent pas plus mal.

Et Pozzo d’intervenir et d’insister :

— Le Nord vaut bien le Midi. Il faut seulement avoir soin de s’y bien couvrir. Si vous y allez, madame, et si vous le permettez, j’aurai l’honneur de vous envoyer une fourrure.

Cependant, le voyage de Saint-Pétersbourg put être évité, grâce à l’intervention de Lainé. Il considérait qu’envoyer à Saint-Pétersbourg le ministre démissionnaire, c’était en faire une victime, le grandir et le jeter dans l’opposition de gauche dont, fatalement, il deviendrait, quoique à distance, l’instrument et le pivot. L’argument s’inspirait d’une trop haute raison pour ne pas impressionner Richelieu ; sa générosité naturelle ne cherchait d’ailleurs qu’un prétexte pour se soustraire aux influences qui l’avaient paralysée. Il se laissa fléchir et n’exigea qu’un séjour de deux ou trois mois à la Grave. Il croyait maintenant arriver sans peine à reconstituer le cabinet tel qu’il était précédemment, avec Decazes en moins et le ministère de la Police supprimé. Il avait même décidé de s’accommoder du maréchal Gouvion-Saint-Cyr, en dépit de leurs dissidences antérieures.

Mais, ses desseins à peine connus, les difficultés surgirent. Le Maréchal, Roy et Pasquier déclarèrent qu’ils ne resteraient pas sans Decazes. Lainé lui-même, pris d’un scrupule tardif, s’avisa que, quoique partisan d’une réforme électorale, il serait mal venu à la défendre devant des Chambres auprès desquelles il avait plaidé pour la loi qu’il s’agissait de modifier et qui était son œuvre. Le 25, la combinaison rêvée par Richelieu était abandonnée. Impuissant à en imaginer une autre, il invitait le Roi à recourir à ce même Decazes dont, la veille encore, il condamnait le système comme fatal à la monarchie[10]. Le Roi céda sans enthousiasme. Il commençait à comprendre qu’en l’état des choses, mieux valait pour Decazes laisser, pour un temps, le gouvernement à la droite et qu’il assurait ainsi son retour à brève échéance. C’était l’avis formel de l’intéressé. Aussi se hâta-t-il d’écarter les propositions qui lui furent faites. A ceux qui avaient ouvert la crise incombait le devoir d’y mettre fin. Richelieu devait tenter la formation d’un ministère entièrement nouveau. Une lettre du Roi, en date du 26 décembre, démontre que cette perspective ne lui souriait qu’à demi et que le consentement qu’il donnait lui était en quelque sorte arraché : « Mon premier mouvement en lisant ta lettre a été de dire : Non, courons plutôt la chance de Talleyrand. Puis, j’ai réfléchi à ce qu’il est, à l’infernale séquelle qu’il amènera avec lui, et je suis revenu à ton avis. »

La nouvelle combinaison essayée par Richelieu ne devait pas mieux réussir que la précédente. Il venait, au bout de vingt-quatre heures, avouer au Roi que toutes ses tentatives pour former un ministère de pure droite avaient échoué. Le Roi accepta cette fois la démission sans esprit de retour et, sur le conseil de Decazes et de Pasquier, le général marquis Dessoles, membre de la Chambre des Pairs, qui n’avait tenu jusque-là dans la politique qu’un rôle secondaire, fut chargé de former le cabinet. On sait qu’aussitôt, il y appela Decazes et que, celui-ci ayant refusé d’y rentrer, le Roi lui en donna l’ordre.

L’ordonnance royale, portant nomination du nouveau ministère, parut le 31 décembre. Elle nommait le général Dessoles président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, de Serre garde des Sceaux, Decazes ministre de l’Intérieur, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr ministre de la Guerre, le baron Louis ministre des Finances et le baron Portai ministre de la Marine. Le ministère de la Police était supprimé.

Le 31 décembre, le Roi mandait à Decazes :

« Le comte de Nesselrode sort d’ici, mon cher fils. Je lui ai exprimé le regret profond que me cause la retraite du duc de Richelieu. Puis, je lui ai raconté en peu de mots ce qui s’est passé. Il le savait… Il m’a dit que ce qu’il y aurait eu de mieux eût été que l’ancien ministère restât tel qu’il était, que le duc de Richelieu et Decazes étaient invincibles. Il a ajouté que la maladie du duc de Richelieu a causé tout le mal ; l’irritation de ses nerfs lui a fait faire bien des choses qu’il n’aurait jamais faites sans cela. Nous avons parlé du ministère actuel. Il ne m’a pas dissimulé les préventions de l’Empereur contre le Maréchal, fondées sur la crainte qu’il ne veuille détruire la Garde royale. J’ai défendu le Maréchal et j’ai assuré que, s’il donnait dans quelques erreurs, je saurais bien défendre ma Garde. »

Tels furent les dessous de cette mémorable crise de 1818, qui mit fin au plus grand ministère qu’ait eu la Restauration. Un extrait des Souvenirs personnels de la duchesse Decazes en complétera le récit :

« J’entendais tout autour de moi parler du changement des ministres, dit-elle. Tantôt, c’était le duc de Richelieu qui s’en allait avec plusieurs de ses collègues, tantôt M. Decazes qui partait et le duc qui restait. J’aurais bien préféré que nous nous en allions… Le lendemain du dîner auquel avaient assisté MM. Molé et Pozzo di Borgo, mon mari, après déjeuner, au moment d’aller au Conseil, me dit que le changement du ministère était décidé et que nous étions envoyés à Saint-Pétersbourg.

« — J’aurais préféré rester tranquillement à la Grave, ajouta M. Decazes. Mais les nouveaux ministres craignent que mon séjour en France ne rende leur position difficile et le Roi me demande de partir immédiatement. Il est impossible que tu viennes avec moi. Tu resteras avec ton père et je reviendrai te chercher.

« Je me mis à pleurer, disant que je ne consentirais jamais à me séparer de lui, et je finis par obtenir la permission d’en parler à mon père, qui consentit à me laisser partir et même à nous accompagner jusqu’à Berlin. M. Decazes accepta cet arrangement. Nous devions nous mettre en route trois jours après.

« Le même soir, nous recevions. La soirée finit au moment où mon mari sortit pour aller chez le Roi. La maréchale Gouvion-Saint-Cyr resta seule avec moi. Elle attendait évidemment le retour de M. Decazes pour savoir ce qui avait été décidé. A minuit, celui-ci ne revenant pas, elle se retira. Avant de sortir, elle m’embrassa à plusieurs reprises, en disant :

« — Pauvre, pauvre enfant !

« J’eus grand’peine à retenir mes larmes. Quand M. Decazes rentra, j’étais couchée ; mais je ne dormais pas. Il me dit que rien n’était décidé, mais qu’il paraissait que ce serait lui qui resterait. Ce fut effectivement ainsi que se termina la crise ministérielle. »


ERNEST DAUDET.

  1. Pour éviter de multiplier les annotations, je constate une fois pour toutes que, sauf de très rares exceptions, je ne cite dans ces récits que des documens non encore publiés.
  2. Cette lettre, dont j’ai sous les yeux une copie écrite de la main du Roi, est trop longue pour être reproduite ici in extenso.
  3. « Je te renvoie cette infâme note secrète. Quiconque voudra raisonner n’y verra qu’un tissu d’allégations sans preuves… J’ai vu ce soir le duc de Richelieu, et j’ai signé de grand cœur la radiation du marchand de dentelles. » C’est ainsi que le Roi désignait Vitrolles dans sa correspondance avec Decazes.
  4. Avant de partir, il alla déclarer au Roi qu’il se retirerait aussitôt après le Congrès. Sur le conseil de Decazes, le Roi écrivit à l’empereur de Russie pour le prier d’intervenir auprès de Richelieu sur qui il avait beaucoup d’influence pour le décider à rester au pouvoir. J’ai sous les yeux la minute de la lettre royale, trop longue pour trouver place ici.
  5. Le duc de Richelieu, par M. Raoul de Cisternes.
  6. Les ministres reçurent du Roi l’ordre formel de ne pas se rendre au bal du Duc de Berry si le maréchal Gouvion-Saint-Cyr n’était pas invité. Le prince céda. Mais il reçut très mal le ministre de la Guerre, et de même Decazes et Pasquier, qui faisaient, en cette circonstance, cause commune avec leur collègue.
  7. J’en ai retrouvé l’original dans les archives de la Grave. Il ne diffère que sur des points sans importance de la copie qu’en donne Lamartine dans son Histoire de la Restauration. Je ne juge donc pas nécessaire de la reproduire.
  8. « La loyauté du duc de Doudeauville le porta à m’écrire que, si le choix qu’on avait fait de lui me déplaisait, il était prêt à refuser. Ne pas répondre, c’était lui dire d’accepter, et ce fut ce que je fis. » — Note du roi.
  9. Le duc de Wellington était d’avis — il l’avait dit à Decazes — que, le jour où celui-ci cesserait de faire partie du ministère, la faveur dont le Roi l’honorait deviendrait un danger pour ses successeurs et qu’il serait nécessaire qu’au moins pour quelques mois, il quittât Paris.
  10. Il lui avait cependant écrit, le 2 décembre : « Vous êtes le plus nécessaire de nous tous, si ce n’est aujourd’hui, au moins ce sera dans trois mois. Il y aura bien quelques difficultés, mais il faudra tâcher de les vaincre. — Mille tendres amitiés. »