Louis XIII et Richelieu (1834)

LOUIS xiii
ET RICHELIEU.
fragmens historiques
DU DUC DE SAINT-SIMON ET LETTRES DU CARDINAL. —
DOCUMENS INÉDITS.[1]

Les hommes célèbres ont un étrange privilége : ils vivent deux fois. Dans la vie réelle, ils subissent, comme les autres, les lois humiliantes de l’humanité. Leur physionomie est indécise et changeante, leur allure capricieuse. On remarque dans leur conduite les contradictions, les inconséquences qui choquent dans celle du vulgaire : quelquefois même, l’acte qui les signale à la postérité est un démenti donné à leur instinct dominant. Au contraire, dans la seconde existence qu’ils reçoivent des historiens et des poètes, ils se présentent sous des aspects invariables, avec un caractère tranché, absolu, persévérant. Le rôle qui, dans l’origine, leur est assigné par des chroniqueurs inattentifs ou prévenus, est consacré par la tradition, et ils ne pourraient s’en écarter, sans risquer d’être méconnus.

Par exemple, Louis xiii ne s’est jamais montré sur la scène ou dans les livres que froid, lâche et mou, sans vouloir pour le bien, ami peu sûr, jouet méprisé des intrigans, automate royal monté journellement par Richelieu. On prendra de ce monarque une tout autre idée, d’après deux fragmens[2] inédits du duc de Saint-Simon, où l’on retrouve l’expression heureuse, la narration vive et facile, qui font le charme de ses Mémoires.

Le roi avait résolu, contre l’avis presque unanime de son conseil, de rétablir le duc de Nevers en possession du duché de Mantoue, sur lequel le prince de Savoie élevait des prétentions. Au commencement de 1629, une armée, engagée dans les gorges du Piémont, se trouvait arrêtée par les formidables barrières que l’Italie opposait à la France.


Saint-Simon va parler :


« On a dérobé à Louis xiii la gloire d’un genre d’intrépidité que n’ont pas tous les héros. Les Alpes étoient pleines de peste. Le Roy, en y arrivant, se trouva logé dans une maison où elle étoit. Mon père l’en avertit, et l’en fit sortir. Celle où on le mit se trouva pareillement infectée. Mon père voulut encore l’en faire sortir. Le Roy, avec une tranquillité parfaite, lui répondit qu’à ce qu’il éprouvoit, il falloit que la peste fust partout dans ces montagnes, qu’il devoit s’abandonner à la Providence, ne penser plus à la peste, et seulement au but où il tendoit : se coucha, et dormit avec la même tranquillité. Cette grandeur d’âme n’étoit pas à oublier dans ce héros, si simplement, si modestement, si véritablement héros en tout genre. Quel bruit n’eût pas fait un tel trait dans ses successeurs ? Mais sa vie à luy n’étoit qu’un tissu continuel de pareilles actions, variées suivant les circonstances, qui échappoient par leur foule, et dont sa modestie le détournoit saintement d’en sentir tout le mérite.

« Or, voici le Pas de Suze, tel que mon père me l’a plusieurs fois raconté, qui, entre autres vertus, étoit parfaitement véritable.

« Les barricades reconnues furent estimées très difficiles, et tôt après, impossibles à forcer : les trois maréchaux et ce qu’il y avoit de plus distingué après eux, ou en grade, ou en mérite et connoissance, furent de cet avis ; et pour le moins autant qu’eux, le cardinal de Richelieu. Ils le déclarèrent au roi qui en fut très choqué, et plus encore quand le Cardinal lui représenta la nécessité d’une prompte retraite, par les raisons des lieux, des logemens, des vivres, de la saison, qui feroient périr l’armée. Ils redoublèrent, et comme le Cardinal vit qu’il ne gagnoit rien sur l’esprit du Roy, qui faisoit plutôt des voyages que des promenades continuelles parmi les neiges et les rochers, pour s’informer et reconnoître par luy-même des endroits et des moyens d’attaquer ces retranchemens, le Cardinal eut recours à un artifice par lequel il crut venir à bout de son dessein. Le Roy, logé dans un méchant hameau de quelques maisons, y étoit presque seul, faute de couvert pour son plus nécessaire service, mais gardé d’ailleurs pour sa sûreté. Le Cardinal, de concert avec les maréchaux et les principaux de la cour, fit en sorte que, sous prétexte de la difficulté des chemins, le Roy fust abandonné à une entière solitude, dès que le jour commenceroit à tomber : ce qui en cette saison et dans ces gorges étroites étoit de fort bonne heure, ne doutant pas que l’ennui, joint à l’avis unanime, ne l’engageast enfin à se retirer.

« L’ennui n’y put rien : mais il fut grand. Mon père, qui étoit dans ce même hameau, tout près du Roy, dont il avait l’honneur d’être premier gentilhomme et premier écuyer, à qui le Roy se plaignit de sa solitude et de l’affront que luy feroit recevoir une retraite, après s’être avancé jusque-là pour le secours de M. de Mantoue, qui, malgré sa protection, se trouveroit livré aux Espagnols et au duc de Savoie ; mon père, dis-je, imagina un moyen de l’amuser les soirs : le Roy aimoit fort la musique ; M. de Mortemart avoit amené dans son équipage un nommé Nyert, qui la savoit parfaitement, qui jouoit très bien du luth fort à la mode en ce temps-là, et qu’il accompagnoit de sa voix qui étoit très agréable. Mon père demanda à M. de Mortemart s’il vouloit bien qu’il proposât au Roy de l’entendre. M. de Mortemart non seulement y consentit, mais il en pria mon père, et ajouta qu’il seroit ravi, si cela pouvoit contribuer à quelque fortune pour Nyert. Cette musique devint donc l’amusement du Roy, les soirs dans sa solitude, et ce fut la fortune de Nyert et des siens.

« Le Roy, continuant ses pénibles recherches et ses infatigables cavalcades, trouva enfin un chévrier qu’il questionna si bien qu’il en tira ce qu’il cherchoit depuis si long-temps. Il se fit conduire par lui sur les revers des montagnes, par des sentiers affreux, d’où il découvrit les barricades à plein, qui, d’où il se trouvoit, lui étoient inférieures et très proches. Il examina bien tout ce qui étoit à remarquer, longea le plus qu’il put cette crête et ces précipices, descendit et tourna de très près la première barricade, forma son plan, l’expliqua à mon père, qui se trouva presque le seul homme de marque à sa suite, parce qu’on le vouloit laisser solitaire et s’ennuyer en ces pénibles promenades ; revint enfin à son logis, résolu d’attaquer.

« Le lendemain, ayant mandé de très bonne heure les maréchaux et quelques officiers de confiance, il les mena partout où il avoit été la veille, leur expliqua son plan, qu’il avoit rédigé lui-même le soir précédent : les maréchaux et les autres officiers ne purent disconvenir, que, quoique très difficile, l’attaque étoit praticable et savamment ordonnée. Le Cardinal ne put ensuite s’y opposer seul, et fut même bien aise qu’elle se pût exécuter : ce qui fut le lendemain, parce qu’il falloit un jour pour les dispositions et les ordres. Le Roy y combattit en grand capitaine et en valeureux soldat, grimpant l’épée à la main, à la tête de tous, quelques grenadiers seulement devant luy, et franchissant les barricades à mesure qu’il y gagnoit du terrain ; se faisant pousser par derrière pour grimper sur les tonneaux et les autres obstacles, donnant cependant ordre à tout avec la plus grande présence d’esprit, et la tranquillité d’un homme qui, dans son cabinet, raisonne sur un plan de ce qu’il faut faire. Mon père, qui eut l’honneur de ne quitter pas ses côtés d’un instant, ne parloit jamais de cette action de son maître qu’avec la plus grande admiration.

« Après la bataille eut lieu l’entrevue du Roy et du duc de Savoie. Le Roy demeura à cheval, ne fit pas seulement mine d’en vouloir descendre, et ne fit que porter la main au chapeau. Monsieur de Savoie aborda à pied de plus de dix pas, mit un genou en terre, embrassa la botte du Roy qui le laissa faire, sans le moindre semblant de l’en empêcher. Ce fut en cette posture que ce fier Charles-Emmanuel fit son compliment. Le Roy, sans se découvrir, répondit majestueusement et courtement.

« Lorsque, sous le règne suivant, le doge de Gènes vint en France faire ses soumissions au Roy (Louis xiv), après le bombardement, le bruit qu’on en fit m’impatienta par rapport à Louis xiii, et au fait que je viens d’expliquer : tellement que, dès-lors, je résolus d’en avoir un tableau, que j’ai exécuté depuis, ayant eu soin de me faire de tems en tems raconter cette entrevue par mon père, pour me mieux assurer des faits. Monsieur Phelippeaux, lors ambassadeur à Turin, m’envoya un portrait de Charles-Emmanuel. Le sieur Coypel me fit ce tableau tel que je luy fis croquer pour la situation du Roy et du duc de Savoie, et il eut soin d’y rendre parfaitement le paysage du lieu, et les barricades forcées en éloignement. Ce tableau, qui est fort grand, tient toute sa cheminée de la salle de La Ferté avec les ornements assortissants. C’est un fort beau morceau qui a une inscription convenable, avec la date de l’action, courte, mais pleine et latine. »


L’année suivante, il y eut rupture et reprise d’hostilités. On soupçonna Richelieu de les avoir provoquées pour soustraire le roi aux cabales d’une cour oisive, aux obsessions de deux reines, qui flétrissaient dans l’intrigue leur influence d’épouse et de mère. Louis rejoignit l’armée. L’épidémie ne l’épargna pas cette fois. On fut obligé de le transporter à Lyon, dans un état alarmant. À cette nouvelle accoururent de Paris Marie de Médicis et Anne d’Autriche, Elles ne quittèrent pas le lit du mourant, mais pour en écarter les amis du Cardinal, pour empoisonner de préventions l’esprit du roi, que la souffrance avait affaibli. Le malheureux prince n’imagina pas que les soins empressés des deux femmes cachaient le calcul d’une jalousie haineuse. Il se laissa aller au soupçon : prudent néanmoins, il s’en tint à la promesse de peser consciencieusement les actes de son ministre, et de le punir, en cas d’infidélité, par une éclatante et irrévocable disgrâce.

Une guérison prompte et inespérée ramena à Paris le roi et la cour. Fallait-il se prosterner devant le cardinal ou la reine-mère ? La question était d’importance pour les courtisans. Chacun manœuvra selon ses conjectures. La grande comédie politique se joua le 11 novembre 1630, et l’histoire lui a donné le titre de Journée des dupes.

Saint-Simon en a tracé les scènes principales d’après le récit de son père, qui en a été l’unique témoin.


« Il y a, dit-il, bien des choses importantes, curieuses et très particulières, arrivées pendant le séjour de la cour à Lyon, sur lesquelles on pourroit s’étendre, et qui préparèrent peu à peu l’évènement qui va être présenté, auquel il faut venir sans s’arrêter aux préliminaires. Il suffira de dire qu’il n’y fut rien oublié pour perdre le cardinal de Richelieu, et que le Roy entretint la Reyne d’espérances, sans aucune positive, la remettant à Paris pour prendre résolution sur une démarche aussi importante.

« Soit que la Reyne, c’est toujours Marie de Médicis dont on parle, comprist qu’elle n’emporteroit pas encore la disgrâce du Cardinal, et qu’elle avoit encore besoin de tems et de nouveaux artifices pour y réusir ; soit que, désespérant, elle se fust enfin résolue au raccommodement ; soit qu’elle ne l’eust feint que pour faire un si grand éclat qu’il effrayast et entraînast le Roy ; ou que, sans tant de finesse, son humeur étrange l’eust seule entraînée sans dessein précédent, elle déclara au Roy, en arrivant à Paris, que, quelque mécontentement extrême qu’elle eust de l’ingratitude et de la conduite du cardinal de Richelieu[3] et des siens à son égard, elle avoit enfin gagné sur elle de lui en faire un sacrifice et de les recevoir en ses bonnes grâces, puisqu’elle luy voyoit tant de répugnance à le renvoyer, et tant de peine à voir sa mère s’exclure du conseil, à cause de la présence de ce ministre, avec qui elle ne feroit plus difficulté de s’y trouver désormais, par amitié et par attachement pour luy, Roy.

« Cette déclaration fut reçue du Roy avec une grande joie, et comme la chose qu’il désiroit le plus, et qu’il espéroit le moins, et qui le délivroit de l’odieuse nécessité de choisir entre sa mère et son ministre. La Reyne poussa la chose jusqu’à l’empressement, de sorte que le jour fut pris au plus prochain (car on arrivoit encore de Lyon, les uns après les autres), auquel jour le cardinal de Richelieu et sa nièce de Combalet, dame d’atours de la Reyne, viendroient à sa toilette, recevoir le pardon et le retour de ses bonnes grâces. La toilette alors, et long-temps depuis, étoit une heure où il n’y avoit ny dames, ny courtisans ; mais des personnes en très petit nombre, favorisées de cette entrée, et ce fut par cette raison que ce tems fut choisi ; la Reyne logeoit à Luxembourg qu’elle venoit d’achever, et le Roy, qui alloit et venoit à Versailles, s’étoit établi à l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires, rue de Tournon, pour être plus près d’elle.

« Le jour venu de ce grand raccommodement, le Roy alla à pied de chez luy chez la Reyne. Il la trouva seule à sa toilette, où il avoit été résolu que les plus privilégiés n’entreroient pas ce jour-là : en sorte qu’il n’y eut que trois femmes de chambre de la Reyne, un garçon de la chambre ou deux, et qui que ce soit d’hommes, que le Roy et mon père qu’il fit entrer et rester. Le capitaine des gardes même fut exclus. Madame de Combalet, depuis duchesse d’Aiguillon[4], arriva, comme le Roy et la Reyne parloient du raccommodement qui s’alloit faire en des termes qui ne laissoient rien à désirer, lorsque l’aspect de madame de Combalet glaça tout à coup la Reyne. Cette dame se jeta à ses pieds avec tous les discours les plus respectueux, les plus humbles et les plus soumis. J’ai ouï dire à mon père, qui n’en perdit rien, qu’elle y mit tout son bien-dire et tout son esprit, et elle en avoit beaucoup. À la froideur de la Reyne, l’aigreur succéda ; puis incontinent la colère, l’emportement, les plus amers reproches, enfin un torrent d’injures, et peu à peu de ces injures qui ne sont connues qu’aux halles. Aux premiers mouvements le Roy voulut s’entremettre ; aux reproches, sommer la Reyne de ce qu’elle lui avoit formellement promis, et sans qu’il l’en eust priée ; aux injures, la faire souvenir qu’il étoit présent, et qu’elle se manquoit à elle-même. Rien ne put arrêter ce torrent. De fois à autre, le Roy regardoit mon père, et lui faisoit quelque signe d’étonnement et de dépit : et mon père, immobile, les yeux bas, osoit à peine et rarement les tourner vers le Roy comme à la dérobée. Il ne contoit jamais cette énorme scène, qu’il n’ajoutast qu’en sa vie il ne s’étoit trouvé si mal à son aise. À la fin, le Roy outré s’avança, car il étoit demeuré debout, prit madame de Combalet, toujours aux pieds de la Reyne, la tira par l’épaule, et luy dit en colère que c’étoit assez en avoir entendu, et de se retirer. Sortant en pleurs, elle trouva le Cardinal son oncle, qui entroit dans les premières pièces de l’appartement. Il fut si effrayé de la voir en cet état, et tellement de ce qu’elle luy raconta, qu’il balança quelque tems s’il s’en retourneroit.

« Pendant cet intervalle, le Roy, avec respect, mais avec dépit, reprocha à la Reyne son manquement de parole donnée de son gré, sans en avoir été sollicitée ; luy s’étant contenté qu’elle vist seulement le cardinal de Richelieu au conseil, non ailleurs, ny pas un des siens : que c’étoit elle qui avoit voulu les voir chez elle, sans qu’il l’en eust priée, pour leur rendre ses bonnes grâces ; au lieu de quoi, elle venoit de chanter les dernières pouilles à madame de Combalet, et de luy faire, à luy, cet affront.

« Il ajouta que ce n’étoit pas la peine d’en faire autant au Cardinal, à qui il alloit mander de ne pas entrer. À cela, la Reyne s’écria que ce n’étoit pas la même chose ; que madame de Combalet lui étoit odieuse, et n’étoit utile à l’estat en rien, mais que le sacrifice qu’elle vouloit faire de voir et pardonner au cardinal de Richelieu, étoit uniquement fondé sur le bien des affaires, pour la conduite desquelles il croyoit ne pouvoir s’en passer, et qu’il alloit voir qu’elle le recevroit bien. Là-dessus le Cardinal entra, assez interdit de la rencontre qu’il venoit de faire. Il s’approcha de la Reyne, mit un genou à terre, commença un compliment fort soumis. La Reyne l’interrompit, et le fit lever assez honnêtement. Mais, peu après, la marée commença à monter : les sécheresses ; puis les aigreurs vinrent : après les reproches et les injures très assénées, d’ingrat, de fourbe, de perfide, et autres gentillesses, qu’il trompoit le Roy, et trahissoit l’estat, pour sa propre grandeur et des siens ; sans que le Roy, comblé de surprise et de colère, pust la faire rentrer en elle-même, et arrêter une si étrange tempête : tant qu’enfin elle le chassa, et luy défendit de se présenter jamais devant elle. Mon père, que le Roy regardoit de fois à autre comme à la scène précédente, m’a dit souvent que le Cardinal souffroit tout cela comme un condamné, et que luy-même croyoit à tous instants rentrer sous le parquet. À la fin, le Cardinal s’en alla. Le Roy demeura fort peu de temps après luy, à faire à la Reyne de vifs reproches, elle à se défendre fort mal ; puis il sortit, outré de dépit et de colère. Il s’en retourna chez luy, à pied, comme il étoit venu, et demanda en chemin à mon père ce qu’il luy sembloit de ce qu’il venoit de voir et d’entendre. Il haussa les épaules et ne répondit rien.

« La cour, et bien d’autres gens considérables de Paris, s’étoient cependant assemblés à Luxembourg et à l’hôtel des Ambassadeurs pour faire leur cour, et par la curiosité de cette grande journée de raccommodement sçue de bien des personnes ; mais dont, jusqu’alors, le succès étoit ignoré de tous ceux qui n’avoient pas rencontré madame de Combalet, ou lu dans son visage. Le sombre de celuy du Roy aiguisa la curiosité de la foule qu’il trouva chez luy. Il ne parla à personne, et brossa droit à son cabinet, où il fit entrer mon père seul, et luy commanda de fermer la porte en dedans et de n’ouvrir à personne.

« Il se jeta sur un lit de repos, au fond de ce cabinet, et un instant après, tous les boutons de son pourpoint sautèrent à terre, tant il étoit gonflé par la colère. Après quelque temps de silence, il se mit à parler de ce qui venoit de se passer. Après les plaintes et les discours pendant lesquels mon père se tint fort sobre, vint la politique, les embarras, les réflexions. Le Roy comprit plus que jamais qu’il falloit exclure du conseil et de toute affaire la Reyne sa mère ou le cardinal de Richelieu ; et tout irrité qu’il fust, se trouvoit combattu entre la nature et l’utilité, entre les discours du monde et l’expérience qu’il avoit de la capacité de son ministre. Dans cette perplexité, il voulut si absolument que mon père lui en dist son avis, que toutes ses excuses furent inutiles. Outre la bonté et la confiance dont il luy plaisoit de l’honorer, il savoit très bien qu’il n’avoit ny attachement, ny éloignement pour le Cardinal, ny pour la Reyne, et qu’il ne tenoit uniquement et immédiatement qu’à un si bon maître, sans aucune sorte d’intrigue, ny de parti.

« Mon père fut donc forcé d’obéir. Il m’a dit que, prévoyant que le Roy pourroit peut-être le faire parler sur cette grande affaire, il n’avoit cessé d’y penser depuis la sortie de Luxembourg jusqu’au moment que le Roy avoit rompu le silence dans son cabinet.

« Il dit donc au Roy qu’il étoit extrêmement fâché de se trouver dans le détroit forcé d’un tel choix ; que Sa Majesté sçavoit qu’il n’avoit d’attachement de dépendance que de luy seul ; qu’ainsi vuide de tout autre passion que de sa gloire, du bien des affaires, de son soulagement dans leur conduite, il luy diroit franchement, puisqu’il le luy commandoit si absolument, le peu de réflexions qu’il avoit faites depuis la sortie de la chambre de la Reyne, conformes à celles que luy avoient inspirées les précédents progrès d’une brouillerie, qu’il avoit craint de voir conduire à la nécessité du choix, où les choses en étoient venues.

« Qu’il falloit considérer la Reyne comme prenant aisément des amitiés et des haines, peu maîtresse de ses humeurs, voulant néanmoins être maîtresse des affaires, et quand elle l’étoit en tout ou en partie, se laissant manier par des gens de peu, sans expérience ny capacité, n’ayant que leur intérêt ; dont elle revêtoit les volontés et les caprices, et les fantaisies des grands qui courtisoient ces gens de peu, lesquels, pour s’en appuyer, favorisoient leurs intérêts et souvent leurs vues les plus dangereuses sans s’en apercevoir : que cela s’étoit vu sans cesse, depuis la mort de Henry iv ; et sans cesse aussi, un goût en elle de changement de serviteurs et de confidents de tout genre ; n’ayant longuement conservé personne dans sa confiance, depuis le maréchal et la maréchale d’Ancre, et faisant souvent de dangereux choix ; que se livrer à elle pour la conduite de l’Estat seroit se livrer à ses humeurs, à ses vicissitudes, à une succession de hazards de ceux qui la gouverneroient, aussi peu expérimentés ou aussi dangereux les uns que les autres et tous insatiables : qu’après tout ce que le Roy avoit essuyé d’elle et dans leur séparation et dans leur raccommodement, après tout ce qu’il venoit de tenter et d’essayer encore dans l’affaire présente, il avoit rempli le devoir d’un bon fils au-delà de toute mesure, que sa conscience en devoit être en repos, et sa réputation sans tache devant les gens impartiaux, quoi qu’il pust faire désormais ; enfin que sa conscience et sa réputation à l’abri sur les devoirs de fils, exigeoient de luy avec le même empire qu’il se souvînt de ses devoirs de Roy dont il ne compteroit pas moins à Dieu et aux hommes. Qu’il devoit penser qu’il avoit les plus grandes affaires sur les bras, que le parti protestant fumoit encore, que l’affaire de Mantoue n’étoit pas finie ; enfin que le Roy de Suède attiré en Allemagne par les habiles menées du Cardinal y étoit triomphant et commençoit le grand ouvrage si nécessaire à la France de l’abaissement de la maison d’Autriche (il faut remarquer que le Roy de Suède étoit entré en Allemagne au commencement de cette même année 1630, et qu’il y fut tué à la bataille de Lutzen, le 16 novembre 1632) ; que Sa Majesté avoit besoin, pour une heureuse suite de ces grandes affaires et pour en recueillir les fruits, de la même tête qui avoit su les embarquer et les conduire ; du même qui, par l’éclat de ses grandes entreprises, s’était acquis la confiance des alliés de la France, qui ne la donneroient pas à aucun autre au même degré ; et que les ennemis de la France, ravis de se voir aux mains avec une femme et ceux qui la gouverneroient, au lieu d’avoir affaire au même génie qui leur attiroit tant de travaux, de peines et de maux, triompheroient de joie d’une conduite si différente, tandis que nos alliés se trouveroient étourdis et peut-être fort ébranlés d’un changement si important ; que, quelque puissant que fust le génie de Sa Majesté pour soutenir et gouverner une machine si vaste dont les ressorts et les rapports nécessaires étoient si délicats, si multipliés, si peu véritablement connus, il s’y trouvoit une infinité de détails auxquels il falloit journellement suffire dans le plus grand secret, avec la plus infatigable activité ; qui ne pourroient par leur nature, leur diversité, leur continuité, devenir le travail d’un Roy ; encore moins de gens nouveaux qui, en ignorant toute la bâtisse, seroient arrêtés à chaque pas, et peu désireux peut-être, par haine et par envie, de soutenir ce que le Cardinal avoit si bien, si grandement, si profondément commencé. À quoi il falloit ajouter l’espérance des ennemis, qui remonteroient leur courage à la juste défiance des alliés, qui les détacheroit et les pousseroit à des traités particuliers, dans la pensée que les nouveaux ministres seroient bientôt réduits à faire place à d’autres encore plus nouveaux, et de la sorte, à un changement perpétuel de conduite.

« Ces raisons, que le Roy s’étoit sans doute dites souvent à luy-même, luy firent impression. Le raisonnement se poussa, s’allongea, et dura plus de deux heures. Enfin le Roy prit son parti. Mon père le supplia d’y bien penser. Puis l’y voyant très affermi, luy représenta que, puisqu’il avoit résolu de continer sa confiance au Cardinal de Richelieu, et de se servir de luy, il ne devoit pas négliger de l’en faire avertir, parce que, dans l’estat et dans la situation où il devoit être, après ce qui venoit de se passer à Luxembourg, et n’ayant point de nouvelles du Roy, il ne seroit pas étonnant qu’il prist quelque parti prompt de retraite.

« Le Roy approuva cette réflexion, et ordonna à mon père de luy mander, comme de luy-même, de venir ce soir même trouver Sa Majesté à Versailles, laquelle s’y en retournoit. Je n’ay point sçu, et mon père ne m’a point dit pourquoi le message de sa part, non de celle du Roy : peut-être pour moins d’éclat et plus de ménagement pour la Reyne.

« Quoi qu’il en soit, mon père sortit du cabinet, et trouva la chambre tellement remplie qu’on ne pouvoit s’y tourner. Il demanda s’il n’y avoit pas là un gentilhomme à luy. Le père du maréchal de Tourville, qui étoit à luy, et qu’il donna depuis à monsieur le Prince comme un gentilhomme de mérite et de confiance, lors du mariage de monsieur son fils avec la fille du maréchal de Brézé, fendit la presse et vint à luy. Il le tira dans une fenestre, et luy dit à l’oreille d’aller sur-le-champ chez le Cardinal de Richelieu luy dire de sa part qu’il sortoit actuellement du cabinet du Roy, pour luy mander qu’il vinst ce soir même trouver sur sa parole le Roy à Versailles, et qu’il rentroit sur-le-champ dans le cabinet, d’où il n’étoit sorti que pour lui envoyer ce message. Il y rentra en effet, et fut encore une heure seul avec le Roy.

« À la mention d’un gentilhomme de la part de mon père, les portes du Cardinal tombèrent, quelque barricadées qu’elles fussent. Le Cardinal, assis tête à tête avec le cardinal de La Valette, se leva avec émotion dès qu’on le luy annonça, et alla quelques pas au-devant de luy. Il écouta le compliment, et transporté de joie, il embrassa Tourville des deux côtés. Il fut le jour même à Versailles, où il arriva des Marillacs[5] le soir même, comme chacun sait. »


Cette victoire ministérielle assura la haute administration du royaume au cardinal de Richelieu. On a conservé de lui quelques lettres qui se rapportent à cette époque. Elles sont loin d’annoncer l’humeur altière, l’insensibilité, l’arrogance dans le succès, et cet ensemble de traits durs et saillans dont est formé son caractère traditionnel. Sa correspondance laisserait plutôt deviner un homme insinuant, artificieux ; assez redoutable par sa finesse et la séduction de ses manières, pour être sérieusement soupçonné de magie ; vaniteux à l’excès ; moins ambitieux, on le dirait du moins, de gouverner que d’être aimé et applaudi ; plein de courtoisie avec les indifférens, libéral envers ses amis ; d’une grande vigilance à observer ceux qu’il faut craindre ; n’épargnant pour les ramener ni concessions, ni trésors, ni caresses ; mais acharné à les poursuivre, s’il les trouve inconciliables. Richelieu eut au reste un rare bonheur : sa cause fut toujours celle de la nation. En livrant au bourreau ceux qui lui faisaient ombrage, il a souvent coupé court à la guerre civile, ou dissipé l’invasion étrangère. N’étaient-ils pas coupables ceux qui armaient le duc de Bouillon sur la frontière du nord et ouvraient le midi aux Espagnols ? Si on peut sympathiser avec Cinq-Mars et de Thou, ce n’est que dans le drame justement célèbre d’un poète contemporain.


Pendant que la reine Médicis demandait à ses devins si le Cardinal ne possédait pas quelque charme pour se faire aimer, et si on ne pourrait pas l’entamer par quelque bon coup d’arquebusade, Richelieu écrivait à son frère aîné la lettre qui suit[6] :


À MONSIEUR LE CARDINAL DE LYON.

« C’est avec un sanglant et indicible regret que je vous donne avis du conseil que le Roy s’est trouvé obligé de prendre à Compiègne, de supplier la Reyne sa mère d’aller pour quelque temps demeurer à Moulins. Je voudrois avoir pu racheter de mon sang la nécessité de ce conseil, et m’estre veu séparé de ma vie plutôt que de voir cette séparation, quoiqu’elle doive estre de petite durée[7] ; et s’il eust plu à Dieu me faire la grâce d’exaucer mes très humbles prières, le dernier de mes jours eust précédé celuy de cet éloignement, duquel je ne me puis véritablement consoler, en l’excès de l’affliction que je reçois de voir la Reyne, que j’ai toujours si fidellement servie et honorée, être en estat de quelque mécontentement. Mais il y a si long-temps que quelques esprits font ouvertement des menées pour troubler les affaires du Roy, qu’il estoit du tout nécessaire d’y remédier. Pendant la guerre d’Italie, ils n’ont rien oublié de ce qu’ils ont pu pour qu’il en arrivast mauvais succès. Depuis, ils ont toujours continué, et en vérité la licence alloit jusqu’à un point qu’on ne l’a jamais veue telle. Monsieur s’en estant allé de la cour en un tel temps, le Roy a supplié par plusieurs fois la Reyne sa mère de vouloir ouvrir les yeux à tous ces maux et concourir avec luy aux moyens nécessaires pour y remédier et en arrester le cours. Mais elle n’a pas eu agréable d’entrer en ses conseils, comme elle avoit accoutumé, ains est demeurée arrestée à ne point vouloir y prendre part, disant qu’elle ne vouloit point que son nom intervinst aux résolutions qu’on vouloit prendre. Le Roy la voyant affermie en cette résolution, a jugé que si elle ne vouloit pas que sa présence luy fust utile à la cour, elle ne pouvoit qu’elle ne luy fust préjudiciable, vu qu’en paroissant mescontente, elle donneroit contre sa volonté hardiesse et liberté à beaucoup de gens de se rendre et dire tels. Je ressens une affliction si grande de ces choses pour la passion que j’ay et auray toute ma vie au service de la Reyne et ce que je luy dois par toutes sortes de respects, que je ne reçois point de consolation, quoique le conseil qu’on a pris en cette occasion ayt été de nécessité, et non d’élection. Je prie Dieu de tout mon cœur que nos maux ne soient pas de longue durée et que je vous puisse tesmoigner de plus en plus que je suis, etc. »

Richelieu avait tout à craindre dans un temps où la haine excusait l’assassinat. Louis xiii, averti par les imprécations de la noblesse du danger que courait son ministre, lui permit d’augmenter le nombre de ses gardes, et le protégea non moins efficacement par un témoignage public de son affection. Il alla, en dépit du cérémonial, le visiter chez lui. Le Cardinal exprima ainsi sa reconnaissance :


AU ROY.

« Il m’est impossible de ne témoigner pas à Votre Majesté l’extrême satisfaction que je reçus hier de l’honneur de sa veue. Ses sentimens sont pleins de générosité et d’autant plus estimables, qu’elle les soumet à la raison et aux justes considérations du bien et du salut de son Estat. Je la supplie de ne craindre jamais de les communiquer à ses créatures, et de croire que de plus en plus elles s’étudieront à les faire réussir à son contentement et à son avantage. Je souhaite votre gloire, plus que jamais serviteur qui ayt été n’a fait celle de son maître, et je n’oublierai jamais rien de ce que j’y pourray contribuer. Les singuliers témoignages qu’il vous pleut hier de me rendre de votre bienveillance, m’ont percé le cœur. Je m’en sens si extraordinairement obligé que je ne saurois l’exprimer. Je conjure, au nom de Dieu, Votre Majesté de ne se faire point de mal à elle-même par aucune mélancholie, et moyennant cela, j’espère que, par la bonté de Dieu, elle aura tout contentement. Pour moi, je n’en auray jamais qu’en faisant connoître de plus en plus à Votre Majesté, que je suis la plus fidèle créature, le plus passionné sujet et le plus zélé serviteur que jamais roy et maître ayt eu au monde. Je vivray et finiray en cet estat comme estant cent fois plus à votre majesté qu’à moy-même. »


Toutes les lettres écrites au roi ou aux deux reines rappellent ce caractère de soumission et d’affectueux dévouement. Il n’en est pas de même de celles qui s’adressent au frère du roi, Gaston, premier auteur de la maison royale d’Orléans, et en même temps fondateur et chef suprême d’un royaume de Vauriennerie, où il prêchait d’exemple.

On en pourra juger.


À MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS.

« Si la considération de Dieu, de votre réputation et de la supplication de vos serviteurs vous ont donné tel pouvoir sur votre langue, qu’elle ne s’emporte plus aux juremens auxquels vous aviez fait une si mauvaise habitude, j’espère que les mêmes considérations vous donneront encore le moyen de vous contenir, en sorte que le monde ne sera plus à l’avenir scandalisé par vos actions, ny Dieu offensé par vos incontinences. Je sais bien, monseigneur, que c’est beaucoup désirer d’une âme qui a fait un grand progrès dans le règne du vice. Mais les aides que vous aurez du maître des diables de Loudun seront si puissants qu’il vous sera plus aisé de faire en peu de temps un grand voyage dans le chemin de la vertu, qu’il ne vous l’a été par le passé de suivre l’exemple de Bautru[8], que je ne tiens pas pourtant si perdu que je ne croye que, s’il a été autrefois complaisant à Votre Altesse, en ses débauches, il ne soit à l’avenir capable de réparer sa faute en contribuant à votre conversion. J’ay vu ce qu’il vous a plu me mander du repos qu’il se procure pendant la messe. La loy chrestienne obligeant d’interpréter toujours en bonne part les actions qui ne sont pas déterminément mauvaises, je veux croire que, s’il est quelquefois assis en telle occasion, cela ne vient pas de l’indifférence de son esprit, mais bien de l’indisposition que la goutte donne à son malheureux corps ; si, d’autre part, ses sens sont quelquefois entièrement assoupis, je ne juge pas à la vérité que ce soit une extase ou ravissement de l’esprit élevé au-dessus des sens, mais bien plutôt un effet de sa nature terrestre et porchine, qui se repose dans son lard, lorsqu’elle est le plus éveillée. Je prie Dieu, monseigneur, qu’il retire Bautru de sa léthargie, vous confirme en la continence de votre langue, et vous donne en outre toutes celles dont Votre Altesse a besoin, et à nous les occasions de vous faire paroître que je suis et seray à jamais, etc. »


Les épitres qui suivent feront connaître le caractère et la tournure d’esprit du galant cardinal.


À MADAME DE BULLION[9].

« Je voudrois vous pouvoir témoigner plus utilement que je n’ay fait, l’affection que j’aurai toujours de vous servir. Outre que la considération de votre mérite m’y porte, les fréquentes sollicitations que monsieur de Bullion me fait de ce qui peut concerner votre contentement ne m’y convient pas peu. J’ay veu un temps que je croyois qu’il étoit de ces maris qui n’ayment leurs femmes ; que par bénéfice d’inventaire ; mais maintenant je m’aperçois qu’il aime mieux sa peau que sa chemise, et qu’en ce qui est du mariage, il est comme ceux qui n’estiment pas faire une bonne œuvre, s’ils ne la font en cachette. Cela mérite, à mon avis, que la tendresse que vous avez toujours eue pour luy augmente. Pour moy, madame, je n’oublieray rien de ce qui dépendra de moy pour vous témoigner, etc. »


AU MARQUIS DE COISLIN[10].

« La connoissance que les beaux-esprits de ce temps ont de la transcendance du vôtre, ne permet pas à cet ouvrage de voir un moment le jour sans recevoir l’influence de votre veue, pour estre ensuite d’autant plus estimé de tout le monde, que votre approbation accompagnera la lecture que vous en ferez. Comme vous recevrez cette pièce, selon son excellence et son mérite, vous recevrez, s’il vous plaist, cet effet de mon affection, selon le zèle de celuy qui sera à jamais, etc. »


À MONSIEUR D’EFFIAT[11].

« J’aurois bien des remerciemens à vous faire des belles pointes d’esprit, dont le sieur de Nogent m’a escrit que vous vous estes servi à mon avantage envers la Reyne, si elles ne vous estoient si ordinaires, que vous crèveriez si vous ne les mettiez dehors. Cependant, je rends grâce à votre constitution naturelle, d’autant plus excellente qu’il se trouve peu d’esprits si aigus en un corps si mousse et si espais. Quand il sera question de se mettre sur les louanges, je sçay bien ce qu’il faudra dire, et n’y oublieray rien, pourveu que l’armée du plus grand prince du monde soit pleine d’abondance, et qu’on y voye arriver souvent des Elefans (sic) de votre pays, chargés des fruits qui se recueillent en Petossy (sic). Car bien que nous allions en un pays plein de fumées et de subtiles cogitations, ceux qui viennent d’un climat où l’air est plus grossier, ne se peuvent repaistre de viandes si vaporeuses ; mais une nourriture plus solide est requise à leur subsistance : pour changer de nature en tous lieux, il faudroit estre comme le moderne seigneur de l’hôtel de Brissac, qui, ayant un estomac d’autruche, n’a pas laissé de vivre deux ans durant, dans des montagnes sèches et stériles (non sans apparence de miracle), de la seule pureté de l’air. Et ce qui semble plus estrange, est que cette merveille est arrivée sans qu’il perdist l’appétit des viandes plus solides, à la concoction desquelles ses facultés naturelles ont autant de disposition que jamais. L’affection que je vous porte m’emporte en des discours de votre génie. Cependant il vault mieux que je rentre au mien qui ne va que terre à terre. »


Douze ans après, il écrivait à la veuve de ce même marquis d’Effiat, à la mère du malheureux Cinq-Mars :


« Si votre fils n’étoit coupable que de divers desseins qu’il a faits pour me perdre, je m’oublierois volontiers moy-même, pour l’assister selon votre désir : mais l’estant d’une infidélité inimaginable envers le Roy, et d’un parti qu’il a formé pour troubler la prospérité de son règne, en faveur des ennemis de cet Estat, je ne puis en façon quelconque me mesler de ses affares, selon la prière que vous me faites. Je supplie Dieu qu’il vous console ! »

  1. Nous devons communication de ces fragmens à un jeune écrivain, M. A. Cochut, qui a l’original de ces pièces historiques entre les mains.

    (N. du D.)

  2. L’existence de ces deux fragmens n’était pas inconnue. Ils ont été écrits pour réfuter certains passages des curieux Mémoires de Fontenay-Mareuil, que M. de Montmerqué a publiés récemment, avec le regret de ne pouvoir offrir à ses lecteurs le travail de Saint-Simon, qu’il croyait perdu. Le père Griffet, historien de Louis xiii, lui a consacré la note suivante, t. 2, p. 66 : « Le duc avait composé des relations particulières de ces évènemens, où il contredit en plusieurs points les mémoires et historiens du temps. »
  3. On sait que Richelieu avait été poussé aux affaires par Marie, et que ses plus proches parens étaient attachés à la maison de la reine-mère.
  4. Fille de René de Vignerot et de Françoise du Plessis, sœur aînée du cardinal. Richelieu l’avait mariée à un sieur de Combalet, neveu du connétable de Luynes, tout puissant alors. La tendresse aveugle qu’il eut pour cette dame, donna quelque prise à la calomnie. On l’accusa en outre d’intriguer sourdement pour l’élever jusqu’au trône, en la mariant en secondes noces au duc d’Orléans, frère du roi, ou même à Louis xiii, par la répudiation d’Anne d’Autriche. Ce qui est positif, c’est que, ce mariage ayant été proposé au comte de Soissons par le comte de la Ferté-Sennetaire, il fut répondu au messager officieux par un rude soufflet. De là, les inimitiés du cardinal et du comte de Soissons, et peut-être la guerre civile où périt ce dernier.
  5. Le garde des sceaux, de Marillac, favori de la reine-mère, devait remplacer Richelieu qui lui-même se croyait perdu. Le maréchal de Marillac, qui commandoit l’armée d’Italie, reçut en même temps deux courriers : l’un lui apportait la nouvelle de l’élévation de son frère à la première dignité du royaume ; l’autre une accusation de haute trahison qui le conduisit à l’échafaud.
  6. Elle est extraite, ainsi que les suivantes, d’un recueil manuscrit de pièces sur le règne de Louis xiii. Le Cardinal écrivait beaucoup, et on a conservé plusieurs recueils inédits de ses lettres familières. Sa correspondance imprimée n’est qu’une collection de dépêches relatives aux affaires générales.
  7. Courte durée !… douze ans ! Marie, reléguée à Compiègne, chercha à s’introduire à La Capelle, place forte, dont elle voulait faire un centre d’opérations. Mais, n’ayant pas réussi, elle se jeta dans les Pays-Bas, pour ne revoir jamais la France.
  8. Bouffon et bel esprit du temps, l’un des premiers membres de l’Académie française.
  9. Femme du surintendant des finances.
  10. En lui envoyant une comédie. Cette dédicace de Richelieu explique celles que l’on a reprochées à Corneille.
  11. Sur-intendant chargé des approvisionnemens de l’armée d’Italie.