Louis XIII et Richelieu

Louis XIII et Richelieu
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 931-947).
LOUIS XIII ET RICHELIEU
A PROPOS D'UN LIVRE NOUVEAU

Louis XIII et Richelieu, étude historique, accompagnée des lettres inédites du roi au cardinal de Richelieu, par M. Marius Topin, Paris 1876.

On raconte que, Louis XIII et Richelieu se rencontrant au seuil d’une porte, le roi d’un ton revêche et grognon dit à son ministre : « Passez, monsieur le cardinal, n’êtes-vous point ici le maître ? » Sur quoi, Richelieu saisit à l’instant un flambeau des mains d’un domestique et, prenant le pas, répondit : « A vos ordres, sire, mais pour obéir à votre majesté et remplir l’office du plus humble de ses valets. » Il y a de ces anecdotes qui d’un trait caractérisent toute une situation ; celle-ci me semble donner la juste mesure des rapports de ce roi et de ce ministre. Que le ministre ait dominé, plané, qui en doute ? Que le roi n’ait ressenti aucune amertume de cette supériorité si haut et partout affirmée, comment le soutenir ? Seulement peut-on reconnaître que les apparences furent sauvées, et que, grâce d’une part à des ménagemens respectueux, à d’incessantes protestations d’obéissance, grâce, de l’autre, à des trésors de patience, d’indolence et d’hypocrisie, ce maître jaloux de son pouvoir et ce serviteur despotique finirent par trouver un modus vivendi qui leur permit, tout en se haïssant, de se dévouer au bien de l’État et du peuple, lequel ne se montra jamais trop mécontent d’un régime armé contre les grands et laissant vivre les petits tranquillement à l’ombre de la loi.

Rudes avaient été les commencemens, et le fils de Marie de Médicis ne se souciait point de repasser par les sentiers de sa jeunesse. Il en avait assez de ces révoltes à l’intérieur et savait ce qu’en fait de république féodale le protestantisme, servant de prétexte à l’ambition des princes et des hauts barons, réservait à l’avenir de la monarchie. Du programme, on ne s’en cachait plus, chacun déjà s’attribuait sa part du royaume, c’était le morcellement de la France. Bouillon recevait la Normandie jusqu’à la Touraine, Soubise, la Bretagne et le Poitou ; La Trémouille, l’Angoumois et la Saintonge ; aux La Force devaient échoir la basse Guyenne et le Béarn, aux Rohan la haute Guyenne et le haut Languedoc, aux Chatillon la ligne du Rhône, les Cévennes, le Gévaudan et le Vivarais, aux Lesdiguières la Provence, le Dauphiné et la Bourgogne. Luynes vit le péril et le conjura, mais à l’aide des vieux moyens, en pactisant avec la ligue, en la divisant, en gagnant les chefs à prix d’or et d’honneurs, car à cette époque la rébellion était encore une manière certaine de conquérir le bâton de maréchal ou l’épée de connétable. Patience ! à la mort de Luynes, tout le système allait changer ; autre temps, autre ministre, et ce qui fait aujourd’hui la fortune de Lesdiguières demain fera l’échafaud de Montmorency.

Ces plans d’attaque et de renversement de la monarchie, Richelieu ne les avait que trop suivis de près. Spectateur dès l’enfance des misères de la situation, Louis XIII avait eu le temps de réfléchir ; opprimé, il se releva, mais par un de ces attentats qui sont l’ordinaire ressource des impuissans ; le coup de pistolet de Vitry délivra la France du maréchal d’Ancre. « Bien coupé, mon fils, maintenant il faut recoudre. » Recoudre ! il en eût été bien empêché, mais son mérite fut, après avoir fait maison nette, de reconnaître l’homme de son règne et, l’ayant reconnu, de s’y tenir. A dater de 1624, il n’y a qu’une politique systématiquement pratiquée et poussée à ses extrêmes conséquences ; l’heure est passée des arrogans défis et des protestations à main armée. Le roi règne et le cardinal gouverne, nulle autorité que celle du souverain en qui s’incarne la volonté d’un ministre sans scrupules, d’un homme en quelque sorte impersonnel pour l’inflexibilité de son attitude, résolu d’avance à briser tout ce qui s’oppose à l’accomplissement de ses desseins et voulant une France maîtresse du monde, un Louis XIII maître de la France et par dessus tout un Richelieu maître de la France et du roi. Entre le monarque et son ministre l’accord fut complet, prolongé ; admettons cependant les querelles, brouilles, raccommodemens et ces incompatibilités d’humeur qui venaient souvent troubler le ménage et que pourrait ignorer la grande histoire, car elles se résolurent toujours à l’avantage de l’état. Louis XIII avait accepté le joug, il le subit et jusqu’au bout ; c’est là ce qui constitue, à mon sens, sa vraie gloire. Où tel prince vulgaire n’eût considéré que la diminution et l’effacement de sa personne, il n’envisagea que le bien du royaume. Sachons-lui gré d’un pareil mouvement et surtout de sa persévérance à s’y maintenir, mais gardons-nous aussi de certains entraînemens d’admiration. Attribuer aux seuls bons sentiments de Louis XIII l’appui qu’il prêta constamment à son ministre, c’est aller bien loin. Cette conduite, après tout, son propre égoïsme la lui conseillait, et Louis XIII, ne l’oublions pas, est un des plus beaux égoïstes qu’on ait jamais vus sur le trône. Pareils mariages n’ont pas besoin d’amour, la raison leur suffit, la raison d’état. Pourquoi Louis XIII se fût-il mis en peine d’aimer le cardinal, lui qui n’aima jamais personne, pas plus sa mère que ses maîtresses et ses ministres, et qui, en perdant Luynes, éprouva le même soulagement, le même débarras qu’à la mort de Richelieu ? Tout ferme propos répugnait à sa nature ; aimer vigoureusement, haïr avec suite, il ne savait, et cette absence de virilité dans les sentimens donne à sa figure un caractère terne et chlorotique dont l’expression vous affecte presque aussi désagréablement que la laideur. Au fond, il vaut mieux que ce qui l’entoure, il vaut mieux que sa mère et que Gaston, esprits brouillons et dangereux, médiocrités inconscientes, tandis que lui se rend compte de ses faiblesses et de ses imperfections ; s’il pouvait seulement d’abord être un homme, peut-être serait-il un grand roi : les sens lui manquent. En amour, il n’a que des velléités ; voyez-le avec Mlle d’Hautefort, avec Mlle de La Fayette ; il ignore comment s’y prendre, et sa gaucherie le replonge dans son néant, de même que l’idée fixe qu’il a de son néant le rend inquiet, soupçonneux, et par instans le pousse à des résolutions suprêmes par lesquelles il s’imagine affirmer sa force de volonté.

Un jour que Mlle d’Hautefort lui rappelait sa promesse de ne jamais la laisser tomber en disgrâce : « C’est vrai, lui répondit Louis, mais j’ai mis à ma promesse cette condition, que vous seriez raisonnable et ne me donneriez pas l’occasion de me plaindre de votre conduite ; ce n’est pas assez d’être une honnête femme pour avoir droit à mon amitié, il faut encore ne point prendre part aux querelles et aux intrigues, ce que je n’ai jamais pu obtenir de vous. » Pauvre roi que l’ombre du grand ministre venait ainsi relancer jusqu’en ses plus intimes distractions et pour qui l’amour, ce pain des forts qui régénère, ne fut hélas ! qu’un jeu d’enfant timide et chagrin. Ce Richelieu qu’il n’aimait pas et ne cessa jusqu’à la fin de supporter impatiemment, il n’en était pas moins heureux de l’avoir rencontré. Dirai-je que l’honneur de l’avoir découvert n’appartient même pas à Louis XIII ? Le destin, qui évidemment à cette époque se mêlait de nos affaires, le lui amena par la main, et nous ne voyons guère qu’on se soit d’abord montré bien empressé. Il fallut toute l’entremise de la régente rentrant au conseil après la mort de Luynes pour vaincre les mauvaises dispositions du roi ; sa faiblesse se raidissait contre cette domination qu’il sentait venir ; ce mélancolique était un Bourbon, un prince né dans les imprescriptibles traditions du trône et fort jaloux de son pouvoir. Richelieu commença par se montrer coulant, et remarquons que par la suite, lorsqu’il se sentit le plus solidement établi dans la faveur du maître, ce grand esprit, cet esprit fin, n’eut jamais recours qu’à la persuasion, évitant de violenter un caractère dont il connaissait les défaillances et qui, tout en restant apathique et faible au dedans, devait être amené à se manifester au dehors par des actes de vigueur. Rien de plus facile à concevoir d’ailleurs que cette première répugnance du souverain, et l’on s’explique assez bien qu’un prince qui se croit appelé à l’action n’éprouve d’abord qu’un goût médiocre pour telle supériorité dont les services lui sont si chaleureusement recommandés. Ces services nonobstant furent agréés, grâce aux bons soins de la reine-mère, qui l’avait entre temps fait nommer cardinal. Richelieu prit donc place au conseil en qualité d’auditeur ; c’était peu, mais ce commis attentif fut consulté, ses opinions ne tardèrent pas à prévaloir, et bientôt l’auditeur devenait premier ministre, et l’année 1624 le voyait se donner librement carrière. Il avait trente-huit ans à cette époque ; d’une constitution valétudinaire, quoique tenace, il avait dans sa jeunesse beaucoup vécu et aussi beaucoup travaillé, de là sa pâleur, sa maigreur. Des cheveux noirs et lisses soigneusement écartés du front en rehaussaient la blancheur mate et l’amplitude intellectuelle ; ses sourcils, qu’on eût dits tracés à l’encre de chine, se dessinaient délicatement au-dessus des yeux très grands et d’où le regard jaillissait perçant comme une vrille, un nez d’aigle ennoblissait encore ce visage ; la bouche close, aux rebords minces, s’écartelait au-dessus de la lèvre supérieure d’une moustache en pointe, tandis qu’au-dessous de la lèvre inférieure s’accentuait, allongeant l’ovale, une barbiche à la Henri IV. Maintenant, figurons-nous sur cette tête la calotte rouge, le ruban de l’ordre sur cette poitrine, et sur ces épaules le manteau de pourpre balayant le sol, et peut-être aurons-nous une idée de l’intérêt mêlé d’épouvante qui s’attachait à la présence du terrible cardinal s’avançant d’un pas lent, grave, incertain. « Je suis irrésolu par nature, disait-il à Vieuville, et n’entreprends rien qu’après mûre et longue réflexion ; mais une fois ma détermination prise, je vais droit au but, jetant bas les obstacles, écrasant, fauchant et recouvrant tout de ma soutane rouge. »

Prenez garde, messieurs, le ministre est puissant,
C’est un large faucheur qui verse à flots le sang,
Et puis il couvre tout de sa soutane rouge,
Et tout est dit[1].

L’histoire abonde en personnages qui semblent créés pour le roman et pour le drame : Louis XIII et Richelieu sont du nombre, Louis XIV point. Louis XIV est un dogme ; l’idée qu’il se fait de son pouvoir, son despotisme religieux, lui tiennent partout les mains liées. A Richelieu rien ne manque, au contraire, de ce qui parle à l’imagination : le mouvement, l’action, l’imprévu, voilà sa vie ; il se voue à l’idée poursuivie par les Valois et par Henri IV, il fonde la monarchie, mais en pleine liberté d’esprit, sans l’ombre de superstition monarchique ou religieuse, et passant outre aux dogmes qui pourraient embarrasser sa politique, ne s’occupant ni des convenances ni des contradictions, catholique féroce dans ses répressions à l’intérieur, huguenot au dehors, et n’ayant que belles sympathies pour les puritains d’Ecosse et d’Angleterre, qui ne s’étaient pas, comme le parti des Stuarts, montrés tout flammes pour la cause de la reine-régente et ne l’avaient point plantée là dans sa guerre avec l’Espagne. Il est juste aussi d’ajouter que Richelieu n’était pas né sur le trône, et que ce pouvoir, dont il usa si vigoureusement au profit de l’unité nationale, lui venait non de Dieu, mais de ses propres œuvres, et voulait être reconquis à toute heure et tenu en équilibre à force de ressources, circonstance qui dans cette question de foi monarchique peut bien modifier le point de vue. Les faiseurs de systèmes nous présentent le cardinal de Richelieu comme le précurseur de la révolution française ; précurseur, soit, mais inconscient.

C’est assez pour un grand politique de suffire à la tâche que son temps lui impose ; plus vaudra sa personnalité, plus sera forte la résistance qu’elle rencontrera, et plus puissamment l’empreinte du génie de cet homme restera gravée dans son œuvre. Le génie d’un homme, quel qu’il soit, ne prévoit pas à si longue distance ; il faudrait, pour qu’il en fût autrement, pouvoir d’avance se rendre compte des événemens, et comment les calculer, ces événemens, sur lesquels des forces nouvelles qu’on ignore auront à s’exercer ? Richelieu n’a qu’un but, accomplir la besogne de l’heure présente : il fonde l’état, crée un instrument ; ce que deviendra plus tard cet instrument, à quels desseins d’autres l’emploieront, ce ne sont point ses affaires. Ce qu’il veut, c’est une France non divisée, grandissant en étendue, en puissance ; là se bornent ses spéculations et son travail. « Allons au plus pressé, » lui répétait incessamment Leclerc du Tremblay, celui qu’on appelait l’éminence grise, un redoutable familier, moine et soldat, ayant son plan, l’homme d’une idée implacable et que Richelieu, l’homme de toutes les idées, écoutait indulgemment, prenant et laissant à son aise. « Le plus pressé, » ce fut d’abord d’avoir raison d’une noblesse turbulente, avide, fanfaronne, toujours en travail de conjuration sous le couvert d’un prince du sang ou de quelque bâtard d’Henri IV. On avait alors pour soi la reine-régente et Louis XIII, ce bon roi qui regardait se jouer la comédie en spectateur désintéressé, dînant au besoin avec l’individu dont il venait de signer l’arrêt de mort, l’appelant « mon cher cousin, » et ne s’effaçant que pour livrer la place au bourreau. Ainsi advint-il du malheureux Chalais ; Gaston et sa bande, les Vendôme, formaient le fonds muet, irresponsable, au-devant s’agitaient les vrais acteurs. Richelieu, tenu au courant, laissa dormir les choses, puis au moment voulu, d’un coup de foudre, écrasa tout. Le vieil Ornano, capitaine des gardes de Monsieur, les Vendôme arrêtés, Chalais décapité, le nouveau régime faisait savoir aux mécontens qu’il ne plaisantait pas. Bientôt « le plus pressé » sera d’abandonner la politique territoriale d’Henri IV pour entreprendre une guerre impitoyable de religion. Il en coûtera sans doute de s’unir à l’Espagne, qu’on avait jusque-là combattue, mais comment épargner plus longtemps ce nid de pirates, d’où le protestantisme et la république tendent la main à la Hollande, à l’Angleterre puritaine, cette forteresse qui se dresse menaçante contre la monarchie et l’antique foi catholique ? Quel soldat que ce prêtre devant La Rochelle ! Il dirige le siège, s’expose au feu, brave les intempéries, insoucieux de sa santé mauvaise ; il est l’âme de l’armée, pas un détail d’administration qui lui échappe : on a encore ses ordres tracés à la hâte, en campagne ; ses bons de viande et de fourrage témoignent d’une vigilance qui s’étend à tout. C’est une chose à remarquer d’ailleurs que les hommes d’église font dans la guerre d’excellens intendans ; l’histoire de certains papes et de leurs expéditions militaires fournirait même à ce sujet de curieux renseignemens. Cependant la Rochelle tombe ; par-delà les Cévennes et le pays du Rhône jusqu’en Dauphiné l’insurrection est soumise, ses derniers remparts sont démantelés, le cardinal, triomphant, rentre à Paris. « Vite et vite, monseigneur, allons au plus pressé, » lui souffle l’éminence grise, et Richelieu fonde l’Académie.

Je n’ai point à discuter ici le mérite littéraire de ses œuvres. Comparée aux héroïnes du Cid et de Polyeucte, Mirame assurément fait une triste figure. En conclurons-nous que le cardinal fût un plat envieux ? Ses tragédies, que prudemment il livrait à la publicité sous des noms d’emprunt, pour n’être point de nature à placer bien, haut leur poète, n’en témoignent pas moins d’un essor vers les lettres déjà par soi très méritant chez un premier ministre. Admettons qu’il se soit montré sévère à l’endroit du Cid, dont la duchesse d’Aiguillon, sa nièce, accepta pourtant la dédicace, et qu’il ait pris plaisir à l’entendre critiquer. N’arrive-t-il pas tous les jours qu’on se trompe en pareil sujet, et faudra-t-il dénigrer un grand esprit et le taxer d’envie pour avoir obéi à des préjugés d’école qui, tout en le passionnant, ne l’empêchaient point de fournir à Corneille une rente de cinq cents écus sur sa cassette ? Disons plutôt que, dans cette froideur qu’on reproche à Richelieu envers Corneille, la politique joua son rôle. Le cardinal-ministre en voulait au poète de sa phraséologie, de son républicanisme à la romaine et ne lui pardonnait pas ces fières sentences dont les ennemis de son gouvernement s’empanachaient. Oui, certes, Richelieu écrivit des vers détestables, mais ce dilettantisme le mit en rapport avec les hommes de lettres et servit singulièrement sa politique. Sans nous demander davantage quel littérateur c’était, songeons que ce poète absolument médiocre, ce prosateur fruste, incorrect, dépourvu de charmes, s’appelait Richelieu, qu’il pouvait tout, et rendons grâce à cette passion malheureuse qui amena le fondateur de l’unité nationale à faire entrer la langue française dans ses plans[2]. On se le figure étendu sur sa chaise longue au milieu de ses chiens et de ses chats, projetant à ses rares loisirs la création de l’illustre compagnie. Boisrobert, Claveret, Colletet, Mairet, apportent leurs observations, l’aimable nièce, Mme de Combalot, a voix au chapitre ; quant au père Joseph, comment n’en serait-il pas, lui, le secrétaire intime, le conseiller privé par excellence ? Il voyait le cardinal à toute heure, assistait aux scènes d’intérieur graves ou folâtres, tragiques parfois, quand l’homme d’état, traversé dans ses plans, rentrait furieux de la cour et passait sa colère sur les meubles qu’il bousculait et les tentures qu’il déchiquetait à coups de canif. Irritable et nerveux à l’excès, les désappointemens, la douleur physique, le trouvaient désarmé ; il trépignait, geignait, s’abandonnait, c’était alors au père Joseph de relever cette âme défaillante, et le frocard ne s’y ménageait pas. Ce moine, dur à lui-même, absorbé par la vie contemplative, n’avait que dédains pour les misères de la vie mondaine. Sa bouche, froidement ironique, se contractait, son œil étincelait d’un éclair superbe, et l’obscur serviteur, se redressant vis-à-vis du maître, éprouvait une joie divine à rendre en humiliantes apostrophes à ce grand de la terre, à ce cardinal-duc, les flagellations que la règle monastique inflige à ses dévots. « Fi, monseigneur, l’émeute gronde, et vous vous dérobez, n’êtes-vous donc qu’une poule mouillée ? Vous voulez régner et ne savez regarder en face le danger. Attendrons-nous ici qu’ils viennent pour nous pendre ? Allons, montrez-vous un peu, parcourez Paris sur votre mule, en voiture, en litière, comme il vous plaira, mais, pour Dieu, montrez-vous. »

Ainsi parlait ce conseiller pendant la crise. Au lendemain des succès, les désastres ; vaincus au dedans, les factieux ramenaient l’étranger, l’Espagnol envahissait nos provinces. Paris, railleur d’abord et chansonnant, s’irritait, s’insurgeait ; Richelieu, soit abattement de voir tant de résultats obtenus lui échapper, soit effroi des périls de la rue, Richelieu refusait de paraître ; François du Tremblay et Mazarin le surprirent en larmes dans son hôtel pendant qu’au dehors hurlait la foule. « Monsignor il petto protegga l’uomo, insinuait discrètement Mazarin d’une voix obséquieuse et pathéthique ; mais le moine, tout entier à la situation, écarta les proverbes italiens, il fut brutal et trivial, et son éloquence triompha. Richelieu, rendu à lui-même et marchant à l’émeute, fut acclamé du populaire ; l’audace réussit cette fois comme toujours, et bientôt, la résistance mieux organisée redoublant de vigueur, la guerre prit un autre aspect. L’éminence grise avait sauvé l’éminence rouge. A quelque temps de là, Leclerc du Tremblay tombait frappé d’apoplexie. Le cardinal, à cette nouvelle, accourt éperdu, hors d’haleine, et du plus loin, s’efforçant à son tour de ranimer celui qui naguère encore le releva, s’écrie dans un mouvement où respire le plus noble patriotisme : « Courage, Joseph, Brisach est à nous ! » Cette voix rappelle à la vie le moribond, mais ce n’est qu’un éclair, et ses petits yeux, après avoir brillé d’une dernière lueur, s’éteignent pour jamais. — « O ma consolation, mon seul refuge, poursuit le cardinal, ô mon confident, mon ami, j’ai tout perdu ! » Les destins exigeaient-ils comme Calchas un pareil sacrifice ? Toujours est-il qu’à dater de cette heure ils s’apaisèrent, la guerre alla se terminant, et la jeune reine mit au monde un dauphin. Richelieu touchait au faîte de sa puissance, rien ne manquait à son bonheur que l’éminence grise et que la santé.

A quoi songeait donc Alfred de Vigny, et quelle singulière idée de travestir en grossier capucin de mélodrame ce batailleur du temps d’Henri IV, ce gentilhomme devenu franciscain par lassitude de la vie et qui, théologal et diplomate, manœuvrait au congrès de Ratisbonne la coalition de tous les petits princes d’Allemagne contre l’Autriche ? L’école romantique de 1827, qui reprochait tant aux classiques leurs ritournelles et leurs poncifs, se fit toujours une joie de recourir à des pratiques d’opéra. S’adressant à l’histoire, à la chronique, au lieu de prendre un personnage en son ensemble, on le prenait pour une situation donnée. Ainsi dans le roman d’Alfred de Vigny, Cinq-Mars n’a de son temps que le costume : c’est simplement un joli premier sujet de drame lyrique, un ténor ; tout l’odieux de l’aventure sera pour Richelieu, pour Louis XIII et le père Joseph, tandis que sur ce muguet arrogant, sur ce niais présomptueux, trahissant la France que les autres s’occupent à sauver, l’auteur concentrera ses plus délicates sympathies, Les préfaces-manifestes de l’époque appelaient cela « la vérité de l’art, » vérité assurément fort distante de la vérité du fait. Ce héros de roman n’était en somme qu’un dadais : Richelieu ayant besoin d’un espion à sa solde, l’avait donné au roi, lequel, sachant de quoi il retournait, se laissait faire et se contentait d’engager son entourage à se défier du méchant drôle toujours fourré derrière les rideaux ou feignant de dormir dans un fauteuil ; Louis XIII tenait à ne pas se brouiller avec son ministre, et la raison d’état bien plus encore que sa propre faiblesse de caractère lui conseillait d’obéir aux recommandations d’un homme dont il sentait ne pouvoir se passer. Quant aux intrigues qui se nouaient sous ses yeux, il affectait de n’y rien voir, ne voulant prendre parti ni pour ni contre, et guettant d’un regard sournois si parmi tous ces prétendans il n’en trouverait pas quelqu’un qui fût capable de remplacer au besoin le cardinal ; puis subitement, au plus chaud de l’action, apparaissait soit la personne de Richelieu, soit un message de sa main, non moins impératif que politique, et le roi plus que jamais convaincu que du côté de son vieux compère se trouvaient l’intérêt de la France et les grands desseins, se jetait dans les bras du cardinal, et lui sacrifiait froidement les opposans.

Considéré sous cet aspect de l’expectative, du voir-venir et d’un rationalisme imperturbable, Louis XIII offre à l’imagination une physionomie particulière. Souvenons-nous du Louis XI de Quentin Durward et du relief que le romancier écossais imprime à certains de ses portraits d’histoire. En ce sens, Louis XIII, insignifiant comme roi, deviendrait entre les mains d’un Scott ou d’un Shakspeare un personnage dramatique intéressant. Grandi démesurément en faveur, ce page infatué, paresseux, — le roi, dans un billet au cardinal, se plaint de la paresse de Cinq-Mars, — voulait tâter aussi du métier de conspirateur ; l’opposition crut voir en lui un Luynes plus réussi. On s’entendit avec Monsieur, toujours prêt à risquer au jeu la tête des autres, on lia partie avec l’Espagne, rien de plus naturel. Richelieu n’ignorait aucun détail, les preuves cependant faisaient défaut. Seul et malade à Narbonne, travaillé d’atroces souffrances, il savait que devant Perpignan sa perte était résolue. Sa faiblesse augmentant, les médecins lui conseillaient de s’en retourner ; il fit le voyage dans sa litière, dont le bercement endormait son mal, et ses yeux eurent pour se distraire le paysage du Languedoc hérissé des forteresses du protestantisme saccagées par ses soins. Traqué, menacé partout, il prenait les chemins de traverse et disputait aux assassins les restes d’une existence désormais à bout de ressources. Un jour, aux approches de Tarascon, la litière brusquement s’arrête ; le patient supposant une attaque se redresse effaré sur son coussin. Mais non, point de péril, un courrier simplement est là arrivé ventre à terre ; il présente un pli cacheté, le cardinal rompt le sceau d’une main tremblante, et soudain son regard terne s’éclairant : « Chavigny, Chavigny, qu’on me copie cette dépêche et vite ensuite chez le roi ! » C’était le traité avec l’Espagne, Richelieu tenait enfin un document. Aux traîtres d’être sur leurs gardes aussi longtemps qu’un dernier souffle de vie animera ce corps en ruines ! Cinq-Mars, de plus en plus insupportable, poursuivait le cours de ses arrogances vis-à-vis de Louis XIII, qui décidément le « vomissait. » Arrive Chavigny, le roi ne résout rien encore. Les amis de Cinq-Mars l’exhortent à fuir ; mais son étourderie passe outre, il monte à cheval. Louis XIII pendant ce temps cède à la pression du cardinal, et le 12 juin 1642 les conjurés sont arrêtés. Cinq-Mars cette fois cherche à se dérober, il se réfugie chez une femme, reste vingt-quatre heures caché dans un lit sous les couvertures et ne réussit pas à s’échapper.

C’était pourtant bien peu de chose qu’une simple dépêche pour une procédure capitale et cela contre un criminaliste tel que De Thou. Des preuves ! mais Gaston en avait les mains pleines, il ne s’agissait que de menacer ; Richelieu se chargea de ce soin, et le triste héros lui livra tout son portefeuille. De ce jour, Cinq-Mars et De Thou furent perdus. Louis, de son côté, se mourait de consomption. Il se rendit également en litière à Tarascon et se fit dresser son lit près de celui du cardinal. Amalgame singulier de burlesque et de tragique ! Voyez-vous ces deux figures macabres plongées dans leurs coussins et chuchotant, la Mort déjà les tire par les pieds, et, tels qu’ils sont, livides et glacés, les deux Gérontes usent leur dernier souffle à comploter contre la vie et la jeunesse dont ils veulent avoir raison avant de s’en aller. La Provence étalait au soleil d’été ses riches campagnes, le Rhône grondait majestueux : « Mon cousin, dit le roi, vous êtes ici bien près du fleuve, et cela rend triste d’entendre toujours le bruit monotone des flots. » En quittant Tarascon, il laissa au cardinal plein pouvoir d’agir contre les conjurés. Cœur froid et glissant, cœur de verre incapable de garder aucune empreinte, il fit en cette occasion ce qu’il avait toujours fait, il abandonna sa créature. Richelieu dirigea sur Lyon ses deux prisonniers, emmenant De Thou dans sa barque, tandis que Cinq-Mars voyageait en carrosse. La légende et le tableau de Paul Delaroche veulent qu’il les ait remorqués tous les deux, mais la légende se trompe et Paul Delaroche aussi.

En amont d’Avignon et passé le Pont-Saint-Esprit, les bords du Rhône se couvrent de ruines pittoresques, et pour se mirer dans son œuvre, le cardinal n’avait, le soir venu, qu’à contempler au clair de lune les décombres de tant de châteaux. En touchant à Valence, on crut que c’en était fait du moribond ; les crises, les évanouissemens, se succédaient sans intervalle. Il redemanda sa litière, mode préféré de locomotion, cabinet d’état et lit de malade avec son tangage doux et ses mouvantes perspectives. A Lyon, la tragédie eut son cinquième acte. Sur la place des Terreaux, en face de l’Hôtel-de-Ville où figure aujourd’hui la statue d’Henri IV, se dressa l’échafaud ; Cinq-Mars y monta d’abord, intrépide et chevaleresque, puis De Thou, calme et sérieux comme il sied à l’enfant d’une éducation morale plus sévère. Qui ne connaît l’atroce mot de Louis XIII tirant sa montre au moment de l’exécution : « Monsieur Le Grand passe un mauvais quart d’heure. » A quelque cent ans de là, un petit-fils de ce monarque bon chrétien regardant tomber la pluie, pendant qu’on menait en terre Mme de Pompadour, soupirait philosophiquement : « la chère marquise a mauvais temps pour son voyage. » Aimable scepticisme du cœur des rois ! et Chateaubriand qui nous raconte qu’on n’a jamais su la quantité de larmes que leurs yeux contenaient. A qui les donnent-ils alors ces larmes, qu’ils n’en trouvent pas une de miséricorde ou de simple attendrissement pour les êtres qui les ont approchés de plus près ? L’ingratitude de Cinq-Mars était quelque chose de révoltant, mais ce coupable avait vingt ans, et la pitié convient aux rois. Notons par contre que la position de Louis XIII était des plus embarrassées. Il avait eu beau repousser avec horreur la proposition d’assassinat, Richelieu s’était senti du coup ébranlé, presque atteint. Il lui fallait à nouveau se manifester par un grand exemple, car c’est l’inexorable loi de ces systèmes de répression à outrance que le répit y devient impossible et qu’un jour de relâche remet tout en question. Richelieu s’imposant, on céda. Inexorable, soit ! Mais pourquoi ces jeux d’esprit, cette ironie ? Hélas ! peut-être était-ce une manière à ce roi faible de se prouver sa force de caractère. Toujours est-il que Richelieu sortait de là retrempé et se croyait inexpugnable. « Maintenant, disait-il à ses amis, je suis en mesure de faire faire au roi tout ce que je voudrai, et je ne manquerai pas l’occasion. »

A sa pauvre machine, usée, caduque, cette passion fébrile du pouvoir servait de ressort. Il semble ainsi qu’un travail âpre, incessant, qu’une besogne accumulée vous crée un droit fictif à l’existence. Quand on a tant à faire pour son roi, pour l’état, comment mourir ? Les médecins ne se lassaient pas de varier ce thème autour du lit de leur malade. A les en croire, Dieu ferait un miracle ; mais Richelieu ne les croyait pas. Sa mort fut du même style que sa vie, imperturbable : fatigué de tous ces flatteurs, il manda près de lui Chicot, le médecin du roi, et seul à seul le somma de s’expliquer franchement en ami. Chicot hésita d’abord, puis répondit : « Monseigneur, d’ici à vingt-quatre heures, vous serez mort ou guéri ! — Très bien, répliqua le cardinal, voilà qui est parler, et je sais à quoi m’en tenir. — Au roi, prenant congé de lui : — Je laisse, dit-il, à votre majesté son royaume en bon état, et c’est assez pour ma consolation. » Comme le maréchal de Gramont pleurait, il fit taire ses larmes par ces paroles : « Votre douleur m’attendrit, et il ne me sied point de montrer devant la mort des faiblesses que j’ignorai pendant ma vie. » Voyant tant d’assurance, l’évêque de Lisieux n’en revenait pas. Alors Richelieu se tourna vers le curé de Saint-Eustache, et d’une voix ferme : « Que Dieu qui va me juger, s’écria-t-il, me punisse si j’ai voulu jamais autre chose que le bien de la religion et de l’état. » Et, le prêtre l’exhortant à pardonner à ses ennemis : — Monsieur le curé, reprit-il, sur ce sujet soyez sans crainte, car je n’eus jamais d’autres ennemis que ceux de l’état et de mon maître. » Et ces mots à peine prononcés, il rendit l’âme. On nous a souvent reproché de nous amuser aux analogies de l’histoire. C’est que l’histoire a parfois des curiosités surprenantes. Elle ne se contente pas de se répéter, elle se localise. Richelieu lègue en mourant son palais à Louis XIII, et c’est dans ce palais où vécut l’homme qui en finit avec la féodalité, qui prépara l’avènement du tiers-état, — c’est dans ce Palais-Cardinal, devenu le Palais-Royal, que le mouvement de 1789 fête ses premières journées, et qu’un demi-siècle plus tard la révolution de juillet trouve son roi. Richelieu disparu, Louis XIII ne tarda guère ; on dirait l’antique Centaure en qui deux natures distinctes sont amalgamées, qui après avoir vécu de même vie, meurent de même mort ; ou plutôt il en fut de ce roi et de ce ministre comme de ces unions d’où l’amour est absent ; le monde plaint la pauvre femme d’être enchaînée indissolublement, d’avoir à se soumettre à ce mari qu’elle supporte avec impatience, et quand cet homme meurt, la femme bientôt reconnaît que dans cette union, réputée mal assortie, était toute sa raison d’être. Elle a perdu la direction et l’équilibre, chancelle un moment, puis s’affaisse et tombe vaincue par l’irrésistible attraction du défunt. Cinq mois après le cardinal le roi quittait la vie ; mais, avant d’aller rejoindre ses pères, il eut le temps de regretter son grand ministre et de mesurer aux concessions obtenues de lui journellement l’abîme de sa déchéance physique et morale. Tous les ennemis, tous les prisonniers du cardinal semblaient renaître : les Vendôme, les Elbeuf, les Beaufort, et jusqu’à ce gros Bassompierre, émergeant des profondeurs de la Bastille avec sa belle humeur et ses Mémoires.


Avant d’aborder le nouvel ouvrage de M. Marius Topin sur Louis XIII et Richelieu, j’ai voulu montrer que j’avais moi aussi mon parti pris, mon siège fait, et tout ce que je viens de dire me met à l’aise pour reconnaître le talent de l’écrivain dans ce qu’il a d’ingénieux, de solide et d’honnête. Au fond de ses attaques les plus passionnées, vous sentez toujours la bonne, foi et pardonnez à sa conviction les violences auxquelles il se laisse parfois emporter, et contre des idées qui sont les vôtres, et contre tel auteur que vous aimez. A l’entendre, le Louis XIII dont nous eûmes notion jusqu’ici ne serait qu’un personnage de fantaisie. Il y a cependant en histoire une moyenne de vérité acquise avec laquelle il faut compter. Tout le monde ne se trompe pas durant deux siècles, et lorsque les mémoires du temps et les récits des historiens tombent tous d’accord, je me demande s’il suffira aujourd’hui de quelques lettres fort habilement documentées pour changer l’aspect du débat. D’ailleurs que prouvent ces lettres ? Elles nous enseignent que le roi prenait sa part des affaires de l’état et les discutait avec son ministre, fait que personne n’a jamais contesté, le patriotisme de Louis XIII étant, comme sa bravoure militaire, hors de question.

Richelieu, dont c’était l’art suprême de gouverner le roi par la persuasion, bien loin de fuir un tel commerce, le recherchait, s’y complaisait ; de plus, le roi n’en prenait qu’à son aise et se contentait de donner son avis, laissant à qui de droit l’initiative et les grandes responsabilités. « Louis XIII a été l’auxiliaire le plus sûr, l’ami le plus dévoué de Richelieu, » affirme M. Marius Topin. Dégageons la proposition de ses deux superlatifs, et peut-être arriverons-nous à nous entendre. Auxiliaire, oui, sans doute, puisqu’il était roi de France et que de lui dépendait que Richelieu fût ou ne fût pas ministre ; ami, c’est autre chose. J’ai beau lire ces lettres, je n’y trouve rien du sentiment généreux que M. Marius Topin croit y avoir découvert. C’est là, — comment dirai-je ? — une simple amitié de protocole : vale et me ama, tous les fourbes de la vieille Rome impériale et tous les tyrans, des petites républiques italiennes ont eu de ces tendresses-là plein le cœur et plein leurs correspondances. N’importe, ce livre avec ses paradoxes apologétiques, s’il ne réussit pas à vous convaincre, s’impose au lecteur par toute sorte de qualités de méthode et de tempérament. L’auteur, M. Marius Topin, est journaliste, il a fait dans la presse militante plus d’une campagne remarquée, et ses habitudes de polémique donnent à sa discussion je ne sais quelle bravoure provocante qui séduit. Dès son avant-propos, vous le voyez partir en guerre ; rédacteurs de mémoires, historiens, tous sont pourfendus inexorablement ; un seul, M. Cousin, vous semble échapper à l’hécatombe. N’importe, l’auteur des Femmes illustres du dix-septième siècle n’aura rien perdu pour attendre, M. Marius Topin va le rattraper au tournant d’un chapitre qu’il consacre à Mlle de La Fayette. « C’est parce que Louis XIII et Mlle de La Fayette étaient dignes l’un de l’autre, c’est parce qu’ils étaient également animés de l’esprit de sacrifice qu’ils se séparèrent, et non comme on l’a dit parce que Richelieu, par ses intrigues, détermina Mlle de La Fayette à entrer au couvent. » A qui s’adresse ce « comme on l’a dit, » sinon à M. Cousin, qui fait d’elle une victime de Richelieu en même temps qu’il nous présente Louis XIII comme dupe de son ministre. Hélas ! ces vocations sublimes, trop de gens à la cour et dans les familles y trouvent leur profit, pour qu’elles ne se manifestent pas toujours au moment voulu. La maîtresse du fils aura plus tard le sort de l’amante du père, et si nous savons par M. Cousin la vérité sur le sacrifice de Mlle de La Fayette, les intrigues qui se nouèrent également autour de Mlle de La Vallière pour la décider à prendre le voile nous édifient sur la spontanéité de ses résolutions et le prétendu mysticisme de ses élancemens vers Dieu.

Go to a nunnery, c’est ainsi qu’ils leur parlent tous, faibles et forts, à ces tendres victimes de leur égoïsme ; Qu’elles aient ou non péché, l’heure vient toujours où leur présence gêne quelqu’un ; quand ce n’est pas le ministre, c’est la favorite régnante ; à défaut du cardinal-duc, vous avez la marquise de Montespan, et la légende des vierges et martyres enregistre un miracle de plus. « Je ne me sens point belle quand la duchesse de La Vallière n’a pas mis la dernière main à ma toilette, » Combien faut-il de ces impertinences pour déterminer une vocation ? Allez au cloître, noble fille, et là peut-être prendrez-vous en patience votre nouvelle vie « en songeant à ce que cet homme et cette femme vous ont fait souffrir. » Dans le jeu de Mlle de La Fayette au moins n’y avait-il pas de femme, point de Montespan. En dépit des conseillers et conseillères hypocrites que dirigeait dans l’ombre le père Carré, il n’eût tenu qu’à Louis XIII de conserver près de lui sa favorite, mais ce monarque indolent avait une manière d’aimer toute particulière et qui ne ressemblait à celle d’aucun homme de sa race. M. Marius Topin loue fort la chasteté de Louis XIII ; admirons cette vertu, — si c’en est une chez un roi de France, — mais n’en discourons qu’avec mesure, car on ne sait jamais tout ce qui peut entrer d’imperfection physique dans cette haute perfection morale ; Louis XIII était plus que chaste, il était prude et pudibond, et les beaux yeux d’une demoiselle faisaient perdre contenance à ce fils d’Henri IV. Mlle de La Fayette aima-t-elle Louis XIII « comme il semblait vouloir être aimé, » pour employer l’expression de Mme de Motteville ? Question indifférente, puisque cet amour, quelle que fût sa nature, ne pouvait lui rapporter qu’affliction.

Nous l’avons dit, Louis XIII est un Hamlet ; il entre dans la vie sous les mêmes auspices que le prince de Danemark ; son père, un héros, est mort sous le poignard d’un assassin, mais derrière le misérable se dérobent les vrais fabricateurs du crime. Leur secret, qui le lui livrera ? L’ombre du feu roi viendra-t-elle errer la nuit dans les appartemens du Louvre et réclamer du fils l’œuvre de vengeance comme le fantôme du château d’Elseneur ? Cette œuvre sombre et tragique, l’enfant l’a déjà connue de lui-même ; il sait de quel nom italien s’appelle ici Clodius, et cela suffit à sa haine qui se refuse de creuser plus avant, de crainte ensuite d’y voir trop clair : « Vous aimez mieux votre chien que moi, » disait-il un jour à sa mère, dont le roquet venait de le mordre jusqu’au sang. Et ce mot exprimait sa plus sincère pensée ; il se sentait haï, partout exposé au stylet, au poison. Catherine de Médicis s’était jadis hâtée d’en finir avec le règne de son fils Charles IX pour mettre sur le trône Henri III, l’enfant de sa prédilection. Qui empêchait sa mère (une autre Médicis) de lui préparer à lui le même sort et de s’entendre pour ce nouveau crime avec son maréchal d’Ancre ? Vous le voyez : la reine Gertrude et Clodius, — toujours Hamlet. Bien des gens ont dû ainsi que nous se demander comment il se pouvait faire qu’un bon vivant tel que ce Gascon d’Henri IV et Marie de Médicis, la plantureuse dame des tableaux de Rubens, eussent procréé ce maussade, malingre et mélancolique Louis XIII ? La chose pourtant s’explique, et pas n’est besoin de recourir comme Michelet à des suppositions déshonnêtes. Qu’un homme naisse à l’existence parfaitement sain d’esprit et de corps et qu’ensuite les circonstances où son éducation se développe, le régime qu’il adopte ou qui s’impose à lui modifient, altèrent, dépravent cet état physique et moral, cela se voit tous les jours. Louis, dès sa venue au monde, se trouve en présence de la situation que l’on sait ; qui eût-il aimé ? sa mère, l’Italienne, l’alliée sinon la complice de Concini ? son frère Gaston, l’objet des préférences de sa mère ? Il donna ce qu’il avait de cœur à l’entourage, prit ainsi l’habitude des favoris, des mignons : Luynes, Barradas, Cinq-Mars. Quant aux femmes, il s’en défiait ou plutôt se défiait de lui vis à vis d’elles. Des événemens en effet avaient pu naître l’incurable mélancolie, mais l’épuisement physique venait d’ailleurs. Étudiez le Journal d’Héroard, feuilletez les Archives curieuses de l’histoire de France de Cimber et d’Anjou, et vous verrez ce que la thérapeutique propre aux médecins du temps devait exercer d’influence sur les allures d’un parfait amant. « En une seule année, Bouvart, médecin de Louis XIII, le fit saigner quarante-sept fois, lui fit prendre deux cent douze médecines et deux cent quinze lavemens ! » En vérité, mais c’est M. Argan qu’un galant pareil !

Cette figure de Louis XIII, morose et funèbre, s’encadre mieux au théâtre ou dans un roman. Dans l’histoire, tout contribue à son effacement, Richelieu l’écrase, et vous ne l’apercevez que sous ses aspects dolens et misérables, tandis que prise en particulier, elle a toute sorte de jolis côtés anecdotiques. Écoutez Saint-Simon : « Si le roi savait bien aimer mon père, aussi savait-il bien le reprendre, dont mon père m’a raconté deux occasions. Le duc de Bellegarde, grand écuyer et premier gentilhomme de la chambre, était exilé ; mon père était de ses amis et premier gentilhomme de la chambre aussi ainsi que le premier écuyer, et au comble de sa faveur. Cette dernière raison et ses charges exigeaient une grande assiduité, de manière que, faute d’autre loisir, il se mit à écrire à M. de Bellegarde en attendant que le roi sortît pour la chasse. Comme il finissait sa lettre, le roi sortit et le surprit comme un homme qui se lève brusquement et qui cache un papier. Louis XIII, qui de ses favoris plus que tous les autres voulait tout savoir, s’en aperçut et lui demanda ce que c’était que ce papier qu’il ne voulait pas qu’il vît. Mon père fut embarrassé, pressé, et avoua que c’était un mot qu’il écrivait à M. de Bellegarde, « Que je voie ! » dit le roi ; il prit le papier et le lut. « Je ne trouve point mauvais, dit-il à mon père après avoir lu, que vous écriviez à votre ami, quoiqu’en disgrâce, parce que je suis bien sûr que vous ne lui manderez rien de mal à propos ; mais ce que je trouve très-mauvais, c’est que vous manquiez au respect que vous devez à un duc et pair, et que, parce qu’il est exilé, vous ne lui écriviez pas monseigneur, » et déchirant la lettre en deux : « Tenez, ajoutait-il, voilà votre lettre, elle est bien d’ailleurs, refaites-la après la chasse et mettez monseigneur comme vous le lui devez. »

Minutie, argutie, tatillonnage ! « Il y a temps pour niaiser, » disait Pascal ; il devrait également y avoir temps pour régner quand on est roi ; mais non, le ministre suffit, et, pendant qu’il gouverne, on tire l’oreille à son page à propos d’une question d’étiquette. Les Bourbons là-dessus étaient passés maîtres, et les plus désœuvrés naturellement furent les plus forts. Louis XV, si ressemblant à son ancêtre par le tour d’esprit noir et lugubre, eût, en fait d’étiquette, rendu des points à Louis XIII. L’autre occasion dont parle Saint-Simon concerne les amours du roi et de Mlle d’Hautefort. « Le roi était véritablement amoureux de Mlle d’Hautefort. Il allait plus souvent chez la reine à cause d’elle, et il y était toujours à lui parler. Il en entretenait continuellement mon père, qui vit clairement combien il en était épris. Mon père était jeune et galant et ne comprenait pas un roi si amoureux, si peu maître de le cacher, et en même temps qui n’allait pas plus loin. Il crut que c’était timidité, et sur ce principe, un jour que le roi lui parlait avec passion de cette fille, mon père lui témoigna la surprise que je viens d’expliquer et lui proposa d’être son ambassadeur et de conclure bientôt son affaire. » Louis XIII le laissa dire, puis brusquement coupa court aux offres immorales de ce page, qui se serait épargné sa peine s’il eût mieux connu cet auguste amoureux dont le tempérament appelait au contraire les obstacles, bien loin de les vouloir lever. Louis XIII est un roi de second plan ; c’est une vie manquée pour l’histoire et qui se trouve mieux à l’aise dans les mémoires, les Essais, les œuvres d’imagination, partout enfin où certaines sympathies se peuvent donner cours, où l’art se sent quelque peu libre d’orner son personnage et de le mettre au point. Autant la joyeuse et vaillante figure d’Henri IV se complaît en pleine lumière, autant la sienne cherche l’ombre. Heureux ce Béarnais, dont le corps souple, solide et bien musclé se prêtait à toutes les fatigues ! Celui-là vécut librement, prompt aux affaires, aux combats, aux plaisirs, et quand le jour vint de quitter la fête, le poignard du meurtrier n’eut pas besoin de s’y prendre à deux fois ; un seul coup suffit et si bien qu’en un clin d’œil tout fut terminé.

Appauvri d’âme et de sang, le fils traîna, bâilla sa vie, et le plus grand service qu’il ait rendu à la France est d’avoir maintenu Richelieu au pouvoir. Il souffrit ce qu’il ne pouvait empêcher, et le souffrit, non pas gaîment, mais avec de constantes révoltes et de sourdes colères qui n’éclataient au dehors que pour rentrer presque aussitôt. L’auteur de la nouvelle étude sur Louis XIII et Richelieu nie cette haine latente et prétend au contraire nous prouver qu’entre ce roi et ce ministre la plus pure et la plus chaleureuse amitié ne cessa jamais d’exister : thèse difficile, mais ingénieusement soutenue, et qui sans vous persuader, réussit à raviver la curiosité du sujet. De l’amitié, il n’y en eut point entre ces deux compères de la journée des dupes et de toutes les tragi-comédies et comédies de ce règne, il n’y eut que de la politique et des intérêts. « Nous avons dû, par égard pour la vérité outragée, écrit M. Marius Topin, anéantir la légende du roi fainéant, de l’automate que dirigeait à sa guise le cardinal. » Mais personne que je sache n’a jamais avancé rien de cela. Au lieu de se laisser diriger à la guise du cardinal, Louis XIII au contraire se défendait et regimbait même alors qu’il devait finir par céder. Ainsi passait-il le temps à s’échauffer contre des actes qu’il ratifiait un quart d’heure plus tard, à disputer des têtes qu’il livrait au bourreau le lendemain. Nous avons vu plus haut le grand ministre s’armer d’un flambeau et prendre le pas sur le monarque « pour obéir aux ordres de sa majesté et remplir l’office d’un humble valet. » Les choses s’accomplirent toujours de la sorte, avec cette seule différence que, tout en continuant à se servir du flambeau, il prenait la hache et frappait : Chalais d’abord, puis Montmorency, puis Cinq-Mars, toujours « pour le service du roi et de l’état, » car on répond à tout avec ces mots, comme on répond à tout avec de la gloire.


HENRI BLASE DE BURY.

  1. Victor Hugo, Marion Delorme, acte II.
  2. Après avoir centralisé la langue, il voulut aussi centraliser la nature, et créa le Jardin des Plantes.