Louis Perez de Galice
LOUIS PEREZ DE GALICE.
(LUIS PEREZ EL GALLEGO.)
Louis Perez de Galice est une comédie historique. D’après un passage de la pièce où il est question de l’expédition de la fameuse Armada contre l’Angleterre, il paraîtrait que le personnage principal aurait vécu dans la seconde moitié du seizième siècle, et il faudrait placer la date de l’action à l’année 1588.
Louis Perez, le héros de la pièce, est ce que les Espagnols appellent un bandolero, un homme qui, par suite de démêlés avec la justice, a quitté la ville pour vivre dans la montagne ou dans la forêt (en el monte), et qui se procure ses moyens d’existence en prélevant un emprunt sur chaque voyageur qui passe. Mais, hâtons-nous de le dire, ce sont des circonstances malheureuses, et non de mauvais instincts ou de mauvaises actions, qui ont jeté Louis Perez dans la vie du bandolero. Et son courage intrépide, son audace sans égale, son sang-froid dans les périls, sa reconnaissance et son dévouement envers ceux qui lui ont rendu quelque service, enfin l’abnégation généreuse avec laquelle il est toujours prêt à risquer sa vie pour secourir le faible et l’opprimé, l’rélèvent à des proportions heroïques et commandent en sa faveur une sorte d’intérêt.
Pour bien comprendre un semblable personnage et tout ce qu’il a de réel et de vivant, il faut se rappeler le caractère espagnol, les influences sous lesquelles il s’est développé, et en particulier la longue lutte de ce peuple contre les Arabes, la configuration géographique de la péninsule, etc., etc. On s’explique alors comment les Espagnols, surtout les Espagnols des montagnes, saisissent avec empressement toutes les occasions, quelles qu’elles soient, de donner satisfaction à leurs instincts guerriers ; comment des sentiments élevés se rencontrent chez des hommes qui mènent une existence criminelle ; comment une certaine probité et une certaine délicatesse peuvent résister à des habitudes de pillage, etc., etc. Pour l’appréciation de ces vues nous nous en rapportons pleinement, comme pour tout le reste, au jugement du lecteur.
Le rôle de Louis Perez, quoique le plus important de la pièce, n’est cependant pas le seul. Le rôle du juge était d’une difficulté extrême, et Calderon l’a tracé avec un art infini. Tout le rôle de Pedro et ses rencontres continuelles avec Louis Perez, qu’il redoute et qu’il fuit, sont du meilleur comique. Enfin il y a dans le caractère d’Isabelle une résolution qui annonce la digne sœur de Perez, et dans celui de Juana quelques traits d’une douceur charmante.
On remarquera sans doute le passage où Juana dit à Manuel : « Lorsque j’ai quitté pour toi mon pays et ma famille, je m’attendais à tous les malheurs. Je n’ai pas quitté le Portugal pour vivre dans telle ou telle contrée, mais seulement pour vivre avec toi. » N’est-ce pas là le langage de l’amour le plus tendre et le plus dévoué ?
Quant à don Alonzo et à Manuel, ils poussent un peu loin, le dernier surtout, leur reconnaissance envers Louis Perez. Qu’ils le protègent, qu’ils le secourent, qu’ils lui donnent asile, à la bonne heure !… Mais pourquoi lui prêtez main forte contre la justice ? Pourquoi surtout don Manuel va-t-il avec lui sur le grand chemin appuyer de sa présence les demandes un peu indiscrètes qu’il adresse aux voyageurs ?
La pièce, à proprement parler, n’a point de dénouement. On entrevoit pourtant, à la dernière scène, que tous les personnages vont se retirer en Portugal chez Léonor, et que celle-ci finira (comme l’annonce le gracioso) par épouser don Alonzo, bien qu’il ait tué son frère en duel. De quoi si vous blâmez Léonor, elle se justifiera en alléguant l’exemple de Chimène.
Cette comédie n’a point de but moral, mais du moins, chose à noter, elle ne renferme ni maximes subversives, ni dangereux paradoxes ; et si vous la comparez aux pièces que l’on a composées dans ces temps-ci sur des sujets analogues, aux Brigands de Schiller par exemple, elle vous paraîtra sûrement ce qu’il y a de plus moral, de plus social, et tout à la fois de plus gai, de plus amusant et de plus aimable.
LOUIS PEREZ DE GALICE.
- louis perez.
- manuel mendez, cavalier.
- don alonzo de tordoya, cavalier.
- jean-baptiste, juif converti.
- l’amiral de portugal.
- un juge.
- un corregidor.
- un voyageur.
- pedro, valet bouffon.
- isabelle, sœur de Louis Perez.
- doña juana, dame.
- doña leonor, dame.
- casilda, suivante.
- paysans, alguazils, etc. etc.
JOURNÉE PREMIÈRE.
Scène I.
Fuis, Pedro.
Où voulez-vous qu’il aille ? Comment pourrait-il m’échapper ?
Retenez-le toutes les deux.
Vive Dieu ! tu mourras de ma main.
Pourquoi le traiter avec tant de rigueur et de violence ?
Pour me venger sur lui, ingrate, des offenses que tu m’as faites.
Je ne te comprends pas.
Laisse-moi d’abord tuer cet homme qui m’a outragé. Ensuite, sœur indigne, je m’expliquerai avec toi ; et ce cœur que tu as déchiré se montrera tout entier à tes yeux avec ses ennuis et sa colère.
Lorsque tu formes contre moi des suppositions calomnieuses, si je m’étonne de ta conduite, je ne suis pas moins étonnée de ton langage. Il faut que tu sois bien hardi et bien insensé tout à la fois pour oser m’insulter ! Je croyais avoir en toi un frère et non un ennemi.
Oui, tu dis bien… un ennemi ! car quelque jour, sans doute, il pourra se faire que ce poignard que tu vois, teint dans ton sang qui est aussi le mien, me venge de ton outrage.
Pendant que, suivant l’usage, celle qui est venue mettre la paix a détourné l’orage sur elle, tâchons de nous esquiver. Avec ce diable d’homme qui joue des mains si lestement, je n’ai qu’un moyen de salut, c’est de jouer des pieds[1]. Adieu, chère patrie ; il le faut, je renonce pour jamais à te revoir.
Holà ! Pedro, écoute — Puisque tu pars plus heureux que tu ne le mérites, fais bien attention à te garer de moi, car si la fortune veut que je te rencontre, fût-ce dans un millier d’années, fût-ce au bout du monde, tu passeras un mauvais moment.
Je vous entends et je vous crois. Je n’appelle pas de votre sentence, je l’accepte ; et quant à son exécution, puisque vous me permettez de vivre, j’irais, si vous l’exigiez, jusqu’au pays des Pygmées. Et, en vérité, un malheureux fils d’Ève ne saurait se faire trop petit pour se soustraire à votre colère.
Le voila parti. Nous sommes seuls. Tu m’apprendras maintenant quelle est la cause de tes ennuis.
Ma sœur, — et plût à Dieu que tu ne le fusses pas, plût à Dieu que la nature n’eût pas mis ce lien entre nous ! — tu penses peut-être que c’est par faiblesse que j’ai vu et dissimulé, que j’ai appris et que j’ai su taire l’audace d’un amant qui prétend non-seulement souiller ton honneur, mais l’honneur de nos ancêtres ? Eh bien ! Isabelle, si j’ai supporté un tel outrage, ce n’a été de ma part ni sottise ni lâcheté, mais bien plutôt sagesse et prudence ; et j’ai mis dans ma conduite toute la circonspection possible, parce que c’est bien assez d’avoir à s’occuper une fois de choses délicates qui touchent à l’honneur ; et puisque l’occasion s’en présente, je t’en parlerai aujourd’hui pour la première et la dernière fois. — Je sais tout, je t’en avertis ; et si tu ne tiens pas compte de cet avertissement, demain je serai obligé de t’en donner un autre. Jean-Baptiste te rend des soins, et, dans mon opinion, il n’est pas fait pour être ton époux : je me contente de m’exprimer ainsi, pour ne pas dire qu’il est juif. Voilà pourquoi j’ai quitte Salvatierra et suis venu m’établir dans cette maison isolée au milieu des montagnes. Ici même, je le vois, tu n’es pas à l’abri de ses poursuites, puisqu’il t’a envoyé une lettre par ce domestique : c’est pour cette raison que je voulais le tuer ; tu es arrivée en ce moment, et dans ma colère je t’ai dit ce que je t’avais si long-temps caché. Que cet avertissement te suffise, je te le répète, et que je n’entende plus parler de cet amour ; car, vive Dieu ! si j’apprenais jamais qu’on ait su que je soupçonnais le mal et que je n’y ai pas porté remède, dans ma fureur, dans mon désespoir, je mettrais le feu à sa maison de manière à l’y brûler tout vif, et j’épargnerais ainsi les frais d’un bûcher à l’inquisition.
Voilà bien les discours d’un homme aveuglé par la colère. Avant de savoir si je puis ou non me justifier, tu m’accuses d’une faute que je n’ai pas commise.
Que dis-tu ?
Que toutes les femmes, même les plus modestes, sont exposées à de semblables ennuis, et nous ne sommes pas responsables des folies que l’on fait pour nous.
Ce serait à merveille, ma sœur, et tu aurais raison, si ce papier ne me donnait pas des soupçons et même des indices que toi-même…
Laissons cela ; en voilà bien assez sur ce sujet. Que me veux-tu enfin ? Songe, Louis, que tu es mon frère, et non pas mon mari ; et qu’en pareille circonstance, un homme raisonnable et prudent eût accepté pour bonne la première explication qu’on lui aurait donnée ; car ne vaut-il pas mieux, lorsqu’on ne peut remédier au mal, ne vaut-il pas mieux, dis-je, avoir l’air de l’ignorer que de chercher à l’approfondir ? Je suis ta sœur, et je connais mes devoirs. — Je me contente de te dire cela pour aujourd’hui. Si tu revenais sur ce sujet, je te parlerais d’une autre façon.
Elle a raison. Oui, j’aurais mieux fait de dissimuler mon injure et d’accepter sa justification, sauf à croire ce que j’aurais voulu. J’ai eu tort. Maintenant il faut procéder d’une autre manière. Ah ! cruelle sœur, tu seras la cause de ma mort !
Un Portugais, fort bien mis, qui arrive à l’instant, demande à vous parler.
Dissimulons. (À Casilda.) Fais-le entrer.
Mon cher Louis Perez, si cette permission eût tardé un moment de plus, dans mon impatience de vous voir je l’aurais devancée.
Que je vous embrasse mille fois, cher Manuel… Ces nœuds, la mort pourra les rompre, mais rien ne saurait les détacher… D’où vient donc cette aimable visite ?… vous à Salvatierra !
Oui, et ce n’est pas sans peine, ce n’est pas sans de grands dangers que j’ai pu arriver jusqu’ici.
Je serais fâché que ce voyage fût la conséquence de quelque ennui.
Un accueil aussi amical me fait tout oublier.
Jusqu’à ce que je sache la cause de votre chagrin, le motif de votre voyage, et ce qui vous est arrivé en Portugal, vous me verrez en souci. Il est sans doute indiscret de vous questionner ainsi à la première vue ; mais mon cœur a un tel désir de partager votre affliction, qu’il faut absolument que vous me tiriez au plus tôt d’inquiétude. Allons, qu’avez-vous ?
Prêtez-moi, je vous prie, votre attention. Vous vous souvenez, Louis Perez, — car l’absence, j’imagine, n’a pas effacé le souvenir de notre amitié, — de ce temps heureux où vous fûtes mon hôte à Lisbonne, par suite de quelques événements qui, vous obligeant à quitter la Castille, avaient valu cet honneur à ma maison. Mais il ne s’agit pas de cela en ce moment ; je viens à mon aventure. Vous vous souvenez aussi sans doute de cet amour fortuné qui enchaînait toutes mes facultés. Je n’ai pas besoin d’exalter ma passion ; je suis Portugais, c’est tout dire[2]. Doña Juana de Meneses est cet objet adoré : beauté céleste que la plus vive éloquence ne réussirait jamais à peindre ; divinité charmante à laquelle l’amour même offrirait des sacrifices comme à l’idole de son autel, comme à la déité de son temple. Deux années entières nous vécûmes dans l’union la plus douce, sans que ma tendresse récompensée ait ressenti d’autre jalousie que celle qui, par une légère crainte, un faible soupçon, réveille l’amour sans le blesser. C’était ainsi que je vivais chaque jour plus épris et plus heureux ; car sans ces légers mouvements de jalousie, l’amour est comme un corps sans âme. — Mais malheur à celui qui prend le poison pour un remède, qui réveille le feu caché sous la cendre, qui veut apprivoiser un animal venimeux, et qui, pour se distraire, se lance sur la mer orageuse ! malheur enfin à celui qui joue avec la jalousie ! car tôt ou tard il est empoisonné par ce qu’il croyait salutaire, il est piqué par l’aspic qu’il avait nourri, il est brûlé par ce qui devait réchauffer ses sens, il est enseveli dans ces flots sur lesquels il cherchait son plaisir. Oui, la jalousie, lorsqu’elle se déclare, est plus terrible que la mer irritée, que le feu dévorant, que l’aspic et le poison perfides. — Celui qui excita ma jalousie, à moi, ce fut un cavalier qui joignait à beaucoup de bravoure, d’amabilité, de libéralité, beaucoup d’esprit et de talent. Je ne vengerai pas mes chagrins sur son honneur avec ma langue ; c’est assez que je les aie vengés sur sa vie avec ce fer : l’absence et la mort me rendent une personne sacrée. Bref, sans parler davantage des qualités de mon rival, ce cavalier la demanda à son père. Il était riche, le père est avare ; on fut bientôt d’accord. Enfin arriva pour mon rival le jour des noces… j’aurais mieux dit le jour de la mort, puisque les fêtes du mariage se changèrent en une cérémonie funèbre. — Déjà les amis et les parents étaient réunis ; déjà la nuit, plus sombre que de coutume, étendait au loin ses voiles noirs, ses voiles de deuil, — lorsque j’entre tout-à-coup dans la maison ; je vais droit au futur époux, et désespéré, laissant parler à la fois ma main et ma voix, je m’écrie : C’est à moi qu’appartient cette beauté ! et en même temps je le frappe de deux coups de poignard qui l’étendirent gisant sur la place. Ainsi frappe la foudre au même instant où l’on entend gronder le tonnerre. — Tout le monde se trouble ; moi, décidé à me battre contre tous, non pas pour sauver ma vie, mais pour la vendre plus cher à ceux qui la voudraient, j’ai cependant, au milieu du tumulte et du désordre, le bonheur d’enlever ma dame, et aussitôt je la place sur un cheval plus léger que les vents. Un mot suffira pour exprimer sa vitesse : je fuyais, et sa course encore me paraissait rapide. Enfin nous franchissons la frontière ; nous entrons sur les terres de Castille, en saluant ce pays comme un port ouvert à nos infortunes ; et nous arrivons à Salvatierra avec l’espoir de trouver auprès de vous protection et secours. Louis Perez, vous me voyez à vos pieds ; nous sommes amis, et notre amitié est telle que les siècles futurs en garderont la mémoire : donnez l’hospitalité à un malheureux, non pas tant à cause de ce titre d’ami, que parce qu’il se confie à vous, et qu’une telle confiance oblige un homme noble ; et si ce n’est pas assez, je vous le demande au nom d’une dame. — J’ai laissé doña Juana dans ce bosquet au bord de la rivière, voulant vous parler avant de l’amener ici. Comme j’allais vous chercher, un domestique m’a indiqué votre maison au milieu de ce désert, et je me jette dans vos bras, reconnaissant, confiant, plein de joie, de crainte et d’amour. Mais puisque j’ai prononcé le mot amour, je m’arrête. Ce que l’on sollicite au nom de l’amour, ce n’est jamais une faveur, c’est un droit.
Je suis si offensé, Manuel Mendez, de tous ces vains compliments, que j’ai hésité à vous répondre. Eh, vive Dieu ! pour me dire : « Louis Perez, j’ai tué un gentilhomme, je mène une dame avec moi, et je viens vous demander asile, » était-il besoin de tant de phrases et de façons ? Eh bien ! moi, je veux vous apprendre comment il faut parler ; écoutez moi : « Manuel, venez dans ma maison, c’est la vôtre ; demeurez-y longtemps joyeux et satisfait ; je vous y recevrai et vous y servirai de mon mieux. » À présent, retournez, où vous avez laissé cette dame, et conduisez-la en un lieu où nous tâcherons qu’elle se trouve bien. Quant à moi, vous me dispenserez d’aller au-devant d’elle, d’abord parce que je n’aime pas toutes ces politesses, et ensuite parce qu’il faut que je reste pour disposer et ordonner tout ce qui peut être nécessaire à son service.
Laissez, mon excellent ami, laissez, que je vous presse encore une fois sur mon cœur pour vous témoigner ma reconnaissance.
Bien ! bien ! allez vite. Cette dame, se voyant seule dans un pays étranger, pourra être inquiète, et je ne veux pas vous retenir. (Manuel sort.) Isabelle !
Que désires-tu ?
Te dire que si jamais mon amitié pour toi a mérité quelque reconnaissance, tu me la montres à présent. Laissons nos querelles, et que les étrangers ne puissent rien soupçonner : il y aura temps pour tout. Il faut que tu saches qu’il nous est arrivé des hôtes à qui j’ai des obligations, et que je voudrais m’acquitter envers eux. Manuel Mendez vient ici avec sa femme.
En cela et en tout je suis prête à te servir. (On entend un cliquetis d’épées.) Dieu me soit en aide ! quel est ce bruit ?
J’entends des cris et un cliquetis d’épées.
Mort ou vif… il faut que nous l’ayons.
Nous ne pourrons l’atteindre.
Je vois accourir un homme à cheval que poursuivent quantité de gens à pied.
Tirez sur lui !
Ah ! malheureux !
Qu’est-ce donc ?
On l’a tué d’un coup d’arquebuse.
Non pas ; la balle n’a frappé que le cheval, qui demeure étendu sur la place ; quant au cavalier, il s’est relevé, et debout, à pied, il défend sa vie vaillamment avec son épée.
Il est parvenu à leur échapper, et le voici.
Ciel ! secourez un malheureux à qui les forces manquent et qui succombe.
Eh bien ! seigneur don Alonzo, qu’est-ce donc ?
Je ne puis vous conter cela en ce moment. Seulement, Louis Perez, je vous prie, protégez-moi. Après ce que j’ai fait, il faut que je sois cette nuit même en Portugal.
Ayez bon courage. C’est dans de telles occasions que se montrent les cœurs généreux. Ici près est le pont de la rivière qui sépare le Portugal de la Castille[3] ; si vous le passez, vous êtes en sûreté. Moi, je vais me porter dans ce défilé pour arrêter ceux qui vous poursuivent. Soyez tranquille, ils ne continueront leur marche qu’après m’avoir mis en morceaux.
La valeur de ce bras est le plus fort rempart qui pût protéger ma vie. Que le ciel conserve la vôtre !
Il est passé par ici.
Qu’est-ce donc, messieurs ? que cherchez-vous ?
Don Alonzo de Tordoya n’est-il point passé par ici en fuyant ?
Il doit être maintenant sur le pont ; il semblait que le vent lui eût prêté ses ailes.
Suivons-le.
Attendez, seigneur.
Et pourquoi voulez-vous que j’attende ?
Tenez, seigneur corrégidor, vous avez fait toutes les diligences auxquelles votre charge vous oblige. Ne poursuivez pas ce cavalier avec tant de rigueur ; la justice doit avoir aussi sa générosité.
Je ne puis m’arrêter à vous répondre ; il faut que j’aie don Alonzo.
Écoutez un mot, de grâce.
Vous voulez me retenir, je le vois.
Si vous n’êtes pas détourné de suivre vos projets par les convenances, par mes prières, une fois que vous n’y renoncerez que par force, je ne vous en aurai pas d’obligation.
Et comment y serai-je forcé ?
À coups d’épée. Je me suis promis de défendre ce passage, et je ne veux pas me manquer de parole. Vive Dieu ! que pas un de ceux, qui sont ici présents ne s’avise de franchir cette ligne.
Tuez le.
Doucement, s’il vous plaît.
Tuez-le !
Mort à Louis Perez !
Canailles, vils animaux, poules mouillées ; tenez, voilà comme je meurs !
Je suis blessé.
Je suis mort !
Scène II.
Tu m’as donné, Manuel, bien des preuves d’affection ; jamais tu ne m’en as donné une qui m’ait autant satisfaite que la promptitude de ton retour.
Chère Juana, l’amour, qui protège mon bonheur, m’aplanit tous les obstacles ; je ne suis point allé jusqu’à Salvatierra, j’ai trouvé ce que je cherchais dans les profondeurs de ces montagnes ; c’est là qu’habite, dans une maison de plaisance, mon ami Louis Perez, dont la valeur est au-dessus de tous les éloges. Il semble qu’en fixant là sa demeure il ait d’avance consulté nos vœux et nos intérêts. Ici notre amour sera plus caché qu’à Salvatierra, et nous y serons mieux en sûreté.
Cher Manuel, celle qui a tout sacrifié pour toi, parents, patrie, réputation, et qui dans cette position est encore heureuse d’avoir sa vie à te donner, que peut-elle désirer de plus ? N’est-ce pas pour elle la plus douce joie de voir cette montagne sauvage devenue le temple de l’amour, de l’amour le plus constant et le plus dévoué ?
Où donc me conduit mon destin ? par des sentiers non frayés, au milieu de ces bois, où le ciel ne m’envoie aucune consolation ! Le souffle et les forces me manquent ; épuisé, je n’ai plus qu’à me laisser tomber sur le sol ; je me meurs. Hélas ! que le ciel me protège !
J’entends du bruit.
Il est vrai ; je vois un cavalier étendu par terre, et dont la main affaiblie semble ne pouvoir plus soutenir le poids d’une épée. Approchons-nous de lui. — Seriez-vous blessé, seigneur ?
Grand merci, cavalier ; ce n’est que de la fatigue ; déjà je reprends haleine. Moi qui aurais disputé aux vents le prix de la rapidité, me voilà à terre sans mouvement.
Voire âme paraît forte et courageuse ; qu’elle ne se laisse pas abattre.
Au pont ! courez au pont ! et il ne pourra vous échapper.
Hélas ! un plus grand malheur encore me menace. Que faire ? ces hommes, — ces hommes que vous entendez sont ceux qui me poursuivent. Un ami plein de bravoure protégeait ma retraite ; et sans doute, puisqu’ils ont pénétré jusqu’ici, ils l’ont tué.
En s’emparant du pont ils m’ont coupé le passage, et le ciel même semble se fermer sur moi. Cette sombre retraite sera mon tombeau.
Qu’est ceci, Louis Perez ?
C’est un malheur où je suis tombé pour avoir voulu protéger la fuite d’un ami.
Vous êtes avec moi, Louis Perez ; nous mourrons ensemble, et ainsi nous aurons montré jusqu’à la fin le dévouement de la véritable amitié.
Celui qui a commis la faute, et qui est la cause de tout ce qui arrive, mourra avec vous.
La situation est difficile ; songeons d’abord au plus pressé. Manuel, écoutez ma prière : ne tirez point aujourd’hui l’épée pour moi. Ma vie, je le sais, est sauvée dès que ce bras la défend ; mais il importe à mon honneur que, moi absent, vous vous trouviez dans ma maison, et vous savez combien l’honneur est préférable à la vie.
Je n’entends rien, et si l’on vous attaque je mourrai avec vous. Il serait beau à moi, vraiment, de me tenir près de vous l’épée dans le fourreau pendant que vous seriez à vous battre !
Peut-il exister une femme plus malheureuse ?
Ils ont passé par ici.
Les voilà qui viennent. Mais c’est en vain que nous prétendons nous défendre nous trois contre tant de monde ; nous devons être infailliblement pris ou tués.
Que faire donc ?
Oseriez-vous vous jeter dans le fleuve et le passer à la nage ?
Ce n’est pas le courage qui me manque… mais je ne sais pas nager.
Eh bien ! n’ayez pas peur ; moi je vous passerai sur mes épaules. En agissant ainsi, Manuel, je conserve à la fois ma vie et mon honneur : ma vie, en me réfugiant en Portugal, où je serai hors de leurs atteintes ; mon honneur, en vous laissant dans ma maison… Vous me comprendrez en songeant que j’y laisse ma sœur… C’est vous en dire assez. Adieu.
Un ami fidèle restera chez vous. C’est aussi vous en dire assez. Adieu.
Je compte sur vous.
Vous pouvez être assuré qu’il en sera comme si vous n’eussiez point quitté votre maison.
Dieu me soit en aide !
Déjà, comme un dauphin, il traverse l’humide élément.
Manuel ! souvenez-vous-en, je vous ai confié mon honneur.
Il lutte d’un bras vigoureux contre la force du courant.
Songez, songez à mon honneur !
Soyez tranquille ; je suis là.
Adieu.
Aurais-je pu m’attendre à un pareil malheur ?
Hélas ! partout où je vais, qu’ai-je trouvé que des disgrâces ?
Scène III.
Puisque la chaleur rigoureuse de la canicule ne se suspend ni ne faiblit, tu peux, ma charmante nièce, te reposer quelques instants sur la rive du fleuve.
La chasse est un noble exercice ; on oublierait tout, on s’oublie soi-même dans un si généreux amusement.
Tu as raison, Léonor ; c’est une agréable imitation de la guerre. Quoi de plus enivrant que de voir un vaillant porc épic, entouré d’une meute hardie, se défendre adroitement avec ses pointes d’ivoire ? Laissant approcher l’un après l’autre les chiens qui l’entourent, il terrasse l’un, blesse l’autre ; et lançant de tous côtés ses piquants, il semble un vivant carquois de flèches acérées… Il fait beau voir également un lévrier qui, furieux de perdre sa proie, se mord les pattes de rage, et recommence une nouvelle attaque. Il fait beau les voir tous deux se frapper à l’envi, et l’on dirait alors que la nature ait soumis les animaux mêmes à la loi de l’honneur.
Oui, ce spectacle est du plus vif intérêt. Mais, je l’avoue, la chasse au vol me plaît encore davantage. Quoi de plus ravissant que de voir un héron, léger comme l’air, rapide comme la foudre, qui passe en un moment de la région glacée à la région du feu, et se balance à son gré entre les deux, en excitant en vous une inquiétude charmante ? de voir ensuite deux faucons faire des pointes sur lui ; fendant la plaine éthérée avec une inexprimable vitesse, poursuivre le héron qui leur échappe ? On dirait que le ciel entier n’est pas encore assez vaste pour être le champ clos de ce combat. À la fin, malgré ses détours, attaqué par deux adversaires, le héron, blessé mortellement, tombe du ciel comme une étoile ensanglantée, et, cependant, ses vainqueurs triomphent pleins de joie, car la nature a mis jusque dans les oiseaux l’orgueil du point d’honneur.
Dans quel pays suis-je donc ? Je ne sais où je vais. Je n’en puis plus de crainte, et je m’aperçois qu’on se fatigue à voyager à pied. Je suis venu en Portugal pour voir si je trouve ici quelque remède à mes disgrâces, car, en vérité, pour une complaisance que j’ai eue pour ces pauvres amoureux, cela ne m’a guère réussi. Ne faut-il pas avoir du guignon, qu’au premier pas je me perde à un métier où tant d’autres ont fait leurs affaires. Que devenir ?… Voici du monde, et si j’en juge à la mine, des gens d’une classe élevée. — Ayez pitié d’un pauvre garçon abandonné qui ne s’est jamais vu dans une pareille situation[4].
Si tu veux rentrer, car voilà que le soleil commence à baisser sur l’horizon. — je vais appeler quelqu’un pour qu’on t’amène un cheval. — Holà !
Plaît-il, seigneur ?
Qui êtes-vous ?
Ce que je suis ?
Êtes-vous à mon service ? Il me semble que c’est la première fois que je vous vois. Êtes-vous un de mes domestiques ?
Si je ne le suis pas, je ne demande pas mieux que de l’être. Et à ce propos voici un petit conte. — Un beau jour, entra dans le palais de Sa Majesté un certain don Fulano qui n’était au service ni du roi ni de personne. Or, voyant qu’à l’heure du dîner tous les messieurs de la chambre dépouillaient leurs manteaux avec mille cérémonies, parce qu’ils devaient porter les viandes sur la table du roi, lui il quitta le sien pareillement, et puis entra avec les autres. Or, un majordome s’en étant aperçu, s’approcha, et lui demanda s’il avait prêté serment. Non, seigneur, répondit-il ; mais s’il ne s’agit que de cela, je prêterai serment tant qu’on voudra. De même, moi, je veux vous servir ; et s’il le faut, je prête serment, je nie, je renie, à vos souhaits.
En attendant, vous vous mettez en frais de plaisanterie.
Que voulez-vous, monseigneur ? je n’ai que de la gaieté… En somme généreux je dépense ce que j’ai.
Ah ! malheureux !
Grand Dieu ! quelle est cette voix ?
Je vois, au milieu du fleuve un homme qui s’efforce de lutter contre le courroux des ondes.
Et sans être effrayé par ces dangers et par ces abîmes, il cherche à sauver un autre infortuné qu’il porte sur ses épaules.
Dieu ! ayez pitié de nous !
Allez, et secourez cet homme ; ce sera le moyen d’obtenir mes bonnes grâces.
Si je puis le secourir d’ici où nous sommes, je ne demande pas mieux. Autrement, je suis mauvais nageur.
Enfin ils ont atteint le rivage, le port de salut.
Dieu puissant, je vous rends mille grâces.
Ma foi, vive le Christ ! nous voilà hors d’affaire, et ça n’a pas été sans peine !
Approchez, approchez ; je voudrais vous être utile.
À présent, à la bonne heure. (Reconnaissant Louis Perez.) Mais que vois-je ?
Quoi ! vous vous éloignez en voyant des hommes qui ont un tel besoin de vous !
Je suis pitoyable de mon naturel, et en les voyant tous deux, le cœur me manque. (À part.) Vive Dieu ! Louis Perez se sera mis à ma poursuite pour me punir des petites complaisances que j’ai eues pour sa sœur, et je suis sûr qu’il veut me tuer. Ma foi, je n’ai plus qu’une ressource, c’est de partir soldat, puisque, dans le même jour, ce diable d’homme m’oblige à décamper de la Castille et du Portugal.
Où donc allez-vous ?
J’ai éprouvé une attaque soudaine de certain mal, et il faut que je m’en aille au plus tôt. Ce qui est juré est juré.
Vraiment, cet homme est fou. (À don Alonzo.) Venez, cavalier, et reprenez courage dans mes bras.
Vous seul, seigneur, pouvez me sauver
Qui êtes-vous ? Votre malheur m’a touché, et vous pouvez vous confier à moi.
Veuillez d’abord, pour ma règle, m’apprendre à qui je parle, et vous saurez ensuite pourquoi je me trouve en cet état.
Eh bien ! je suis l’amiral de Portugal. — Maintenant vous pouvez vous déclarer. Je suis tellement affecté de votre sort, que d’avance je vous promets ma protection ; et comme gage, voilà ma main.
J’accepte vos bontés. Vous saurez donc, monseigneur, que je suis de la maison des Tordoyas, famille qui jouit d’une grande considération en ce pays. Don Alonzo est mon nom. Ce matin, jaloux d’un cavalier, je suis entré chez une dame, où je l’ai trouvé ; je lui ai dit que je l’attendais hors de la ville ; il y est venu comme il convenait à un gentilhomme tel que lui, avec la cape et l’épée ; nous nous sommes battus, et après avoir reçu deux blessures il est tombé à terre sans vie. C’est un malheur que je déplore. — Cependant tout le village était en émoi, et la justice est sortie à ma poursuite. On voulait m’arrêter. Je me suis échappé sur un cheval à qui ma crainte prêtait des ailes : on l’a tué d’un coup d’arquebuse. Alors j’ai continué de fuir à pied, et je suis arrivé à une maison de campagne, où pour mon bonheur j’ai trouvé Louis Perez…
À mon tour ; c’est à moi d’achever l’histoire. Voyant don Alonzo poursuivi par tant de monde, et avec un tel acharnement, je lui ai offert de protéger sa retraite. Cette maison de plaisance — je ferais mieux de l’appeler une maison de chagrin, — est située au bas de la montagne, et le défilé y est tellement rétréci, qu’il fallait que tout ces gens-là y passassent devant moi. Je voulus d’abord à l’amiable, par des politesses, par des prières, obtenir du corrégidor qu’il cessât de poursuivre don Alonzo ; il s’y refusa avec hauteur, s’obstina à marcher en avant, et il aurait en effet continué sa marche, si je ne m’y fusse opposé, en frappant, vive Dieu ! avec cette épée, d’estoc et de taille. Elle m’a si bien servi dans la bagarre que j’en ai blessé, je crois, quatre ou cinq ; plaise à Dieu qu’ils en guérissent ! Dès lors, me voyant plus compromis encore que don Alonzo, j’ai mieux aimé me fier à mes jambes qu’aux prières des autres[5], et trouvant le passage fermé, le pont occupé, j’ai pris don Alonzo dans mes bras, et, mon épée entre les dents, je me suis jeté à l’eau. Enfin nous voici arrivés, mille fois heureux puisque votre excellence veut bien nous accorder sa protection, et dans un lieu où nous n’avons rien à craindre, placés que nous sommes sous la protection de votre parole.
Je l’ai donnée, et je la tiendrai.
Je serai forcé de m’en prévaloir, car la famille de mon adversaire est puissante.
Comment le nommez-vous ?
C’était un cavalier doué des plus belles qualités ; mais rarement le bonheur se rencontre avec le mérite. Quoi qu’il en soit, en le nommant je ne fais aucun tort à la réputation qu’il avait acquise à si juste litre… C’est don Diègue d’Alvarade.
Hélas ! ô ciel ! — Ah ! traître ! c’est mon frère que tu as tué.
Tu as tué mon neveu !
Par la corbleu ! il ne nous manquait plus que cela !… Allons, je vois que d’un moment à l’autre il me faudra encore dégainer.
De grâce, mon seigneur, que votre excellence se modère. Songez que ce serait entacher votre épée que de la rougir du sang d’un homme rendu à vos pieds. Si j’ai tué don Diègue, ç’a été corps à corps, dans la campagne, sans trahison ni perfidie, sans ruse ni avantage. De quoi donc pourriez-vous vouloir vous venger ?… D’ailleurs vous n’avez jamais manqué à votre parole, et ne me l’avez-vous pas donnée ?
Après tout, vive le ciel ! si l’on m’y oblige, j’empoigne ma bonne épée, et puis vienne le Portugal tout entier, nous verrons.
Ô ciel ! quelle conduite tenir dans une situation si délicate ? D’un côté mon honneur m’appelle ; de l’autre m’appelle le sang versé. Faisons la part de chacun. (Haut.) Don Alonzo, ma parole est une loi écrite sur le bronze ; elle m’enchaîne à jamais. Mais ma vengeance aussi est une loi écrite sur le marbre, et je ne saurais l’oublier. Donc, — pour m’acquitter à la fois de ces deux devoirs, — tant que tu seras sur mes terres ta personne est en sûreté ; mais, songes-y bien, dès que tu en seras sorti, tu es mort. Je t’ai promis de te protéger, mais ce ne peut être que chez moi et non chez les autres. Et c’est pourquoi dès que tu auras mis le pied sur les terres du roi, tu verras celui qui aujourd’hui te délivre et te protège te poursuivre et te tuer. Maintenant tu peux partir, tu es libre.
Non, attends. Moi je ne t’ai point donné de parole, et je puis poursuivre ma vengeance.
Arrêtez, ma nièce ; songez que je le défends. (À don Alonzo.) Eh bien ! qu’attends-tu ? Pars donc, tu es libre.
Je veux embrasser vos genoux, touché jusqu’à l’âme de tant de générosité.
Tu me remercieras lorsque mon épée t’ôtera la vie.
Oui, certes ; car je ne puis rien désirer de plus glorieux que de périr d’une si noble main.
Je meurs de douleur.
Je suis au désespoir.
Eh bien ! que dis-tu de tout ceci, Louis Perez ?
Notre situation s’est améliorée. Qu’il nous laisse sortir de ses mains comme il l’a promis, et ensuite bien malin sera qui nous attrapera[6].
JOURNÉE DEUXIÈME.
Scène I.
Jamais un mal ne vient seul.
En effet, malheurs et chagrins semblent toujours s’appeler les uns les autres.
Hélas ! Juana, combien je suis affligé de te voir courir ainsi tristement les pays étrangers ! Je me flattais que la Galice nous servirait de port dans cette affreuse tempète où nous avons failli périr, et nous y avons trouvé de nouvelles tourmentes. Une autre aventure nous a chassés de Salvatierra, et nous a forcés de nous réfugier en Andalousie à travers des lieux qui nous sont inconnus.
Lorsque j’ai quitté pour toi mon pays et ma famille, cher Manuel, je m’attendais à tous les malheurs. Je n’ai pas quitté le Portugal pour aller vivre dans telle ou telle contrée, mais seulement pour vivre avec toi. Qu’il en soit ainsi partout où mon malheur me conduira, — partout où m’appellera mon bonheur.
Par quelles actions, par quelles paroles pourrai-je te témoigner jamais ma reconnaissance ? Mais pour laisser un moment ce sujet qui m’est si doux, qu’est donc devenu ce domestique que nous avons pris en chemin ? Je voudrais l’emmener avec moi à San-Lucar, afin de t’aller chercher quelque nourriture, pendant que le sommeil accorde à la fatigue une trêve d’un moment.
Le voilà qui arrive.
Que m’ordonnez vous, seigneur ?
Accompagne-moi à San-Lucar. — Vous, mon bien, retirez-vous en un lieu où vous puissiez vous reposer.
Je ne cherche pas le repos… Je veux pleurer pendant votre absence.
Dans un moment je reviens. — (À Pedro.) Il semble qu’elle ait pressenti le chagrin que je vais lui donner, et que son cœur en souffre par avance.
Quoi ! seigneur, vous pensez à donner du chagrin à une femme aussi aimable, aussi tendre, aussi dévouée ? Il y a bien peu de temps, il est vrai, que je suis à votre service, et il n’y a guère que deux ou trois jours que vous me témoignez un peu de confiance ; mais pourtant j’en ai vu assez pour savoir combien cette dame vous est attachée et tout ce que vous lui devez de reconnaissance.
Je ne le nie point ; mais, vois-tu, Pedro, l’homme ne saurait résister au destin. Obligé de quitter le Portugal, j’ai fui d’abord en Galice, et de là en Andalousie où nous sommes. Telle a été la volonté du ciel. Encore ne puis-je rester ici ; car, même ici, je ne suis pas en sûreté. Je veux servir ; je veux, me confiant à la mer inconstante, me rendre aux îles du nord : là, s’il plaît à Dieu, la bannière catholique flottera bientôt sur les tours dorées de leurs forteresses[8]. Oui, je veux m’enrôler : quels que soient les périls de la guerre, je sens que j’aurai moins à craindre sous l’habit de soldat. Mais ne crois pas que je veuille laisser cette dame sous le poids d’un outrage infâme ; ne crois pas que j’expose par mon absence son honneur et sa beauté. Non, non, je la laisserai en sûreté dans un couvent de San-Lucar, et je donnerai le peu qui me reste pour pourvoir à ses besoins jusqu’à mon retour. Quant à moi, mon épée me suffit.
Je reconnais là votre générosité. Mais quel est ce bruit de tambour ?
Il y a sans doute dans ces environs quelque poste qu’on relève.
Vous avez raison ; je vois l’étendard.
Approchons-nous… Et puisque c’est le premier qui s’offre à moi, c’est sous celui là que je veux m’enrôler. Va, va vers l’enseigne, et dis-lui que deux hommes désirent s’enrôler dans sa compagnie.
Celui qui vient là m’en donnera des nouvelles. — Seigneur soldat, pourriez-vous, s’il vous plaît, dire à un étranger quel est l’enseigne de la compagnie ?
Le voilà. C’est celui qui porte un baudrier rouge.
Quoi ! cet homme de belle prestance, qui nous tourne le dos en ce moment ?
Lui même.
Regardez-moi toujours, soldats, comme votre camarade et votre ami.
Nous désirons tous vous servir.
Le voilà seul, l’enseigne ; profitons de l’occasion.
Sur ma foi, je serais trop heureux dans cette position, si je n’avais toujours là un souci qui me ronge le cœur !
Seigneur enseigne ?
Faut-il que j’aie laissé dans un tel péril une fille si belle et si résolue !
Seigneur enseigne ?
Je serai bien avancé quand j’aurai acquis quelque renom par mon courage, si d’un autre côté le ciel veut que mon honneur soit flétri !… Toutefois, dans mon malheur une consolation me reste. Un ami…
Seigneur enseigne, si vous pouviez bien un moment…
Un ami sûr et fidèle est dans ma maison, et veille pour moi.
Sans doute il est sourd de cette oreille. Allons de l’autre côté. (Criant.) Seigneur enseigne ?
Qui m’appelle ?
Un soldat qui voudrait… (Reconnaissant Louis Perez.) Mais non… non, non… Il ne veut rien, le soldat… Et s’il a dit qu’il voulait quelque chose, il a menti, ou il s’est trompé comme un sot.
Attends, misérable, attends ! Ne t’avais-je pas dit de ne plus te trouver jamais sous mes pas ?… que je te tuerais partout où je te rencontrerais ?
Il est vrai. Mais comment pouvais-je croire que je vous retrouverais aujourd’hui enseigne à San-Lucar ?
Vive Dieu ! il faut enfin que tu sois châtié : car c’est toi la cause première de tous mes ennuis.
Au secours ! on me tue !
Que vois-je ? un soldat qui veut battre mon domestique ! (Haut.) Cavalier, avant de maltraiter ainsi un homme à mon service, vous auriez dû considérer… Mais quoi ! c’est vous !
Je ne me trompe pas, c’est lui !
Vous me voyez dans un étonnement…
Je ne puis en croire mes yeux… Manuel !
Qu’est-ce donc, Louis ? Il me semblait que vous étiez allé en Portugal ? Par quelle aventure nous trouvons-nous donc en présence en ce pays ?
Mais vous-même, Manuel, n’étiez-vous pas resté dans ma maison à Salvatierra ? Par quel hasard vous rencontré-je ici ? Comment un ami aussi noble, aussi dévoué que vous l’êtes, remplit-il aussi mal les obligations qu’il a contractées envers celui qui lui a confié le soin de son honneur ?… Le ciel m’en est témoin, dans mon absence c’était là ma seule consolation.
N’ayant à nous deux qu’un seul cœur, nous souffrons doublement en cette circonstance… Tirez-moi d’abord de peine, et ensuite je satisferai votre curiosité. Pour ce que j’ai à vous dire, il faut que nous soyons seuls. Cela exige le secret.
Je suis, je vous le jure, accablé d’ennuis, et voilà que votre circonspection me donne de nouveaux soucis. Abrégeons donc. Ce domestique est-il à vous ?
Il venait à San-Lucar ; je l’ai rencontré en route, et je l’ai pris. Le hasard a tout fait.
Que pour aujourd’hui votre protection soit sa sauvegarde, (À Pedro.) À présent, misérable, fais bien attention à ce que je te dis : tu ne trouveras pas tous les jours un ami qui te délivre de mes mains. Va-t’en.
Je ne demande pas mieux ; mais je voudrais bien que vous eussiez la bonté de me dire où vous allez de ce pas, afin que j’aille d’un autre côté. Partout, partout je vous rencontre… mais bon ! voilà qu’il me vient dans l’esprit un moyen de vous échapper. Celui-là me sauvera. Puisque vous me chassez des pays étrangers, je vais retourner dans ma patrie, et ainsi vous ne me verrez plus.
Nous sommes seuls enfin, et puisque vous voulez d’abord que je vous dise l’aventure qui m’a fait venir ici, — vous saurez que je me réfugiai en Portugal ; mais qu’en sortant du Miño je me trouvai dans un péril plus grand que celui que je fuyais. La terre où nous abordâmes appartenant à l’amiral de Portugal, nous eûmes recours à sa protection, qu’il nous accorda aussitôt : mais ayant appris quel était l’adversaire que don Alonzo avait tué, — c’était son neveu, — sa générosité se changea en fureur, et il nous chassa de ses terres. Il serait trop long de vous conter tout ce qui nous arriva. Enfin, nous sommes arrivés à San-Lucar, où le duc[9] nous a fait le meilleur accueil ; et comme il est capitaine général de l’armée que le roi envoie contre l’Angleterre, dans sa générosité il a donné une compagnie à don Alonzo, et celui ci m’a donné à moi l’étendard, de sorte que me voilà enseigne. Vous savez maintenant, Manuel, tout ce qui me regarde. À votre tour, parlez, parlez, vive Dieu ! Jusqu’à ce que je vous aie entendu, mon âme ne tient qu’à un fil.
Au moment où vous veniez de vous précipiter dans le fleuve, la justice arriva ; et désespérant de se venger, elle revint honteuse à Salvatierra. Moi, j’allai dans votre maison, et j’y reçus une hospitalité que ma reconnaissance n’oubliera jamais. — Maintenant, j’hésite à vous raconter ce qu’il faut cependant que vous sachiez… Je ne sais comment vous le dire, et je ne puis vous le taire. Bref, rappelez-vous, mon cher Louis, qu’en vous séparant de moi, vous me priâtes avec de tristes exclamations de veiller à votre honneur, puisque j’allais demeurer dans votre maison. Eh bien, un mot vous dira tout : j’ai été obligé de fuir et de venir ici parce que j’ai veillé à votre honneur.
Manuel, je vous en supplie, expliquez-vous. Chacune de vos paroles est comme un serpent qui me déchire le cœur. Vous ne vous figurez pas ce que je souffre. Parlez, de grâce.
Jean-Baptiste, un riche cultivateur, épris de votre charmante sœur, lui rendait publiquement des soins. Son audace arriva au point qu’une nuit il escalada votre maison.
Ô ciel !
Moi qui veillais sans cesse avec la plus grande attention, je sortis de mon appartement et pénétrai jusque dans une chambre où je le trouvai enveloppé de son manteau jusqu’aux yeux. Aussitôt : « Cavalier, lui dis-je résolument, cette maison appartient à un brave gentilhomme qui m’a confié son honneur, et dès lors je dois châtier tant d’audace. » Et disant cela, je le poussai avec vigueur ; mais le traître sauta par la fenêtre. M’étant élancé après lui, je trouvai dans le chemin deux hommes qui faisaient pour lui le guet. Décidé à le tuer, je les attaquai tous trois. Je tuai l’un, blessai l’autre ; Jean-Baptiste s’échappa. Je vous laisse à juger ma situation. J’étais étranger, inconnu dans le pays, j’avais avec moi une femme ; que pouvais-je faire, sinon fuir devant tant de peines accumulées ? Si j’ai eu tort, du moins mon intention a été irréprochable. Je me suis demandé ce que vous-même eussiez fait en pareille occurrence, et, j’en atteste le ciel, j’ai cru agir comme vous auriez agi à ma place.
Vous dites vrai : car, certes, si j’avais trouvé dans ma maison un tel homme, j’aurais cherché à le tuer, j’aurais cherché à tuer tous ceux qui auraient pu lui prêter secours : vous avez donc fait ce que j’aurais fait moi-même. Il avait raison celui qui a dit que le cœur d’un ami était un miroir : je me vois en vous. Mais, comme vous le savez, quand on se regarde dans un miroir, on voit dans sa main droite ce que l’on tient dans sa main gauche ; et c’est ainsi que je vois l’événement qui fait notre malheur à tous deux : je trouve à la fois en vous mon honneur et mon offense ; car l’honneur vu en sens contraire ne peut être que l’outrage. Maintenant, adieu mes projets de guerre ! j’y renonce, et je retourne à Salvatierra. Ce serait perdre mon honneur que de le laisser ainsi exposé.
Que faites-vous donc là, Louis Perez ?
Si vous avez trouvé en moi quelque chose qui ait mérité votre bienveillance, je vous supplie de la reporter en mon absence sur mon ami Manuel. Disposez de mon grade en sa faveur. Pour moi, un événement fâcheux me force à retourner à Salvatierra.
Songez donc…
J’ai pris la résolution que devait prendre un homme offensé.
Mon amitié voulait vous dissuader de cette démarche ; mais vous vous dites offensé, je me tais. Au contraire, maintenant, c’est moi qui vous presserai de retourner à Salvatierra pour venger votre outrage. Mais, Louis Perez, c’est à une condition.
Laquelle ?
C’est que vous ne partirez pas sans moi ; je veux et dois être à vos côtés. Il ne serait pas juste que je vous laissasse dans le péril, vous qui m’avez sauvé la vie.
Une fois que Louis Perez est résolu à retourner chez lui, il ne partira pas seul, car il faut que je l’y accompagne. Je suis son ami, et ne le fussé-je pas, comme c’est moi qui lui ai porté la nouvelle, je me reprocherais de demeurer ici tranquille après l’avoir mis dans la peine.
Celui qui a mis Louis Perez dans la peine, c’est moi ; car c’est moi qui, épuisé de fatigue, implorai son secours alors qu’il était tranquille en sa maison. Donc, puisque c’est moi qui suis la cause première de ses ennuis, c’est à moi qu’il appartient de l’accompagner. Car enfin, ne serait-ce pas une infamie aux yeux du monde entier de faire sortir un homme de sa maison et de l’y laisser rentrer seul ?
Que vous l’accompagniez ou non, j’irai avec lui ; car si vous vous conduisez noblement, ce n’est pas une raison pour que je me comporte en lâche.
Voila une querelle généreuse ; mais, pour Dieu ! qu’aucun des deux ne vienne avec moi. Tous deux vous êtes venus ici poursuivis par un destin contraire, tous deux vous avez les plus graves motifs pour vous tenir sur vos gardes : serais-je un ami loyal, si, au moindre prétexte, je vous mettais dans l’embarras ? D’ailleurs ne serait-ce pas m’ôter une ressource pour l’avenir ?
Soit ; mais alors, que l’un de nous aujourd’hui vous accompagne, et demain, si besoin est, vous retrouverez l’autre.
S’il n’y en a qu’un qui le suive, ce sera moi.
Non, ce sera celui que choisira Louis Perez.
Volontiers. — Choisis donc entre deux amis fidèles.
Je me rends ; et forcé par vous à désobliger l’un des deux, voici ce que je décide : don Alonzo ayant beaucoup à perdre, je choisis Manuel pour m’accompagner.
Quoi ! c’est vous qui parlez ainsi ! c’est vous qui préférez à la vie je ne sais quels misérables intérêts !… Ah ! je n’aurais pas attendu cela de vous !… Eh bien ! puisque vous me faites un tel outrage, je me vengerai, et voici comment. Tenez, voici des bijoux, prenez-les pour votre voyage. Vous ne refuserez pas au moins ce léger service, en attendant que j’aille tous deux vous rejoindre, et que je puisse à mon tour vous sauver de quelque imminent péril.
Embrassez-moi, et adieu. Il faut que j’aille châtier une sœur et un traître ; il faut que j’aille reprendre mon honneur qu’un lâche m’a dérobé en mon absence. J’accepte vos bijoux comme l’offre d’un ami ; je vous les rendrai quelque jour.
Vous m’offensez.
Ce ne sera que l’accomplissement d’un devoir.
Scène II
Si vous voulez savoir ce qui se passe, je vous l’apprendrai. Doña Léonor d’Alvarade est venue à Salvatierra.
Dans quel but ?
Le désir de venger la mort de son frère l’aura, j’imagine, attirée ici. J’ai vu ce matin Jean-Baptiste qui causait avec elle.
Et qu’est-ce que tu en conclus ?
Laissez-moi achever. — Étonnée de le voir parler à elle, j’ai interrogé un domestique de doña Léonor que je connais un peu, lui demandant d’où venait cette intimité ; à quoi il a répondu que dans l’information faite par le juge[10] envoyé de Madrid pour vérifier les délits que l’on impute à don Alonzo et à votre frère, il n’y avait que le témoignage de Jean-Baptiste qui leur fût contraire, et elle, par reconnaissance, elle lui a fait cet accueil. Car aujourd’hui, en vérité, on n’aime dans le monde que les témoins qui déposent au gré des parties.
Tais-toi, Casilda ; tes paroles sont pour moi un supplice. On ne devrait jamais raconter, on ne devrait jamais entendre de pareilles choses… Ô ciel ! c’est par des calomnies que Jean-Baptiste se venge ! il se venge d’une injure dont lui-même est coupable, en recourant aux autres ! N’est-il pas étrange et bien triste de voir l’offenseur triomphant s’acharner ainsi sur l’offensé qui est forcé de s’enfuir ?
J’ai appris bien autre chose.
Et quoi donc ?
Jean-Baptiste a porté plainte contre cet ami de notre maître qui a tué ici un de ses valets, et il a voulu que le juge en connût.
Ainsi le lâche se joue de ma réputation, et pour inculper don Manuel, il me déshonore !
Que la route m’a paru longue !… et cela n’est pas étonnant… quand on fuit, il semble que la peur vous attache un poids de cent livres à chaque pied. — A-t-on jamais vu un coupable prendre pour asile la maison même où il a commis le délit ? Mais voila ma maitresse. (À Isabelle.) Puisque j’ai été assez heureux pour arriver jusqu’à vous, permettez-moi, madame, de baiser le pied nain par excellence, ou, pour mieux dire, le moule fortuné qui renferme ce nain charmant, et veuillez me dire, par ma vie, si mon maître est de retour dans ces parages.
Sois le bienvenu, Pedro. Tu n’as rien à craindre de lui à présent ; car des événements survenus depuis ton départ l’ont obligé à s’absenter.
Je sais tout cela, mais je ne m’y fie guère. S’il n’est pas encore ici, je garantis qu’il ne tardera pas à paraître.
Comment cela ?
Puisque je suis ici, il ne peut pas manquer de m’y suivre ; car il semble vraiment s’être donné pour charge de me suivre partout, d’être pour moi une espèce de fantôme, une vision de cape et d’épée, enfin un épouvantail que j’ai sans cesse sur mon dos.
Si on le condamne à mort, comme il l’a mérité, je suis bien sûr alors qu’il ne reviendra pas à Salvatierra… et mon témoignage est parfaitement combiné pour le faire déclarer coupable. Mais j’aperçois Isabelle. (Haut.) Heureux celui qui obtient le bonheur d’approcher cette sphère brillante qu’illumine de ses clartés ce soleil de la terre dont le soleil du ciel est jaloux !
Assez, Jean-Baptiste, assez. Si jusqu’à présent j’ai pu être pour toi un soleil, je ne dois plus te paraître désormais une planète resplendissante, et si je brille encore à tes yeux, ce ne sera plus que comme la foudre. Vainement, perfide que tu es, vainement, dans la folie et ton orgueil, tu prétends être arrivé au soleil ; tu n’as pu soutenir ton vol audacieux ; tu es tombé d’une façon ridicule, et tu ne te relèveras plus de ta chute. Qui jamais s’est vanté du mal qu’il faisait ? Crois-tu donc que d’odieuses dénonciations, que d’infâmes vengeances te serviront de titres à mon amour ? Si tu te regardais comme offensé par mon frère, tu devais le défier à l’épée, corps à corps ; tu aurais lavé ton injure, tu aurais mérité mon estime. Mais cette estime, tu ne l’obtiendras pas par d’abominables calomnies… Après tout, pourquoi m’étonné-je ? il est naturel qu’ils se vengent en traîtres, les lâches qui n’ont pas osé se venger noblement en se mettant en face de leur adversaire. Tu le comprends, c’est ta déposition qui a amené ce changement dans mon cœur ; et quelle affection ne serait pas à jamais abolie par une conduite aussi infâme ?
Écoutez, Isabelle.
Elle a cent fois raison.
Je joue de malheur. Je croyais par là l’obtenir, et je la perds ! Ah ! ciel injuste, toutes les peines que j’ai prises devaient-elles tourner à ma confusion ?
Si vos chagrins vous ont laissé un peu de mémoire et de jugement, vous ne refuserez pas, j’espère, d’embrasser un homme qui a souffert pour vous et l’exil et mille maux.
C’est toi, Pedro ? Sois le bienvenu.
À votre service.
Si tu te mettais réellement à mon service, je serais trop heureux.
Parlez, commandez, et vous verrez.
Ne viens-tu pas demeurer chez Isabelle ?
J’arrive à l’instant, et je me flatte que je vais rentrer chez elle, car enfin cette maison a été jadis mon centre.
Je voudrais m’expliquer, me justifier auprès d’elle. Si tu m’ouvres sa porte cette nuit, je m’engage à te faire cadeau d’un bel habit.
Ma foi ! je ne risque rien, et je veux bien ; mais à une condition : c’est que vous frapperez légèrement. Moi, à ce signal, j’ouvrirai sans demander qui c’est ; vous, vous entrerez aussitôt, et comme cela, on ne pourra pas me soupçonner.
À merveille ! et comme le soleil est sur la fin de sa course, je me retire. N’oublie pas ; à bientôt !
Nous autres alcahuetes[11], nous ressemblons aux brelandiers. — Puisque nous y sommes, parlons un peu breland. — Alcahuetes et brelandiers exercent les uns et les autres la plus honorable profession. Les galants sont les joueurs, et l’on en voit à foison. Le joueur qui frappe des mains et des pieds, qui crie, qui fait tapage, c’est le galant jaloux, car la jalousie est toujours bruyante ; le galant qui se laisse tromper sans mot dire, c’est le joueur à contenance de ministre, qui entre, perd et paye sans témoigner de regrets, quoiqu’il n’en éprouve pas moins ; le joueur qui joue sur gages, c’est le galant novice, qui s’endette chez le marchand pour donner à sa maîtresse de belles robes et des bijoux ; le joueur qui fausse compagnie, c’est le galant habile qui, une fois trompé, se retire en disant : Bien sot est celui qui s’obstine à perdre ! le joueur qui joue sur parole, c’est le galant expérimenté qui promet, et qui ne paye que quand il tient ; le galant qui fait sa cour avec de l’éloquence et des vers, c’est le joueur fripon qui triche en jouant avec des cartes arrangées ; la galerie qui obsède les joueurs sans leur être d’aucun profit, c’est les voisins des galants, qui sans cesse les épient et les ennuient ; les cartes du jeu d’amour, ce sont les dames, et chacun sait avec quelle facilité elles se brouillent, et chacun sait de même que pour des cartes neuves on met volontiers sous le chandelier. Enfin, pour compléter la comparaison, jamais joueurs ni galants ne profitent de leur expérience ; ni les pertes, ni les menaces, ni même l’intervention de la justice n’y peuvent rien. C’est pourquoi je reviens bravement à mon ancien métier, et je vais, par mon industrie, tâcher de regagner ce que mon industrie m’a fait perdre. — Mais je vois revenir Isabelle.
Casilda, puisque le soleil s’est déjà caché dans le sein de l’océan espagnol, ferme la porte. Ensuite tu chanteras avec Inès, et cela me distraira de mes peines. Je voudrais quelque chose d’un peu mélancolique. (On frappe.) Dis-moi, Casilda, n’as-tu pas entendu frapper ? Qui donc peut venir à cette heure ?
Je parie que c’est notre galant qui m’appelle. (Haut.) Je vais répondre.
Va ; mais n’ouvre pas sans savoir qui c’est.
Je m’en garderais bien ! (À part.) D’autant mieux que je le sais déjà.
Je suis toute émue. Quelle est la peine secrète qui me tourmente ainsi ? Quelle est cette illusion menaçante qui vient changer nos chagrins en terreur ?
Madame !
Qu’est-ce donc ?
J’ai entr’ouvert la porte, et aussitôt un homme est entré enveloppé de son manteau jusqu’aux yeux. (À part.) Maintenant me voilà justifié !
Qui donc ose entrer ainsi dans cette maison ?
Moi.
Que vois-je ?
C’est moi qui viens savoir de vos nouvelles.
Dieu me soit en aide !
Et de quoi donc êtes-vous tous surpris ?
Je n’en puis plus de peur. Cachons-nous dans un coin.
Comment donc, mon frère, t’es-tu hasardé à venir ici ? Ne crains-tu pas la sévérité de ce juge qu’on a envoyé de la capitale pour procéder contre toi, et qui déjà, pour ta résistance à la justice…
Achève donc.
…T’a condamné à mort.
C’est le moindre de mes soucis ! Déjà profondément blessé, ea cœur déchiré des outrages que tu m’as faits, je ne crains pas de mourir.
Je ne te comprends pas.
Il est inutile d’en parler, il suffit que j’y porte remède ; et puisque c’est le dessein qui m’amène, sois tranquille, j’en viendrai à bout. Cependant il faut que je sache d’abord où en est ce juge. Que s’est-il passé ? Quelles charges y a-t-il contre moi ?
Je ne sais que peu de chose, c’est que tu as été sommé de comparaître à cri public, que tous tes biens ont été mis sous séquestre, et qu’on me laisse à moi une faible somme à titre d’aliments. Mais du procès même je ne sais rien.
Ne te trouble pas ainsi, ma sœur. Je suis venu te chercher. Pauvre et sans protection, tu ne peux rester ici.
Tu as raison ; je ne veux pas être exposée aux insultes de quelque insolent à qui son audace ou son argent pourrait faire ouvrir ma porte.
Ton langage me rassure sur ce point. Mais un autre souci me préoccupe encore.
Et lequel ?
C’est de ne pas savoir ce que le juge a écrit contre moi, et je ne puis pas partir sans cela.
Comment le sauras-tu ?
Le moyen le plus simple, c’est de consulter l’original ; et puisque aussi bien je dois être banni, vive le ciel ! il faut au moins que ce soit pour quelque chose. (À Pedro.) Ainsi, traître, pour commencer, à nous deux !
Vous feriez mieux de commencer par un autre. Vous finirez par moi.
Comment te trouvé-je ici ?
Écoutez-moi, je vous dirai la vérité. — Voyant qu’il était nécessaire, indispensable…
Eh bien ! achève.
Que vous vinssiez en ce lieu. — je me suis mis en route tout de suite pour m’y rendre, me conformant ainsi à l’ordre que vous m’aviez donné de ne pas vous montrer ma figure.
Et tu crois de la sorte…
Sans doute, puisque vous me suiviez par derrière.
Meurs, infâme !
Je suis mort !… Aye ! aye !
Maintenant, viens, suis-moi. Je m’engage à te tirer de tous ces dangers. (À part.) Mettons-la d’abord en lieu sûr, enlevons la par avance à l’incendie de cette Troie qui sera bientôt en flammes, et ensuite, vive Dieu ! l’on se souviendra de Louis Perez de Galice.
Ah ! bienheureuse mort ! c’est toi qui m’as sauvé, et tu as été vraiment pour moi une invention sainte et divine. Oh ! qu’il a raison celui qui se recommande à toi !… Et puisqu’ils sont tous deux partis, moi à mon tour je vais filer, filer comme une étoile, en bénissant trois fois le miracle qui a détourné de mon sein l’épée de ce démon !
Scène III.
Portez dans cette salle, où il fait plus frais, une table, une écritoire et tous ces papiers. (À part.) Il faut que je les examine avec soin, que je pèse les dépositions, que je voie enfin ce qui me reste à faire.
Voici, seigneur, tout ce que vous avez demandé.
Seigneur, voilà un étranger qui veut vous parler. Il prétend qu’il faut que vous l’entendiez dans l’intérêt de l’affaire pour laquelle vous êtes venu ici.
Ce sera sans doute quelque nouveau renseignement. Fais entrer.
Reste à cette porte, Manuel ; et pendant que je parlerai au juge ne laisse approcher personne, soit pour voir, soit pour écouter.
Sois tranquille. Je te réponds qu’il n’entrera que moi.
Je baise les mains au seigneur juge, en le suppliant de s’asseoir et de m’accorder audience, j’ai à lui parler de choses relatives à la commission dont il est chargé.
Laissez-nous.
Comme ce que j’ai à vous dire pourra être long, vous me permettrez de prendre un tabouret.
Asseyez-vous. (À part.) Il s’agit probablement de quelque révélation d’une haute importance.
Comment votre seigneurie se trouve-t-elle de l’air de la Galice ?
Fort bien, je vous remercie. (À part.) Ce sera une bonne journée !
Pour venir au fait, j’ai ouï dire que votre seigneurie s’était transportée dans ce pays pour procéder contre certains coupables.
Oui, seigneur, contre un certain don Alonzo de Tordoya et un nommé Louis Perez. Don Alonzo est accusé d’avoir tué en duel don Diègue d’Alvarade.
Voyons ; était-ce donc là un délit si extraordinaire qu’il dût faire venir de la capitale un homme justement renommé pour sa science et sa sagesse ? Fallait-il pour cela abandonner les aises et le repos gui conviennent à votre âge ? N’est-ce pas une chose qui se voit tous les jours ?
Aussi n’est-ce pas là l’essentiel. Ce qu’il y a de plus important, c’est la rébellion à la justice, c’est la blessure faite à un corrégidor par un malheureux, un insolent, nommé Louis Perez, un misérable, un scélérat, qui ne vit ici que de meurtres et de crimes. Mais qu’ai-je dit ? Il est imprudent à moi de parler ainsi et de montrer ma pensée sans savoir qui vous êtes. Veuillez, je vous prie, me dire votre nom et ce que vous voulez ; car, avant tout, il faut savoir avec qui l’on couse.
Volontiers, je n’ai rien à cacher.
Dites-le donc.
Louis Perez.
Holà ! quelqu’un !
Me voici, seigneur ; que voulez-vous ?
Qui êtes-vous ?
Un ami à moi.
Et tellement votre serviteur, que tant que je serai ici, nul autre ne vous servira que moi.
Que votre seigneurie ne se trouble pas, et, je vous en prie de nouveau, asseyez-vous. Nous avons beaucoup à causer.
Il est de la prudence de ne pas aventurer ma vie avec ces enragés, qui, en outre, ont probablement du monde avec eux. (Il s’assied. Haut.) Eh bien ! Louis Perez, que voulez-vous ?
Seigneur, après avoir été quelques jours absent de ce pays, j’y suis revenu aujourd’hui ; plusieurs personnes avec qui j’ai causé m’ont assuré que vous aviez commencé une instruction contre moi ; mais malheureusement lorsque j’ai demandé ce que contenait cette instruction, les unes m’ont dit une chose, les autres une autre. Alors sans mon impatience de savoir au juste ce qui en est, je n’ai rien trouvé de mieux que de venir le demander à celui qui est le mieux instruit de tout. C’est pourquoi, seigneur, je vous supplie de la manière la plus instante de vouloir bien me dire ce qu’il y a contre moi, afin que je ne fasse pas quelque imprudence, dans le doute où je serais de ce qui me condamne ou me justifie.
La curiosité n’est pas mauvaise !
Oui, je suis on ne peut plus curieux de savoir cela. — Mais si votre seigneurie ne veut pas me le dire, — écoutez. — (Il prend le dossier sur la table.) Ceci me paraît être la procédure, c’est elle qui me dira tout, et je ne vous en aurai point l’obligation.
Que faites-vous ?
J’examine le dossier.
Mais songez…
Asseyez-vous, seigneur juge, je vous le répète, et ne me forcez pas à vous le dire si souvent. Voici le préambule, les procès-verbaux, selon l’usage. Je n’ai pas besoin de lire ça ; je sais à peu près ce que ça dit. Venons à l’information. Voici le premier témoin. (Il lit.) « Et ayant reçu en la forme prescrite le serment d’André Ximenès, il a déclaré qu’au moment où parurent les deux cavaliers, il était à couper du bois ; qu’ils se battirent seuls, et qu’un instant après il vit tomber don Diègue ; que la justice étant survenue, don Alonzo voulut s’échapper, mais que son cheval ayant été tué d’un coup d’arquebuse, il s’enfuit à pied en courant, et arriva ainsi à l’habitation de Louis Perez… » (Parlant.) Bon ! voici que j’entre en scène ! (Il lit.) « Que celui-ci pria poliment le corrégidor de ne pas poursuivre avec tant de rigueur ce cavalier ; que le corrégidor s’y étant refusé, alors Louis Perez se mit au milieu du chemin pour en défendre le passage et résister à la justice ; qu’il ne sait pas et ne peut pas dire comment le corrégidor fut blessé. Telle est sa déclaration, qu’il affirme être vraie et sincère, sous le serment qu’il a fait. » (Parlant.) Et il affirme la vérité. André Ximenez est un homme de bien. Passons au second témoin. (Il lit.) « Gil Parrado déclare qu’ayant entendu du bruit, il sortit de Salvatierra, et arriva au moment où Louis Perez se battait contre tous ; qu’il le vit ensuite se jeter dans le fleuve ; et qu’il n’en sait pas davantage. » (Parlant.) Voilà qui est bref ! — Troisième témoin, Jean-Baptiste. — Voyons un peu ce que dira ce vieux chrétien. (Il lit.) « Il déclare qu’il était caché derrière des arbres lorsque les deux cavaliers vinrent se battre ; et qu’ils combattaient avec égalité, lorsque Louis Perez sortit d’une embuscade, et s’étant placé à côté de don Alonzo, tous deux donnèrent la mort à don Diègue, lâchement et traitreusement. » (Parlant.) Vous en faut-il davantage, seigneur juge pour apprécier cet homme et son témoignage ? Il est si infâme qu’il avoue froidement être demeuré tranquille en voyant consommer un assassinat ! Vive Dieu ! il en a menti ! — Continuons. (Lisant.) « Que don Alonzo monta à cheval et s’enfuit ; que Louis Perez, ne pouvant en faire autant, se battit contre la justice, tua et blessa plusieurs personnes. » — (Parlant.) C’est un juif ! — Permettez, seigneur, que j’emporte cette feuille ; je m’engage à la rapporter en temps utile. (L’arrachant.) Je veux faire confesser la vérité à ce chien maudit… quoique, à vrai dire, il n’y eût rien d’étonnant à ce qu’il ne sût pas faire une confession, car il n’y a pas longtemps qu’il l’apprend. — Si les juges doivent prononcer sur les dépositions, ce ne doit pas être du moins sur de faux témoignages ; et ils doivent, en outre, entendre ce que l’accusé peut dire à sa décharge. Que votre seigneurie considère que je n’ai pu commettre de délit alors que j’étais tranquillement devant la porte de ma maison. Le malheur est venu m’y chercher, il n’a pas dépendu de moi de le fuir ; et l’homme juste, vous le savez, comprend et excuse un malheur amené par les circonstances.
L’homme qui est là dedans est Louis Perez, maintenant que nous sommes en force, entrez, et prenez-le.
Je suis ici pour le défendre.
Laissez-les entrer, Manuel. Peu m’importe à présent, car je sais ce que je voulais savoir ; et vous verrez que, parfois, ceux qui entrent par la porte, peuvent bien sortir par la fenêtre.
Arrêtez-le !
Rendez-vous, Louis Perez, — et je vous promets, foi d’homme de bien, que vous aurez toujours en moi un ami.
Je ne cherche pas mes amis parmi les gens de robe. Ils ne se croient pas obligés par leur parole, et ils font les lois en conséquence.
Songez-y bien ; si vous ne vous rendez, vous êtes mort.
Tuez-moi donc, si vous pouvez.
Croyez-vous donc que cela me soit difficile ?
Oui ; car j’ai mon bras pour me défendre.
Entrez donc, et s’ils se défendent, tuez-les !
À eux, Louis Perez !
À eux, brave Manuel Mendez ! Je vais éteindre les lumières, et nous verrons briller leur courage dans l’obscurité.
Quelle confusion !
Quelle horreur !
Place, canaille !… place, traîtres et lâches !… Celui à qui doit rester l’honneur de la journée, c’est Louis Perez de Galice !
JOURNÉE TROISIÈME.
Scène I.
Cette haute montagne, dont le front sourcilleux semble toucher le ciel, doit être notre défense et notre rempart ; et puisque les lâches qui en si grand nombre attaquèrent deux hommes seuls dans une occasion si favorable n’ont pu nous arrêter dans la maison du juge, qu’ils perdent l’espérance de se venger de moi. On ne sait pas où je suis retiré et l’on me cherchera ailleurs ; car personne n’ira croire que j’ai demandé un asile à un bois fermé et sans issue. — De ce côté est la ville ; de l’autre, la nature intelligente a placé comme un rempart de rochers au bas duquel le Miño, en guise de fossé, roule ses ondes argentines. C’est ici qu’il faut nous établir. Les fourrés de ce bois seront une sûre retraite pour ta femme et ma sœur, qui, de leur présence, vont embellir ces lieux sauvages. Quant à nous, la nuit nous pourrons nous retirer dans ce hameau qui s’élève là-bas sur ce rocher, bien assurés que ce n’est pas là qu’on nous supposera ; et le jour nous descendrons ensemble, et nous irons sur le chemin demander notre subsistance aux laboureurs de ces contrées. Il va sans dire que nous n’userons pas de violence à leur égard, et que nous nous contenterons de prendre ce qu’ils nous donneront. C’est ainsi que nous devons vivre jusqu’à ce que la première ardeur de ces recherches étant affaiblie, nous puissions sans péril sortir d’ici et passer dans une autre province, où nous serons ignorés et à l’abri de nouvelles disgrâces, si toutefois il est sur la terre quelque endroit écarté où l’on puisse ne pas redouter les atteintes de la fortune ennemie.
Ce n’est pas la première fois, mon vaillant Louis Perez, qu’un homme de courage a trouvé asile dans la maison de celui même qu’il avait tué ; et comme la justice ne l’y cherche pas, parce qu’elle ne présume pas qu’il ait pu s’y retirer, il reçoit la vie de celui à qui il a donné le trépas. Ainsi nous, dans cette montagne qui appartient en quelque sorte à nos ennemis, nous sommes en sûreté parce qu’ils ne viendront pas nous y chercher. Alors même qu’ils viendraient, nous pourrions leur résister ; nous ne craignons point d’y être enveloppés. De tous côtés nous sommes protégés par ces rochers énormes, par ces ondes pures, qui paraissent rivaliser ensemble lorsque le roc brille au soleil comme une onde étincelante, et que le fleuve, à son tour, réfléchit dans ses ondes les rochers, la verdure et les fleurs.
Je vous ai entendus, et, vive Dieu, je suis outrée de la manière méprisante avec laquelle vous avez parlé de nous, comme si vous n’étiez que deux pour combattre ! Non, mon frère, je suis à tes côtés, je te suivrai partout, et tu verras si mon bras ne produit pas comme le tien l’épouvante et la mort.
Et moi aussi, je ferai comme elle. J’ai parlé la dernière, mais je n’ai pas moins de courage, et je saurai braver tout aussi bien les périls et la mort.
Je vous remercie de vos offres généreuses, mais elles sont inutiles. Les femmes doivent toujours rester femmes, et nous suffisons à vous protéger. — Là-dessus, Manuel, allons ensemble jusqu’au chemin, où j’entends que nous nous procurions de quoi vivre. Vous deux, attendez-nous ici.
Fasse le ciel que vous reveniez si promptement, que la pensée elle-même ne puisse pas calculer la durée de votre absence !
Scène II.
Après avoir mis en sûreté votre femme et ma sœur, mon premier soin, Manuel, a été de vous amener à l’écart. Ce n’est pas sans motif que j’ai voulu être seul avec vous. J’ai une affaire d’importance sur laquelle je désire prendre votre avis. Hier au soir, en lisant chez le juge la procédure faite contre moi, j’y ai trouvé la déclaration d’un faux témoin, d’un homme si infâme, qu’il prétend que j’accompagnai don Alonzo lorsqu’il alla se battre, et que nous avons traîtreusement donné la mort à don Diègue. Voyez, mon cher ; je vous laisse à juger s’il me faut souffrir l’insolence d’un misérable qui a voulu, par ses calomnies, souiller la conduite d’un malheureux auquel on ne saurait reprocher d’autre faute que de s’être comporté en homme d’honneur.
Et quel est ce témoin ?
Quand vous saurez son nom, vous verrez si cela ne doit pas ajouter à ma colère. C’est Jean-Baptiste.
Ne vous en étonnez pas, Louis Perez ; c’est un lâche, et toujours les lâches, n’osant pas se servir de l’épée, ont recours à la calomnie ou à la fuite. Allons, marchons, et nous moquant de tout, arrachons-le de sa maison, fût-ce en présence du juge lui-même ; menons-le de force sur la place publique, et, là, faisons-lui avouer qu’il est un infâme et un faux témoin. Moi aussi, j’enrage de penser que je l’ai épargné dans la nuit de l’escalade.
Oui, mon ami, châtions l’infâme. Je vous sais gré d’entrer ainsi dans mon ressentiment ; mais il faut dans l’exécution plus de prudence. Il y a, vous le savez, deux sortes d’affaires d’honneur. Celle qui me cherche ; qui vient au-devant de moi, doit, dans toutes les situations, me trouver toujours prêt, quel qu’en puisse être le résultat. Mais dans celle que je cherche, moi, je dois au contraire prendre mes précautions ; car, pour se battre comme pour nager, le plus habile est toujours celui qui sait conserver son manteau. — J’entends du monde. Suivez-moi ; vous verrez comment je veux vivre en prenant ce qu’on me donnera sans faire de mal à personne, car je suis un voleur plein d’honneur.
Mendo, mène mon cheval en main jusqu’au sortir de la forêt. Le chemin est on ne peut plus agréable, et je veux aller à pied quelques instants.
Seigneur, je vous baise les mains.
Soyez le bienvenu, cavalier.
Où donc va votre grâce, par un soleil si chaud ?
À Lisbonne.
Et d’où venez-vous ?
Ce matin, au point du jour, je suis parti de Salvatierra.
Je suis heureux de la rencontre, car je désire savoir des nouvelles de ce pays, et je vous serai très-reconnaissant de vouloir bien m’en donner.
Mon Dieu ! rien qui ait la moindre importance, si ce n’est les gentillesses d’un homme dont toutes les actions seraient, dit-on, le scandale de la contrée. Après avoir un jour blessé le corrégidor, je ne sais plus pourquoi, il est entré hier au soir, à ce que l’on raconte, chez le juge d’information, pour lire le procès fait contre lui.
C’est être bien curieux !
Et comme on voulait le prendre, il s’échappa des mains des alguazils avec un autre homme qui est, dit-on, un bandit et un meurtrier comme lui. Mais toute la justice s’est mise en campagne pour les prendre, et, selon les apparences, ils ne pourront échapper. — Voilà les nouvelles.
Maintenant, seigneur, — comme dans tout ce que vous avez dit vous me paraissez un galant homme, — je voudrais savoir ce que vous feriez si vous aviez un de vos amis dans une situation difficile et qu’il vous suppliât de le sauver ?
Je me mettrais à son côté, bien résolu à vaincre ou à mourir avec lui.
Seriez-vous pour cela un bandit ?
Non, certes.
Et si ensuite il vous revenait que, dans la procédure faite par le juge, on vous imputât de lâches assassinats, ne feriez-vous pas en sorte de connaître les dépositions pour savoir quel est le faux témoin ?
Sans doute.
Enfin, encore un mot. Si cet homme était poursuivi dans sa personne, si ses biens étaient saisis et qu’il n’eût pas de quoi vivre, ne ferait-il pas bien de le demander ?
J’en conviens.
Et si la personne à qui cet homme demanderait ne lui donnait rien, ne ferait-il pas bien de prendre ?
Cela est évident.
Eh bien ! si cela est évident, apprenez que je suis Louis Perez, que je vis comme vous voyez, et que je vous prie de me secourir. Maintenant considérez, seigneur, à quelle extrémité je suis réduit, si vous me refusez.
Vous n’aviez pas besoin de ces raisonnements, Louis Perez, pour obtenir que je vous vinsse en aide ; car je sais ce que c’est que la nécessité. Acceptez donc cette chaîne d’or, et si cela ne suffit pas à vos besoins, je vous donne ma parole de revenir et de vous assister plus largement.
Vous me paraissez un digne gentilhomme. Mais, seigneur, avant de prendre cette chaîne, je voudrais savoir si c’est par crainte que vous me la donnez, à cause que vous vous trouvez seul avec moi dans cette forêt ?
Non pas, Louis Perez ; je vous la donne seulement en considération de votre position malheureuse, et j’aurais un escadron derrière moi, que je vous la donnerais de même.
Sur cette assurance, je la prends ; car je ne veux pas que l’on dise de moi que j’ai rien fait de mal. Dussé-je périr par la rigueur de ma mauvaise étoile et d’un destin ennemi, je mourrai content si la renommée peut dire. C’est ainsi que la fortune a récompensé la vertu de Louis Perez.
Avez-vous autre chose à m’ordonner ?
Nullement.
Louis Perez, le ciel vous donne la liberté comme je le désire !
Je vous accompagnerai jusqu’à la sortie de la forêt.
Ne vous dérangez pas, mon ami.
Voilà qui est parfait ! J’aime à voir voler avec cette courtoisie et cette politesse.
Cela n’est point voler, c’est demander.
Lorsqu’on voit deux hommes demander l’aumône de cette façon, qui oserait les refuser ?
J’ai acheté, comme je vous l’ai dit, toute la jeune vigne qui est sur le haut de la colline.
Celle qui était à Louis Perez ?
Oui, la justice vend tout son bien pour payer les frais, et je porte l’argent au juge.
Celui-ci est de mes connaissances ; mais je ne risque rien de lui parler, c’est un brave homme. — (Au Paysan.) Bonjour, Antonio ; quelles nouvelles ?
Quoi ! c’est vous, Louis Perez ? — Comment osez-vous rester ici, lorsque la justice a mis tous ses alguazils à vos trousses ?
C’est à mes risques et périls. Mais il ne s’agit pas de cela ; parlons d’autre chose. Vous êtes mon ami, écoutez. J’ai des besoins, et je ne veux point faire une chose infâme ; vous portez là de l’argent avec lequel vous pouvez m’assister ; je ne veux ni me laisser mourir ni employer la violence avec vous. C’est pourquoi vous pouvez continuer tranquillement votre route. Mais voyez, vous, ce que vous avez à faire, et arrangez cela de manière à ce que nous soyons tous deux contents.
Je ne vois qu’un moyen, c’est de vous le donner. (Il lui donne la bourse. À part.) De cette manière je sauve ma vie ; si je l’avais refusé, il m’aurait tué sûrement.
Je prends cet argent ; mais à une condition, c’est que c’est de bonne volonté que vous me le donnez.
Sans doute, j’ai la meilleure volonté de vous être utile ; mais cet argent ne laissera pas que de me faire faute.
Expliquez-vous. Voulez-vous dire que si vous vous sentiez assez fort pour vous défendre, vous ne le donneriez pas ?
Cela est certain.
Eh bien, reprenez votre argent, et adieu ; il ne sera pas dit que Louis Perez ait volé personne. Que l’on dise de moi que, pressé par la nécessité, j’ai accepté ce qu’on m’a donné, peu m’importe ; mais je ne veux pas qu’on dise que j’ai rien pris par force. Prenez votre argent, vous dis-je, et Dieu vous conduise !
Que dites-vous ?
Ne m’entendez-vous pas ? Dieu vous conduise !
Que le ciel vous délivre de tous vos ennemis ! Ainsi soit-il ! Louis Perez, j’ai encore là six doublons que je porte sans que ma femme en ait connaissance ; ils sont à votre service.
Non pas ! maintenant je ne prendrais pas de vous une obole… Allez, partez ; il est tard, le soleil va se coucher.
Ô divine amitié ! c’est avec raison que l’antiquité t’a élevé des autels ; car tu es la déesse à qui les hommes d’honneur doivent leur adoration et leur foi… Pour remplir les devoirs d’un ami fidèle, je viens chercher en ce lieu l’homme qui m’a sauvé la vie ; car il a pu renoncer à mon secours ; mais je ne dois pas pour cela renoncer à le secourir. Il y a du monde ; je vais me couvrir le visage de mon manteau, afin de n’être pas reconnu.
Cavalier, la fortune force deux hommes d’honneur à demander des secours de cette manière ; car tous deux auraient scrupule à s’y prendre d’une autre façon. Si vous pouvez, sans vous gêner, vous montrer libéral envers nous, nous vous en serons fort reconnaissants ; sans quoi, voici la route, et que Dieu veille sur vous !
Louis Perez, je ne puis vous répondre qu’en vous embrassant, et le cœur désolé. Qu’est ceci ?
Que vois-je ? don Alonzo ?
Embrassez-moi donc ?
Comment ! lorsque je vous croyais sur un vaisseau et voguant sur les mers, je vous trouve à Salvatierra !… Pourquoi donc, seigneur, êtes-vous revenu dans ces contrées ?
Je suis venu vous joindre. La flotte allait mettre à la voile, j’étais au moment d’entrer dans la chaloupe, lorsque le souvenir de tout ce que je vous dois vint se présenter à mon esprit, et je fus si honteux de vous avoir laissé partir seul, que je résolus de venir vous rejoindre, pour ne pas être sans cesse tourmenté des mêmes regrets. Je suis un ami trop dévoué pour me formaliser de votre manque de confiance. Vous m’avez offensé, mais je viens me venger en mettant ma personne à votre disposition. Me voici à vos ordres, mon cher ; que voulez-vous de moi ?
Je vous rends mille et mille grâces.
Voyons, que faites-vous ici ?
Manuel et moi nous vivons dans ces montagnes, en défendant notre existence au prix de celle des autres.
Puisque me voici, Louis Perez, les choses ne se passeront pas ainsi. Ce village, au pied de ces rochers, m’appartient ; j’y entrerai, sous ce costume, chez un de mes vassaux à qui je puis me fier, et nous y demeurerons en sûreté jusqu’à ce que vous soyez fixé sur le parti à prendre. Attendez-moi ici, je cours tout disposer, et je reviens. — Désormais, soit en bien, soit en mal, nous devons courir tous trois la même fortune.
Que regardez vous là, mon ami ?
Je vois du monde venir de ce côté.
Ils sont en nombre. Gagnons au pied, rassurés par l’âpreté du chemin.
Si nous fuyons à travers la forêt, le bruit des feuilles nous trahira. Que faire ?
Demeurons parmi ces rochers ; ils nous cacheront à tous les yeux.
Il n’y a pas à délibérer davantage, et nous n’avons plus le choix. Voici qu’on arrive.
Âpres montagnes, soyez le tombeau d’un vivant ; mais soyez silencieuses et discrètes comme la tombe.
Ici, madame, au milieu de ces fleurs, et protégée par ces dômes de verdure couronnés de lauriers et de myrtes, vous pouvez braver la chaleur du soleil. Il n’osera vous poursuivre jusqu’ici ; car les précipices dont nous sommes entourés lui rappellent la chute de Phaéton.
Quelle que soit la chaleur du jour, je ne puis m’arrêter ; la santé de l’amiral réclame mes soins. Cependant je vais ralentir ma marche un moment, et pendant ce temps-là, j’espère, ce nuage qui s’avance se sera interposé comme un voile épais entre nous et le soleil.
En cherchant ces hommes, que le ciel même semble cacher, — car il m’est impossible de trouver le moindre vestige qui me les indique, — j’ai appris, belle Léonor, vos sujets d’inquiétude et votre départ ; et aucune occupation n’a pu m’empêcher de venir mettre à vos pieds l’assurance de mon dévouement.
Vous entendez, Manuel ?
Parlez plus bas.
Étant résolu à infliger à ce traître un châtiment public, dites-moi, trouverai-je jamais une meilleure occasion, puisque dans celle-ci je rencontre à la fois la vengeance et la gloire en défendant mon honneur et celui de mon ami ? Puis-je espérer de trouver jamais de nouveau réunis le juge, la partie et le faux témoin ? Je me montre.
Prenez garde !
J’y suis déterminé. Au péril de ma vie, je défends mon honneur.
Eh bien ! puisque vous êtes résolu à ce point, je ne vous retiens plus. Mais un moment, voici du monde.
Ah ! malheureux ! j’ai manqué l’occasion !
Voici quelqu’un.
Qu’est-ce donc ?
C’est un prisonnier que nous vous amenons.
Seigneur juge, nous avons trouvé, sur la route de Portugal, ce rustre, qui a été domestique de Louis Perez. Il doit savoir de ses nouvelles ; car il a quitté Salvatierra lorsque son maître s’est enfui pour la première fois ; il est revenu avec lui, et maintenant il fuyait.
Voilà de graves indices.
Oui, monseigneur, on ne peut plus graves ; car en Allemagne ou en Flandre, à la Chine ou au Japon, partout où je serai, il y sera aussi.
Eh bien, alors, où est-il à présent ?
Oh ! soyez tranquille, il ne peut pas tarder à paraître. C’est le maître le plus dévoué qui existe, et une fois qu’il me saura prisonnier, il se laissera prendre pour le seul plaisir d’être avec moi.
Mais enfin, où est-il ?
Je ne le sais pas, mais je jurerais qu’il n’est pas loin d’ici.
D’où te vient cette idée ?
C’est que moi y étant, il ne peut pas manquer d’y être. Il m’aime si tendrement, vous dis-je, qu’il faut toujours qu’il soit près de moi… Mais, à parler sérieusement, si je savais où il est, je vous le dirais à l’instant, afin de me mettre à couvert de sa vengeance ; car ce que je crains le plus au monde, c’est mon ancien maître, Louis Perez. Si j’ai quitté ce pays, ç’a été pour me soustraire à sa fureur. Je me suis réfugié en Portugal, et le même jour j’y ai vu arriver Louis Perez ; je me suis sauvé en Andalousie, et le premier homme que j’y ai rencontré, c’est Louis Perez ; je suis revenu en Galice, et aussitôt Louis Perez y est revenu également, et la nuit dernière il m’a laissé pour mort. Délivré des mains de ce démon, j’ai voulu m’échapper, et ces gens-ci, seigneur juge, m’ont rattrapé au premier village. Ils m’ont arrêté comme son domestique : je ne le suis plus ; je suis à vos pieds, innocent comme l’enfant qui vient de naître. Mais, entre nous, si vous voulez aller à la chasse de Louis Perez, vous n’avez qu’à me placer quelque part comme appeau : et, sur ma tête, je parie que je le fais venir à la réclame et tomber dans vos filets.
Ce ne sont ni tes plaisanteries ni ton air simple qui te tireront de mes mains. Dis-moi sur-le-champ où il est ; sinon, le chevalet te le fera dire.
Non, monseigneur, point de chevalet ni de cheval, je vous prie ; je n’ai jamais été bon écuyer ; et si je connaissais la retraite de Louis Perez, vous sentez bien que pour ne pas faire cette agréable promenade, je m’empresserais de desserrer les dents avant qu’on eût mis le mors a votre monture[12] ; mais je n’en sais rien.
C’est ce que nous verrons. Pour le moment, menez-le à ce village ; qu’on l’y enferme et qu’on l’y garde avec soin jusqu’à ce que je le fasse transférer à Salvatierra. Et veillez bien à ce qu’il ne s’évade pas ; car à son assurance et a sa fermeté, on voit que c’est un homme dangereux, et qui devait être le complice de son maître.
Quoi ! je vous parais si vaillant !… Eh bien ! vive Dieu ! de quatre hommes que vous avez là, il y en a trois de reste. Sur trois, il y en a deux ; sur deux, il y en a un… que dis-je ? la moitié d’un suffit ; il n’en faudrait même que le quart ; enfin, n’y en eût-il pas le quart d’un, ce serait encore de trop.
Voilà qui va bien !
Maintenant que les alguazils sont partis, et que le ciel m’envoie l’occasion tant souhaitée, — car je trouve réunis Léonor, le juge et Jean-Baptiste, sans autre garde que leurs personnes, — hâtons-nous, profitons de la circonstance.
Il n’y a plus à hésiter.
Où peuvent donc être ces gens-là ?
Ici, seigneur, si vous êtes bien aise de le savoir.
Dieu garde les honnêtes gens ! — Enfin, nous voici tous réunis.
Ô ciel ! que vois-je ?
Hélas ! que devenir ?
Que le ciel me soit en aide !
Ne bougez !… Que chacun reste à sa place pendant que je dis quatre mots au seigneur Jean-Baptiste.
Holà !
Ne criez pas si fort, s’il vous plaît.
Il est inutile que vous appeliez, sans quoi vous verriez approcher à l’instant même votre très-humble serviteur de l’autre soir.
Est-ce ainsi que l’on traite un magistrat ? Est-ce ainsi que l’on perd le respect dû à la justice ?
Personne, seigneur, ne la respecte plus que moi. Car, vous le voyez, loin de vous offenser en rien, je me mets à votre disposition ; et je désire tant vous être agréable, que, pour vous épargner la peine de me chercher de côté et d’autre, je viens vous joindre moi-même.
Quoi ! dans votre insolence, vous osez même vous présenter devant cette dame dont votre crime cause le malheur, devant cette dame qui vous poursuit et demande contre vous une vengeance que ces fleurs, teintes du sang de son frère, semblent demander avec elle !
Bien loin d’insulter à cette dame, c’est dans son intérêt que j’agis ; car je lui enlève le prétexte d’un acharnement indigne d’une personne aussi illustre, aussi généreuse ; je dissipe les soupçons injustes que lui a donnés un faux témoin. Vous allez en juger. — Dites-moi, madame, dites-moi, si don Alonzo avait tué votre frère corps à corps, sans trahison, à armes égales, poursuivriez-vous avec tant de rigueur son châtiment et votre vengeance ?
Non, sans doute ; et quoique l’on ne nous instruise pas comme vous, nous autres femmes, des lois de l’honneur, cependant une femme de ma sorte ne peut pas ignorer ce que l’on doit à une noble disgrâce. Si don Alonzo avait tué don Diègue dans un combat égal, il pourrait être, dans ma maison même, à l’abri de ma vengeance. Que dis-je ? moi-même je lui pardonnerais, je le protégerais, s’il n’avait été que malheureux.
Fort bien, madame ; j’accepte cette parole. — Et puisque la loi ordonne que nulle déposition ne soit valable si le témoin n’est confronté, Jean-Baptiste, voici la tienne : je l’ai lue, déclare à présent ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux.
Quelle résolution ! quelle audace !
Premièrement, tu dis que tu étais caché lorsque tu vis les deux gentilshommes se battre : cela est-il vrai ?
Oui, sans doute.
Tu dis ensuite que tu m’as vu sortir de derrière quelques arbres, et me mettre à côté de don Alonzo, l’épée à la main. — As-tu dit la vérité ?
Je l’ai dite.
Ta langue infâme en a menti !
Dieu me soit en aide !
Seigneur juge, ajoutez cela à la procédure, et adieu. — Toi, Manuel, détourne les chevaux de ces messieurs, et partons. Puisqu’ils ont affaire ici, ils n’en auront pas besoin. Salut.
Par la vie du roi ! tant d’audace sera punie, ou moi-même j’y périrai.
Écoutez, madame, écoutez. Je meurs justement. Tout ce que j’ai dit était autant de mensonges que j’inventais pour pouvoir épouser sa sœur. Lorsque don Alonzo a donné la mort à votre frère, ç’a été corps à corps, épée à épée. Telle est la vérité. Je la déclare à haute voix, pour n’avoir pas cette dette à payer après ma mort.
En entendant la détonation, nous sommes revenus aussitôt pour nous mettre à vos ordres.
Venez tous. Louis Perez est dans cette montagne.
Ne vous l’avais-je pas dit, qu’il ne manquerait pas de venir à ma suite ?
Ils mourront aujourd’hui. Que deux hommes restent avec celui-ci, qui est évidemment coupable, et que les autres me suivent.
On me reprochait de ne vouloir pas dire où se cachait Louis Perez : n’ai-je pas dit qu’il viendrait ? et n’est-il pas venu ? De quoi suis-je accusé à présent ?
Que deux hommes sortent avec lui. — Allons, marche, traître, et tais-toi.
Je serais fâchée que l’on parvînt à saisir cet homme. Après avoir vivement désiré sa perte, maintenant que je sais la vérité, la vengeance me semblerait une barbarie, et je veux le sauver, s’il est possible.
Scène III.
Nos chevaux sont épuisés, rendus. — Enfonçons-nous dans la forêt, et là, attendons de pied ferme les alguazils.
Ils sont cachés dans ce fourré. Entourez-les de toutes parts.
Nous sommes perdus. Impossible de nous défendre contre tous ces gens-là, car nous n’avons pas de point d’appui.
Si fait, et le voici. Vous et moi tournons-nous le dos réciproquement. De cette manière, ils trouveront partout un cœur, un bras, une épée. Combattez ceux qui tomberont de votre côté ; gardez ma vie, je garderai la vôtre.
Si tu la gardes, je n’ai rien à craindre, alors même que viendrait le monde entier.
Marchez sur eux.
Avancez, canailles. — Comment va, Manuel ?
Très-bien. Et vous, de votre côté ?
Mon épée s’en donne à cœur joie !
Ce sont des diables que ces hommes !
Puisqu’ils nous abandonnent le poste, courons au sommet
Aux rochers !
Suivez-les, et ne les laissez pas échapper !
Scène IV.
Le coup d’arquebuse que j’ai entendu, ce bruit plein d’épouvante et d’horreur, n’a pas été seulement pour moi comme un éclat de tonnerre, il m’a frappée comme la foudre. — Dieu me soit en aide ! D’où vient que Louis et Manuel tardent ainsi ? Je me sens glacée de crainte. — Chère amie, parlez-moi donc.
Comment voulez-vous que je vous réponde, moi qui partage vos doutes et votre terreur ?
Descendons de la montagne ; mieux vaut encore mourir d’une fois que de mourir lentement dans de semblables angoisses.
Tâchez, Manuel, d’escalader le rocher… et une fois que nous serons tous deux là-haut, vive Dieu ! une armée peut venir, elle ne nous aura pas.
Louis !
Manuel !
Mon bien !
Ma sœur !
Qu’est ceci ?
Le monde entier nous poursuit.
Il n’y a point de puissance humaine pour lutter contre le destin.
Ne craignez pas le monde entier. Vous, vous avez vos épées ; nous, avec nos mains, nous pourrons faire rouler ces rochers.
Escaladez ces rochers. Malgré leur insolente audace, il faut que je pose mon pied sur leurs têtes orgueilleuses. Vive Dieu ! pour les exécuter selon leurs mérites, ce pays servira de place publique, et cette montagne d’échafaud. À celui qui me livrera Louis Perez mort ou vif, je promets deux mille écus.
En vérité, c’est par trop bon marché. Vous m’estimez trop bas ; moi, je vous estime mieux que cela. (À la Troupe.) À celui qui me livrera mort ou vif le seigneur juge, je lui donnerai de ma main quatre mille écus.
Tirez, tuez ! qu’ils soient frappés tous deux par la foudre !
Dieu me protège ! je suis mort.
Rends-toi !
Moi, me rendre ? non, j’ai mon épée… Mais, hélas ! je ne puis me soutenir. Approchez, venez me prendre.
Quoi ! tout mort qu’il est, il résiste encore !
Un moment, de grâce, ne le tuez pas !… ou si votre fureur a soif de son sang, versez aussi le mien.
Marchons à Salvatierra. Cette prise me suffit.
Laisse-moi !
Quel est donc ton projet ?
De me précipiter dans ces abîmes.
Arrête !
Lâche-moi, ou, par Dieu ! t’enserrant dans mes bras je me lance avec toi au fond de la vallée, où nous arriverons en lambeaux.
Que se passe-t-il donc ?
On emmène prisonnier Louis Perez. Dussé-je y périr, on verra aujourd’hui jusqu’où peut aller mon amitié.
Suivons-le. Je suis venu ici en secret, et j’aurais voulu qu’on ignorât ma présence en ce lieu. Mais puisque les choses en sont venues à ce point, puisqu’un ami se trouve en un tel péril, je laisse là toutes ces considérations, et, comme vous, je suis prêt à mourir avec lui.
Scène V.
Entendez-vous ce bruit dans la montagne et dans la vallée ?
Si vous voulez m’attendre ici un petit moment, j’irai, je m’informerai de tout, et je reviens aussitôt vous conter ce qui se passe.
Ne t’avise pas de bouger ; ou si tu fais un seul pas, deux balles t’empêcheront d’aller plus loin.
Votre éloquence me persuade[13]. Eh bien, si vous ne voulez pas que j’aille savoir des nouvelles pour vous les redire, allez vous-mêmes les chercher, et vous me les rapporterez. Pour le coup, cela est facile.
Nous ne te quitterons pas une minute.
Voilà ce qui s’appelle des gardes ! Il serait à souhaiter que l’on gardât aussi bien les commandements de Dieu et de l’Église ! Enfin, quoi qu’il en soit, ce qui me console, c’est que tant que je serai avec vous, Louis Perez ne viendra pas me chercher, si toutefois je puis être en sûreté contre lui.
Voici beaucoup de monde.
Il est vrai. — D’abord, en avant, deux arquebusiers ; par derrière, deux autres ; au milieu d’eux un homme enveloppé de son manteau, et puis une foule de gens.
Où est votre prisonnier ?
Le voici, seigneur.
Fort bien. Attachez-les ensemble, et tous deux marcheront ainsi.
Louis Perez ne pourra pas suivre, seigneur ; il a le bras en morceaux, et tombe en défaillance par la perte de son sang.
Laissez-lui reprendre haleine ; découvrez-lui le visage un moment.
Sur ma foi ! il y a un sort qui me poursuit, et il y aurait de quoi perdre patience. Vous verrez comment tout ça va finir… On nous liera avec les mêmes fers, on nous mettra dans la même prison, on nous serrera le cou avec la même corde, on nous pendra à la même potence, et puis on nous jettera dans la même fosse.
Qui est donc là qui se lamente ?
Personne.
Sois sans crainte, Pedro ; tu n’as plus rien à redouter maintenant. Hier c’était le jour de tuer, aujourd’hui c’est le jour de mourir. Ainsi tout change sans cesse, ainsi s’évanouissent les vains projets des hommes !
Quelle est donc cette troupe armée qui se place devant nous en faisant mine de nous barrer le passage ?
C’est moi qui viens avec ces dames. Assez longtemps, trompée par les artifices d’un traître, j’ai poursuivi une injuste vengeance ; je rougis de ma faute, et voudrais la réparer. Donnez-moi votre prisonnier ; pour ce qui me concerne, je lui pardonne.
Oui, rendez-nous le prisonnier à l’instant, ou sinon nous sommes résolus à vous l’enlever.
Comment donc cela finira-t-il ?
Renoncez, belle Léonor, renoncez à sauver ma vie.
Écoutez un mot, seigneur juge.
Il ne nous manquait plus que ce nouvel embarras.
Je suis don Alonzo de Tordoya, et c’est ainsi que je prouve mon amitié et ma reconnaissance. Ma démarche vous dit si nous sommes résolus ; aussi vous ne refuserez pas, j’espère, de nous rendre votre prisonnier.
Tous ceux que vous voyez ici sont prêts à mourir plutôt que d’abandonner un dessein aussi honorable.
Le prisonnier !
Le prisonnier !
Le prisonnier !
Eh bien ! voulez-vous le rendre ?
Essayez de l’enlever.
Tombez sur eux, point de quartier.
Je suis de votre côté, don Alonzo ; mais après, songez-y, je vengerai la mort de mon frère.
Ce n’est pas le moment d’en parler ; plus tard je vous donnerai toute satisfaction.
Il lui donnera sa main, je crois, pour un mariage.
Eh quoi ! seigneur juge, n’y a-t-il donc pas d’accommodement possible ?
Je ne veux rien entendre.
Eh bien ! mes amis, courage ; frappez, mes amis, frappez !
Vous voilà libre, Louis Perez.
Non, je ne suis point libre, noble don Alonzo, car je suis plus fortement enchaîné que jamais par la reconnaissance, et je vous appartiens pour la vie.
Laissons là les compliments.
Qu’allons-nous faire ?
Faites-vous moine ; c’est le moyen le plus sûr de conserver la vie et la liberté. Mais, dites moi, n’est-il pas temps enfin que vous me pardonniez ? vous m’en avez fait passer d’assez rudes ; j’ai assez souffert à cause de vous de la fatigue et de la faim. Seigneur don Alonzo, soyez donc assez aimable pour m’obtenir ma grâce.
Louis Perez…
Il suffit, mon ami ; je pardonne à cause de vous. — Allons rejoindre ma sœur et doña Juana qui nous attendent[14]. Ainsi finissent les curieux exploits de Louis Perez ; et la seconde partie vous apprendra le reste de sa vie[15].
- ↑ Il y a ici dans le texte un jeu de mots intraduisible et que nous avons reproduit de notre mieux.
Seguro resistiré
Con fuga de guardapie
La daga de guardamano - ↑ Les Espagnols disent en commun proverbe : Amoureux comme un Portugais.
- ↑ Le Miño.
- ↑
Si se doliesse de mi,
Que soy niño y solo, y nunca en tal me vi.Dans une autre pièce de Calderon intitulée La niña de Gomez Arias (La jeune fille de Gomez Arias), il y a un refrain dont ces deux vers nous paraissent la parodie.
- ↑
Pretendi que me valiesse
Antes el salto de mata
Que ruego de buenos.Allusion au proverbe espagnol, Mieux vaut saut de haie qu’intercession d’honnêtes gens.
- ↑
Que una vez allá, verémos
Quien se lleva el gato al agua.Littéralement : Et une fois là, nous venons qui portera le chat à la rivière. Expression proverbiale pour indiquer une entreprise difficile.
- ↑ San-Lucar de Barrameda est un port de mer situé en Andalousie, à l’embouchure du Guadalquivir.
- ↑ Il y a évidemment une allusion à l’expédition de la fameuse Armada. C’est ce passage qui nous a permis, dans la notice, de fixer la date de l’action.
- ↑ Le duc de Médina-Celi.
- ↑ El pesquisidor. C’était le juge commis pour faire une enquête, à peu près ce qu’est chez nous actuellement le juge d’instruction.
- ↑ L’alcahuete, dont il est souvent question joyeusement dans les comédies de Calderon, était
Ce qu’à la cour on nomme ami du prince.
- ↑ Il y a ici un jeu de mots sur le verbe desbocar, qui signifie tout à la fois parler, bavarder et prendre le mors aux dents.
Me desbocara primero
Que el potro se desbocara. - ↑ Dans l’espagnol, lorsque l’aguazil dit à Pedro, « deux balles t’empêcheront d’aller plus loin, » Pedro répond littéralement : Ce seraient d’admirables remords.
Seran rémoras notables.
- ↑ Lorque don Alonzo, Manuel et les domestiques ont donné la chasse aux Alguazils, ils sont sortis de la scène, et, en y rentrant, ils ont laissé Isabelle et Juana derrière le théâtre.
- ↑ La seconde partie annoncé ne se trouve pas dans les œuvres de Calderon. Il est très-probable qu’elle n’a pas été faite.