Louis II de Bavière/Chapitre V

Flammarion (p. 107-129).


CHAPITRE V

LA TRAGÉDIE DU 13 JUIN 1886


L’épilogue de la féerie approchait.

À côté des fables qui circulaient dans le royaume, ceci, du moins, était vrai : avec une coupable imprévoyance, Louis II avait fini par s’endetter gravement. Ses goûts de luxe, la construction de ses châteaux, ses représentations privées absorbaient chaque année beaucoup plus que les revenus de la Couronne. Loin de se borner, le roi, au contraire, avait des désirs toujours plus coûteux. Les fournisseurs, qui savaient que le risque n’était pas grand, s’empressaient de faire crédit à un aussi bon payeur. Le roi, dédaigneux de l’argent, se laissait dévorer par une malpropre usure.

Un jour vint, pourtant, où des créanciers inquiets se firent exigeants. Ne recevant pas satisfaction, ils recourent au scandale. Grande humiliation pour le roi. Gêne exaspérante en même temps car il entendait ne renoncer, sur aucun point, à son royal train de vie. « C’est un des privilèges de la couronne que le roi n’ait aucun désir à se refuser », disait-il avec une froide netteté. Contre cet aphorisme venaient se briser les respectueuses représentations du ministre des Finances, M. de Riedel. Celui-ci, en 1884, après une étude consciencieuse de la situation, s’était chargé de négocier pour le roi un emprunt de sept millions et demi de marks. Mais, en août 1885, Louis redemandait six millions encore. C’était trop. Le ministre répondit qu’il ne pouvait prendre sous sa responsabilité une affaire aussi grave, et il offrit sa démission. Le roi eut le bon sens de ne pas l’accepter. Il ne s’en livra pas moins à de furieuses colères, parlant de se suicider ou d’abdiquer.

La colère de Louis II contre ses créanciers, contre la Chambre et les ministres parcimonieux, eut des échos qui parvinrent à Munich et dont l’effet fut déplorable pour le roi. À la vérité, l’héritier des Wittelsbach passait à ce moment par les ennuis d’un homme couvert de dettes, harcelé par les usuriers, et, quand il parlait de faire jeter l’huissier de Hohenschwangau à la rivière avec tous les gens de loi, il n’y avait pas besoin de supposer qu’il eût perdu la raison pour expliquer cette manifestation de mauvaise humeur.

Les quatre premiers mois de l’année 1886 furent employés par Louis II à de vaines tentatives en vue de déjouer ses créanciers et de se procurer de nouveau de l’argent. Craignant qu’on n’opérât une saisie dans ses châteaux, il demanda au ministre de l’Intérieur que tous les biens royaux fussent déclarés insaisissables. Le ministre répondit que, pour l’honneur de la Couronne, il n’oserait pas même soumettre à la Chambre un pareil projet. Louis II eut alors l’idée de s’adresser à ses frères les monarques d’Europe, pour trouver les ressources qui lui manquaient. Les portes des palais auxquelles il frappa ne s’ouvrirent point, et le malheureux prodigue ne recueillit partout que des refus polis.

Un scandale d’argent éclaboussant le trône était prochain. En avril, la Chambre avait repoussé les crédits demandés pour le règlement des dettes de la liste civile. Le 5 mai, le Conseil des ministres rédigea une adresse au roi. Il y suppliait Sa Majesté d’arrêter le flot de ses dépenses, de penser au royaume et à la dynastie. Louis II entra dans une violente colère en recevant ces reproches. Et, en réponse à ses ministres, il leur fit savoir qu’il formait un cabinet à son goût, dont le président serait le coiffeur Hope, et les membres l’intendant Hesselschwerdt, des cuisiniers et des piqueurs. Cette fois, s’il y avait ironie, l’ironie était formidable. Qu’il eût ou non parlé avec sérieux, la perte du roi, après cet échec, était décidée.

Ce n’était pourtant pas une opération facile à exécuter que la déposition de Louis II. Il s’agissait de prononcer une double incapacité, celle du roi, de son frère le prince Othon, et de transmettre la régence à leur oncle le prince Luitpold. Mais d’abord, il fallait s’assurer de la personne de Louis qu’on savait assez lucide pour résister, protester, se plaindre hautement, devant son peuple et devant l’Allemagne, de la violence qui lui serait faite. Dans le pays tyrolien surtout, où résidait Louis II, où il était aimé, où le loyalisme était ardent, on pouvait craindre des troubles, une redoutable chouannerie de montagnards. Tout fut organisé avec méthode et avec prudence, mais, comme on va le voir, avec un manque d’égards tout à fait choquant et inélégant peur la personne du malheureux roi.

On a beaucoup dit que la déposition de Louis II avait été voulue et organisée à Berlin. Il est permis d’en douter. Assurément, rien de ce qui s’est passé en Bavière, en 1886, n’a pu se faire sans la permission de Bismarck. Mais en quoi Louis II gênait-il la Prusse ? Ses accès de mauvaise humeur n’étaient ni plus graves ni plus inquiétants que ceux de ses confrères en médiatisation et en vassalité.

Et puis, ceux qui avaient envie d’en finir étaient si nombreux à Munich, qu’il est bien superflu de supposer que la machination avait eu besoin d’être montée à Berlin.

Puisqu’il s’agissait d’organiser une régence, le prince Luitpold, à qui elle revenait de droit, ne refusait pas de la prendre. Il ne manqua certainement pas de promettre à Bismarck qu’il ferait, pour la Bavière, un excellent préfet de l’empereur. Il y avait d’ailleurs longtemps qu’il se préparait à ce rôle, s’efforçant de ne pas se laisser oublier du pays, ayant soin de payer de sa personne et de sa bourse, devançant le roi dans toutes les circonstances. Ce vieillard se comportait gaillardement en héritier présomptif, comme s’il eût prévu qu’il conserverait sa régence jusqu’aux extrêmes limites de l’âge. Quiconque l’a entrevu dans les rues de Munich n’a pu oublier cette physionomie de chasseur de chamois, patient et rusé, ces yeux brillants et perçants, et, au-dessus d’une vénérable barbe de patriarche, ces narines bien ouvertes, respirant largement le plaisir de vivre. Le prince Luitpold avait soixante-cinq ans lorsqu’il exécuta son coup d’État, médité à loisir. Ce fut de l’ouvrage très savamment fait.

Le premier soin du ministère fut de déclarer que Louis II était atteint de folie, et, par conséquent, incapable d’exercer la souveraineté. Une Commission d’aliénistes, qui n’avait d’ailleurs pu examiner le malade, en avait ainsi décidé dans un rapport préalable, écrit dans un style assez réjouissant de médecins de Molière :

« Nous déclarons à l’unanimité : 1° Que l’esprit de Sa Majesté le roi est parvenu à un état de trouble très avancé ; que Sa Majesté souffre de cette forme de maladie mentale, bien connue par expérience des médecins aliénistes, et qu’on nomme « Paranoia ». 2° Considérant la nature de cette maladie, son développement lent et continu, et sa longue durée, qui comprend déjà un assez grand nombre d’années, nous devons la déclarer incurable, et l’on peut même prévoir que, de plus en plus, Sa Majesté perdra ses forces intellectuelles. 3° La maladie ayant complètement détruit, chez Sa Majesté, l’exercice du libre arbitre, il faut La regarder comme incapable de conserver le pouvoir, et non pas pendant une année seulement, mais durant tout le reste de sa vie.

Fait à Munich, le 8 juin 1886
.
« Drs von Gudden, Hagen, Grashey, Habrich. »

Ce certificat rédigé, il ne s’agissait plus que de notifier à Louis II sa déposition, puis de l’interner dans l’une de ses résidences. Linderhof avait été choisi d’abord. La chose faite, une proclamation apprendrait aux Bavarois qu’ils avaient un gouvernement nouveau. Les Chambres, dont on ne doutait pas, ratifieraient le fait accompli.

Le point délicat du programme, c’était de signifier à Louis II sa déchéance.

On imagina de lui envoyer une sorte d’ambassade officielle, composée de ministres d’État, chargée de l’avertir des conclusions rédigées par les aliénistes et de l’inviter à renoncer au trône. Ce devait être, comme dirent avec une ironie cruelle les journaux de Munich, « la dernière audience de Sa Majesté ». Les ambassadeurs étaient le baron de Crailsheim, secrétaire d’État aux Affaires étrangères ; le comte Holnstein, grand écuyer de la cour ; le comte Toerring, conseiller d’État ; le lieutenant-colonel baron de Washington, qui avait été un des rares camarades d’enfance de Louis II ; enfin, quelques personnages officiels de second rang. Escorté de plusieurs infirmiers, le Dr Gudden avait été adjoint à la mission. C’est à ses soins que le roi, considéré désormais comme un malade, devait être confié. On a beaucoup discuté sur le caractère de Gudden, autant que sur les mobiles qui l’avaient poussé à accepter cette tâche pénible. Gudden, en tout cas, ne se dissimulait pas les difficultés au-devant desquelles il allait. Animé par une sorte de pressentiment : « Oui, oui, je reviendrai vivant ou mort » avait-il dit à sa femme à l’heure du départ, sur le ton de la plaisanterie. Quatre jours après, avait lieu la catastrophe.

Le 9 juin, tandis que le baron de Malsen prévenait la reine-mère, par ordre, des événements qui se préparaient, la Commission partait de Munich, comptant surprendre le roi à Neuschwanstein.

Louis II, depuis quelque temps, était averti qu’une intrigue était tramée contre lui. Par qui était-il informé ? On ne sait trop. Par le comte Dürckheim-Montmartin, peut-être, major dans l’armée bavaroise, qui lui était dévoué et auquel il témoignait de la faveur. Dürckheim-Montmartin, nature généreuse et droite, fut son unique ami dans ce moment critique où tous l’abandonnaient. Ce fut lui qui se chargea d’envoyer à Berlin un télégramme où Louis II réclamait le secours de Bismarck preuve supplémentaire du peu de défiance dont Louis II, à tort ou à raison, était animé à l’endroit du chancelier. Celui-ci, dans une conversation qu’il accorda quelque temps avant sa mort à un journaliste, M. Menninger, a confirmé ce détail, en avouant d’ailleurs qu’il avait laissé les événements suivre leur cours :

« Dans ce funeste mois de juin 1886, déclara-t-il à M. Menninger, alors qu’une catastrophe paraissait imminente, le comte Dürckheim, aide de camp du roi, m’informa par un télégramme déposé à Reutte, dans le Tyrol, de la gravité de la situation, implorant mon intervention en faveur de Louis II. Je répondis télégraphiquement au comte Dürckheim : Sa Majesté doit se rendre aussitôt à Munich, se montrer à son peuple et défendre personnellement sa cause devant le Parlement bavarois.

« Je me disais : en effet ou bien le roi est parfaitement sain d’esprit, dans ce cas, il suivra mon conseil ou bien il est réellement fou, et alors il ne réussira pas à vaincre sa répugnance à paraître en public. »

La seconde proposition du dilemme n’était peut-être pas tout à fait juste. En admettant même que Louis II eût possédé la force morale et la volonté nécessaires pour accomplir un tel effort, le moment était-il bien choisi pour rentrer dans sa capitale, où il n’avait plus paru depuis si longtemps ? Toutefois, il mit à profit le conseil de Bismarck. Il se montra aux habitants des environs de Neuschwanstein, causant même affablement avec eux. On le vit priant au calvaire de Hohenschwangau. Le Dr Gerster a raconté que, chargé, dans les premiers jours de juin, de se rendre compte de l’état mental du souverain, il avait été reçu sur-le-champ et qu’il s’était entretenu avec le roi, pendant près de quatre heures, sans qu’il eût remarqué aucun symptôme fâcheux ni dans l’attitude ni dans la conversation de Louis II. Ainsi, jusqu’au dernier moment, des incertitudes persistaient sur la légitimité des mesures qu’on allait prendre contre lui. Mais rien ne pouvait plus faire revenir les conjurés de Munich sur leur décision.

Après avoir soupé et couché à Hohenschwangau, la Commission, en grande tenue, se rendit au petit jour à Neuschwanstein, distant d’environ un kilomètre. Ce matin-là, on devait afficher, dans toute la Bavière, la proclamation du prince Luitpold, en même temps que la Gazette universelle publierait le texte des dispositions arrêtées par le ministère. On comptait donc que tout serait fini dans l’espace d’une journée.

On s’était tout à fait trompé. L’arrivée à Hohenschwangau des représentants du Gouvernement avait été signalée à Louis II. Les paysans, hostiles aux messieurs de Munich, favorables au roi qui préférait leur compagnie à celle des citadins, étaient déjà en révolution. Ceux des domestiques de Neuschwanstein qui ne trahissaient pas leur maître l’avaient prévenu de ce qui se passait. Et puis, une vieille dame de la société de Munich, par hasard grande admiratrice du roi, qui se trouvait à Hohenschwangau, avait reconnu les ministres, s’était informée de leurs intentions et avait couru porter l’alarme à Neuschwanstein. Bien mieux, le comte Holnstein était entré dans les propres écuries de Louis II et, exhibant ses pouvoirs, avait ordonné qu’on tint une voiture prête à partir pour Linderhof. Les piqueurs répondirent obstinément qu’ils n’avaient d’ordres à recevoir que du roi. C’était plus qu’il n’en fallait pour mettre Louis II sur ses gardes. Il prit sur-le-champ toutes les mesures qui étaient en son pouvoir pour résister aux usurpateurs. Il manda par télégramme le fidèle Dürckheim-Montmartin, il réquisitionna les pompiers du canton et posta sous la grande porte de Neuschwanstein les gendarmes préposés à sa garde, avec ordre d’interdire l’entrée à quiconque se présenterait.

Au petit jour, à l’heure des exécutions, comptant réussir par surprise, les commissaires du prince-régent, dans leurs uniformes chamarrés d’or et constellés de décorations, se présentaient à la poterne de l’imposant burg féodal. La respectable admiratrice de Louis II, qui avait passé la nuit, armée d’un parapluie, à veiller sur la personne de son roi, prévint la garde par ses clameurs. Il y avait un grain de burlesque dans le dévouement exalté de cette dame. Mais les commissaires n’étaient pas d’humeur à sentir le comique de la situation et, tout de suite, ils comprirent que l’aventure allait tourner mal. Ils essuyèrent avec impatience les reproches de la singulière sentinelle.

« Monsieur de Crailsheim, jamais je ne jouerai plus du piano avec vous », s’écriait, au dire d’un témoin, la vieille dame de la bonne société de Munich, qui d’une voix aiguë accablait d’injures les ministres et les hauts fonctionnaires, fort contrariés de ce début malencontreux.

Leur inquiétude se précisa lorsqu’en approchant de l’entrée, ils découvrirent les pompiers villageois rangés en bon ordre, et les gendarmes qui croisaient la baïonnette. La déclaration du prince-régent, lue à haute voix, ne produisit aucun effet sur ces braves gens, qui répondirent en invoquant la consigne que leur avait donnée le roi.

Après avoir inutilement essayé de parlementer, les commissaires se retiraient fort déconfits et reprenaient le chemin de Hohenschwangau quand ils se virent entourés soudain par les gendarmes qui arrêtèrent, au nom du roi, MM. de Crailsheim, Holnstein et Tœrring. On les ramena au château. Quelques minutes après, les autres membres de la mission y étaient conduits à leur tour. Ils durent traverser la foule des paysans accourus, dans un mouvement de loyalisme, pour défendre leur souverain. Ces poings montagnards furent bien tentés de lyncher les messieurs en habits dorés. Car c’est le secret de toutes les guerres vendéennes : avec la satisfaction de lutter pour le prince légitime, Jean Chouan se donne le plaisir de combattre l’autorité établie. Heureusement pour les conseillers d’État, pour les aliénistes et leurs auxiliaires, les gendarmes se trouvaient là et protégèrent l’ordre social.

On enferma les envoyés du prince-régent — de l’usurpateur — dans des cellules. Et Louis II n’avait pas manqué d’ordonner les oubliettes, par plaisanterie ou sérieusement, on ne sait au juste mais il était bien imprudent s’il parlait avec ironie au moment où sa raison était en question. Fort ennuyés, assez inquiets, se sentant en outre vaguement ridicules, les commissaires attendaient l’issue de cette aventure. Cependant Louis II, qui était d’abord entré dans une colère facile à concevoir, s’était calmé assez vite et avait renoncé à garder ses prisonniers sous les verrous. Ils furent remis en liberté après deux heures de captivité. Le bailli du lieu s’était employé à calmer les paysans. Néanmoins, pour plus de sûreté, on fit sortir par une porte basse les commissaires, qui, plus morts que vifs, regagnèrent Munich par les voies les plus rapides. Le soir même, devant le prince-régent et leurs collègues du Gouvernement, ils rendaient compte du piteux échec de leur ambassade.

On risquait de se trouver, du jour au lendemain, en présence d’une situation, sinon grave, du moins embarrassante. Louis II, ayant gagné quelques jours de répit, pouvait, ou bien se réfugier à l’étranger, ou bien prendre des mesures capables de créer de sérieux ennuis au régent.

En effet, le roi, désormais assisté de Dürckheim-Montmartin, se préparait à défendre son trône et sa liberté. À Guillaume Ier, il adressait une plainte contre son oncle. Il faisait porter, au delà de la frontière, une dépêche à l’empereur d’Autriche : celle-là, du moins, ne serait pas interceptée. Une contre-proclamation fut rédigée en réponse à celle du prince Luitpold, déclaré rebelle et accusé de haute trahison.

Dürckheim-Montmartin alla plus loin encore. De par le roi, il transmit au major commandant les chasseurs de Kempten l’ordre de se rendre à Neuschwanstein avec son bataillon. C’était un bon commencement de guerre civile. Mais déjà toutes les communications télégraphiques venant de Neuschwanstein étaient interceptées par le gouvernement. Privé de troupes régulières, Louis II comprit que la résistance était inutile. Il licencia ses gendarmes, ses sapeurs-pompiers, ses fidèles montagnards, et, résigné, il attendit les événements. Il repoussa même l’idée de passer sur le territoire autrichien, quoique Dürckheim se portât garant du succès, et que la frontière fût toute voisine du château.

Cependant, à Munich, on était résolu à agir et à interner Louis II au plus vite, brutalement même, sans prendre les formes qu’on avait employées la première fois. Plus de déposition notifiée par une ambassade de hauts dignitaires. Le coup d’État se transformerait en opération de police et d’infirmerie. Un médecin escorté d’infirmiers s’emparerait de la personne de Louis II par stratagème ou par force et conduirait le roi sous bonne escorte au château de Berg. On avait préféré cette résidence à Linderhof, parce que, d’abord, Berg est beaucoup plus près de la capitale, plus facile à surveiller, et puis parce qu’on supposait, assez bizarrement, que la simplicité de ce pavillon exercerait sur Louis II, considéré comme une espèce de Sardanapale, une bienfaisante influence.

Mais on n’avait pas pensé à tout. À Berg, il y a un lac. Et ce lac devait apporter au royal prisonnier sa délivrance par la fuite ou par la mort.

Le 11 juin, le Dr Gudden, accompagné du Dr  Müller et de quelques aides, partait pour Neuschwanstein. Cette fois, protégés par des gendarmes, ils purent entrer sans difficultés dans le château. Personne n’en défendait plus l’entrée. Se sentant trahi, abandonné, Louis II avait renvoyé ses derniers défenseurs, leur avait interdit de se compromettre pour sa cause. Il semble qu’à partir de ce moment il songe au suicide, et l’on a pu croire ensuite qu’il s’était noyé volontairement dans le lac de Starnberg. Mais ses tentatives mêmes prouvent que sa volonté n’était pas très ferme, puisqu’il se contenta de demander du poison à son valet de chambre, qui se garda bien de lui en fournir.

Il pensait, mais assez paresseusement, à un genre de mort plus romanesque, au moment précis où le Dr Gudden arrivait. Le roi avait annoncé son intention de se précipiter de la plus haute des tours de son château. Les domestiques prétextaient que l’escalier était fermé et qu’on ne retrouvait pas la clef, lorsque Gudden se présenta. Mis au courant de l’idée du roi, il s’empressa d’en tirer le parti qui s’offrait pour s’emparer sans violence de la personne de Louis II. Et il se réjouissait, professionnellement, de réussir aussi vite, de faire tomber le roi dans le piège vulgaire des infirmeries spéciales.

« Prévenez Sa Majesté que la clef est retrouvée », dit-il au valet de chambre.

Les deux médecins, les infirmiers, qu’on avait gantés de blanc par une attention assez burlesque, s’embusquèrent dans une galerie sombre qui conduisait à la tour. On ne tarda pas à entendre un pas ferme, et la stature imposante du roi parut. Déjà la quarantaine commençait d’alourdir le prince charmant. Les traits si fins, l’ovale délicat de son visage d’adolescent, se fondaient en une molle bouffissure. Mais l’éclat des yeux continuait à animer cette face blême encadrée de cheveux restés très noirs.

Aussitôt que le roi se fut approché de l’endroit où les médecins se tenaient dissimulés, les aides l’entourèrent, coupant sa retraite. Sur son mouvement instinctif de surprise, on lui saisit même les bras pour prévenir toute résistance. Louis II était prisonnier. Et Gudden le lui déclara sans ménagement « Sire, j’ai reçu aujourd’hui la mission la plus triste de ma vie. Quatre médecins aliénistes vous ont observé, et sur leur rapport, le prince Luitpold a pris la régence. J’ai l’ordre d’accompagner, cette nuit même, Votre Majesté au château de Berg. Si Votre Majesté l’ordonne, la voiture sera prête à partir à quatre heures. »

Cette brutalité, l’hypocrisie de ces formules menteuses et contradictoires, arrachèrent d’abord au roi un cri douloureux. Puis, atterré, il s’écria « Que me voulez-vous ? Que signifie tout cela ? » Et il se laissa conduire, muet, la marche mal assurée.

Pourtant, chose curieuse, Louis II reprit très vite sa présence d’esprit. Dissimulation d’aliéné, ou, au contraire, complète possession de soi-même de l’homme sain d’esprit ? Là encore, le doute persiste. Gudden présenta au roi ceux qui allaient devenir ses gardiens. Louis II fut aimable, simple, digne, comme dans son cabinet d’audiences. Il s’entretint tout de suite familièrement avec Gudden. Il lui rappela qu’ils s’étaient déjà rencontrés en 1874, au moment où le prince Othon avait été, lui aussi, enfermé. Le roi parlait même de folie avec une liberté d’esprit entière il s’appliquait visiblement à gagner la confiance de ses geôliers.

« Comment pouvez-vous déclarer que ma raison est atteinte, puisque vous ne m’avez pas observé ? demanda-t-il tout à coup au Dr  Gudden.

— Sire, répondit brutalement l’aliéniste, un examen n’était pas nécessaire. Le rapport que j’ai signé avec mes collègues est tout à fait convaincant et suffisant par lui-même. Et combien de temps durera la cure ? demanda le roi sans relever l’observation.

— Sire, il est écrit dans la Constitution que, si le roi est empêché pendant plus d’un an, pour quelque motif que ce soit, d’exercer le pouvoir, une régence doit entrer en vigueur. Une année serait donc le terme le plus court, puisque la régence a été proclamée.

— Les choses pourraient bien aller plus vite. Il en sera de moi comme du sultan Mourad. Ce n’est pas très difficile de faire disparaître un homme.

— Sire, mon honneur me défend de répondre à de telles paroles », répliqua Gudden. Et là-dessus Louis brisa la conversation et demanda à rester seul. Quand on lui répondit que cela était impossible, qu’il serait désormais surveillé jour et nuit, le roi entra de nouveau dans une colère violente, mais qu’il parvint encore à maîtriser.

Il était tout à fait calme lorsqu’il monta, quelques heures plus tard, dans la voiture qui devait le conduire au château de Berg. Un cavalier se tenait à chaque portière c’était une sorte de retour de Varennes. Le roi se soumit à tout. Ses fidèles Tyroliens étaient rassemblés devant Neuschwanstein, tout prêts peut-être à porter encore secours à leur prince. Mais il ne leur adressa aucune parole, aucun appel, comme on l’avait craint un instant. Il se contenta de saluer la foule avec un sourire de résignation. En approchant du lac de Starnberg, il répondit en se découvrant aux ovations des paysans et des touristes. Au dernier relais, il descendit et but longuement de l’eau fraîche. Et c’est aujourd’hui une relique, montrée avec piété par l’aubergiste, que le verre où le roi rafraîchit ses lèvres ardentes. Dans tout ce Tyrol bavarois où Louis II avait passé tant d’années, ce misanthrope avait trouvé le moyen de se rendre populaire. Affable et mystérieux, cet ennemi des citadins avait conquis la montagne. Il aura eu le privilège d’obtenir à la fois le culte des esthètes dans les grandes villes, et celui des cœurs simples dans les hameaux tyroliens. Et son souvenir est resté si vivant que M. de Crailsheim voulant, dix ans plus tard, passer l’été à Schwangau, fut mis en quarantaine et ne trouva personne qui consentît à lui louer sa maison, en punition de la part qu’il avait prise au drame de 1886…

Au château de Berg, Louis II retrouvait les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. C’est là qu’il avait reçu Wagner, qu’il avait passé ses plus beaux jours d’enthousiasme au temps de son amitié avec « l’Unique ». Berg n’avait pas changé, était toujours encombré de cygnes et de peintures wagnériennes, de copies de bibelots et de tableaux français. Mais les aliénistes en avaient fait en un tour de main une maison de santé savamment organisée avec des guichets aux portes qui permettraient de tenir, jour et nuit, l’auguste malade sous la surveillance de ses gardiens. Louis II s’impatienta de ces mesures, comme de tout ce qui lui signifiait sa nouvelle condition de malade et d’enfermé. Mais pour la troisième fois il s’apaisa, accepta d’être épié, comme il acceptait les figures nouvelles des infirmiers qui remplaceraient désormais son valet de chambre et son coiffeur ordinaires. Ce ne fut sans doute pas le sacrifice qui lui coûta le moins, car l’horreur des visages nouveaux était devenu chez lui une manie. Sa volonté était tellement tendue qu’il réussit, pendant quelques jours, à triompher de toutes ses impressions.

Avait-il, dès les premières heures de sa captivité, conçu un projet d’évasion ? Avait-il reçu du dehors des avis secrets ? Savait-il qu’on travaillait à sa délivrance ? Le mystère ne s’est pas encore levé sur cette partie du drame, mais il est infiniment probable qu’en effet Louis II mit à exécution un plan qui lui avait été suggéré de l’extérieur.

Nous avons eu l’occasion de voir que le roi était porté à l’ironie, d’un naturel quelquefois assez moqueur, malgré ses dons de rêverie et d’enthousiasme. Dans la partie de finesse qu’il joua avec le Dr  Gudden, il entra un peu du désir de prendre une revanche sur le spécialiste qui l’avait privé de sa liberté, et qui avait abusé de l’occasion qui lui était offerte de traiter son roi comme un « pur dément ».

Louis II s’appliqua donc à endormir la méfiance de son médecin, et il y réussit très vite. Aux repas, il mit tout son esprit à s’entretenir avec Gudden, Müller et le baron Washington, qui avait été nommé gouverneur du château, c’est-à-dire qu’il était préposé du prince-régent, quelque chose comme l’Hudson Lowe du royal prisonnier. Pendant les promenades dans le parc, Louis se montra docile aux recommandations de Gudden, presque enjoué dans la conversation, de sorte qu’il obtint d’être délivré de la présence d’un infirmier qui, dit-il, l’importunait. Gudden, dès le lendemain de l’arrivée à Berg, était convaincu que le roi se résignait à son sort. « Il est comme un enfant », disait-il au baron Washington. Gudden avait même fini par revenir sur son diagnostic et ne considérait plus Louis II que comme atteint de manies inoffensives.

Le 13 juin, il fit part de ses idées au Dr Müller et lui dit que désormais il serait inutile de le faire surveiller par les infirmiers, pendant ses promenades dans le parc avec le roi. Le Dr  Müller n’était pas aussi rassuré, s’efforçait de montrer à son chef les risques de la plus légère imprudence. Gudden répondait de tout. Dans l’après-midi, il télégraphiait à Munich un bulletin de santé d’une concision optimiste « Tout va ici pour le mieux. »

C’est Louis II qui l’avait emporté sur l’aliéniste, dont le jugement devient nécessairement fort suspect, car nous ne savons plus à quel moment il a vu clair quand il a traité Louis II en fou dangereux ou quand il a cru à sa tranquillité d’esprit.

Le Dr  Müller se flatte d’avoir distingué que le roi n’était pas aussi tranquille qu’il affectait de le paraître. Il reçut l’aveu des craintes qui hantaient son malade. Louis II, causant avec lui dans la journée même du 13, revint sur les appréhensions qu’il avait déjà manifestées à Neuschwanstein d’être empoisonné, ou bien enfermé pour le reste de ses jours. Son désir de recouvrer l’indépendance n’en était par conséquent que plus vif.

Ce dimanche de Pentecôte, 13 juin, vers la fin de l’après-midi, le roi envoya chercher le Dr  Gudden pour la promenade qui était convenue. Le temps était couvert, maussade, et des ondées n’avaient cessé de tomber depuis le matin. Gudden dit aux infirmiers qu’il était inutile que personne le suivît. Il disparaissait bientôt, en compagnie du roi, derrière les sapins du parc.

Gudden avait annoncé que la promenade durerait une heure. À sept heures et demie, le Dr  Müller sortait à son tour du château et marchait à sa rencontre. La pluie tombait plus fort, et la nuit était déjà venue. Il s’abrita dans un des pavillons du parc.

Après quelques minutes d’attente, Müller, qui savait combien Gudden était ponctuel, commença de s’impatienter. Bientôt ce fut de l’inquiétude. Il revint au château, envoya deux gendarmes à la recherche des promeneurs. Les gendarmes ne reparaissant pas, il se hâta de prévenir le baron de Washington, et à huit heures et demie tout le personnel du château fouillait le vaste parc. On télégraphia à Munich : « Le roi et le Dr  Gudden disparus. » Mais déjà tout le monde était convaincu de leur mort.

À dix heures et demie, un domestique trouva sur le bord du lac, à un endroit où la berge descend en pente très douce, le chapeau et l’agrafe de diamant de Louis II. Un peu plus loin, le parapluie de Gudden et son chapeau. Enfin tout au bord de l’eau, le manteau et la redingote du roi.

On se hâta de détacher une barque. Müller et quelques domestiques s’y jetèrent, scrutant le lac sombre avec des lanternes. Soudain, la rame heurta un corps. C’était celui du roi. Un des gardiens se mit à l’eau pour le hisser dans le canot. Détail à retenir à cet endroit, le flot ne s’élevait qu’à la hauteur d’une poitrine d’homme : le roi n’était pas mort noyé. On continua les recherches dans la nuit. Plus près encore de la berge, et moins loin aussi de la lisière du parc, on découvrit le cadavre du Dr  Gudden. Là, le niveau des eaux n’atteignait guère que la ceinture.

On ramena au rivage les deux funèbres trouvailles. Vainement s’efforça-t-on de rappeler le roi et son médecin à la vie. La mort remontait déjà à plusieurs heures. À minuit, on renonçait à tout espoir, et la nouvelle était télégraphiée à Munich. C’était pour le prince-régent et pour les complices de son coup d’Etat, une grave responsabilité qui surgissait. Cette mort mystérieuse devait, justement ou injustement, faire naître contre eux des soupçons. Il n’est pas rare de rencontrer aujourd’hui en Bavière et en France des personnes qui sont convaincues que la mort de Louis II est due à l’un des assassinats les plus notables de l’histoire. Essayons cependant de reconstituer le drame.

Le jour finit. Le roi, plus paisible que jamais, marche à côté du docteur, et, dans ce parc dont les détours lui sont familiers, conduit insensiblement son gardien du côté du lac et aussi du côté de la clôture car la clôture s’arrête où le lac commence, et, en se jetant à l’eau, on peut rejoindre la terre libre, où il n’y a ni infirmiers ni gendarmes et où, selon toute vraisemblance, des amis attendent le prisonnier avec des chevaux, tout prêts à aider sa fuite.

Avec prudence, avec dissimulation, Louis II se rapproche de l’endroit qu’il a choisi. Il a endormi la méfiance professionnelle de l’aliéniste, il a joué le célèbre « psychiâtre », il a gagné en quarante-huit heures la partie de ruse. Tout à coup, voyant que la berge offre une inclinaison favorable, le roi prend son élan, jette son parapluie et son chapeau et court vers le lac. Surpris, Gudden lui permet d’abord de prendre une certaine avance. Puis, revenu de sa stupéfaction, il se met à la poursuite de son prisonnier, le rejoint au bord même du lac et tend la main droite dont un ongle fut trouvé retourné — pour l’arrêter par le col. Du mouvement le plus naturel du monde, Louis II, qui se disposait peut-être à retirer ses vêtements pour se mettre à la nage, laisse son manteau et son habit glisser entre les mains du docteur. C’est une nouvelle avance gagnée. Pourtant Gudden, plus vif que le roi, dont l’eau retarde la marche, reprend la poursuite, rejoint au bout de quelques pas le prisonnier confié à sa garde. Alors une lutte terrible s’engage. Les combattants ont de l’eau à mi-corps. C’est, à la fin, le roi, plus robuste et plus grand que son adversaire, qui parvient à le terrasser et qui le noie de sa propre main. Le visage du médecin était meurtri, méconnaissable on suppose que le roi l’avait labouré de coups à l’aide d’une lorgnette qui ne le quittait jamais.

Délivré de son geôlier au prix d’un assassinat, Louis II avait-il l’intention de se noyer, d’en finir par un suicide ? C’est la version que donne le rapport officiel des événements, tel que le présenta le Gouvernement de Munich. Mais il est malaisé de l’admettre. Pour se noyer, il eût fallu que Louis II se dirigeât droit devant lui, vers le milieu du lac où les profondeurs sont plus grandes. Il y avait encore assez de jour pour que Louis II ne pût se tromper. Or, à partir de l’endroit où la lutte avait laissé de profonds vestiges sur le sable et la vase, on nota que les traces marquées par les pas de Louis II allaient vers la gauche, tendaient à se rapprocher de la lisière du parc. C’est donc bien d’une tentative de fuite qu’il s’agissait. Habile nageur, Louis II comptait gagner la rive, de l’autre côté du mur de clôture. À la place où s’arrêtaient ses pas et où flottait son corps, on dut constater qu’un homme d’une taille aussi élevée que la sienne ne pouvait se noyer qu’en se couchant dans l’eau. Supplice bien superflu si l’on songe que, quelques mètres plus loin, le lac de Starnberg présente des profondeurs où il eût tout de suite perdu pied.

D’ailleurs, l’autopsie révéla que Louis II n’était pas mort d’asphyxie, mais de congestion. Les émotions des journées précédentes n’avaient pas manqué de l’ébranler. Et, à la suite d’un tel choc, le terrible combat qu’il venait de livrer, le refroidissement provoqué par les eaux glacées de ce lac alpestre forment autant de circonstances qui suffisent amplement à expliquer le phénomène, aussi naturel que l’hypothèse du suicide semble invraisemblable. Peut-être admettra-t-on aussi que Louis II soit mort d’une blessure que Gudden lui aurait portée en se défendant et dont le récit officiel se serait bien gardé de faire mention, de crainte de confirmer les bruits d’assassinat. Mais aucun des acteurs de ce drame n’a survécu pour en dire le secret.

Ainsi Louis II serait mort au moment de reprendre sa liberté, d’ajouter un épisode plus singulier encore que les autres au conte féerique de sa vie. Le Gouvernement bavarois a préféré adopter la thèse du suicide parce qu’il fallait, en adoptant la version la plus vraisemblable, admettre aussi la thèse de la fuite. Et la question se posait alors de savoir quels étaient les complices qui attendaient Louis II derrière les murs du parc de Berg, qui l’avaient averti de leur présence. On a dit et écrit que l’impératrice Elisabeth elle-même avait organisé cet enlèvement, essayé d’arracher aux geôliers son ami, son âme-sœur : la « Colombe » rendait service à « l’Aigle ». Peut-être saurons-nous un jour si vraiment la plus tragique des impératrices a voulu ajouter ce chapitre aux aventures royales du siècle. Mais le mystère continue de planer sur la mort de Louis II, et nous ne croyons pas que les déductions les plus raisonnablement formées réussissent jamais à convaincre personne que Louis II est mort, non par assassinat ou par suicide, mais d’un simple coup de sang, en voulant fuir un château transformé en maison de santé.

Ainsi mourut Louis II dans la mystérieuse et sanglante tragédie du lac de Starnberg. Quel cinquième acte d’une vie romantique !

Cet épilogue venait à point pour consacrer la légende qui commençait à se former autour du roi de Bavière. À Munich, l’opinion fut retournée. Quand on connut la nouvelle de cette agonie, on en fit remonter la responsabilité au prince-régent. La sympathie se réveilla pour Louis II. Une certaine effervescence courut même la ville, toujours restée frondeuse, et le prince Luitpold, qui décidément avait du goût pour la manière forte, fit arrêter ceux qui disaient trop haut qu’il avait commis une mauvaise action. De nos jours encore, bien des Bavarois reprochent au régent d’avoir sur la conscience la mort de ce neveu dont il a pris le palais et la couronne.

Le Gouvernement s’empressa d’ailleurs de justifier et de légaliser ses actes. Médecins et juristes démontrèrent à l’envi que tout s’était passé selon les règles et le plus correctement du monde. La Faculté s’empara du cadavre du roi et, à la suite de l’autopsie, proclama, dans un rapport circonstancié, que Louis II était malade de corps et d’esprit, et fou, non pas une fois, mais au moins trois ou quatre, comme le prouvaient toutes les irrégularités, excroissances, anomalies et asymétries qu’elle avait découvertes dans son cerveau. À la Chambre, ce fut le ministre Lutz en personne qui se chargea de prouver que le souverain auquel il devait son élévation était un dément pur et simple, qu’il avait fallu déposer et enfermer pour éviter les catastrophes. Une Commission parlementaire rédigea un nouveau rapport qui concluait à une approbation sans réserve du Gouvernement. La Chambre s’empressa de ratifier l’établissement de la régence.

Mais on rendit à la dépouille de Louis II, cruellement disséquée par les aliénistes, autant d’honneurs qu’on lui en avait refusé dans les derniers jours de sa vie. On donna à ses funérailles la pompe et le cérémonial traditionnels. Son cœur fut porté dans la basilique d’Altœtting et placé dans une urne d’or, comme ceux de tous les Wittelsbach qui l’avaient précédé sur le trône.

On raconte qu’à la nouvelle de sa mort, des montagnes de fleurs, de couronnes, s’amoncelèrent autour de son cercueil. Il en venait de toutes les contrées de l’Europe, il en venait d’Amérique même. Les femmes surtout rendaient hommage au roi vierge, dont on disait qu’il n’avait fui l’amour que pour le mieux respecter. C’était la légende de Louis II, le conte bleu du prince charmant, amoureux des clairs de lune, roi du rêve, de l’art, de la beauté, qui s’emparait du monde. Et cette mort, si émouvante pour les imaginations, survenait en pleine apothéose de l’art de Wagner, au moment où triomphait cette « musique de l’avenir » que Louis II avait protégée, encouragée, presque révélée, à laquelle il avait associé son nom. Louis II recevait sa part légitime du culte wagnérien. Le mouvement de générosité et d’idéalisme par lequel il avait ouvert son règne portait ses fruits et sa récompense.

La littérature de tous les pays allait faire de Louis II son héros. Les symbolistes, dont commençait la vogue, ne devaient pas tarder à l’exalter, les psychologues à l’étudier, à l’expliquer, à entourer son histoire de vigilants commentaires. En France surtout, les poètes, les romanciers, tressaient à Louis II une belle couronne. Cependant, l’Allemagne restait indifférente, abandonnait l’histoire de Louis II aux curiosités vulgaires, la rejetait dans un romanesque inférieur. L’auréole wagnérienne elle-même ne réussissait pas à intéresser les Allemands à la personne de Louis II.

Mais nous, Français, ne devons-nous pas garder de la reconnaissance à ce confédéré de l’Empire, pour le témoignage qu’il a porté en faveur de la primauté de notre civilisation et de nos arts ? Louis II se sera trouvé d’accord avec le plus célèbre écrivain allemand de l’âge nouveau pour préférer l’esprit français à l’esprit germanique, pour avertir l’Allemagne qu’elle retournait à la barbarie en rejetant la tutelle du goût français. Frédéric Nietzsche a donné ses raisons : Louis II a construit ses châteaux. Ce n’était évidemment pas assez pour nuire à la solide construction politique qui avait été l’œuvre de Bismarck. Mais livres et palais resteront comme des témoins. Et nul ne sait si l’avenir ne dira pas que Louis II, admirateur de la France comme un simple adhérent de la Ligue du Rhin, au lieu d’être un retardataire a été un précurseur.


FIN