Louis II de Bavière/Chapitre III

Flammarion (p. 59-87).


CHAPITRE III

MISANTHROPIE ET MERVEILLEUX


Les exemples de misanthropie irréductible, hors de la littérature, ne sont pas très fréquents. La misanthropie native est plus rare encore, et un Timon, un Alceste, sont justifiés par leur expérience du genre humain. Être Timon ou Alceste à vingt-cinq ans, monter sur le trône et rester réfractaire à toute sociabilité, voilà le cas probablement sans précédent que Louis II présenta au monde, entre 1871 et 1886.

« L’homme ne me plaît pas, et la femme non plus », dit Hamlet. Cette devise d’un prince de théâtre, devenue celle d’un monarque véritable, devait entraîner une situation d’une originalité unique et développer des conséquences imprévues. Ce pasteur d’hommes, méprisant les hommes, fut obligé de se protéger avec un soin jaloux contre le contact de l’espèce humaine. Lorsque les grands, les ministres, les secrétaires d’État se présentaient devant lui, il ne voyait pas la dignité de leur rang ou de leur charge ; il lisait dans leur cœur, pénétrait leurs calculs, riait du dédain qu’il découvrait dans leurs yeux pour son idéalisme. Dispositions qui eussent convenu à un philosophe, à un auteur satirique ou dramatique, mais qui étaient singulièrement dangereuses chez un chef de gouvernement. Louis II céda vite aux exigences de sa misanthropie. Avec un esprit de suite d’ailieurs remarquable et une rare précocité dans le mépris de l’opinion publique, il s’occupa de se construire un monde à part, aussi loin que possible du réel. Pendant quinze années, où il se passa fort bien de la compagnie de ses semblables, l’intelligence de Louis II ne s’appliqua plus à un autre objet. Il conçut la vie comme un spectacle dont il prétendit régler les détails à son gré, devant en être l’unique spectateur. Beau monstre d’égoïsme, si l’on veut, mais enfin monstre pourtant.

L’aventure wagnérienne, la restriction de sa souveraineté après 1871, avaient été pour Louis II, il faut le reconnaître, deux pénibles écoles. L’indifférence des gens de Munich à ses conceptions d’art, la rudesse de la politique prussienne, devaient-elles pourtant avoir pour conséquence inévitable une retraite au désert ? Il est bien difficile de le penser. En vérité, Louis II était venu au monde insociable, n’ayant de goût que pour ses rêveries. S’il est exact de dire que, non seulement l’amour, mais que l’amitié même est égoïste, Louis II porta au plus haut point l’art de ne penser qu’à soi jusque dans ses rares accès de dévouement à autrui.

C’est au chapitre des femmes que se jugent les hommes. Ce chapitre, dans la vie de Louis II, fut court. Et il montre sous un jour cruel l’inaptitude du roi de Bavière à la vie sentimentale.

Louis II, durant les premières années de son règne, avait une réputation de beauté que l’image, il faut l’avouer, ne soutient guère. Des traits fins, un ovale délicat, des yeux noyés de rêverie, un front découvert et lumineux, sont gâtés, sur les portraits de sa jeunesse, par un air d’enthousiasme immodéré et par une chevelure excessive aux boucles brunes étagées qui lui donnent un aspect « jeune Allemagne » ou étudiant de Heidelberg, fort agaçant. Si sa dentition était mauvaise, — comme celle de Louis XIV, — il avait fort grand air. Tel quel, il plaisait aux femmes. Les paysannes du Tyrol, les dames de la Cour et celles de la ville le trouvaient également à leur goût.

La femme avait été absente de ses imaginations de jeune homme. L’adolescent mélancolique qui se promenait seul, « les cheveux et la pensée au vent », sous les sombres sapinières de Hohenschwangau ou le long des rives molles du lac de Starnberg, élaborait des théories, du reste sans fraîcheur, telles que l’universelle puissance et la souveraine domination de l’Art, la beauté des temps passés et la laideur des temps présents, la supériorité du rêve sur l’action il n’y avait pas une figure vivante qui vînt effacer dans son esprit ces pauvretés romantiques auxquelles on ne peut pas donner le nom d’idées.

Il n’aimait personne, et il avait déjà une conception de l’amour. Il s’y tint sa vie durant chose plus rare, et qui fut une de ses plus notoires originalités.

Car si Louis II a, trop souvent, cruellement outragé l’Art qu’il prétendait servir, il professait une sorte de respect mystique pour le plus profané des sentiments. Il voulait une scrupuleuse élection du sujet chéri, selon de secrètes affinités, en faisant abstraction des sens, du sexe et même de la beauté physique. Véritables amours de tête où l’on verra se succéder des personnages bien divers. Qu’il s’agisse d’un musicien de génie, d’une gracieuse princesse, d’un acteur élégant et bien disant, ou d’une impératrice, déjà dans sa maturité, mais d’une qualité d’âme si rare, la nature de l’affection de Louis II pour ses « élus » restera la même.

Stendhal croit que c’est une particularité allemande que le don de vivre et d’aimer par l’imagination. Louis II, en ce cas, aura été singulièrement germanique. Il ne se contentait pas d’embellir l’objet de son amour, ce qui est le propre de la passion. Il lui construisait une personnalité de toutes pièces. On a vu, par le ton de ses lettres, jusqu’où il allait dans cette sorte de divinisation. Il fallait être un homme de théâtre aussi expert que l’inventeur du drame musical pour savoir entretenir les illusions du royal rêveur. Moins habiles, d’autres briseront d’un geste leur propre figurine.

Il n’y avait pas, à la cour de Munich, de courtiers entreprenants comme on en trouvait au XVIIIe siècle à la cour de France. Le jeune roi de Bavière n’eut pas, comme Louis XV, un bachelier pour le déniaiser. Et puis, il eût peut-être découragé tous les bacheliers du monde. Exposé aux tentations, le farouche idéaliste se défendit contre le plaisir avec une énergie nuancée d’ailleurs d’un sérieux dédain.

La série de ses expériences sentimentales avait commencé presque avec son règne. En juin 1864, Louis était venu aux eaux de Kissingen, rendez-vous d’un grand nombre de têtes couronnées. Il y rencontra l’empereur Alexandre et sa fille, la princesse Marie-Alexandrowna. Louis, qui devait passer quelques jours seulement à Kissingen, y demeura trois semaines entières dans l’intimité des souverains russes, qu’il alla même rejoindre, la saison finie, à Schwalbach, près de Wiesbade. Le bruit de la flatteuse alliance de Louis II avec la fille d’un tsar se répandait à travers le royaume lorsque le roi revint soudainement à Munich. En même temps, la jeune princesse retournait en Russie. Louis II ne la revit jamais, et nul ne sut s’il y avait eu autre chose qu’un caprice dans ces fiançailles ébauchées.

Vint la période de la passion wagnérienne. La famille royale, la mère, l’oncle de Louis II, les ministres, les conseillers de la couronne, alarmés, eurent l’idée d’assagir le jeune souverain par le mariage. Il eût été difficile de faire accepter à Louis II une combinaison politique et diplomatique. Par une circonstance heureuse, ce roi pouvait trouver une femme sans passer par le protocole. Sa cousine, la princesse Sophie, sœur de l’impératrice Élisabeth d’Autriche, avait eu le don de lui plaire. Les fiançailles eurent lieu en janvier 1867.

Ce fut une éclaircie après les défaites que venait de subir la Bavière. La jeune princesse était populaire. Sans posséder la royale beauté de sa sœur, elle était douée d’un charme incomparable. De son côté, Louis II, malgré la fronde des antiwagnériens et les dififcultés des derniers mois, gardait l’affection de son peuple. Ce projet de mariage jetait de la joie et de la clarté sur la Bavière humiliée et vaincue. En Europe, dans les cours, on regardait avec sympathie cette idylle royale, car déjà la renommée de Louis II, idéaliste, rêveur, artiste, passait à l’état de légende. L’impératrice Eugénie, traversant Munich pour se rendre à Vienne, s’arrêtait à dessein pour connaître le prince charmant. On dit même qu’en dépit de l’étiquette elle embrassa sur les deux joues le jeune souverain, qui pensa mourir de confusion.

Le mariage princier fit, un mois durant, l’amusement de l’Europe, sur qui planaient alors tant d’inquiétudes. Ce couple semblait d’heureux augure. On voulait voir partout des gages de tranquillité et de paix. On en trouvait un dans la fraîcheur de ces fiançailles.

Cependant, un vieillard, qui connaissait sa race et son sang, hochait la tête, prévoyant et incrédule. C’était Louis Ier, qui continuait à se consoler de la perte de son trône par une vie de voyageur et d’artiste. Il était à Pompéi lorsqu’il apprit le mariage de son petit-fils. Et, devant une fresque dont l’Adonis ressemblait étrangement à Louis II, le vieil amateur détrôné composa un sonnet dont la chute était un doute : « Puisse le monde ne point gâter ton bonheur. Puisse-t-on ne jamais dire Leur amour est mort ! »

Le sonnet eut à peine le temps de venir du pays où fleurit l’oranger que son quatorzième vers se trouva avoir été une prédiction trop juste.

Tout était prêt pour les réjouissances et pour les fêtes. Déjà, la future reine avait formé sa cour et, à la Résidence, ses appartements étaient aménagés. On avait arrêté les détails de la cérémonie, distribué les cadeaux, officiellement annoncé le mariage pour le 12 octobre et même répandu dans le royaume des médailles commémoratives, quand, au dernier moment, des rumeurs étranges se répandirent. Le mariage du roi est différé, annonçaient les uns, et les autres, qui avaient raison, disaient : il est rompu. On ne tarda pas à apprendre de source certaine que le roi, après un terrible accès de colère pendant lequel il avait brûlé tous les souvenirs de sa fiancée, et même jeté par les fenêtres de la Résidence son buste et ses portraits, s’était dégagé de sa promesse.

Il y a un curieux petit roman de Stendhal, Armance, où l’on voit un amoureux hésiter, temporiser, laisser échapper toutes les occasions pour des raisons mystérieuses. À la fin, le secret se découvre, c’est un secret physiologique. Louis II fut-il retenu par une appréhension de la même nature ? On l’a beaucoup affirmé. Pareil au personnage d’Armance, il aurait, à plusieurs reprises, demandé que le mariage fût différé, et c’est le père de la princesse Sophie, alarmé, qui aurait pris l’initiative de la rupture. Cependant, des fantaisies plus bizarres encore avaient pu jeter l’inquiétude dans la famille du duc Maximilien. Il passait par le cerveau de Louis II de trop étranges caprices. S’adonnant déjà à des habitudes de vie nocturne, il ne reculait pas devant l’idée de faire porter, à l’heure où dort le commun des mortels, des fleurs ou un bijou à sa fiancée. Et ce n’était pas tout si l’aide de camp chargé de cette mission de confiance ne rapportait pas une lettre de remerciements, c’était un manque d’égards dont se froissait le roi. Et supposons que ces billets fussent du style de ceux que recevait Wagner : l’homme de Bayreuth ne s’étonnait pas du lyrisme d’autrui, et il n’était guère embarrassé pour répondre de la même encre. La pauvre petite princesse, qui n’était pas une enthousiaste de profession, n’avait pas les moyens de se tenir à volonté sur les sommets romantiques. Est-ce d’elle que vint la déception de Louis ? Est-ce Louis II qui fit douter de l’équilibre de son esprit ? Clairvoyance d’une part ou bien imagination de l’autre, le beau roman princier finit mal. Heureusement, il n’était pas trop tard.

Dès lors, le chapitre des femmes fut fermé pour le beau ténébreux à qui s’offraient tant de cœurs et qui eût pu séduire ceux qui ne s’offraient pas. Il resta sur le trône comme un Hippolyte farouche, pareil aussi, pour prendre dans la mythologie wagnérienne une comparaison qui s’impose, à ce Siegfried en qui il aimait à se reconnaître, et qui, après avoir bravé tous les dangers, « connaît la peur » en découvrant la Valkyrie Brunhilde. Mais Louis II ne surmonta jamais la peur du héros.

Plus misogyne encore que misanthrope, acceptant plus volontiers un compagnon qu’une compagne, il fut le « roi vierge », et il le resta sans effort, sans regret. Tempérament ? Mystère physiologique ? On l’ignore. Mais le fait est certain. Le chevalier de Haufingen, dans une biographie parue peu de temps après la mort du roi, a recueilli le singulier certificat que le premier valet de chambre de Louis Il donnait, non sans quelque solennité, à son maître. « Le roi, disait ce vertueux serviteur, le roi — et j’étais à même d’en juger, ne quittant pas ses appartements — n’a jamais eu de maîtresse. Jamais il n’a reçu de dame dans sa chambre. Il a toujours observé la plus ascétique chasteté et ne s’en est jamais départi. Tout ce qu’on a raconté de ses amours et de ses passions n’est que mensonge et calomnie. » Et il ajoutait en style d’épitaphe : « Le roi Louis est descendu dans la tombe non pas seulement célibataire, mais comme le plus pur des jeunes hommes. »

Louis II, libertin, n’eût rencontré que de rares résistances. Sa froideur intrigua les femmes et les attira vers lui. Il dut les repousser quelquefois avec rudesse et avec ce souverain mépris dont il avait le secret. Il découragea vite les partis qui entreprenaient de le mettre sous leur influence par l’entremise d’une maîtresse. Et ce furent parfois des scènes tristement comiques où Sa Majesté devait écarter des avances indiscrètes. Qu’on lise plutôt le spirituel récit qu’a fait M. Ferdinand Bac de l’aventure de Mlle  Schefsky, chanteuse :

Quelle est l’histoire de cette femme qui voulut se noyer dans le bassin des poissons rouges ? — Cela s’est encore passé à Linderhof dans la grotte d’azur. Là, le roi avait fait creuser une petite pièce d’eau de deux pieds de profondeur, juste ce qu’il fallait pour y faire circuler un magnifique bateau en forme de cygne. Le cygne blanc nageait, et, comme Sa Majesté avait beaucoup d’imagination, elle rêvait là-dedans en écoutant de la musique, cachée derrière un rideau de fleurs. Or, un jour, une grande dame cantatrice qu’on appelait la Diva demanda au roi, dont elle se disait littéralement folle, la permission de monter dans le cygne et de lui chanter l’air d’Elsa. Mon maitre accepta sans songer à mal et se mit tranquillement près du bord, dans le jardin d’hiver. De là, il pouvait tout voir de loin dans un éclairage bleu qu’il avait fait confectionner par des savants et qui, sensément, devait représenter le Surnaturel. Alors la Diva, qui avait déjà montré auparavant quelques symptômes de sentiments exagérés, — peut-être aussi avait-elle bu trop de champagne, — se pencha soudain d’un côté au beau milieu d’une tirade, et se laissa tomber dans l’eau en s’écriant « Sauvez-moi, mon bien-aimé !»

Nicodème, sans ajouter un mot, s’arrêta. Puis il se mit à ricaner comme un gros malin. Mais Pascal, qui voulut savoir la fin de ce plaisant récit, demanda : « Et alors ? »

Alors le roi leva l’index et appela un valet de pied. Quand celui-ci vint, il lui dit d’une voix très douce qu’on ne lui connaissait pas : « Sortez cette dame, je vous prie, et faites la sécher ».

Des actrices, des aventurières de tous les étages, qui s’étaient juré de triompher du roi, ne furent pas plus heureuses. Louis II opposait à ces entreprises un dédaigneux noli me tangere. « Ne touchez pas à la Majesté », fut le mot dont il écarta un jour une dame indiscrète. Mais rien ne décourageait les prétendantes, et il en venait de partout. La célèbre Cora Pearl eut l’idée qu’elle pourrait jouer en Bavière un rôle au moins aussi brillant que celui de Lola Montez. Elle posa sa candidature avec portraits et documents à l’appui on ne lui fit même pas l’honneur d’une réponse. Cora Pearl eut pour consolation de se dire que d’autres porteurs de sceptre avaient été moins inaccessibles.

On imagine à combien de romans et de légendes cet isolement farouche a pu donner naissance. Du vivant même de Louis II, cent fables coururent, plus merveilleuses les unes que les autres. Et il est vrai que les courtisanes n’étaient pas les seules que tentât le mystère royal. Il y avait celles qui croyaient à l’orgueil, et celles qui croyaient à la timidité. Il y avait celles que la pureté ravissait et celles qui voulaient deviner une douleur dont elles eussent été les consolatrices. Chaste ou dédaigneux, Louis eut le privilège d’attirer le dévouement et le culte des femmes. Ce sont des femmes qui ont le plus héroïquement défendu sa mémoire. C’est à une femme, l’impératrice Elisabeth d’Autriche, qu’alla sa dernière amitié. Et si les contes bleus qu’on fait encore en Bavière sont sujets à caution, Louis II n’en a pas moins, peut-être, emporté le secret d’une liaison plus spirituelle que sentimentale dont quelques fragments de correspondance donnent une plus juste idée que tous les mauvais romans qu’on a pu construire sur de faibles indices. Mais il faut respecter ce qui a voulu le mystère. Est-il même tellement certain que Louis II ait été un ennemi des femmes, qu’il n’ait pas, jusqu’au dernier jour, espéré qu’il rencontrerait une épouse d’élection ? Paysannes ou grandes dames, les Bavaroises n’avaient peut-être pas tort de le regarder comme un perpétuel Prince Charmant et comme un cœur à conquérir. Au château de Neuschwanstein, une de ses plus importantes imaginations d’architecture, et qui occupa tout son règne, un étage entier est resté vide et nu. Et les guides disent que ces appartements étaient destinés à « la reine ». Cette reine, qui n’est jamais venue, qui ne fut ni la princesse russe de Kissingen, ni la cousine de Bavière, Louis II l’a peut-être désirée, attendue jusqu’à son dernier jour…

Ce furent vingt ans de solitude soigneusement entretenue pendant lesquels ce prince spirituel, pénétrant, fait pour briller dans la société des rois, organisa à son usage une extraordinaire existence d’ermite couronné. Richard Wagner, le « vieux magicien », lui avait laissé, comme un poison, la manie de théâtre dont parle Nietzsche. La vie de Louis ne fut plus qu’une longue représentation, une féerie machinée, une suite de drames montés et joués pour lui-même et dont l’unique spectateur devint le figurant et même, à la fin, le principal personnage et le héros. Désintéressé des vivants, le spectacle fut la seule occupation de son esprit. Se passant du monde, et n’ayant sans doute pas assez de richesse dans sa pensée pour se créer un monde à lui-même, il planta autour de sa vie des décors.

L’amusement qu’il prenait, étant jeune homme, au théâtre, n’était pas devenu avec les années un goût de lettré ou d’amateur. C’est aux événements mêmes qui se déroulaient entre les frises et la rampe que continuait de s’attacher son intérêt. C’est pourquoi la présence de la foule, le bruit des spectateurs, les lorgnettes braquées sur la loge royale, étaient des détails odieux qui l’irritaient, qui troublaient son illusion plus encore que son plaisir. Aussi ne tarda-t-il pas à concevoir l’idée de faire jouer des pièces pour lui seul : ce furent ces représentations privées qui établirent en Europe la réputation d’originalité et de néronisme de Louis II.

Il avait commencé par assister aux répétitions du théâtre de Munich. La salle vide et sombre, la solitude, voilà ce qui devait lui plaire. Le roi en vint très vite à ne pouvoir admettre le spectacle dans d’autres conditions. Désormais, les acteurs durent jouer pour lui seul, les portes étant rigoureusement condamnées, et les rares personnes qu’il honorât d’une invitation priées de se dissimuler et de se taire. L’orchestre était caché selon les préceptes de Bayreuth. Défense aux musiciens de montrer la tête. Le théâtre est attenant à la Résidence, et le roi avait accès directement dans sa loge. Il assistait immobile à ces représentations, glaçant quelquefois les comédiens, habitués au contact, à la sympathie du public, et qui n’étaient pas loin — les femmes surtout — de considérer Louis II comme un bourreau plus encore que comme un maniaque. Quoique souvent il récompensât avec générosité pour le plaisir qu’il avait pris, la passion du roi ne rencontra pas de faveur dans le monde des théâtres. Plusieurs artistes soulagèrent même leur rancune en faisant des récits manifestement outrés des fêtes néroniennes que Louis II organisait à Munich.

C’était un Néron naïf et un peu puéril. Il voulait que le théâtre lui donnât, non l’illusion, mais l’image de la réalité. Il surveillait avec un soin enfantin la mise en scène. Marc Twain, l’humoriste américain — car la renommée de Louis II a passé jusque dans cette littérature — s’est amusé à raconter que, dans une pièce où un orage avait un rôle, le roi n’avait pas voulu qu’on se contentât d’imiter le bruit de l’averse et de la foudre. Il avait exigé une vraie pluie comme accessoire, et les acteurs, trempés et grelottants, avaient donné satisfaction au réalisme du royal spectateur. Cette plaisanterie américaine a au moins un point de départ juste. Bien souvent, Louis II fit régler des divertissements qui n’étaient pas d’un goût différent. Si la pluie ne mouillait pas les personnages, elle tombait cependant des frises en mince rideau. Par le même principe, le roi ordonnait que les reconstitutions historiques et archéologiques fussent soigneusement surveillées. Et il consultait son Académie sur les détails des costumes et des mœurs, demandant, par exemple, qu’on recherchât la manière de jouer aux cartes au XVIIe siècle, à propos de la Jeunesse de Louis XIV de Dumas père, ou bien, pour une représentation de Guillaume Tell de Schiller, faisant relever et rétablir, détail par détail, le célèbre chemin creux de Küssnacht. D’ailleurs grand amateur de Mémoires historiques, l’anachronisme l’irritait au plus haut point. « Vous gâtez tout mon plaisir », disait-il à l’auteur ou au metteur en scène coupable. Et les régisseurs redoutaient de ne pas le satisfaire, habitués à de royales colères pour le moindre oubli.

Telle était la conception que se formait Louis II de l’art dramatique ; Scribe et Guilbert de Pixérécourt étaient ainsi pour lui des auteurs aussi estimables que Racine ou Shakespeare. L’important pour cet imaginatif et ce solitaire, c’était d’obtenir une image même grossière des âges abolis, afin d’échapper à son propre temps. Le roman, la peinture, le mélodrame, pouvaient être de la dernière vulgarité. Il en était content s’il en tirait quelques heures de rêverie, de délivrance des hommes et de lui-même. Ce fumeur d’opium ne recherchait que l’ivresse, l’oubli, une sorte de sommeil enchanté, et non pas un plaisir esthétique. L’admirable, c’est qu’il ait gardé si longtemps la fraîcheur de sensibilité, la jeunesse d’imagination, qui font participer le spectateur de quinze ans à l’action de la scène.

Deux périodes, deux cycles, partageaient sa prédilection. C’était d’une part la vieille littérature nationale allemande, celle que le romantisme avait remise en honneur, les fables de la mythologie germanique où Wagner avait puisé. Et c’était aussi, par un contraste bien singulier, le XVIIe et le XVIIIe siècle français. Tannhæsuser, Siegfried, alternaient avec Louis XIV, Brunhilde avec Mme  de Pompadour. Hors de là, il ne manifestait qu’indifférence. Si, parfois, l’idée lui vint de faire un voyage romanesque en Espagne ou d’étudier la mythologie hellénique, ce ne furent que des velléités sans lendemain. La Grèce, Rome, l’Orient, l’Italie, il dédaigna tout ce qui attire le lettré et l’artiste. Il ne sortit pas de son troubadourisme wagnérien et de son culte pour ce qu’il appelait la « sainte trinité des trois lys de France », Louis XIV, Louis XV et Louis XVI.

Lohengrin et le roi-soleil devinrent de la sorte les personnages de rechange dans lesquels il entrait à volonté, se jouant à lui-même une perpétuelle comédie. Il devenait un autre lui-même dès que le caprice l’en prenait, de même que son favori d’un moment, l’acteur Joseph Kainz, n’était plus, à ses yeux, Kainz, mais le Didier du rôle de Marion Delorme, dans lequel il l’avait vu pour la première fois. Ainsi sa vie de tous les jours se transforma peu à peu en une représentation qui fut bientôt à grand spectacle. Pour compléter ses illusions, il entreprit de leur donner un milieu approprié. Telle fut l’origine de ses châteaux merveilleux, forteresses destinées à défendre sa rêverie et sa solitude contre les assauts du vulgaire, vastes scènes aussi où il pourrait jouer les héros légendaires et les grands rois absolus.

La manie de la décoration avait d’abord, chez Louis II, été assez innocente. À la Résidence de Munich, il avait commencé par meubler ses appartements avec un goût naïf et une modestie qui convenait au train économe des cours allemandes. Mais déjà son pavillon privé, réduit fermé aux indiscrets et où n’avaient accès que de rares privilégiés, n’était qu’une collection de souvenirs wagnériens, pêle-mêle avec des évocations des rois de France. C’étaient des Lohengrin, et c’étaient des Siegfried, voisinant avec des Louis XIV et des Marie-Antoinette, des escadres de cygnes sur les consoles, voguant, ailes déployées, au milieu d’éventails et de tabatières.

Même confusion à ce château de Berg, si gai, si blanc, qui dresse ses tourelles à créneaux parmi les sapins sombres et la clarté de vertes prairies, au bord des eaux transparentes du lac de Starnberg, en face du Tyrol neigeux et voilé. Louis II aimait ce pavillon qui porte bien sa date romantique. C’était là pourtant qu’un jour on le conduirait prisonnier, là qu’il trouverait la mort. Dans ce beau lac tyrolien, tantôt d’un azur profond, tantôt nuancé comme l’opale, il devait se noyer par une soirée sombre et maussade…

Il avait fait son premier musée, un musée de jeune homme, de cette villa presque bourgeoise. Elle n’a plus été habitée depuis sa mort, et on la trouve aujourd’hui telle qu’il l’avait ornée. Étrange collection de pauvres choses qui, à force d’être naïves et laides, en deviennent touchantes. Ce n’est pas avec ces bustes de stuc et ces imageries communes que Louis Il eût endetté la Couronne ! L’obsession de Wagner et du grand siècle ne coûtait pas cher alors au Trésor bavarois, Il y avait même à Berg un jeu de poupées wagnériennes qui a été acquis par le musée de Strasbourg quand le prince-régent voulut combler les dettes de son neveu par la vente de ses souvenirs. Louis il s’était d’abord contenté de vivre au milieu des héros de la Tétralogie et de ceux du Saint-Graal figurés par des marionnettes. Son rêve, alors, n’avait pas d’exigences.

Bientôt, et Berg, et Hohenschwangau, le petit castel romantique de son enfance, parurent mesquins à Louis II. Il lui fallut un monument plus vaste, plus luxueux, plus grandiose, pour abriter sa passion wagnérienne. Il y avait, près de Hohenschwangau, — terre du cygne, lieu où était apparu Lohengrin, — une hauteur où, selon la tradition, s’était jadis dressé le burg des seigneurs de Schwanstein. De bonne heure, Louis II avait rêvé de reconstruire là un grand château féodal. Il avait visité l’Exposition de 1867, invité par Napoléon III avec les princes de l’Europe entière, et de son rapide voyage — la mort de son oncle Othon, le roi exilé de Grèce, l’ayant rappelé en Bavière au bout de quelques jours — il avait surtout rapporté l’impression que la reconstitution de Viollet-le-Duc à Pierrefonds lui avait produite. Il n’avait plus cessé d’envier ce grand jouet en pierre de taille. À Eisenach, à la Wartbourg, l’Allemagne possède des châteaux forts historiques. Louis II les visita, évoquant le souvenir du landgrave de Thuringe au milieu des Minnesinger et des chevaliers-chanteurs. Il eut un moment l’idée de relever les ruines de Trausnitz, parce que la légende prétend qu’un Wittelsbach y avait hébergé Tannhsuser. Mais c’est au projet de Neuschwanstein, — la nouvelle pierre du cygne, — à l’endroit d’élection de son culte pour l’oiseau de Lohengrin, qu’il revint et qu’il se fixa.

L’endroit choisi était romantique à souhait : un décor pour les Burgraves. Des masses géantes de granit, d’obscures sapinières escaladant des pentes abruptes, un torrent impétueux : la nature avait fourni tous les accessoires. Les architectes n’eurent qu’à travailler sur ces données favorables. Entre tous les projets qui lui furent soumis, le roi s’arrêta à celui de Jank : chose à noter, ce Jank était décorateur de l’Opéra royal. Sa conception théâtrale s’était tout de suite rencontrée avec le goût de Louis II.

Le 15 septembre 1869, la première pierre de Neuschwanstein était posée. Les plans étaient si hardis et si complexes, qu’à la mort du roi, en 1886, le château n’était pas encore terminé. C’est aussi que l’on avait eu de prodigieux obstacles à vaincre. Louis II, comme s’il eût voulu se mesurer avec les difficultés naturelles, avait fait choix du rocher le plus escarpé pour y construire son burg. Il avait fallu, aux endroits où la roche était peu sûre, élever des murs de soutien difficiles et coûteux. Seul, une espèce de donjon avait été rapidement édifié. Louis s’y réfugiait pour y suivre les progrès de son œuvre. Comme Louis XIV, il prenait goût à la construction. Mais Louis XIV n’aurait pas eu l’idée de refaire Montlhéry ou le château de Coucy et de jouer au seigneur moyenâgeux.

Tel qu’il est aujourd’hui, quand, au sortir d’un défilé des Alpes tyroliennes, il frappe soudain la vue, le château de Neuschwanstein est une surprenante apparition. Avec sa profusion de mâchicoulis, d’échauguettes, de créneaux, de tourelles vertigineuses et de toits en éteignoir, Neuschwanstein a l’apparence de ces castels fantastiques et mystérieux que jetait, au sommet de montagnes sourcilleuses, le crayon de Gustave Doré.

La première impression du voyageur qui pénètre dans Neuschwanstein est celle d’un étonnement sans bornes. Quel est l’original qui a pu vouloir, pour y vivre seul, ces immenses galeries, ces salles démesurées ? Des fresques monotones y règnent, du genre le plus faux, où le tour de main académique est mis au service des poncifs romantiques. Mais l’ensemble révèle une obsession, une manie, et nullement un souci d’art : Wagner, encore et toujours Wagner, les motifs wagneriens, les grandes scènes wagnériennes, se répètent sans trêve. Dans une « Salle des chanteurs » imitée de la Wartbourg, c’est toute une vie de Parsifal exécutée par Spiess, un médiocre élève de Maurice de Schwind, qui déroule ses épisodes au milieu d’une débauche ornementale de monstres fabuleux, où la faune et la flore se mêlent, dragons finissant en végétaux gigantesques, oiseaux dont le col se fleurit d’un calice. Bien habile qui pénétrerait cette symbolique conforme aux propres indications du roi.

Peu importait à Louis II que ses artistes ordinaires fussent médiocres, leur peinture pauvre et sans idée. Il lui suffisait que la légende fût exactement et fidèlement rendue et que les costumes fussent strictement de l’époque. Il veillait, par exemple, à ce que l’on peignit Lohengrin dormant dans son canot, car il est dit par les anciennes épopées que le héros pouvait, durant sa traversée, se livrer sans crainte au sommeil. Souvent, il communiquait à ses entrepreneurs de fresques des notes sur les armures et le harnachement des chevaliers du moyen âge.

Dès que son burg romantique et wagnérien se fut élevé de terre, le roi y fit de iongs séjours. Il errait, pendant ses nuits sans sommeil, à travers les galeries à fresques. Et là il était à volonté Siegfried ou Parsifal, ou bien quelque landgrave artiste du temps des Minnesinger. Un officier d’ordonnance, un secrétaire de cabinet, dont les fonctions n’étaient pas des sinécures et qui devaient se soumettre aux fantaisies du roi, formaient toute sa suite. Sans contact avec âme au monde, Louis II passait ses jours dans ses palais artificiels, ses jours ou plutôt ses nuits, car des jets d’eau lumineux, de feux de Bengale, des embrasements de Neuschwanstein étaient ses plus chères distractions nocturnes. D’un léger pont de fer, hardiment jeté au-dessus du torrent, il regardait son beau château enflammé de pièces d’artifice. « J’aime idéaliser encore la beauté de la nature », disait-il un jour au peintre Spiess, invité par rare privilège à l’un de ces spectacles. Voilà ce que ce « dégénéré supérieur », comme on l’a défini, appelait « idéaliser ».

Il idéalisait d’une autre sorte lorsqu’il s’entretenait avec les morts ou avec les personnages légendaires qu’il préférait à la société des vivants. « Parsifal est mon héros, disait-il. Autrefois, j’avais choisi Siegfried mais celui-ci, dans sa force indomptée, triomphe de tout, tandis que Parsifal s’incline devant une puissance supérieure. Il raisonnait ainsi ses phantasmes. Et, le plus souvent, il dédaignait de fournir des explications. Il ne dit jamais pourquoi il rendait une sorte de culte à une statue exécutée sur ses indications. On la voit encore à Neuschwanstein c’est un dragon qui rampe au pied d’un palmier et qui s’efforce vainement d’atteindre les fruits qu’il convoite. Là, du moins, il y a une allégorie dont on peut surprendre le sens. Mais nul ne sut pourquoi il vénérait certaines colonnes, pourquoi il saluait certains arbres. Fétiches ? Compagnons muets et inanimés qu’il préférait à l’espèce humaine ? Il n’a pas livré son secret, mais ses ennemis en abusèrent lorsque, pour le perdre, ils eurent besoin de faire croire à son incurable folie…

Neuschwanstein est imposant et dispendieux. Louis avait de plus modestes retraites où il satisfaisait sa manie wagnérienne. Tout près de son château de Linderhof, cette fantaisie à la façon de Versailles égarée dans le Tyrol, au milieu d’un parc dont l’ordonnance paraît réglée par Lenôtre, une porte mystérieuse se dissimule parmi les rochers. On la pousse, on entre et l’on se trouve dans une grotte assez vaste, copiée sur celle de Capri, avec tout ce qu’il faut, en fait de stalactites, à une caverne qui se respecte. À la lueur d’un jeu de lampes électriques, on distingue, à l’extrémité d’un bassin où flotte encore la barque de Lohengrin, un grand panneau qui représente le Venusberg. Entouré des trois Grâces, d’innombrables Cupidons et de tous les personnages au corps de ballet qui figurent au premier acte de l’opéra fameux, Tannhseuser est couché aux pieds de la déesse. Ce bizarre ermitage ne servait d’ailleurs pas, comme des voyageurs pourraient l’imaginer, à de royales débauches. Louis II avait fait du Venusberg sa salle à manger d’été. Devant les délices de ce mortel aimé d’une déesse, il déjeunait de son bel appétit, assis sur un rocher romantique — le rocher de la Lorelei — avec une branche de faux corail pour table.

Un autre ermitage wagnérien lui servait de cabinet de lecture et, à l’occasion, de chambre à coucher rustique. Non loin de Linderhof encore et de son luxe, à deux pas de la frontière autrichienne, on rencontre, en pleine forêt, une hutte construite de poutres grossières. C’est un pur décor de théâtre, la demeure de Hunding au premier acte de la Valkyrie. Des peaux de bêtes sont jetées sur la terre battue. Au milieu de l’habitation, le frêne énorme sur lequel elle s’appuie, porte, enfoncé jusqu’à la garde, le glaive symbolique que viendra arracher le héros. Armes, cornes à boire, ramures de cerfs, têtes d’aurochs empaillées rien ne manque des barbares accessoires auxquels la Tétralogie a habitué les Opéras. Louis II avait un goût particulier pour cette décoration de théâtre plantée au milieu des bois. Il eut l’idée d’y faire jouer la Valkyrie. Lui qui redoutait si peu les railleries, il renonça pourtant à son projet de crainte d’irriter encore ses ennemis, les bourgeois de Munich. Peut-être aussi avait-il besoin de ménager le crédit public, étant à court d’argent. Mais il en faisait le plaintif aveu à Joseph Kainz, son favori d’un moment : « Cela m’afflige toujours de voir mes innocentes fantaisies ébruitées et méchamment critiquées. Que d’heures pénibles on m’a déjà fait passer ainsi ! Pourquoi donc veut-un me refuser des distractions qui ne font de tort à personne ? J’avais projeté aussi de faire représenter le premier acte de Tannhauser dans la grotte de Vénus. Mais il fallait des chœurs, un corps de ballet… en un mot, un personnel trop considérable. On m’aurait reproché avec plus de raison ces dépenses. Aussi, n’y ai-je plus pensé. »

Au promeneur qui visite Linderhof, on ne manque pas non plus de montrer une troisième retraite de Louis II. C’est la cabane du pieux solitaire Trevrezent. Croix de bois, foyer de pierre, lit de pénitence, rien ne manque de la description donnée par le poème de Wolfram d’Eschenbach.

Il est d’ailleurs probable que, s’il s’était contenté de ces imitations de la vie érémitique, qui avaient l’avantage de ne pas être dispendieuses, le roi de Bavière aurait eu une fin moins triste et moins rapide. Ce furent ses prodigalités qui servirent plus tard de prétexte à ses ennemis pour le priver de sa liberté et de son trône. Son crime fut de ne pas prendre assez souvent l’avis de la Cour des Comptes. Son erreur, d’avoir cru que le peuple de Bavière lui passerait, comme le peuple de France les avait passées à Louis XIV, les « trop grandes dépenses » dont le bâtisseur de Versailles et de Marly s’accusait à son lit de mort.

L’Allemagne, à la fin du XVIIe siècle et pendant tout le XVIIIe, avait été remplie de ces petits princes dont parle le fabuliste et qui voulaient avoir, non seulement des ambassadeurs, mais des palais à l’image de ceux du grand roi. En ce temps où l’Europe entière était française de goûts, de mœurs, de langage, les Allemands s’exténuaient avec plus de zèle encore que les autres peuples à copier notre luxe. 1813, le romantisme, la naissance du sentiment national en Allemagne, avait fait reculer, presque disparaître, cette idée de la supériorité de la France. Les victoires de 1870 venaient de porter le coup de grâce à notre influence dans les pays germaniques. Ce fut le moment que choisit Louis II pour se mettre au culte et à l’imitation de l’art français.

Depuis longtemps, comme nous l’avons dit, le roi avait mis les Bourbons de France au nombre des héros de son culte privé. Mais, dans cet ordre d’idées, il n’avait guère dépassé la manie du bibelot lorsque, le goût de la grande construction lui étant venu, il entreprit, bien que le château féodal de Neuschwanstein ne fût pas à moitié sorti de terre, d’élever un nouveau bâtiment dont il était allé chercher le modèle et l’inspiration à Versailles.

En juillet 1874, se faisant violence à lui-même, car les instants qu’il consacrait au protocole et à la vie de cour devenaient de plus en plus rares, Louis II avait donné quelques réceptions à Munich en l’honneur de l’empereur Guillaume. Le public avait été frappé du contraste que formait le « vieux monsieur » de Berlin, encore droit, robuste, alerte, avec le jeune souverain bavarois, dont la personne exprimait l’hésitation, la lassitude et surtout l’ennui. Le séjour de Guillaume Ier à Munich avait été abrégé, à la grande satisfaction de Louis II, moins disposé que jamais à pardonner à son oncle et à ses cousins de Prusse, par la nouvelle de l’attentat commis par Kullmann contre Bismarck. Quelques semaines plus tard, Louis II disparaissait mystérieusement. Des notes communiquées à la presse disaient bien que le roi avait quitté Munich pour le château de Berg et qu’il avait l’intention d’achever l’été dans ses pavillons de chasse du Tyrol. En réalité, il était parti en secret, le 20 août, pour Paris, accompagné du fidèle Holnstein.

Louis II était descendu tout droit à l’ambassade de la rue de Lille, qui était occupée alors par le prince de Hohenlohe. Car déjà l’ancien ministre de Bavière commençait à recevoir, avec les plus beaux postes du nouvel Empire allemand, la récompense du concours qu’il avait apporté à l’œuvre de Bismarck. Louis II prouvait qu’il ne gardait pas de rancune contre celui qui avait été l’artisan le plus actif de l’unité allemande, en choisissant Hohenlohe pour hôte et pour confident de son escapade. L’ambassadeur d’Allemagne s’empressa d’ailleurs de faire connaitre au Gouvernement français l’identité du voyageur de marque qui se cachait sous le nom de comte de Berg. On était encore si près de la guerre qu’il fallait craindre les plus regrettables incidents au cas où un hasard ferait tomber l’incognito du roi.

Hohenlohe, dans son Journal, a noté l’emploi du temps de Louis II pendant ce qu’il appelait, au retour, les « belles heures » de son voyage. Musées, théâtres et même marchands de curiosités dont il mettait les richesses à sac, rien cependant ne l’attirait comme Versailles. Versailles était pour lui comme le but d’un pèlerinage. Il y passa de longs moments, fit jouer les grandes eaux pour lui tout seul, eut même un entretien avec le duc Decazes, ministre des Affaires étrangères. Il regagna son royaume avec l’idée arrêtée de créer son Versailles, comme l’avait fait le grand roi.

Linderhof était aussi un pavillon de chasse des plus modestes, lorsque Louis II décida d’y élever une demeure somptueuse et royale. On a souvent dit que Versailles, son canal, ses eaux, étaient un défi à la nature. À Linderhof, le défi est plus frappant encore. Dans un coin du Tyrol, entre de hautes murailles de roches sauvages, parmi le triste sapin, à une altitude où la neige couvre le sol près de six mois de l’année, que peuvent faire un Trianon, un jardin tiré au cordeau et des nymphes qui frissonnent au milieu des ifs taillés ? Linderhof, avec ce contraste violent et recherché, fut pour Louis II une manifestation de volonté et de puissance. C’est pourquoi il décida même que, par un jeu de mots d’un orgueil puéril, Linderhof serait débaptisé et, du village voisin d’Ettal, recevrait le nom de « Meicost-Ettal », anagramme de « l’État c’est moi ».

Linderhof — car l’ancienne appellation a prévalu — n’est encore qu’un modeste essai de reconstitution d’un palais à la française. Avec ses proportions restreintes, c’est une luxueuse fantaisie d’ameublement et de décoration à l’usage d’un amateur de nos grands styles classiques qui aurait beaucoup pratiqué les livres des frères de Goncourt sur le XVIIIe siècle. Un cabinet jaune est dédié aux maîtresses de Louis XV : Mme  de Châteauroux et ses sœurs, Mme  de Pompadour, la Du Barry, en pastels qui ne sont pas de La Tour, s’y regardent. Un salon voisin est consacré aux ministres Choiseul, Chauvelin, Maupeou. Des copies de Watteau ou de Boucher, de Le Brun ou de Van der Meulen, s’appliquent aux plafonds et aux murs, parmi les ors prodigués. Et de ces pastiches si patiemment poursuivis se lève une atmosphère indéfinissable de solitude et d’écrasement. L’homme qui dicta ce choix de meubles brillants, de tentures éclatantes, n’était pas un voluptueux insouciant, avide ou curieux de plaisir. Ce décor de luxe et de fêtes ne servait qu’aux débauches d’une imagination meurtrie. Sur cette sorte de musée intime où Louis II passait les nuits à des rêves inexpliqués, un morne mystère persiste à s’appesantir. Et Linderhof, qui donne d’abord l’impression d’une fantaisie historique assez médiocre, laisse au visiteur l’angoisse d’avoir approché des lieux témoins d’une douleur ou d’une folie. Sur Louis II, « dégénéré supérieur », égoïste de génie, artiste manqué ou cœur incompris, nous avouons qu’après enquête et réflexion notre jugement hésite encore. Des étranges salons mauves et bouton d’or de Linderhof ne se dégage que la certitude d’un secret. Ce trouble et ce charme qu’il répandait, cette sensibilité, ce pudendum dont il n’a pas dit le mot, continuent de flotter sur les lieux où il s’est le plus complaisamment attardé.

Cependant, l’obsession du grandiose ne le quittait pas. Versailles, — où il était revenu sans doute, car ses fuites dans la montagne pouvaient dissimuler bien des voyages rapides ou même prolongés, — Versailles le hantait. Mais il lui fallait le palais lui-même, avec sa noble façade et la perspective des jardins et du grand canal. Plus de ces réductions dont se contentaient les menus princes allemands de l’autre siècle. C’est Versailles intégral que Louis II se donna pour tâche de reconstituer en Bavière.

Le site qu’il avait désigné était admirable. Une île aride et nue au milieu d’un lac mélancolique, le Chiemsee, un paysage vaste et désert, un large horizon, et surtout des eaux qui semblent protéger la majesté royale contre les approches du vulgaire, refont une originalité à ce Versailles transporté comme par magie aux environs de Munich. Mais que de peine il en a coûté ! Si Louis XIV s’est plu à faire violence aux difficultés, que dira-t-on de Louis II ? La petite île d’Herrenwœrth, du domaine de la Couronne, était tout juste assez solide pour supporter le poids d’une pareille construction. Les courants qui traversent le lac rongent ses bords. Les déboisements qu’il a fallu faire en ont encore compromis la solidité, peut-être même la stabilité. Herrenwœrth n’était que sable et marécages, et, quelques précautions que les architectes aient prises, on peut redouter qu’un jour le palais ne glisse dans la vase. Déjà, l’on raconte dans le pays qu’en des temps reculés un château fut englouti par les eaux du lac. Le même sort menace peut-être la création qui tint le plus au cœur de Louis II, le dernier grand rêve de sa vie.

Ce n’est qu’en 1878 que les fondations d’Herrenchiemsee purent être entreprises. Louis II commençait de succomber aux embarras d’argent, et il entreprenait une œuvre plus coûteuse encore que les autres. Linderhof inachevé, l’énorme Neuschwanstein interminable, engloutissaient chaque année de grosses sommes. Des idées nouvelles, des fantaisies imprévues, dont le roi exigeait la réalisation immédiate, rendaient même toute prévision de dépenses impossible. Le roi de Bavière, outre ses revenus personnels, d’ailleurs assez médiocres, avait droit à une liste civile d’environ cinq millions de francs. En eût-il reçu dix fois plus que Louis II eût encore trouvé le moyen de s’endetter. La manie de la construction coûte cher. Et si les admonestations de Colbert étaient restées sans effet sur Louis XIV, on juge si Louis II, qui était loin de posséder au même degré que son modèle la notion des devoirs du souverain envers l’État, restait insensibie aux avis de ses ministres.

Le Versailles du Chiemsee fut un gouffre. Ce prodigieux pastiche coûta aussi cher que l’original. Mais la Bavière ne possède ni les ressources ni la générosité de la France. Et puis, le Versailles de Louis XIV répondait à une politique, à la formation d’une cour et d’une société, proclamait l’indiscutable souveraineté du monarque sur tous les gentilshommes du royaume, attestait la victoire de la monarchie absolue sur la puissance féodale et sur les puissances d’argent, était une réponse au faste du financier Fouquet. Versailles recueillait l’admiration de tous les mondes, celui des lettres, celui des arts, celui de la noblesse, celui de la bourgeoisie. À l’étranger, ce palais était devenu le signe éclatant du prestige conquis par la monarchie française. Herrenchiemsee n’avait aucune de ces excuses. Le vaste palais désert, où s’entassaient les richesses, ne servait qu’aux mornes rêveries solitaires d’un prince sans cour, sans admirateurs, sans poètes, sans maîtresses. C’est pourquoi les énormes dépenses où Louis II était entraîné par ce caprice qui passait la mesure firent murmurer les bourgeois de Munich plus fort qu’au temps même où Wagner était le favori : Versailles devait causer la perte de Louis II.

À vingt ans, il avait écouté l’opinion publique, il s’était séparé de Wagner. Maintenant, il opposait un mépris glacial aux reproches de la presse et aux voix de la foule. Un vertige d’orgueil l’avait saisi. Il avait voulu que son palais dépassât, par quelques côtés, celui des rois de France, que sa Galerie des Glaces dépassât la vraie de quelques pieds, que sa chambre de parade fût la plus imposante des chambres de roi. Dans le grand vestibule d’Herrenchiemsee, un paon merveilleux, dressé sur un piédestal isolé, représente allégoriquement, suivant le procédé qui lui était cher, la pensée dominante de l’œuvre. Comme ailleurs il avait mis le cygne romantique, il a voulu, à l’entrée d’Herrenchiemsee, poser l’oiseau orgueilleux.

Ces actes d’autorité alternaient avec des visites à Versailles, à Reims, sanctuaire, disait-il, du « plus haut idéal monarchique ». Et, avec le temps, à mesure d’ailleurs que Louis II s’éloignait de la vie politique de son royaume et qu’il laissait aller avec un dédain croissant la machine parlementaire et constitutionnelle, il adoptait des goûts et surtout des formules d’un absolutisme plus accusé. Il prit l’habitude de commencer ses lettres par « Moi, le Roi, je veux. » et de terminer ses ordres par un « amen » impératif. Plagiant Charles-Quint et Philippe II après Louis XIV, il signait sur les registres des auberges de montagne, d’une écriture hiératique : Yo el Rey.

Dans un tel état d’esprit, on imagine avec quelle impatience Louis II supportait sa dépendance vis-à-vis des gens de Berlin. En cette année 1875, où il avait donné déjà plusieurs preuves d’un renouveau d’énergie et de volonté, il s’avisa d’une manifestation de son pouvoir souverain tout à fait significative au point de vue de ses rapports avec la famille impériale.

Le 20 août, les troupes bavaroises avaient fini leurs manœuvres d’été, et, l’inspection d’usage accomplie par le prince Frédéric de Prusse, elles étaient déjà pour la plupart rentrées dans leurs quartiers, lorsque survint l’ordre d’organiser une grande revue que passerait le roi en personne. Le public, accoutumé aux absences, aux disparitions du souverain, accueillit d’abord avec incrédulité la nouvelle. Il fallut se rendre à l’évidence lorsque arrivèrent à Munich des détachements des diverses garnisons.

C’est que Louis II avait été péniblement froissé de l’accueil enthousiaste que la foule, cette année-là, comme les autres, avait fait à « notre Fritz ». C’était le prince prussien de Hohenzollern, le suzerain, qui était le plus salué et le plus acclamé. « Quant à moi, on m’honore seulement dans mes couleurs », disait amèrement le roi. Il n’avait pas désarmé envers celui qu’il regardait comme son rival et son ennemi. Il y avait entre eux une haine d’homme à homme.

Cette revue militaire tirait de là toute son importance aux yeux de Louis II. Il s’agissait pour lui d’affirmer qu’il était le seul chef de l’armée bavaroise, qu’il entendait conserver sa liberté d’action, indépendamment des inspections annuelles de Frédéric. Louis II fut accueilli avec enthousiasme par la foule, chez qui le loyalisme était toujours vif et qui conservait l’esprit particulariste à fleur de peau. Mais il se contenta de cette manifestation, en somme platonique. Il n’osa, ou plutôt ne put aller plus loin. Deux jours après il partait secrètement pour Reims, dont la cathédrale, avec les souvenirs du sacre, attirait à ce moment ses rêveries historiques.

Au retour, il reprit sa vie négligente et solitaire. Il n’avait eu qu’une velléité de reconquérir son royaume. Le contact même avec la population, qu’il avait retrouvé un instant, il le reperdit aussitôt. Au mois d’octobre, on inaugurait une statue de son père, le roi philosophe Maximilien. La cérémonie s’acheva sans que Louis II eût paru. C’était fini. Il avait donné son dernier effort. Il se retrancha désormais du monde des vivants, et il devait poursuivre son règne loin des hommes dans la fantasmagorie et le spleen, avant de l’achever par une tragédie atroce.