Texte établi par Société Saint-Augustin, Desclée de Brouwer & Cie (p. 37-44).

CHAPITRE IV


M. de champlain et la compagnie des marchands. — on lui refuse des colons. — louis hébert consent à s’établir à québec. — il vend ses propriétés à paris. — il passe au canada. — dangers de la traversée. — les associés de la compagnie des marchands tentent de le décourager. — persévérance de louis hébert.


Pendant que le fort de Port-Royal succombait sous les coups des Anglais, M. de Champlain rencontrait des difficultés sans nombre dans la fondation de Québec. Il avait à lutter contre les marchands intéressés dans le trafic des fourrures. Ces hommes ne songeaient qu’à leur commerce. Les revenus qu’ils en retiraient les intéressaient bien plus que la fondation d’une colonie stable. Ni la prospérité du pays ni le salut des sauvages ne pouvaient les toucher. Leur cupidité étouffait tout autre sentiment. M. de Champlain connut ainsi par expérience jusqu’à quel point la soif de l’or ou des honneurs paralyse les plus beaux projets. Nombre d’hommes, en effet, bien doués pourtant, sacrifient trop souvent les plus nobles causes à leur ambition.

M. de Champlain réclamait à grands cris des colons pour la Nouvelle-France. Il sollicitait des bras vigoureux pour défricher les terres canadiennes, pour les labourer et les ensemencer. Il n’avait que faire des chasseurs, des commis et des coureurs de bois envoyés ici pour les intérêts de la grande Compagnie. Il demandait des défricheurs. La compagnie restait sourde à cette demande sous le prétexte que les défrichements éloigneraient le gibier, source de précieux revenus.

Cette compagnie imprévoyante ne songeait même pas à assurer le nécessaire à ses employés. Les provisions de bouche venaient de la mère-patrie et tout retard des vaisseaux pouvait être funeste. Les habitants de Québec, pour trouver un moyen de subsistance, devaient alors se livrer à la chasse et à la pêche. La perspective de mourir de faim dans les grands bois de l’Amérique jointe à la mauvaise volonté des trafiquants retardait la venue des colons.

Après neuf ans, M. de Champlain n’avait pu vaincre encore l’obstination des Associés. Il ne s’était pas épargné pourtant. Il désirait ardemment rendre la Nouvelle-France indépendante de la mère-patrie en ce qui regardait les premiers besoins de la vie. Il semble que les Associés des Marchands eussent dû comprendre qu’il était de leur plus grand intérêt qu’il en fût ainsi. Des chasseurs et des pêcheurs n’étaient point propres à travailler efficacement à l’établissement d’une colonie. Le plus solide fondement d’un pays n’est-ce pas l’agriculture ? C’est sur l’agriculture que se base la société. Sans elle il n’y a ni société ni vie possibles. Une profession ou un métier peuvent même disparaître sans que la société souffre trop de dommage, mais que deviendrait-elle sans l’agriculture ? N’est-il pas aisé, pour un certain temps du moins, de vivre sans avocat, sans notaire, sans médecin ? Oui, certes, tous peuvent vivre sans plaider, sans passer des contrats, et souvent sans recourir à la science médicale, mais il n’est personne qui puisse se passer du cultivateur. C’est de lui qu’il faut acheter les légumes, les denrées, les céréales, les viandes nécessaires à l’entretien de la vie. Que deviendraient nos citadins et nos villageois sans lui ? Qu’une seule récolte vienne à manquer il y a du malaise dans la société par suite de la rareté des produits. Le cultivateur est donc l’homme nécessaire et le plus indépendant des mortels. S’il connaissait son bonheur il ne serait pas tenté de quitter la charrue pour les tracasseries d’un métier… même le plus rémunérateur.

« Heureux qui sait jouir, qui cherche à se connaître,
Qui cultive son champ et qui n’a point de maître »

sommes-nous tentés d’écrire avec Boistel.

M. de Champlain désirait fonder une colonie durable. Il avait donc beaucoup de raisons de réclamer des défricheurs et des laboureurs pour les belles terres canadiennes. En dépit de ses démarches, après neuf ans, il n’avait pas encore réussi à implanter dans le pays un seul colon à qui l’on permît de se livrer à la culture.

En 1617, dans un de ses voyages à Paris, il rencontra Louis Hébert, son ancien compagnon de Port-Royal, qui suivait de loin la fondation de Québec. Louis Hébert s’intéressait d’autant plus à cette œuvre qu’il conservait toute son affection pour la Nouvelle-France. M. de Champlain lui proposa de l’emmener avec lui. Louis Hébert fut comblé de joie ; il allait enfin revoir le Canada, et reprendre la vie du colon, cette vie si pleine de charmes pour lui malgré les sacrifices qu’elle exigeait. M. de Champlain, en présence de l’acquiescement de Louis Hébert, se sentit plus courageux pour continuer son entreprise. Il connaissait de vieille date le zèle de cet apothicaire, devenu, à Port-Royal, un agriculteur passionné. Avec lui il avait défriché un petit coin de la terre acadienne. En sa compagnie il avait jeté dans le sol fécond la semence productrice et recueilli la première moisson. Enfin, la Nouvelle-France allait avoir son premier colon ! D’autres, sans aucun doute, suivraient plus tard le chemin qu’il aura tracé ; ils s’établiront sur des terres ayant vu les succès d’un pionnier si enthousiaste et si persévérant !

Telles étaient les espérances que M. de Champlain entretenait sur Louis Hébert. Mais une question restait à résoudre. Les Associés consentiraient-ils à le laisser passer au Canada avec sa famille ? Voilà ce qui inquiétait le fondateur de Québec. Il se rendit auprès d’eux et leur représenta les services que Louis Hébert pourrait rendre aux hommes du poste aussi bien qu’aux engagés, et il les assura que cet apothicaire n’exigeait, pour son travail, que la permission de cultiver un lopin de terre assez grand pour l’entretien de sa famille.


samuel de champlain, fondateur de québec.

Les Associés de la Compagnie acceptèrent ces conditions peu onéreuses et ils permirent à Louis Hébert de s’établir à Québec.

Notre premier colon, cette fois, allait quitter la France pour toujours. À Paris, il possédait des propriétés ; il les vendit. Ses parents et ses amis le sollicitèrent de revenir sur sa détermination. Ils lui représentèrent sans doute toutes les fatigues qu’il avait subies, toutes les peines qu’il avait endurées sur la terre acadienne. Rien ne put l’ébranler. Il prévoyait que cette nouvelle démarche lui causerait des ennuis. Mais si grand était son désir de contribuer à la fondation de la Nouvelle-France et à la conversion des sauvages qu’il se sentit la force de surmonter tous les obstacles. Que lui demandait-on, en effet ? On le priait de recommencer à Québec les travaux entrepris autrefois en Acadie. Peu lui importait d’avoir dépensé huit ans dans une entreprise qui avait échoué misérablement et dans laquelle il avait perdu son temps, ses peines, tout le fruit de son labeur. M. de Champlain faisait appel à son patriotisme et à sa foi ; il comptait sur son aide pour commencer une colonie stable c’en fut assez pour lui faire repousser toutes craintes d’insuccès. Louis Hébert se sentait appelé de Dieu pour contribuer à la fondation d’une Nouvelle-France et à fournir, par là, aux aborigènes, les moyens de parvenir à la foi chrétienne. Cet homme, cet humble colon est donc le type du pionnier-apôtre.

On ne peut croire pourtant que Louis Hébert et sa petite famille quittèrent sans regrets aucuns, leurs parents, leurs amis et leur patrie. Non, certes ! Ils étaient d’une même nature que nous. L’abandon de ceux qu’ils aimaient dut leur coûter bien des sacrifices. Notre histoire nationale commence au milieu des larmes et des chagrins de la séparation. Les pionniers, qui, après cette première famille, vinrent sur nos rives, furent obligés de faire, eux aussi, le sacrifice de leurs parents et de leurs amis. Il nous semble les voir ces pieux colons se rendant à l’église de leur village natal en compagnie de ceux qu’ils aimaient pour y prier une dernière fois avant de s’embarquer pour leur lointaine destination. Après avoir mis leur voyage sous la protection de la Sainte Vierge, ils se dirigeaient vers le port où les attendaient des embarcations bien frêles, qui devaient les conduire dans leur nouvelle patrie. Les derniers adieux s’échangeaient alors au milieu des sanglots et des souhaits qu’un chacun formulait. Puis le navire s’éloignait lentement, la France disparaissait aux yeux des voyageurs qui, avant de perdre de vue cette terre chérie, lançaient de la main un dernier adieu vers la patrie aimée.

La traversée de Louis Hébert fut longue et orageuse. Près des Bancs de Terreneuve, le navire faillit sombrer. Les vents et les courants le poussaient contre les glaces flottantes. Un jour la tempête fut si violente, et le navire se heurtait si fort contre les banquises, que les malheureux passagers perdirent tout espoir de salut. Le Père Joseph Le Caron confessa tout le monde et lui-même se mit en état de paraître devant Dieu. Le plus grand émoi régnait sur le bateau. Mais ce qui toucha les passagers et les attendrit jusqu’aux larmes, ce fut de voir Mme Hébert élevant par les écoutilles le plus petit de ses enfants afin qu’il reçût aussi bien que les autres, la bénédiction du bon Père. « Les voyageurs échappèrent au naufrage d’une manière miraculeuse. »

À Québec le navire était attendu avec anxiété. On n’espérait plus les revoir : « On avait prié Dieu pour eux, écrit Sagard, les croyant morts et submergés. » Après treize semaines de navigation tous arrivèrent enfin à Tadoussac : « ayant été dans l’appréhension continuelle de la mort et si fatigués qu’ils n’en pouvaient plus. »

Afin de permettre aux passagers de prendre un repos mérité on fit escale à Tadoussac tandis que le Père Joseph Le Caron continua son voyage jusqu’à Québec. Le dimanche fut passé en prières. Les charpentiers, les matelots, élevèrent à la hâte une chapelle avec des branches de sapins et de cèdres. Mme Hébert et ses enfants l’ornèrent de fleurs sauvages. Le Père Paul célébra ensuite la Sainte Messe en présence de l’équipage, à genoux, dans le plus profond recueillement. Qui dira les sentiments de reconnaissance que Louis Hébert rendit au Ciel pour l’avoir conduit à bon port avec les siens ! Ce fut au bruit des fusillades que Notre-Seigneur descendit sur l’humble autel du sacrifice. Le capitaine fit tirer plusieurs coups de canons en actions de grâces. Au sortir du dîner, écrit Sagard, on chanta les Vêpres solennellement, de manière que ce désert sauvage fut changé en ce jour en un petit Paradis, où les louanges divines retentissaient jusqu’au ciel.

La Providence voulut éprouver Louis Hébert dans sa traversée en Amérique pour le préparer sans doute aux épreuves d’un autre genre qu’il devait y rencontrer plus tard.