Imprimerie de "L'Événement" (p. 3-13).

LOUIS HÉBERT

« Louis Hébert, premier chef de famille résidant au pays, qui vivait de ce qu’il cultivait. »
Champlain.
Louis Hébert « le premier Acadien et le premier Canadien ».
M. Émile Saloue.
« La Colonisation du Canada français est une épopée illustrée par les plus vaillants, quoique les plus obscurs courages, où un héroïsme, de tous les instants, n’a eu d’autre témoin que le Dieu qui veille aux destinées des nations et, pour les rendre plus fécondes, multiplie dès l’origine, les sacrifices et les épreuves. »
Arthur Buies.


À un concours, organisé naguère à Montréal, on demandait quel est le plus grand fait de l’histoire du Canada. — « Le geste de Louis Hébert jetant le blé en terre », répondit Madeleine.

Je ne sais plus si l’aimable chroniqueuse remporta le prix, mais je me souviens que plusieurs dirent qu’elle le méritait.

L’œuvre du défricheur est vraiment l’œuvre de vie, et le premier colon de la Nouvelle-France eut tant d’obstacles à vaincre, il personnifie si noblement l’héroïsme obscur, l’humble et pur patriotisme !

Ce n’était ni la pauvreté, ni la cupidité qui avaient mis la hache et la pioche aux mains de ce pharmacien de Paris. Son père, apothicaire de la maison royale, lui avait laissé du bien et aussi, semble-t-il, sa charge fort lucrative.

Louis Hébert avait donc devant lui, en France, un bel et tranquille avenir bourgeois. Mais il n’était pas homme à s’en contenter. Il avait en son âme ces ardeurs, ces énergies puissantes qui s’accommodent mal d’une vie toute faite. Et quand Pierre de Monts et Jean de Poutrincourt se décidèrent à fonder un établissement en Acadie, Louis Hébert voulut tenter l’aventure[1].


* * *


Henri IV nomma Pierre de Monts lieutenant-général de l’Acadie, et lui accorda le privilège exclusif de la traite, mais sa bienveillance ne fit pas davantage.

Comme les frais de l’entreprise excédaient fort les moyens de M. de Monts, une compagnie de marchands fut formée. On recruta des soldats, des colons, cent vingt artisans et l’on fréta quatre vaisseaux. Plusieurs gentilshommes étaient de l’expédition et Pontgravé, le vieil ami de Champlain, commandait l’un des navires.

Champlain avait déjà exploré les Antilles et le Saint-Laurent, mais la curiosité des terres inconnues le possédait toujours et il accepta avec grand plaisir l’invitation de M. de Monts, Saintongeois comme lui.


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C’est le 7 avril 1604 que la petite flotte prit la mer et cingla vers l’Amérique. Deux mois plus tard, les pionniers côtoyaient la sauvage Acadie encore dans sa grâce printanière. Cette terre charmante, qu’un malheur unique a sacrée pour jamais, que l’histoire nous montre comme voilée d’un deuil éternel, apparut aux Français belle comme l’espérance. Ils en prirent possession avec une joie de conquérants. Mais le lieutenant-général commit la faute de choisir une petite île pour y asseoir sa colonie.

Cette île — qu’il nomma Sainte-Croix — n’avait qu’une demi-lieue de circonférence et l’eau douce y manquait. Presque tout le bois qui s’y trouvait fut employé à construire les logements. Et comme l’hiver fut, cette année-là, extraordinairement hâtif et rigoureux, les Français emprisonnés par les glaces, pensèrent mourir de froid et souffrirent beaucoup du manque d’eau. Une fois les provisions de vin et de cidre épuisées, il fallut boire de l’eau de neige, pour ne pas mourir de soif. Aussi le terrible mal de terre éclata[2].

Sur soixante-dix-neuf hivernants, trente-six moururent et plus de vingt virent la mort de fort près. Presque tous les autres furent plus ou moins incommodés. Onze chasseurs qui vivaient beaucoup au dehors, se maintinrent seuls en bonne santé.


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Cet épouvantable hiver avait fort abattu De Monts : il voulait abandonner l’entreprise. Les secours d’hommes et de vivres que Pontgravé lui amena de France au mois de mai ranimèrent son courage. L’abandon de l’île funeste s’imposait. Mais De Monts tâtonna. Il aurait voulu s’établir dans un pays chaud et perdit un temps précieux en explorations infructueuses. L’été finissait, quand Champlain et Poutrincourt le décidèrent à transporter sa colonie sur les bords de la baie de Fundy[3], à l’endroit que Champlain avait nommé Port-Royal[4], et jamais choix ne fut plus heureux.

L’immense rade était commode et sûre. De belles rivières traversaient la contrée et la luxuriante végétation sauvage attestait la fertilité du sol. C’était un pays charmant et Champlain disait qu’il ne pensait pas avoir jamais ouï nulle part un si agréable gazouillis et ramage d’oiseaux.

Le lieutenant-général était calviniste, mais suivant la coutume française il fit élever une grande croix ainsi qu’il avait fait dans l’île abandonnée. L’espérance charmait toutes les fatigues, elle entr’ouvrait devant les colons les plus belles perspectives, et catholiques et protestants se mirent à l’œuvre avec entrain.

Les épreuves n’avaient point découragé Louis Hébert. À l’automne, il passa en France, mais pour revenir à Port-Royal l’année suivante, avec sa femme[5] et ses enfants. À peine était-il de retour, qu’il reprit avec ardeur ses travaux de culture. Pendant que ses amis chassaient ou exploraient la contrée, Louis Hébert abattait, arrachait, plantait, semait, travaillait la terre avec amour et avec joie.

Ce Parisien, agriculteur passionné, avait le sentiment de la nature. La forêt vierge — océan de verdure et de parfums sauvages — l’attirait. Il aimait à y errer, à y étudier la splendide vie végétale, et les indigènes qui le voyaient souvent herboriser, l’avaient surnommé Le ramasseur d’herbes.


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Les indigènes de l’Acadie n’étaient point cruels. Ils s’attachèrent vite aux Français, qui les traitaient en égaux, en frères. Ils comprenaient que ces étrangers leur voulaient du bien.

Le baron de Saint-Just, fils de Poutrincourt, avait appris avec une singulière facilité la langue souriquoise. Il la parlait parfaitement et son père lui faisait traduire les instructions des missionnaires et les prières chrétiennes. Le chef Memberton suivait ces catéchismes avec sa famille. Tous écoutaient le jeune interprète avec un profond respect. L’illustre sagamo avait un grand prestige dans le pays et inspirait aux Français une véritable admiration. Âgé de plus de cent ans, il en paraissait à peine cinquante et n’avait rien perdu de sa mémoire, ni de sa vigueur. Sa taille restait droite et noble, sa vue parfaite. Aucun Français ne voyait venir une chaloupe d’aussi loin.

Quand il arrivait à Port-Royal, après une absence un peu longue, il voulait qu’on le saluât de quelques coups de canon comme le lieutenant-général du roi. Memberton avait la réputation de l’emporter sur tous les sauvages en finesse et en ruse. Il agit pourtant toujours loyalement avec les Français et son amitié leur fut précieuse. Mais l’œuvre de Port-Royal, sans cesse entravée par l’envie et par l’intrigue, devait aboutir à un lamentable désastre.


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De Monts avait rendu de grands services à Henri IV pendant la ligue et comptait sur sa bienveillance. Les marchands de Rouen et de Saint-Malo finirent pourtant par l’emporter et le roi lui retira le monopole du commerce des fourrures. Dépouillé de son privilège, De Monts se trouvait dans l’impuissance absolue de poursuivre son entreprise. Il délia ses hommes de leurs engagements et tous s’embarquèrent pour la France. Les sauvages en pleurs reconduisirent les Français jusqu’au vaisseau en les suppliant de revenir.

De Monts avait englouti à Port-Royal une grande partie de sa fortune. Ses mécomptes l’avaient dégoûté de l’Acadie et quand le roi, mieux inspiré, lui rendit le privilège de la traite, il passa tous ses droits à son associé Poutrincourt.

Celui-ci déploya une activité, une intelligence admirable. Au mois de mai 1610, il débarquait à Port-Royal avec une petite colonie. Le lendemain de son arrivée, Poutrincourt, dit Lescarbot, mit une partie de ses gens en besogne au labourage de la terre. Louis Hébert n’avait pas hésité à revenir. Ce fut probablement lui qui dirigea les travaux, car quelques pages plus loin, l’historien ajoute que « Poutrincourt sema du blé et planta des vignes avec l’aide de M. Louis Hébert très entendu à la culture ».


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Poutrincourt savait vouloir. Aucun obstacle ne le rebutait. S’il souffrait cruellement d’être entravé par la pénurie de ses ressources, il ne se décourageait point.

Mais à Paris, des personnages influents s’unirent contre lui. Au lieu de l’aider à affermir Port-Royal, on forma une société pour fonder un autre établissement en Acadie.

Les nouveaux colons arrivèrent au mois de mars 1613, sous la conduite de La Sausseraye. Ils se fixèrent près des côtes du Maine, sur l’île Mont-Désert qu’ils nommèrent Saint-Sauveur. Les ressources ne leur manquaient pas et tout allait admirablement bien.

Mais à l’automne, les colons anglais commandés par Samuel Argall, sous-gouverneur de la Virginie, vinrent en forbans détruire l’établissement commencé. Ensuite, ils firent voile vers Port-Royal. La France et l’Angleterre étaient alors en pleine paix. Il n’y avait personne au fort. Tout le monde était aux champs, près de la rivière Dauphin, à deux lieues de là. Les Puritains pillèrent d’abord l’habitation. Puis Argall y fit mettre le feu. Quelques heures après, de l’établissement qui avait coûté aux Français tant de sacrifices, tant de labeurs, il ne restait plus que les cheminées qui se dressaient hautes et noires sur les cendres fumantes.


* * *

L’incendie de Port-Royal ruinait complètement Poutrincourt[6]. Il ne pouvait songer à rien reconstruire. Et, peu après le désastre, la plupart des colons repassèrent en France.

L’âme en deuil de tous ses beaux espoirs, Louis Hébert parcourut une dernière fois ses champs défrichés avec tant de fatigues. Un lien mystérieux attache le cultivateur au sol. La rupture lui en était cruelle. Cette fois, il n’espérait plus revenir. Il abandonnait pour toujours ce qu’un travail acharné avait conquis de la forêt. Les fils de la Vierge argentaient ses labours d’automne ; les grillons chantaient dans le chaume flétri. Mais jamais plus il ne verrait le blé vert pousser le long des sillons. Le fruit de ses labeurs lui échappait. Il fallait dire adieu à la terre acadienne qu’il aimait, où il avait cru s’établir pour jamais.

Oh ! l’amertume de ses pensées, la tristesse de son âme devant les ruines. Avec quelle joie, il avait vu s’élever la vaste habitation maintenant en cendres. Sur cette plage lointaine, dans ce décor de sauvage solitude, cette maison fruste s’illuminait à ses yeux des splendeurs d’une grande pensée. Avec quel bonheur, il revenait à ce foyer national où le repos était si bon, après les rudes journées… où la voix de l’océan couvrait les causeries et berçait le rêve… Rêves de l’agriculteur, rêves du père, rêves du Français, tout était anéanti.

Le drapeau blanc ne claquait plus au vent de mer, sous le vaste ciel pur… Un berceau peut être une tombe, et Louis Hébert croyait l’Acadie à jamais perdue pour la France. S’il avait pu lire dans l’avenir, de quelles larmes n’aurait-il pas baigné la terre qu’il lui fallait abandonner !

  1. Il y avait alors en France un vif mouvement vers le Nouveau-Monde, et malgré les désastres des premières tentatives, des hommes considérables se préoccupaient de la colonisation. Aymard de Chattes, gouverneur de Dieppe à qui étaient échus les privilèges de Chauvin, avait formé un plan grandiose de colonisation ; son grand sens, son prestige à la cour en assuraient le succès. En 1603, il chargea Pontgravé et Champlain de l’exploration du Canada « où il voulait se porter en personne et s’établir à demeure pour y consommer le reste de ses ans au service de Dieu et du roi. » Le commandeur de Chattes mourut au mois d’août 1603, quelques semaines avant le retour de ses envoyés. P. de Monts, gouverneur de Pons et très bien en cour, obtint sa commission et porta d’abord ses vues vers l’Acadie, Poutrincourt était issu d’une famille féodale de la Picardie ; plusieurs de ses ancêtres s’étaient distingués dans les Croisades.
  2. En 1536, le mal de terre avait enlevé à Jacques Cartier un quart de ses marins. Voici d’après l’illustre navigateur quels en étaient les symptômes : « Les uns perdaient la soutenue et leur devenaient les jambes grosses et enflées, et les nerfs retirés et noirs comme charbon, et énormes toutes semées de gouttes de sang comme pourpre. Puis montait la dite maladie aux hanches, cuisses, épaules, aux bras et au col. Et à tous venait si infecte et pourrie aux gencives que toute la chair en tombait jusqu’à la racine des dents, lesquelles tombaient presque toutes ».
  3. M. de Monts l’avait nommée « Baie Française ».
  4. Aujourd’hui « Annapolis ».
  5. Madame Hébert (Marie Rollet) est la première Française qui ait foulé la terre d’Amérique.
  6. De retour en France, Poutrincourt reprit le service et deux ans plus tard il mourut au champ d’honneur. Son fils Biencourt, héritier de ses droits, força plus tard l’Angleterre à l’indemniser des pertes que le pirate Argall lui avait causées.