(p. 140-149).

CHAPITRE SIXIÈME


La Destinée est inexorable. — Le caractère de Louis Bouilhet. — Un mot de Duclos, — Portrait du poëte. — Son amitié avec Gustave Flaubert. — Sa modestie. — Un cénobite de la poésie. — La haîne du lieu commun et l’amour de la forme. — Le Capitole et la Roche Tarpéïenne. — La Renommée est femme. — Le Berlioz-cultus. — Les mœurs littéraires d’aujourd’hui. — Éloges hyperboliques et dénigrements exagérés. — Le sacerdoce de la poésie. — La probité littéraire de Louis Bouilhet.


Lorsque j’appris la mort de Louis Bouilhet, involontairement, je me rappelai cette exclamation de Goëthe pleurant la perte de Schiller : « C’était une créature magnifique, il nous a quitté dans la plénitude de sa force… »[1] La surprise fut douloureuse, Bouilhet succombait dans toute la vigueur de son talent, sans avoir dit son dernier mot, lorsque naguère encore, avec sa haute mine, sa prestance athlétique et sa sérénité souriante, il ne semblait pas voué à une fin prochaine. Ces fins prématurées amènent dans nos regrets comme un sentiment de révolte. La mort ne pouvait-elle pas être moins aveugle ! et s’il lui fallait une victime ne pouvait-elle point souffler sur un autre flambeau moins lumineux, sur une autre intelligence moins brillante et plus près de s’éteindre ! La destinée est inexorable. — « Hélas ! — soupire l’ombre d’un poète grec dans une épigramme de l’Anthologie[2] — la mort a dépouillé ma jeunesse en pleine récolte ; j’étais au comble de la muse et de l’âge en fleur. Et voilà que je suis entré tout savant dans la tombe, tout jeune dans l’Erèbe… » —

Pauvre Bouilhet ! on conçoit d’autant mieux les regrets que sa mort excita que l’homme en lui valait le poëte. «… Quand j’ai voulu juger du caractère d’un homme que je n’avais pas eu le temps d’étudier, dit Duclos[3], je me suis toujours informé s’il avait conservé ses anciens amis. Il est rare que cette règle-là nous trompe… » Cette règle, on pouvait l’appliquer sans crainte à Bouilhet ; les nombreuses et franches amitiés qu’il provoqua, les témoignages d’estime qu’il recueillit de toutes parts suffisent pour nous permettre d’apprécier la sûreté de ses relations. S’il trouvait de nouveaux amis il ne se séparait jamais des anciens. Une des choses les plus touchantes de sa vie, c’est son union fraternelle avec Gustave Flaubert, ce tempérament exclusif et mobile. Ce fut une de ces amitiés inaltérables dont l’estime et la confiance sont les bases et dont on ne sait secouer le joug. Le jour où Bouilhet mourut, il sembla à l’auteur de Salammbô qu’il perdait la meilleure part de lui-même — « C’est pour moi une perte irréparable, écrivait-il ; j’ai enterré hier ma conscience littéraire, mon cerveau et ma boussole ».[4] «… En perdant mon pauvre Bouilhet, disait-il à Georges Sand, j’ai perdu mon accoucheur littéraire, celui qui voyait dans ma pensée plus clairement que moi-même. Sa mort m’a laissé un vide dont je m’aperçois chaque jour davantage… » Il n’y a point d’exagération dans ce grand deuil de la pensée qui se joignit à l’affliction du cœur. Bouilhet a été la conscience de Flaubert. Ce dernier n’a jamais fait d’écart littéraire sans que Bouilhet ne se soit ému, ne se soit agité pour prévenir la faute qui allait se commettre, ou pour reprocher celle qui était commise et la réparer, s’il en était temps encore. Avec son bon sens littéraire sûr et délié, son goût exquis et impeccable, sa finesse critique développée par l’étude de l’Antiquité, il était en mesure plus que tout autre de surveiller et de gourmander Flaubert. Par ses observations, par ses critiques, il n’est point étranger à l’harmonie des proportions, à l’unité du ton, à la précision du style qui distinguent Madame Bovary. Sans doute, il n’a point écrit un mot du chef-d’œuvre de son ami, mais il l’a suscité en quelque sorte, il en a encouragé la composition, il en a fait éliminer beaucoup de choses inutiles et parasites. Il avait d’autant plus de mérite, que Flaubert n’était pas toujours d’humeur accommodante, regimbait et s’emportait comme un écolier intelligent mais rebelle. Dans bien des circonstances il lui fallut dépenser des trésors de patience. Bouilhet en avait heureusement d’inépuisables qu’il avait amassés jadis lorsqu’il donnait des leçons à ses anciens élèves.

M. Maxime Ducamp qu’il est toujours intéressant de reproduire quand il s’agit de Louis Bouilhet nous raconte dans ses Souvenirs littéraires que lorsqu’il écrivait Madame Bovary, « … Flaubert avait imaginé de faire la description d’un jouet d’enfant qu’il avait vu, dont l’étrangeté l’avait frappé, et qui, dans son roman servait à amuser le fils de l’apothicaire Homais. Il n’avait pas fallu moins d’une dizaine de pages pour faire comprendre cette machine compliquée, qui figurait, je crois, à la cour du roi de Siam. Entre Flaubert et Bouilhet la bataille dura huit jours, mais le joujou disparut du livre dans lequel il n’était qu’un hors d’œuvre. Bouilhet disait : quelque belle que soit une bosse, si tu la mets sur les épaules de Vénus, Vénus sera bossue ; donc supprime les bosses… » À voir Flaubert criant haut, s’impatientant, rejetant toute observation et bondissant sous la contradiction ; à voir Bouilhet très-doux, assez humble d’apparence, ironique, répondant aux objurgations par une plaisanterie, on aurait pu croire que Flaubert était un tyran et Bouilhet un vaincu. Il n’en était rien ; c’est Bouilhet qui était le maître, en matière de lettres du moins, et c’est Flaubert qui obéissait. Il avait beau se débattre, secouer sa table, jurer qu’il ne supprimerait pas une syllabe, Bouilhet impassible, humant sa prise de tabac, lui disait : « Tu vas éliminer cette incidence, parce qu’elle est inutile à ton récit et qu’en pareil cas ce qui est inutile est nuisible. » Flaubert finissait par céder et ne s’en repentait pas… » On a raconté[5] que Bouilhet fit récrire à Flaubert sa Salammbô dont la première version était, paraît-il, une sorte de poëme en prose. L’anecdote est plus ou moins sérieuse : ce qui est certain, c’est que Salammbô a été écrit sous les yeux de Bouilhet. Flaubert comparait alors son ami à un pion de collège qui lui aurait rogné ses phrases et enlevé ses épithètes.

Cette intimité touchante, cette culture jalouse du talent d’un ami suffiraient à elles seules pour faire juger le caractère du poète. Ce caractère était fait de droiture et de franchise. Il se peignait dans une figure ferme, douce, dont un sourire étrange et charmant était le signe distinctif, surtout dans des yeux larges, limpides et bons où s’allumait une flamme tour-à-tour railleuse et bienveillante. Le monde littéraire a ses passions et ses jalousies ; il n’en connaissait que les fraternités et les enthousiasmes. Fin avec bonhomie, spirituel sans méchanceté, mordant sans être cruel, juste et sincère avec courtoisie, jamais il n’eut d’autre ambition que celle de son art. Il supporta longtemps avec une dignité fière les entraves de la pauvreté. Peu soucieux de ses intérêts pécuniaires, aussi mauvais calculateur que possible, avant tout il fut artiste et voulut vivre comme tel. De cette vie d’artiste, il connut toutes les espérances et les joies, mais aussi tous les déboires, les débuts humbles et laborieux, les humiliations irritantes, le combat pour le pain quotidien, les demi-réussites, le succès enfin ; il parvenait à la renommée, quand la main de la mort vint le frapper. Certains n’ont jamais de champ trop vaste pour leur activité plus tapageuse que féconde. Ils vont et viennent, se démènent, bourdonnent ça et là ; ils sont partout et ne sont nulle part. Ils veulent surtout paraître. Ils suscitent des admirateurs, les invitent à prendre leur mesure, écrivent des autobiographies et provoquent des études et critiques laudatives sur commande. Les journaux ne sont pas assez larges pour eux, les vitrines des boulevards ne sont pas assez nombreuses pour contenir leur portrait. Cette fièvre de célébrité, cette agitation stérile, cette ostentation brouillonne, ce charlatanisme et cette réclame furent toujours particulièrement odieux à Bouilhet. Pour lui, aussi bien que pour l’un de nos grands poètes, tout appareil de ce genre autour d’un nom était « comme un tréteau autour d’une statue, comme une baraque au pied d’un temple »,[6] il aimait la province ; sa modestie y était plus à l’aise qu’à Paris. Il y vivait cloîtré dans l’étude, presque solitaire, c en vrai cénobite de la poésie »[7]. Sans la préface que M. Gustave Flaubert a mise en tête des Dernières Chansons et sans les pages que M. Maxime Ducamp lui a, en passant, consacrées dans ses Souvenirs littéraires, son portrait serait bien simple et bien idéal, et il ne serait guère facile de retracer quelques traits de sa figure avec les lignes et les couleurs qu’il a pu fournir dans ses poésies. Tant il eut le génie de la modestie !

Cette modestie permet d’expliquer l’écart considérable qui existe entre la grandeur de son talent et sa renommée. S’il cultivait l’amitié, il négligeait la camaraderie littéraire ; il ne frayait point d’ordinaire avec les journalistes parisiens. Le succès de nos jours, il faut bien l’avouer, a sa cuisine, si l’on peut ainsi parler ; elle n’a point été étrangère à certains grands esprits du siècle.[8] Bouilhet eut toujours pour elle la plus profonde aversion. C’était dans la solitude, loin du fracas de la grande ville, du bruit de ses théâtres, des mille clameurs de ses journaux qu’il travaillait. Dès qu’une œuvre était achevée, dès qu’elle était publiée, il retournait dans sa thébaïde pour se mettre à un nouveau travail. Cet amour de la solitude aussi bien que sa venue tardive à Paris ne furent point sans lui nuire. Son talent incontestable ne put s’affiner et s’assouplir complètement comme il l’aurait fait, s’il avait vécu tout jeune de la vie active et enfiévrée de Paris. Bouilhet devenu parisien jusqu’au bout des ongles eut secoué je ne sais quel embarras, je ne sais quelle gaucherie, je ne sais quelle pompe de convention qui se devine dans son théâtre.[9] Sa main si habile quand il s’agissait de ciseler ses poésies détachées eût acquis plus de dextérité pour équilibrer et finir une pièce, et sa touche eut été plus légère, quand il aurait modelé ses personnages.

Cet isolement qui semblait plaire au poëte n’a pas été non plus sans faire sentir son influence sur l’inspiration et la nature même de sa poésie. La grande école de l’expérience lui a manqué. Il ne s’est pas assez mêlé aux hommes et ne les a pas assez étudiés ; son horizon s’est trouvé forcément limité. Il n’est pas descendu assez loin dans l’arène de la vie pour y circuler, se mesurer avec les lutteurs, apprendre leurs ruses, leurs feintes et leurs coups, pour y combattre et pour y vaincre. Assis sur les gradins de l’amphithéâtre, spectateur peu enthousiaste et trop souvent sceptique, il ne s’est point passionné naïvement pour les grands intérêts humains. Ce que M. Émile Zola appelle le document humain lui a manqué. S’il l’a aperçu, il l’a vu seulement à travers l’Art, à travers le prisme des formes littéraires. Il a trop sacrifié à ces formes ; il a été souvent trop païen, admirateur trop exclusif de la beauté plastique. Il lui a manqué ce je ne sais quoi de vibrant qui a ému l’inspiration d’Hugo, de Lamartine et d’Alfred de Musset, je ne sais quel souffle qui fait tressaillir l’âme du lecteur. Le lieu commun lui était insupportable ; et les sentiments humains, dit M. Maxime Ducamp, sont, après tout, des lieux communs. Il les a quelque peu négligés. Il fut trop artiste, et pas assez homme. On put croire qu’il voulait atteindre la sérénité olympienne d’un Goethe. Erreur funeste dont sa gloire souffrira !

C’est toujours chose téméraire que d’assigner des places de mérite à nos contemporains. Tel est célèbre aujourd’hui, qui, dans cinquante ans, sera complètement oublié, et tel autre dont le nom fut beaucoup moins vanté, dont le talent fut même nié par certains s’emparera après sa mort de la faveur de la foule. Faut-il citer l’exemple du musicien Hector Berlioz ? Autrefois son talent était fort discuté ; pour beaucoup il n’existait pas. Voyez aujourd’hui ce qui se passe ! Une lente réaction s’est opérée en sa faveur, on crie au génie. Attendons un peu, il va passer à l’état de demi-dieu ; il a son autel, ses fidèles, son culte, le Berlioz-cultus y comme dit avec son ironie teutone le docteur Hanslick de Prague[10] ; Philistin, celui qui s’oublierait à parler du grand artiste autrement qu’en forme de panégyrique ! On revient en ce moment au pauvre Bouilhet. Son nom surnagera-t-il dans le grand naufrage des réputations du siècle ? Qui sait ? La Renommée est femme : elle a ses caprices, elle fait des gloires posthumes tout aussi Lien qu’elle laisse tomber dans l’oubli certains artistes trop acclamés de leur vivant. Le monde politique n’est pas seul à subir des fluctuations, le monde des Arts n’ignore ni les révolutions, ni les réactions. Aujourd’hui le Capitole, demain la Roche Tarpéienne ; aujourd’hui l’effacement, demain le pavois. Le critique, quand il examine la valeur d’un artiste, doit être prudent et discret. Que de sentences qui semblent avoir été prononcées sans appel seront cassées par la Postérité ! Aussi nous nous sommes bien gardé de juger Bouilhet par comparaison. Peut-il même être jugé complètement, quand il est parti avec de belles promesses, avec des espérances superbes, avec des projets magnifiques, à un âge où beaucoup ne font que se révéler, alors que, touché par la main de la mort, lui aussi, il a pu dire en se touchant le front : « il y avait là quelque chose ! » Un jugement définitif ne s’élabore pas en un jour ; il se forme à la longue, et rarement il est l’œuvre d’un seul. S’il faut placer Bouilhet après Alfred de Musset, Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Vigny, Victor de Laprade, Auguste Barbier, Théophile Gautier même, il peut être au premier rang à la suite de ces poètes. Une semblable place n’est pas tant à dédaigner. Melœnis et certaines pièces de poésie subsisteront.

En ce temps d’abondance et de facilité littéraires où l’esprit court les rues et quelquefois les journaux, où tout est sacrifié à l’apparence, où la gouaillerie s’exerce sur tout et sur tous, ce qui se perd chez nous, c’est le respect pour le talent. Lorsque la tombe s’ouvre pour un artiste ou pour un écrivain, on rivalise tantôt d’éloges hyperboliques, tantôt d’hostilité systématique. Le plus souvent on toise les gens avec un geste superbe, on les juge avec un ton plein de hauteur ou d’indifférence railleuse ; puis, il est de bon goût de dénoncer les défaillances secrètes et de mettre à nu les plaies de ceux qui ne sont plus. C’est avec ces dispositions d’esprit que bien des jugements sur Bouilhet se sont élaborés. Ici les louanges furent exagérées, là le dénigrement fut excessif. Je me rappelle particulièrement certaines paroles de M. Barbey d’Aurevilly plus désagréables que toutes autres. Pour nous qui n’avons jamais eu d’hostilité farouche contre l’aristocratie intellectuelle, nous qui ne connaissons pas encore, grâce à Dieu ! les mesquineries d’une vanité alarmée dans sa rancune et sa jalousie, nous nous inclinerons avec une profonde sympathie devant l’œuvre de Bouilhet.

L’un des signes du temps, c’est aussi le nombre sans cesse décroissant des talents vraiment supérieurs. Ces talents consacrés ne sont pas déjà tellement nombreux, qu’il faille faire ô du culte d’un poëte qui a eu son heure de gloire. Avant d’entreprendre cette étude, nous professions un certain scepticisme critique vis-à-vis de l’œuvre de Bouilhet. Aujourd’hui le rôle de défenseur du poëte ne nous répugne point. Bouilhet avait l’ardeur qui triomphe des obstacles, des dégoûts et des découragements ; il avait l’honnêteté et la conviction artistiques qui deviennent si rares de nos jours. Son talent et ses aptitudes brillantes furent soutenues par une sorte de foi. On parle de vocations religieuses ; lui, il eut la vocation poétique. C’était une âme élue. Il le sentait. Aussi cultiva-t-il scrupuleusement les facultés qui lui étaient accordées. La poésie fut pour lui comme un sacerdoce. Il eut le mérite de ne point forcer son talent, de ne point jongler sur la scène avec des paradoxes et des énormités. Si le succès lui vint, il ne voulut point le devoir à des prestiges de saltimbanque, à des tours de gobelets ou des poses d’athlète. C’est quelque chose aujourd’hui. Avec lui le lecteur ou le spectateur peut s’élever au-dessus des basses curiosités des plaisirs sans grandeur, des sottises et des trivialités ; il peut gagner une atmosphère relativement pure et salubre. Le coup d’aile du poëte ne le portera peut-être pas très-haut ; mais il planera bien au-dessus de nos vulgarités et de nos platitudes ordinaires. Heureux celui dont on peut dire de nos jours :

… cœtusque vulgares et udam
Spernit humum fugiente pennâ !…


FIN.
  1. Gesprœche mit Goëthe von J. P. Eckermann, t. 1. p. 192, 199.
  2. Rappelée par M. Paul de Saint-Victor.
  3. Les confessions du Comte***, t. 2.
  4. Mr Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires.
  5. M. Jules Claretie.
  6. Sainte-Beuve, Alfred de Vigny.
  7. Paul de Saint-Victor.
  8. M. Jules Levallois.
  9. M. Guy de Maupassant.
  10. V. La Revue de Breslau, Nord und Sud. — Souvenirs musicaux de l’été de 1878. — La musique et les musiciens à Paris.