Louÿs – Poésies/Premiers vers 1
ŒUVRES
COMPLÈTES
GENÈVE
1973
POÉSIES
PREMIERS VERS — ASTARTÉ — CHRYSIS
STANCES ET POÉSIES DIVERSES
DERNIERS VERS
PREMIERS VERS
Ô toi que je n’ai jamais vue,
Qui jamais ne m’es apparue
Et qui m’es pourtant bien connue,
Ô toi !
Fillette à la lèvre ingénue,
Ma maîtresse tant attendue,
Qu’en mes rêves je presse nue
Sur moi !
Ô mon amour ! ô ma chérie !
Toi qui dois être si jolie,
Ô toi que j’aime à la folie,
Enfant !
Bien que ton joli corps n’existe
Que dans l’imagination triste
D’un pauvre fou au cœur d’artiste
Naissant !
Pourquoi ne viens-tu pas vers moi ?
Moi qui ne puis vivre sans toi,
Tu me laisses tout seul… Pourquoi ?
Cruelle !
Hélas ! je ne puis voir ses yeux,
Je ne puis sentir ses cheveux,
Je ne serai jamais heureux
Sans elle !
Si tu savais ! Pendant la nuit,
Lorsque, tout seul dans mon grand lit,
Dans le silence et loin du bruit
Je rêve,
Dans mes désirs inapaisés
Je sens sur moi tous tes baisers
Sur ma joue ardente posés
Sans trêve.
Si tu savais cela, bien vite
Quittant la maison qui t’abrite,
Tu viendrais vers moi qui t’invite,
Hélas !
Oh ! tu viendrais, dis, ma petite,
Sans plus que je te sollicite,
Par ma passion déjà séduite,
Tout bas.
Tu viendrais toute radieuse,
Ployant ta taille gracieuse,
Ô toi, si vive et si joyeuse,
M’aimant,
Tu m’apparaîtrais merveilleuse
Dans ta beauté voluptueuse,
Entr’ouvrant ta lèvre amoureuse
Gaîment…
Mais peut-être ta destinée
Comme la mienne est attristée ;
Et, sous une grille enfermée,
Tu dois
Dans ton couvent emprisonnée,
Quand tu rêves, au lit couchée,
Te sentir toute enamourée
Parfois.
Être jeune, et vivre en prisons !
Oh ! quand les désirs polissons
Font naître en toi de longs frissons
De fièvres…
Corbleu ! quelles démangeaisons
De planter la devoirs, leçons,
Pour poser sur les beaux garçons
Tes lèvres !
Ah ! brise donc ton chapelet !
Viens avec moi dans la forêt…
Laisse-moi couper ton lacet…
Éclate
De rire, si cela te plaît.
Laisse-moi froisser ton corset
Et chiffonner dans son filet
Ta natte.
Ah ! jouissons de notre jeunesse !
Dénoue au vent ta folle tresse…
Embrassons-nous, ô ma maîtresse,
Veux-tu ?
Laisse-moi te toucher sans cesse !
Oh ! permets que je te caresse
Et que sur mon sein je te presse
À nu.
Oh ! pardon ! Que viens-je de dire ?
Oh ! mon Dieu ! j’étais en délire.
Quoi ! tu t’en vas, tu te retires ?
Oh ! non !
Tu resteras, dis !… Ton sourire,
Je le verrai toujours luire.
Oh ! tu ne vas pas me maudire ?…
Pardon !
Soyons chastes et reste pure.
Que sur ton sein blanc ta guipure
Monte très haut sans échancrure !
Permets
Que je baise sur ta figure
Tes yeux noirs que le ciel azure,
Que je sente ta chevelure
De jais !
Mais restons-en là, ma chérie !
Que toujours ta peau si jolie,
Que ta gorge rose et polie
D’enfant,
Sous ta chemise ensevelie,
Cache aux yeux sa forme arrondie,
Dans ton chaste corset blottie
Gaîment.
Nous allons tant nous adorer !
Je ne ferai que t’admirer
Et, te regardant, murmurer :
« Je t’aime ! »
Sans jamais, jamais nous quitter,
Nous allons tant nous embrasser
Que tu finiras par m’aimer
Toi-même !
Et je verrai tes deux grands yeux,
Je passerai mes doigts nerveux
Dans la forêt de tes cheveux
Sans trêve ;
Et, restant ainsi tous les deux,
Toujours contents, toujours joyeux…
— Mais tout cela n’est, malheureux !
Qu’un rêve !…
Ah ! pourquoi pensé-je, insensé !
Dans mon esprit trop passionné,
À ce que jamais je n’aurai
Sans doute,
Puisqu’il me faut, emprisonné
Dans un collège détesté,
Suivre, sans bonheur ni gaîté,
Ma route.
Puisque moi, dont toute l’envie
Est une enfant jeune et jolie
Avec qui je verrais la vie
En beau
On m’enterre, on me momifie
Dans cette école où je m’ennuie…
Ah ! je te hais, pédagogie,
Tombeau !
Oh ! mon Dieu ! c’est là la jeunesse,
L’âge où déborde l’allégresse,
Où tout plaisir est une ivresse !
Et moi,
Ma chair est vierge de caresse ;
À seize ans, pas une maîtresse
Ne m’a juré, dans sa tendresse,
Sa foi !
Mon amour dompté me déchire…
La femme épandant son sourire
Vers le fruit défendu m’attire…
Le jour
Vient où finira mon martyre ;
Et, malgré ce qu’on pourra dire,
Je connaîtrai, dans mon délire,
L’amour !
3 février 1888.