Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 9.


LA VILLE PLUS BELLE QUE LE

MONUMENT


Si l’informe Campanile qui vient de tomber en poussière n’avait jamais existé dans le flamboyant décor vénitien et si un malheureux architecte eût proposé de bâtir cette cheminée quadrangulaire entre la place Saint-Marc et la Piazzetta, nous aurions entendu de beaux cris chez les amis de la vieille cité rouge : « C’est un crime ! une infamie ! c’est un sacrilège artistique on défigure Venise ! on écrase San-Marco ! on écrase le Palais des Doges… » Et alors nous comprendrions les clameurs comme les grincements de dents. Rarement un édifice plus laid fut élevé sur une place publique. Il était mal conçu, mal construit, mal placé. Il avait trop peu de base et trop de couronnement. Il était surmonté d’un ange en forme de cigogne qui ne symbolisait rien dans la ville du Lion. Il haussait au hasard sa masse aveugle et sèche, avec une disproportion déplorable par rapport aux monuments d’alentour. Enfin, il était quelconque, dans une ville où rien n’est indiffèrent. Désormais, il n’existe plus, et l’on parle de le réédifier.

Pourquoi ?


Rappelez-vous tout ce qui apparaît comme à jamais inoubliable dans la brume où se confondent les « souvenirs de voyage ».

Est-ce tel monument romain, telle église picarde ou telle mosquée d’Orient ? Allons donc ! c’est une rue verte, un carrefour imprévu, un détour de canal entre deux murs cassés, une collaboration de la nature et de l’homme, ou la nature, peu à peu, envahit et enveloppe la pierre. C’est encore une voie antique et surpeuplée, irrégulière, biscornue, multicolore, retentissante, un ruisseau de vie dont les hautes berges se sont amoncelées sous l’effort d’une race, une rue qui n’est pas la fille d’un architecte, mais l’œuvre d’une population.

Il y a dans certaines villes jusqu’ici préservées, il y a de ces rues extraordinaires, remarquables tantôt par leur fourmillement et tantôt par leur silence, car la variété des villes est infinie. Remparts déserts, ruelles vives de faubourgs, ombres de cathédrales, impasses bleues, quais penchants, c’est de vous que nous revient sans cesse la réminiscence triste et tendre qui traîne devant nos yeux clos les admirations passées.

Votre beauté est si complète et naturellement née que le monument est obligé de se conformer à elle et qu’il lui doit la plus large part de l’émotion latente qui palpite dans ses marbres. Le monument n’est beau qu’autant qu’il participe à la vie qui l’entoure ou à la nature qui le soutient. La lagune fait le palais des Doges, l’Acropole fait le Parthénon ; la lumière fait toute l’Italie, je dirais presque tout le monde antique. Entre l’obélisque de Paris et son frère resté à Louxor, il n’y a plus ressemblance aucune, et c’est miracle que le nôtre ait su prendre une beauté nouvelle en abandonnant sur la terre égyptienne tout ce qui lui donnait signification et grandeur.

Ainsi l’esthétique d’un palais dépend de ce qu’on pourrait appeler l’âme de la ville. Vous vous rappelez quelles protestations ont surgi récemment à Paris lorsque l’on a cru (peut-être à tort) que certain projet de pont menaçait la vue de la Cité. Ce n’était pas que les pétitionnaires fussent émus d’admiration devant les lignes du Pont-Neuf ; ce n’était pas non plus que les maisons de la place Dauphine eussent les caractères des chefs-d’œuvre ; mais la Cité est le cœur de Paris ; il n’en reste à peu près rien que cette pointe occidentale ; tout ce qui était notre berceau a été jeté bas depuis cinquante ans ; Notre-Dame, entre l’Hôtel-Dieu et la caserne, a presque l’apparence d’une église moderne construite en faux style gothique, depuis qu’on a élagué autour d’elle la futaie de vieilles maisons qui lui donnait la vie. Quelques artistes ont voulu sauver le peu qui demeurait encore du Paris spontané, personnel et survivant.

Eh bien ! ce trésor des villes, le quartier antique ou moderne où elles ont poussé selon leur destin ou selon leur génie, voilà ce que les guides n’indiquent point et ce que les touristes n’ont pas tous le loisir de chercher eux-mêmes. On pousse le voyageur vers un but unique : le monument, toujours le monument. Peu importe aux Joanne et aux Baedeker que telle église soit à sa place ou qu’elle semble dépaysée : il suffit qu’elle soit monumentale pour qu’on vous y conduise de force. Peu leur importe que tel quartier populaire et jardinier soit pour le passant qui le traverse un paradis d’émotions neuves, de surprises, presque d’amour : s’il n’a point d’architecture, personne ne daignera vous l’indiquer du doigt. C’est ainsi qu’on entend un voyage artistique au début de notre jeune siècle.

Nous possédons ici même, en plein Paris, un hameau à peu près inconnu malgré son nom illustre, et qui est la Butte. Les guides, si vous les consultez, vous mèneront au Sacré-Cœur avec les explications que comporte une pareille visite. Ils vous diront aussi qu’on appelle « Montmartre » dans la conversation courante un boulevard extérieur semé de cafés-chantants. Mais ne comptez pas qu’ils vous dévoilent ce qui est l’âme de Montmartre ; ils ne vous diront point qu’au sommet de la Butte, à l’écart de tout ce qu’ils vous montrent, il y a un très petit village, dessiné par trois rues : la rue de l’Abreuvoir, la rue des Saules, la rue Girardon. Là haut, c’est la pleine campagne : jardins, murs décrépits, sentiers, silences, cris d’oiseaux. Ni trottoirs, ni pavés. Jamais une voiture. À peine un passant. Quelquefois, un chat qui saute par-dessus l’herbe. Et si l’on s’avance jusqu’à la limite de ce hameau perdu sur sa colline déserte, on découvre, à ses pieds, un nuage de brume grise ou bleue, un océan de villes entr’aperçues qui, depuis les villas de Colombes jusqu’à la hauteur de Nogent-sur-Marne, nourrissent et emprisonnent quatre millions d’hommes.

Ceci est unique au monde.

Maintenant, vous pouvez construire là, ou démolir pierre à pierre tous les édifices qu’il vous plaira, remplacer la vieille église par le Sacré-Cœur, le Sacré-Cœur par une Madeleine ou une Tour Eiffel, cela est indifférent aux artistes. Montmartre est un hameau vert, assiégé par quarante centaines de mille êtres humains. Il est à lui seul toute la paix des champs, dominant la bataille des villes. Nul autre patelin n’est situé de la sorte, comme une île des airs, au-dessus d’une tempête, et nulle part ailleurs le calme et les prés, nulle part la solitude n’ont, par opposition, cette suprême valeur. Ceci demeurera pur tant que la rue des Saules restera intacte. Le jour où elle sera envahie par les maisons de rapport, ce jour-là Montmartre disparaîtra, quels que soient d’ailleurs ses monuments publics si chers aux Baedekers et à leurs lecteurs.


Or, entre toutes les villes qui obtinrent sur le globe ce don exceptionnel, la personnalité, Venise est peut-être la plus douée, la plus singulière. Elle est extra-terrestre. Elle est la seule incomparable. On l’a dite à la fois la Cité des Eaux, la Cité du Silence, la Cité du Rouge. Rien de ce qui lui appartient ne pourrait être ailleurs la richesse d’une autre. Elle possède, inutilement, l’une des merveilles de l’art humain : l’intérieur de Saint-Marc ; et elle est elle-même tellement merveilleuse que Saint-Marc se fond dans son glorieux ensemble au point qu’on arrive à douter s’il orne sa beauté ou s’il lui doit la sienne. Venise plane comme le grand oiseau dessiné par le poète, entre deux océans. La gamme de couleurs où elle est baignée est d’une somptuosité que l’on ne peut décrire. Depuis le rouge et l’or jusqu’au violet céleste, toutes les teintes frappent ses murailles avec une largeur et une pureté splendides. C’était la seule excuse du Campanile tombé, de recueillir parfois, à cent mètres au-dessus du niveau des eaux, certaines nuances flottantes dans l’air supérieur… Mais quelle monstrueuse et barbare construction il dressait là, au coin de ces deux places délicates. Comme il chargeait de sa masse indue la muraille rouge du palais oriental et les cinq coupoles rondes de la mosquée chrétienne ! Comme il était inutile, encombrant et inesthétique ! On va le réédifier… Pourquoi ?

Parce que le Campanile possède le privilège universellement reconnu aux seuls monuments historiques ; parce que ni loi ni opinion ne défendent contre la pioche des démolisseurs ni la rue vénérable ni le jardin nouveau ; parce que les municipalités s’imaginent préserver le caractère de leurs villes en laissant subsister quelques tours vétustes, sans comprendre que l’âme des cités ne perche pas sur les girouettes, mais palpite au sein des rues.

Venise aura le sort d’Alger, le sort de Santa-Lucia : on démolira maison par maison tout ce qui fit sa beauté antique. On a déjà troublé les eaux du Grand Canal avec les roues violentes des bateaux à vapeur. Un jour, par mesure sanitaire, on comblera tous les canaux. Il y passera des tramways de banlieue, c’est-à dire des trains de cinq voitures. C’en sera fait pour toujours de tes trois beautés, Cité des Eaux, Cité du Rouge, Cité des Soirs Silencieux ; mais les ineffables touristes ne songeront pas à en gémir pourvu qu’entre la place Saint-Marc et la Piazzetta de Venise se dresse un Campanile tout neuf : doublement abominable.


19 Juillet 1902.