Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 6.


LA FEMME DANS LA POÉSIE ARABE


Si l’on demandait à un lecteur occidental comment il se représente l’héroïne d’un poème arabe où il est parlé d’amour, j’imagine que le lecteur serait d’abord surpris de s’entendre interroger sur le cours élémentaire de ses connaissances générales ; qu’ensuite, et pressé de répondre, il décrirait sommairement la silhouette d’une jeune femme âgée de vingt-cinq ans, vêtue de huit robes impénétrables, recluse dans un harem aussi fortifié qu’une prison et traitée comme une esclave.

Or ce portrait serait justement à l’opposé de l’exactitude, et presque le plus faux que l’on pût offrir : en premier lieu, parce qu’à vingt-cinq ans une femme arabe est plusieurs fois grand’mère, et ne saurait plus (du moins physiquement) inspirer les poètes lyriques… Arrêtons-nous dès le début sur cette question d’âge où nous trouverons la clef de toute poésie orientale.

I


La jeune fille arabe a de dix à douze ans.

Ceci est capital.

Elle a douze ans comme la jeune fille grecque. C’est la δωδεϰέτις νύμφη des poètes de l’Anthologie. Nubile depuis plusieurs années, elle est femme par le corps et par la beauté ; mais les transformations de sa poitrine et de ses hanches ne sauraient faire qu’elle ne soit restée, cérébralement, une petite fille. À Corinthe ainsi qu’à Bagdad elle joue encore aux osselets, une heure avant de suivre son premier amant ; il n’y a pas de transition pour elle entre les jeux de la chambre et ceux du lit, rien de ce que nous appelons en Europe la « jeunesse », qui sépare l’enfance de la maternité. La jeune fille arabe est toujours un enfant, et c’est par là qu’elle donne le ton (de même que la vierge Hellène) à la poésie amoureuse toute naïve qui refleurit depuis trois mille ans autour des mers levantines.

Volontairement naïve est cette poésie, et sincèrement, et à propos. Que de sottises critiques n’avons-nous pas lues sur la « fausse naïveté », sur la « mièvrerie » de Daphnis et Chloé, — pour prendre cet exemple d’amours orientales. Mais Chloé a treize ans[1] ! et comment une petite bergère éolienne de treize ans s’exprimerait-elle selon la vraisemblance, si elle ne montrait pas ses façons puériles de sentir, de pleurer, de parler ou de se taire ?

Les amantes qui sont nées dans nos pays froids, où tous les printemps sont en retard, même celui de la jeunesse humaine, éprouvent leurs premières passions à l’âge où leur éducation intellectuelle est terminée. Il est tout naturel qu’elles mêlent le monde abstrait au nouveau monde physique dont l’éveil bouleverse leurs âmes déjà grandes. Qu’une Mecklembourgeoise de vingt-quatre ans réponde « Infini » à qui lui dit « Amour », et personne ne s’en étonnera ; elle peut disserter comme il lui plaît sur les affinités mystérieuses, des êtres et même établir une corrélation raisonnable entre le mouvement circulaire des planètes et le manège du lieutenant qui gravite autour de sa blonde personne. Elle a eu le temps d’apprendre sa philosophie. Souvent même elle a fait le tour des vanités psychologiques et, vierge comme la Rosalinde de Shakespeare, elle pourrait dire comme celle-ci, lisant son premier billet doux : « Love is merely a madness. » Mais une enfant de douze ans ! À quoi peut-elle comparer les premières voluptés de son corps si ce n’est aux premières joies matérielles et simples qu’elle a pu goûter ? Dira-t-elle que le désir est plus amer que le regret ? non, mais « doux comme le miel » parce qu’elle est à l’âge où l’on aime le miel, et parce que la douceur des lèvres sur les lèvres, sensualité mal connue d’elle encore, ne lui rappelle guère que sa gourmandise.

Et voilà pourquoi le Cantique des Cantiques chante ainsi le bonheur d’aimer : « Il y a, sous ta langue, du miel et du lait[2]. » Voilà comment, dans la plupart des poèmes arabes que l’on va lire, les métaphores même les plus complexes ne quitteront jamais le champ des réalités pour celui des abstractions. Ce n’est point que les poètes orientaux ne puissent briser le cercle des images visuelles ; c’est que, lorsqu’ils parlent d’amour, ils doivent se refaire une âme d’enfant, par la nécessité même du sujet.



II


Cette très jeune amante, cette femme-enfant, où et comment le poète la rencontre-t-il ?

Est-ce à travers tous les dangers, au moyen de tous les artifices, ruses, fourberies et stratagèmes, dont la légende accréditée chez nous charge les mœurs orientales ? est-ce dans cette forêt de mystères et d’embûches que les aventures d’amour poursuivent là bas leurs fins naturelles ?

Non ; ceci n’est vrai que d’Alger, du Caire ou de Bagdad, cités exceptionnelles de ce grand peuple errant et libre qu’est la famille arabe. Et même là, tant de secrets et de luttes insidieuses autour de la femme ne sont ordinairement que les péripéties de l’adultère : sujet de contes et non de poèmes. L’innombrable littérature musulmane[3] où les complexités de l’adultère forment si souvent la trame du récit, excuse l’erreur où nous tombons lorsque nous nous imaginons volontiers l’amant arabe à cheval en pleine nuit sur un mur de harem avec un coutelas entre les dents et deux pistolets à la ceinture. Une telle posture n’est pas habituelle aux poètes, et si elle est encore ici romantique et byronienne elle ne pourrait pas servir d’illustration aux mœurs pastorales de la vieille Arabie.

Pastoral est, en effet, essentiellement, le peuple arabe. Les Maures et les Mauresques des villes forment un rameau si différent de la souche originelle qu’il en semble presque étranger. Si les poètes terminent souvent leur vie chargée de gloire à la cour du Khalife, la plupart sont nés dans les plaines où la vie antique reste simple et à peu près immuable depuis les origines. Si quelques-uns, comme Abou-Nouas, célèbrent sur commande les maîtresses du souverain, la plupart continuent de chanter, avec le frisson de leur jeunesse lointaine, les jeunes filles de leur patrie, Yémen tout en fleurs, Liban couronné d’ombres, bords du Nil éblouissant et silencieux.

Là, et surtout en Arabie, si la femme mariée est sévèrement tenue, la jeune fille l’est beaucoup moins ; non pas qu’on lui pardonne une faute éventuelle, mais parce qu’on la croit moins capable de la commettre et parce que le mariage précoce ne lui permet pas souvent d’égarer ses premiers désirs.

Ce n’est pas pour elle sans doute que le Koran édicte son fameux verset sur la décence des femmes[4], car elle est à peine vêtue d’une chemise, et dans bien des contrées, jusqu’au xixe siècle, cette chemise même ne lui est pas donnée avant son mariage.

Gabriel Sionite, savant religieux des Maronites du Liban, qui devint, en 1614, professeur d’arabe au Collège de France, nous dit son étonnement d’avoir rencontré dans les rues du Caire « des jeunes filles de 14 à 15 ans qui n’éprouvaient pas de pudeur à se promener sans aucune chemise, sans aucun voile, absolument nues »[5]. Il ajoute qu’aux environs du Caire et surtout sur la route de Jérusalem, cette nudité était la tenue ordinaire des jeunes filles au-dessous de quinze ans. Les caravanes chrétiennes voyaient sortir des villages cinquante jeunes personnes extrêmement honnêtes, mais toutes dans le costume d’Ashtoret, et comme il fallait bien s’adresser à elles pour acheter des provisions, cela n’allait pas sans péril de faiblesse pour les bons Maronites pèlerins.

Deux siècles plus tard, le grand ethnographe de l’Égypte, E. W. Lane, fait la même observation. « J’ai vu maintes fois dans ce pays, écrit-il, des femmes dans toute la fleur de la jeunesse et d’autres d’un âge plus avancé, n’avoir rien sur le corps qu’une étroite bande d’étoffe autour des hanches[6]. »

Si même nous quittons l’Égypte pour l’Arabie propre, où la race est pure, nous trouvons çà et là une simplicité de costume qui n’est plus individuelle, mais ethnique. Le témoignage de Bruce est net. Entre l’Hedjaz et l’Yémen, au berceau même de la poésie arabe, il note en ces termes ce qu’il a vu : « Les femmes vont nues, comme les hommes. Celles qui sont mariées portent pour la plupart une espèce de pagne qui leur ceint les reins ; mais quelques-unes n’ont rien du tout. Les filles de tout âge sont entièrement sans habits[7]. »

Gardons-nous de généraliser : nudité de la femme en pays arabe signifie presque toujours indigence[8]. J’insiste néanmoins sur ce détail parce qu’il pose dans une familiarité singulièrement « pastorale » en effet les rapports entre jeunes gens.

Nue, ou à peine couverte d’une chemise flottante, c’est tout un, la jeune fille des tribus arabes proprement dites n’a guère de secrets à cacher devant les hommes même qui ne la courtisent point. Le seul respect de sa virginité la protège, avec la crainte de son père, et celle de Dieu.

Elle n’a pas, comme la mauresque, autour de sa personne précieuse, le triple voile les pantalons lacés, les robes abondantes, l’enceinte des murailles et les ferrures des portes. Dès qu’on la touche elle est prise, si l’on ose la toucher, et si elle le permet.

Elle marche avec ses sœurs par les sentiers des champs, elle parle aux hommes qui passent, elle sait très bien entendre les vers d’amour et elle sait aussi leur répondre.

Un orientaliste a écrit que l’Arabie Heureuse était le seul pays où l’on pût mettre convenablement en scène la poésie bucolique[9].



III


Le type arabe est le chef-d’œuvre de la grande famille sémitique, et par certaines excellences de beauté, il passe même le type grec, orgueil de la famille rivale.

Incomparable par l’élégance de la stature, la force délicate et fine des attaches, la souplesse, la grâce et la vigueur du torse, la noblesse de la main, la lumière du regard, il se présente avec une majesté si naturellement royale, qu’il semble seul créé pour se draper dans la pourpre, apparaître à cheval et tirer l’épée.

Tel est l’homme de la race.

La femme, nous ne voulons pas la décrire ici avec ce que nous apprennent nos yeux européens. D’ailleurs, que nous apprendraient-ils ? Les vierges arabes nous sont inconnues comme les femmes antiques, et le voile qui les recouvre vaut la pierre du tombeau. Sur quelques visages entrevus dans l’éclair de la surprise nous n’entreprendrons pas de juger ceux qui sont restés cachés. Les poètes seuls sauront nous peindre ce qu’ils ont pu seuls voir et chérir[10].

La première des beautés qui les attirent est la chevelure qu’ils décrivent somptueusement.

Les tresses de ses longs cheveux descendent jusqu’à sa taille et ressemblent à des grappes noires.

Ou bien :

Dans les boucles de ses cheveux, le peigne disparaît. Elle laisse tomber ses cheveux, ils roulent dans la poussière.

Le Khalife Yâzid dit mieux encore :

Est-ce la nuit qui tombe, ou vos cheveux lisses et noirs ?

Le visage est souvent représenté comme une apparition au milieu des cheveux ou des voiles. Voici un vers magnifique de Tharafa :

Son visage est enveloppé par le manteau du soleil.

On la compare aussi à la lune, sur laquelle le voile passe comme un nuage léger.


Les yeux sont découverts même quand le voile est posé. Leurs paupières sont noires, poudrées de khôl ; les sourcils peints étendent au-dessus du regard leur ligne allongée ; plus les yeux sont obscurs et plus ils sont beaux.

J’ai vu des violettes dans un jardin ; leurs feuilles étaient brillantes de rosée. Et chacune était belle comme une jeune fille aux yeux noirs qui a des larmes sur les paupières.

Ce regard humide est celui que les poètes rappellent le plus volontiers :

Elle m’a regardé langoureusement avec les paupières d’une femme qui s’est mis de l’eau sur les yeux.

Et les yeux sont toujours « de gazelle », est-il besoin de le dire ? Les joues « de jeune gazelle brune » se rencontrent aussi, mais elles sont le plus souvent roses et parfois même très colorées.


Rouge sombre, presque noire nous est peinte la bouche par antithèse avec la blancheur des dents.

Elle rit de sa bouche sombre et montre des dents blanches comme des fleurs d’anthémis arrosées de soleil, et ses gencives sont poudrées de khôl.

Quand les poètes parlent de bouche ils ne se bornent pas à la décrire de loin. Nabiga dit d’une jeune femme :

Elle désaltère celui qui couche avec elle, par sa bouche aux dents tranchantes, sa bouche délicieuse et fraîche comme le vin après le sommeil.

Le cou est droit comme le cou d’un jeune animal, et il est ferme sous la main. C’est là que le baiser commence :

Les parfums sont plus odorants sur la nuque d’une belle fille aux joues éclatantes.

Mais la beauté du visage ne serait que peu de chose si celle du corps ne se révélait par un triple caractère que tous les poètes arabes s’accordent à louer : fermeté des seins, finesse de la taille, ampleur de la croupe.

Les jeunes filles :

Elles cherchent à cacher leurs seins gonflés qui ressemblent à des grenades.

Une chanteuse :

Par la fente large de sa robe, elle montre à l’amant qui la touche une mamelle grasse et toute blanche.

Une maîtresse :

Elle a pris mon cœur avec ses yeux… avec ses seins magnifiques où se pose un collier de corail.

Pour faire en quelque sorte équilibre avec la puberté triomphante de la poitrine, le poète admire.

Une croupe faite pour se poser sur un coussin.

Il est fier de son amie, parce que :

Sa croupe ressemble à une dune de sable et la naissance de ses cuisses est grassement plissée.

Ces poésies s’adressent, il est vrai, à des amoureuses de douze à quinze ans, mais qui sont, comme on le voit, des fillettes assez dodues.


Enfin, s’il faut aller jusqu’où les écrivains orientaux achèvent leurs descriptions, un court fragment pourra suffire à compléter ce tableau sommaire :

Si tu la touches, tu prends à pleine main un sexe solide et saillant qui remplit presque toute la paume[11].

Parfois le poète est plus concis, et au lieu de décrire une à une les beautés de sa maîtresse, il la peint en une seule phrase, mais avec quelle intense et profonde poésie :

Je charme les jours de pluie (bien que la pluie à elle seule me soit agréable), sous une tente soutenue par des pieux, avec une fille délicate qui porte des anneaux et des bracelets suspendus a ses membres comme des fruits.

Les métaphores ont presque toujours une extrême simplicité de termes dans leur magnification même. Elles sont prises de la nature, du ciel et du sable, des fleurs et des eaux. Elles n’ont pas, ou rarement, la complexité précieuse et pénible des métaphores persanes qui seraient souvent incompréhensibles sans les traités de rhétorique par lesquels les Persans expliquent leurs poètes. Si le visage est symbolisé de huit manières en arabe, les Persans prétendent pouvoir le comparer à quarante-cinq objets. Ce n’est pas que leur langue soit plus riche, au contraire ; mais leur poésie plus cérébrale que réellement passionnée s’abandonne aux divertissements.

L’Arabe, lui, pourrait se passer de la métaphore, puisqu’il a le synonyme, grâce à l’immensité de son vocabulaire. Chaque mot qu’il emploie fait image et néglige son épithète comme un vêtement inutile à sa splendeur ; mais parfois il la ramasse, l’accumule, s’en pare et s’en glorifie, et revêt en passant la métaphore classique avec une sorte de respect pour ce très ancien costume consacré par les âges.

Tel décrit simplement :

Ses cheveux bouclent… Au milieu des tresses roulées ou flottantes, disparaissent les peignes.

Tel autre qualité avec exubérance :

Je connais une dame au ventre étroit : elle a des cheveux embaumés d’ambre, noirs comme les corbeaux, abondants, nattés.

S’ils reprennent indéfiniment les figures traditionnelles, ils savent à merveille renouveler leur charme. Après avoir cent fois comparé à des perles les dents de son amie, Abi-Ouardi nous enchante par cette simple tournure de phrase :

Ton collier le plus beau est celui de tes dents.

S’ils inventent, c’est avec prudence et logique. El Ançari compare deux yeux à des lacs languissants bordés par la rive noire de la paupière ; et, dans sa langue, la métaphore est toute naturelle puisque le mot ono signifie à la fois « œil » et « source ». Abi Ouardi parle de « paupières en larmes » — et nous ne songeons pas à trouver l’image hyperbolique, tant elle est juste.

Moins voluptueux (ou d’autre façon) que les Hindous, ils s’attardent moins qu’eux à peindre la femme transfigurée par le plaisir passé, abattue par la lassitude des sens. C’est debout et prête à les vaincre, c’est fière et vierge qu’ils l’admirent, comme si leur amour était un combat où le plaisir de lutter est à plus haut prix que la victoire elle-même.

Ils aiment augurer l’héroïne de leurs poèmes tantôt comme une « gazelle » qu’on poursuit à la chasse, tantôt sous la forme d’une « lance » que l’on saisit, flexible et fine.

Ses yeux belliqueux menacent ceux qu’ils regardent sous les « petites épées noires » qui sont les cils ; et les longues mèches de sa chevelure sont les « serpents » qui la défendent : les serpents protecteurs de sa virginité.

IV


Telle est, fleurie de métaphores et d’hyperboles, la beauté de la femme arabe vue par son poète ; mais nous n’aurions même pas esquissé le groupe formé par les deux amants si nous n’admirions pas, en terminant, la vénération que la femme inspire et qu’on ne le lui dénie jamais, — du moins dans le style poétique.

Nous parlions plus haut de la familiarité patriarcale qui rapproche nécessairement les jeunes gens d’une même tribu. Elle s’arrête au premier amour.

Quel que soit le rang du poète, fils d’esclave comme Antar, ou Khalife comme Yazid, et quelle que soit la femme dont il se dise épris, l’amour monte de l’un à l’autre ; il reste un hymne même lorsqu’il est une chanson.

L’amant respecte cet amour. Il l’honore et d’abord il le cache.

Presque jamais nous ne savons quelle est la jeune fille aimée. On ne nous dit rien qui la désigne. À partir d’une certaine époque, on la travestit sous un nom d’homme ; et entendez bien que cela est par pudeur, non du tout par perversité. Dans les premiers âges de la poésie arabe, l’auteur déroutait les curiosités en disant toujours : c’est une veuve. Entendez bien aussi que cela n’était jamais vrai.

Mille délicatesses de sentiments naissent de cette passion qui connaît le secret. On ne lira pas sans étonnement l’un des plus sensuels poètes de l’école d’Ebn-el-Farid écrire ce vers pétrarquisant :

Je demande où elle est : et elle est en moi[12].

On admirera cette très jolie expression d’une jalousie qui ne veut pas douter :

Donne-moi ta fidélité, puisque tu ne peux me donner ta présence[13].

On lira pour la première fois, chez un poète du viie siècle, cet enfantillage charmant et qui semble du xixe :

J’aime le nom de Leila. J’aime les noms qui ressemblent au sien[14].

On verra partout la passion se hausser jusqu’à la tendresse jusqu’à l’avènement du baiser : « L’étreinte rapproche-t-elle vraiment davantage ? » dit Ebn-el-Roumi[15].

Partout enfin on reconnaîtra ce respect de la vierge et de l’amante, sous la forme à la fois pompeuse et discrète, ardente et chaste, qui est restée celle de nos mœurs françaises et que nous appelons d’un mot inconnu des anciens : la galanterie.

En effet, qu’on y prenne garde ; il ne s’agit pas ici d’un rapprochement : il y a filiation entre cet esprit et le nôtre.

La plus belle époque de la littérature arabe est celle qui précède le siècle des croisades. Nos premiers chevaliers sont entrés en Orient au milieu de la splendeur dont elle témoignait, car la littérature est le miroir des temps. Haroun-el-Raschid était mort depuis plusieurs siècles déjà. La civilisation musulmane s’affinait à son apogée. Feros victores cepit. Si l’on ne fait pas remonter plus avant dans l’histoire la noblesse française, c’est qu’en vérité elle n’existait point avant que la noblesse arabe ne lui eût donné sa forme, son incomparable modèle. Le caractère français dans sa forme actuelle date de cette Renaissance suscitée par les croisés. Beaucoup des qualités dont nous sommes le plus fiers sont dues à l’influence durable des mécréants vaincus sur ces victorieux. Il est certain qu’en particulier si le mot « galanterie » est presque intraduisible dans les langues germaniques, s’il exprime une nuance d’égards qui est purement française ou espagnole, c’est que les deux grands peuples à l’Occident du Rhin se sont trouvés, encore presque barbares, sous le resplendissement de la civilisation sarrasine. Dans cette longue marche à travers le monde, du foyer de Hunding aux palais de Saladin, nous avons changé d’exemples et de vertus traditionnelles : il y a cette distance entre le nom de Frank et celui de Français.

  1. Daphnis et Chloé, I, 7.
  2. Cantique des Cantiques, IV, ii.
  3. Persane, arabe ou turque. V. Les Mille et une Nuits. Le Mikri Zenan, ou les Ruses des Femmes, traduit du turc par Decourdemanche. Paris, 1896, in-12, etc. On sait que les Mille et un Jours de Pétis de la Croix sont un recueil factice imité des deux recueils précédents, et du Feredj bad Chiddeh.
  4. Koran, XXIV, 31, Cf XXXIII, 55 et 59.
  5. Gabriel Sionita. De nonnullis orientalium urbibus necnon indigenarum religione ac moribus, tractabus brevis. Amstelodami 1633.
  6. E. W. Lane. An account of the manners and customs of the modern Egyptians written in Egypt during the years 1833, 1834, 1835. — London, 1871, t. 1, p. 64.
  7. Bruce. Voyages. Paris, 1790, t. I, p.345.
  8. Aujourd’hui le fait est beaucoup plus rare. Je ne l’ai constaté, pour ma part, que dans le Hodna algérien, et exceptionnellement, chez quelques mendiantes. Jusqu’en Nubie, les cotonnades anglaises habillent de nos jours les plus pauvres filles.
  9. Jones, Essai sur la poésie asiatique, iv, p. 527.
  10. La plupart des citations qui suivent sont prises dans : Tharafas éditions Seligsohn, 1901. — Nabiga Dhobyani, édition Derenbourg, 1869. — The Seven Poems (Moallakât), édition Johnson, 1894. — Anthologie de l’amour arabe, par F. de Martino et Abe-el-Khalek Saroit Bey, 1902. — Anthologie arabe de Humbert, 1819. — Anthologie arabe de Grangeret de Lagrange, 1828, etc. — Hartmann, Ueber die Ideale weiblicher Schönheit bei den Morgenlandern,1798.
  11. Ce caractère de beauté se trouve déjà noté chez les poètes grecs qui avaient subi l’influence orientale (Anthol. palatine, V. 60) et, pour la même raison, chez les auteurs de nos fabliaux du xiie et du xiiie siècle.
  12. F. de Martino et Saroit Bey, Anthologie, p. 271
  13. Ibid., p. 225.
  14. Ibid., p. 105.
  15. F. de Martino et Saroit Bey, Anthologie, p. 167