Lotus de la bonne loi/Appendice 9

Lotus de la bonne loi
Version du soûtra du Lotus traduite directement à partir de l’original indien en sanscrit.
Traduction par Eugène Burnouf.
Librairie orientale et américaine (p. 648-652).
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IX.
SUR LA VALEUR DU MOT ÂVÊṆIKA.
(Ci-dessus, chap. iii, f. 37 a, p. 362.)

J’ai annoncé, dans la note relative au chapitre iii, f. 87 a, p. 362, que j’examinerais l’expression difficile d’âvêṇika, que je traduisais, dans le principe par « lois homogènes, » et que je propose de rendre maintenant par « lois indépendantes » ou « lois d’indépendance. » On trouve ces lois plus souvent citées qu’expliquées dans les livres religieux du Népâl, et elles se présentent à chaque instant dans notre Lotus. Comme elles sont dénombrées dans le texte auquel se réfère cette note, c’est bien le lieu de placer dans cet endroit même le résultat des recherches que j’ai faites à ce sujet, et que j’avais déjà précédemment annoncées, chap. ii, f. 19 a, p. 346.

Il y a deux choses à considérer dans ce terme, d’abord sa forme et sa valeur étymologiques, puis l’application qu’on en fait à la morale, c’est-à-dire les conditions ou qualités qu’il désigne. En premier lieu, âvêṇika est une épithète que les textes nous montrent toujours en rapport avec le mot dharma, de cette manière : « loi (ou condition) dite âvêṇika. » Le thème d’où dérive cette épithète est avêṇi, mot que je trouve expliqué de la manière suivante dans une glose de l’Abhidkarmakôça vyâkhyâ ; il est nécessaire de transcrire et de traduire ici cette glose : Samparkô vêṇiḥ ityutchyatê navêṇir avêṇiḥ prĭthagbhâva ityarthâḥ. Evam̃ hyuktam avêṇir Bhagavân avenir bhikchu­sam̃gha iti prĭthag Bhagavân prĭthag bhikchu­sam̃gha ityabhiprâyaḥ ; avêṇyâ tcharaty âvêṇikî nânyânu­çayasahatchâriṇîty arthaḥ. « Le contact (ou le mélange) se nomme vêṇi ; l’absence de mélange est avêṇi, c’est-à-dire l’état d’être séparé (l’isolement ou l’indépendance). Ainsi quand on dit Bhagavat n’est pas mêlé, l’Assemblée des Religieux n’est pas mêlée, on a l’intention de dire : Bhagavat est indépendant, l’Assemblée des Religieux est indépendante. Une science qui marche avec absence de mélange se dit âvêṇiki, c’est-à-dire qu’elle ne marche pas avec la pensée d’autre chose[1]. » Il résulte de cette glose, que dans âvêṇika il y a la négation d’un état exprimé par le terme de vêṇi, et que ce terme est pris dans le sens de mélange, qu’il tient de sa signification primitive de confluent. Voilà pour la valeur étymologique.

Mais quand on dit que Bhâgavat n’est pas mêlé, cela veut-il dire qu’il est homogène, comme je l’avais cru longtemps, n’ayant d’autre secours que celui des versions tibétaines, qui rendent âvêṇika par non, mêlé, non confus ? Ou bien cela veut-il dire qu’il reste isolé, intact, au milieu des choses qui pourraient venir se mêler à lui ; en un mot, qu’il reste indépendant, comme je le crois aujourd’hui, m’appuyant sur le commentaire qu’on vient de lire ? La glose de l’Abhidharmakôça confirme cette dernière opinion, quand elle dit : Avêṇika iti râgâdiprĭthagbhûtaḥ ; âvêṇika, non mélangé, signifie, séparé de l’amour et des « autres affections[2], » Cette glose ne donne qu’en abrégé les affections dont on est séparé, quand on est âvêṇika ; mais elle n’en indique pas moins d’une manière tout à fait précise le sens de ce terme : cet état d’être sans mélange est bien celui d’une personne qui reste indépendante des passions au mélange desquelles échappe sa nature. Enfin ce qui nous manque encore, c’est-à-dire l’indication précise des affections dont un Buddha reste indépendant, affections qui sont au nombre de dix-huit, nous est fourni par la glose d’un livre appartenant aux Buddhistes de Ceylan, chez lesquels le terme d’âvêṇika n’est pas moins fréquemment employé que chez ceux du Nord. Voici le passage relatif aux aṭṭhârasa âvêṇika dhammâ, « dix-huit conditions dites âvêṇika, » que je trouve dans la glose du Djina alam̃kâra : Atîtam̃sê Buddhassa Bhagavatô appatihatam̃ ñânam̃ anâgatam̃sê appat.ihatam̃ nânam̃ patchtchuppannamsê appâtihatam̃ ñânam̃ ; imêhi tîhi dhammêhi samannâgatassa Buddhassa Bhagavatô sabbam̃ kâyâkammam̃ ñânapubbag̃gamam̃ ñânuparivattam ; imêhi tchhahi dhammêhi samannâgatassa Buddhassa Bhagavatô natthi tchhandassa hâni natthi dhammadêsanâya hâni natthi viriyassa hâni natthi samâdhissa hâni natthi paññââya hâni natthi vimuttiyâ hâni ; imêhi dvâdasahi dhammêhi samannâgatassa Buddhassa Bhagavatô natthi davâ natthi ravâ natthi apphutam̃ naithi vêdâyitattam̃ natthi avyâvaṭamanô natthi appatisam̃khâna upêkhâti. Imê aṭṭârasa âvênikadhammâ nâma. Tattha davâti kitchtchhâdhippâyêna kiriyâ ravâti sahasâ kiriyâ apphutanti ñânêna aphassitam̃ vêdâyitattanti turitakiriyâ avyâvaṭamanôti niratthakô tchittasamudâtchârô appaṭisam̃khâna upêkhâti aññânupêkhâ natthîti. « La science du Buddha bienheureux est irrésistible, quant au passé, quant à l’avenir et quant au présent. En possession de ces trois conditions, le Buddha bienheureux n’accomplit à l’aide de son corps aucune action qui ne soit précédée par cette science, qui ne soit dirigée par cette science. En possession de ces six conditions, le Buddha bienheureux n’éprouve d’échec ni dans sa volonté, ni dans l’enseignement qu’il donne de la loi, ni dans sa force, ni dans sa méditation, ni dans sa sagesse, ni dans son affranchissement. En possession de ces douze conditions, le Buddha bienheureux n’a ni méchanceté, ni violence, ni ignorance, ni précipitation, ni mouvement d’esprit inutile, ni négligence par inattention. Ce sont là les dix-huit conditions nommées âvêṇika. Dans cette énumération, le mot davâ signifie une action faite dans une intention méchante ; ravâ, une action faite avec violence ; apphuta, ce qui n’a pas été touché par la science ; vêdâyitatta, une action faite précipitamment ; avyâvaṭamanô, une direction de pensée qui n’a pas de but ; appaṭisam̃khâna upêkhâ, la négligence de l’ignorance[3]. »

Deux points sont dignes de remarque dans cette énumération : le premier, c’est que les dix-huit termes dont elle se compose sont présentés sous une forme négative ; le second, c’est qu’ils se divisent en quatre groupes qui s’additionnent successivement pour former un total de dix-huit conditions ou qualités. Ainsi on commence par dire que la science du Buddha est irrésistible, appaṭihata, ce qui est le même attribut que celui de apratihata, qui se représente si souvent dans notre Lotus ; c’est d’ailleurs une opinion qui reparaît à chaque instant dans les textes[4]. Il est vrai que, pour ce qui touche les actions du Buddha, considérées dans leur rapport avec cette science irrésistible du passé, du présent et de l’avenir, le texte ne met pas le caractère négatif en relief, comme je l’ai fait dans ma traduction ; mais ce caractère revient dans le groupe suivant, où il est dit que le Buddha n’éprouve d’échec dans aucun des moyens qu’il emploie pour agir sur les autres. Enfin c’est encore d’une manière négative qu’est présentée l’absence des imperfections morales et intellectuelles qui est un des mérites du Buddha. On voit par là comment il se fait que ces conditions, envisagées d’une manière extérieure, et avec l’esprit de classification qui se remarque chez les Buddhistes, ont pu être désignées par un terme négatif, comme celui de âvêṇika, « non mêlé. »

En ce qui regarde le second point, c’est-à-dire la manière dont sont divisées et groupées les dix-huit conditions non mêlées, je remarque d’abord qu’elles débutent, par un groupe de qualités intellectuelles, la connaissance du passé, du présent et de l’avenir : il n’y a là en réalité qu’un seul terme qui est la science du Buddha, mais ce terme devient triple par la triple division de la durée à laquelle il s’applique également. Ici, on le voit, nous touchons aux prétentions surnaturelles du Buddhisme en ce qui tient à l’intelligence. De l’intelligence nous passons à l’action, mais de façon que les deux termes se trouvent enchaînés l’un à l’autre, puisque le Buddha n’accomplit aucun acte qui ne soit précédé de la connaissance qu’il a du passé, du présent et de l’avenir. La triple lumière que jettent sur les actions du Buddha ces trois connaissances nous donne trois sortes d’actions, qui jointes aux trois connaissances, forment un total de six conditions ou qualités. Avec ces six conditions il se trouve en mesure de ne rencontrer aucun obstacle dans les applications spéciales de son activité, au nombre de six, que la glose énumère, et qui toutes ont un caractère intellectuel, sauf la volonté ou le désir, laquelle cependant tient encore à l’intelligence par son fond, puisque la volonté ou le désir n’est mise en mouvement que par la connaissance préalable, si imparfaite qu’elle soit, de la chose qu’on veut. Ainsi, quand le Buddha veut quelque chose, quand il enseigne, quand il fait acte de force, quand il médite, quand il exerce sa sagesse, quand il s’affranchit du monde des six conditions d’une science irrésistible pour les trois divisions de la durée, et d’une action dirigée par cette science irrésistible, font disparaître de devant lui tous les obstacles qui pourraient s’opposer au succès des six actions que je viens de rappeler d’après le texte. En réunissant ces six derniers mérites aux six premiers, nous sommes mis en possession de douze attributs âvêṇikas.

Que doit-il maintenant résulter de l’avantage qu’a le Buddha de ne rencontrer devant lui aucune sorte d’obstacle ni à son intelligence ni à sa volonté ? Il en résulte qu’il n’a aucune des imperfections intellectuelles et morales qui sont le partage des hommes ordinaires dans leur lutte mutuelle. Sous le rapport moral (et ceci répond à la volonté), il n’a ni méchanceté ni violence ; sous le rapport intellectuel, il n’a ni ignorance, ni agitation d’esprit inutile, ni précipitation, ni négligence par inattention. Ce sont là les six défauts qu’il n’a pas ; et les six avantages qui en résultent pour lui constituent six qualités ou conditions nouvelles, mais découlant nécessairement des précédentes, et qui parachèvent le nombre des dix-huit dharmas dits âvêṇika. Je le répète, c’est parce que ces qualités sont présentées négativement, c’est-à-dire comme l’absence des défauts qu’elles excluent, qu’on les a, si je ne me trompe, nommées âvêṇika, « non mêlées. « Mais si je n’avais pas le témoignage direct d’une glose originale, c’est-à-dire du texte de l’Abhidharmakôça vyâkhyâ, j’avoue que l’enchaînement de ces conditions me frappe tellement, que j’aurais cru qu’on les nommait ainsi parce qu’elles étaient envisagées sous la figure d’un courant d’eau, grossi plusieurs fois par l’accession successive d’autres courants ; en d’autres termes, je n’aurais pas vu dans âvêṇika un primitif négatif a+vêṇi, mais un positif â+vêṇika, « qui marche par confluents. » La glose que je viens de rappeler s’oppose formellement à ce mode d’interprétation.

Au reste, il paraîtrait que ces dix-huit qualités laissaient sur la personne de Çâkyamuni une impression reconnaissable, car je les trouve citées par le Mahâvastu immédiatement après les attributs purement corporels qui distinguent le Buddha. Dans un passage de ce livre, Çâriputra voit Bhâgavat qui s’avance vers lui, et à cette occasion l’auteur énumère les perfections auxquelles il peut être reconnu : Dvâtrim̃çatîhi mahâpuruchalakchaṇêhi samanvâgatam açîtîhi anuvyañdjanêhi upaçôbhitaçarîram achṭâdaçêhi âvêṇikêhi Buddhadharmêhi samanvâgatam daçahi tathâgatabalêhi balavân tchaturhi vâiçâradyêhi viçâradô çântêndriyô çântamânasô uttamadamaçamathapâramitâprâptô nâgô yathâ karitakâraṇô antargatêhi indriyêhi avahirgatêna mânasêna susthitêna dharmatâprâptêna rĭdjunâ yugamâtram̃ prêkchamâṇaḥ. « Doué des trente-deux signes d’un grand homme ; ayant le corps paré des quatre-vingts attributs secondaires ; doué des dix-huit conditions d’un Buddha dites âvêṇika ; fort des dix forces d’un Tathâgata ; confiant des quatre confiances ; ayant les organes des sens calmes ; ayant l’esprit calme ; arrivé à l’excellente perfection de l’empire sur soi-même et de la quiétude ; semblable à un éléphant ; ayant accompli son œuvre ; (enfin) avec ses sens renfermés en lui-même, avec son esprit qui ne s’égare pas au dehors, qui est parfaitement ferme, arrivé à la règle et droit, il ne regarde pas plus loin que la longueur d’un joug[5]. » En résumé, au lieu de traduire âvêṇika par homogène, comme je l’avais fait d’après la version tibétaine, je propose actuellement de le traduire par indépendant, c’est-à-dire détaché de toute imperfection, quoique je reconnaisse que cette traduction ne peut encore être bien comprise sans le commentaire que je viens d’essayer d’en donner.

J’ajouterai, pour terminer, que le texte du Mahâvastu cité tout à l’heure achève ce tableau du sage par un trait qui jette du jour sur une expression que l’interprète tibétain du Lalita vistara ne me paraît pas avoir comprise. Il s’agit des mots yugamâtram̃ prêkchamâṇaḥ, qui signifient littéralement « ne regardant pas en avant au delà de la longueur d’un joug, » et qui rappellent une idée brâhmanique connue. Or, lorsque le Lalita vistara décrit le Religieux que vit pour la première fois le jeune Siddhârtha dans une de ses promenades hors du palais de son père, et de plus quand il représente Çâkya lui-même devenu Religieux entrant dans la ville de Râdjagrĭha, il se sert d’une expression presque semblable, yugamâtram̃ paçyan, « ne voyant pas plus loin que la longueur d’un joug[6]. » M. Foucaux, d’après les Tibétains, l’a traduite la première fois, « ne considérant que le joug qui le retient, » et la seconde fois, « ne regardant que le joug (de la morale). » Je crois, malgré l’opinion de l’interprète tibétain, que cette formule doit être entendue au propre et non au sens figuré ; c’est dans le premier sens qu’elle est prise chez les Brâhmanes, auxquels elle est aussi familière qu’aux Buddhistes.


  1. Abhidharmakôça vyâkhyâ, f. 322 b.
  2. Ibid. f. 94 b.
  3. Djina alam̃kâra, f. 14 b.
  4. Voyez ci-dessus, p. 344, 345 et 390.
  5. Mahâvastu, f. 208 a.
  6. Lalita vistara, f. 126 b de mon man. A ; Rgya tch’er rol pa, t. II, p. 184 et 228.