Lotus de la bonne loi/Appendice 7

Lotus de la bonne loi
Version du soûtra du Lotus traduite directement à partir de l’original indien en sanscrit.
Traduction par Eugène Burnouf.
Librairie orientale et américaine (p. 544-553).
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Appendice VII
No VII.
SUR LES SIX PERFECTIONS.
(Ci-dessus, chap. i, f. 11 a, p. 332.)

Je me propose d’examiner ici ce qu’on entend par les six perfections, et quels sont ces attributs dont le texte du Lotus de la bonne loi accorde la jouissance à certains êtres privilégiés, ainsi que nous l’avons vu plus haut[1]. Le mot que je traduis peut-être imparfaitement par perfection est pâramitâ ; on le rendrait d’une manière plus conforme à sa signification générale, par « vertu transcendante, » ainsi que l’ont déjà proposé Wilson et Csoma de Cörös[2]. J’ai montré ailleurs que ce terme se présentait comme le féminin d’un participe, pâramitâ, « celui qui est parvenu à l’autre rive ; » et j’ai proposé de sous-entendre un substantif comme buddhi, « l’intelligence, » de façon que la plus haute et dernière perfection pradjñâ pâramitâ signifierait, « l’intelligence arrivée à la perfection de la sagesse[3]. » J’ai vainement essayé de concilier la forme de ce mot avec les règles de la grammaire sanscrite ; mais aujourd’hui je suis moins frappé de la nécessité de cette conciliation, et je suis bien près d’admettre que le terme de pâramitâ a pu être formé d’une manière populaire, et sans égard pour les lois de la langue classique, au moyen de pâram, « à l’autre rive, » et itâ, « l’action d’être allé. »

Ce qui donne quelque vraisemblance à cette opinion, c’est que le second des mots par lesquels les Buddhistes du Sud désignent les vertus transcendantes n’est pas plus régulièrement formé, ni plus grammaticalement explicable que celui qui nous occupe. On peut voir, en effet, en parcourant le Mahâwansô de Turnour, que les Buddhistes du Sud em- ploient à la fois le terme de pâramitâ, comme les Buddhistes du Nord, et celui de pâramî, que je ne me souviens pas d’avoir vu dans les livres du Népâl, excepté dans les portions versifiées de ces livres. C’est ainsi qu’il se présente dans les deux passages suivants de notre Lotus : rĭddhibalapâramim̃ gatô, « arrivé à la perfection de la puissance magique[4], » et sarvaguṇapâramim̃ gatô, « arrivé à la perfection de toutes les qualités[5]. » Les textes pâlis de Ceylan, au contraire, se servent à peu près indifféremment des deux termes de pâramitâ et de pâramî. J’ai cependant cru remarquer que Mahânâma, dans le commentaire qu’il a écrit lui-même sur son Mahâvam̃sa, employait plutôt pâramitâ que pâramî : dans les ouvrages versifiés c’est naturellement le besoin du vers qui décide de la préférence.

Nous trouvons au commencement du Djina alam̃kâra l’étymologie suivante du terme de pâramî, qui se présente comme un substantif féminin : pâramiyôti pâram̃ nibbânam inti gatchtchhanti pavattantîti : « les Pâramî, c’est-à-dire [les perfections] qui vont, atteignent, c’est-à-dire produisent l’autre rive [qui est] le Nibbâna[6]. » Il est certain qu’il n’est pas plus régulier de faire de î un substantif signifiant l’action d’aller, que de faire de itâ un autre substantif exprimant la qualité d’être allé. En résumé, il me semble qu’il vaut mieux renoncer aux explications classiques de ces termes et y voir des expressions inventées par des Religieux et des prédicateurs, moins familiers avec la grammaire sanscrite que désireux de se faire entendre du peuple auquel ils avaient intérêt à s’adresser.

Un point plus important est la détermination de la valeur propre de ces deux termes, pâramitâ et pâramî. Nous venons de dire que, selon le Djina alam̃kâra, les Buddhistes du Sud leur donnent ce sens : « ce qui atteint à l’autre rive, c’est-à-dire au Nirvâṇa. » Les Buddhistes chinois, d’après le témoignage de M. Rémusat, n’entendent pas autrement ce mot : ce savant auteur l’a expliqué de même dans ses Observations sur les travaux buddhiques de M. de Guignes[7]. Et comme il y a plus d’une de ces pâramitâs ou vertus transcendantes, dont quelques-uns comptent six et d’autres dix, ces vertus reçoivent le nom collectif de pâramitâ, parce qu’elles font passer l’homme sur l’autre rive, ou, comme le dit M. Rémusat, qu’elles le conduisent au port.

Cependant, quelque appuyée et même quelque vraisemblable que soit cette interprétation, elle laisse encore place à quelques doutes, et il est possible qu’elle n’ait été inventée qu’après coup. Comme les vertus transcendantes sont l’attribut le plus élevé d’un Buddha, et qu’un Buddha est réellement, dans l’opinion de ses adeptes, passé à l’autre rive, il se comprend sans peine que ses hautes et sublimes vertus soient appelées des moyens d’atteindre la rive de l’affranchissement. Mais alors pâramitâ ne sera plus guère qu’un synonyme de yâna, et l’on ne s’expliquera pas aisément pourquoi ce terme de yâna ou véhicule n’aurait pas été choisi pour désigner les six ou les dix vertus transcendantes. Si au contraire nous laissons au terme de pâramitâ le sens de perfection ou de vertu parfaite, il sera facile d’interpréter, sans forcer aucunement les règles des composés, chacun des titres désignant les six vertus. Ainsi celle qui est la première dans toutes les classifications et toutes les écoles, la dâna pâramitâ, ou « la perfection de l’aumône, » signifiera « l’action d’être parvenu à l’autre rive de l’aumône, » c’est-à-dire d’avoir franchi les obstacles qui empêchent l’homme de s’élever à la libéralité la plus haute, à une libéralité telle qu’un Buddha seul la conçoit et la pratique. Alors dâna pâramitâ n’aura pas trait directement au Nirvâṇa, mais seulement à l’aumône ; la rive à laquelle il s’agit d’atteindre sera celle de la libéralité, de l’aumône, et non celle de l’anéantissement. Il me semble que les Tibétains l’ont entendu ainsi lorsque, selon M. Foucaux, ils traduisent dâna pâramitâ par « l’abord à l’autre rive de l’aumône[8]. » On croirait même que les Chinois se sont fait de ce terme la même idée ; quand on voit un commentateur de cette nation, parlant de la dâna pâramitâ, s’exprimer ainsi : « Celui qui sait pratiquer la bienfaisance, franchit la mer de la pauvreté[9]. » Et le lecteur reconnaîtra plus bas, quand j’analyserai en détail chacune des pâramitâs, qu’on peut concilier avec cette interprétation celle d’épreuve (probationary course) qu’y voyait Turnour dans son Mahâwanso[10]. Je pense donc que pâramitâ est le titre collectif des vertus qui pratiquées de la manière la plus complète et dans une perfection à laquelle les hommes ordinaires ne peuvent atteindre, forment l’apanage le plus élevé d’un Bôdhisattva, c’est-à-dire de celui qui doit être un jour un Buddha.

Le texte qui donne lieu à cette note compte six pâramitâs, ou vertus transcendantes ; or ce nombre de six est également celui du Lalita vistara. C’est donc cet ouvrage qui doit nous servir de guide dans l’analyse que j’en vais donner ici : j’indiquerai d’ailleurs, à la fin de cette note, une autre énumération comprenant un plus grand nombre de termes. La liste du Lalita vistara a de plus l’avantage d’être accompagnée de quelques explications qui jettent du jour sur la valeur et la destination de plusieurs de ces vertus[11].

La première perfection ou vertu transcendante est la dâna pâramitâ, ou « la perfection de l’aumône ; » cette vertu ne serait pas parfaitement comprise dans le sens buddhique, si l’on n’y voyait qu’une libéralité humaine, si grande qu’on la suppose ; il faut se figurer quelque chose de plus encore, et se rappeler les légendes où l’être qui doit un jour devenir un Buddha, donne, tout ce qu’il possède, et distribue, sous forme d’aumône, les parties de son corps et jusqu’à son corps même. Nous n’avons, pour en donner un exemple, qu’à renvoyer le lecteur au passage du Lalita vistara où, voulant exciter Çâkyamunî à quitter le monde pour se faire Religieux, les Dieux lui rappellent les innombrables aumônes qu’il a répandues dans ses existences antérieures[12]. Cette observation seule rend intelligible le texte du Lalita vistara où est marquée la destination de la perfection de l’aumône ; voici ce passage : Lakchaṇânuvyañdjana Buddha kchêtra pariçuddhyâi matsari sattva paripâtchanatâyâi sam̃vartatê. « Elle conduit à la maturité parfaite d’un être égoïste, à perfectionner [pour lui] les signes de beauté, les caractères secondaires et la terre d’un Buddha. » Cela doit s’entendre au sens propre du Buddhisme, et il faut y voir le premier degré, pour ainsi dire, de la formation d’un Buddha. Selon les vues de toutes les écoles, un Buddha, quoique essentiellement humain, ne se crée pas spontanément pendant cette vie ; il a été éprouvé par des siècles de lutte, et préparé durant de nombreuses existences au rôle élevé que son titre exprime. En un mot, il a transmigré pendant bien des âges, et dans le cours de ses transmigrations il a pratiqué les vertus transcendantes qui sont pour lui comme la consécration de sa future destinée. Or s’il a poussé l’aumône jusqu’à ses dernières limites, s’il a donné tout ce qui lui appartient et sa personne même, il a acquis des droits à devenir un Buddha. Voilà ce que veut dire le Lalita vistara ; mais il le dit en termes figurés et presque mythologiques, quand, après avoir montré que la perfection de l’aumône mûrit un être égoïste, c’est-à-dire lui enlève jusqu’au dernier sentiment de l’égoïsme le plus légitime, le texte ajoute que cette vertu contribue à parachever en sa personne la possession des signes de beauté, des caractères secondaires de perfection et d’une terre de Buddha. C’est dire, d’une autre manière, que la perfection de l’aumône conduit celui qui la possède à devenir un jour un Buddha, puisqu’un Buddha seul a pour attributs extérieurs les signes de beauté, les caractères secondaires, et une terre de Buddha, c’est-à-dire un monde où il exerce son ministère libérateur. En résumé, la perfection de l’aumône est, pour un Buddha, une des vertus de son passé ; il y est parvenu avant d’arriver à ce titre même de Buddha qui est le plus élevé de tous ceux qu’il porte.

La seconde perfection est la çîla pâramitâ, ou « la perfection de la vertu, » de la moralité, des bonnes mœurs, de la bonne conduite ; car le terme de çîla, chez les Buddhistes, embrasse un grand nombre d’idées qu’on peut résumer sous les noms de vertu ou de moralité. Le Lalita vistara exprime ainsi le résultat auquel aboutit la possession de cette vertu : « Sarvâkchaṇâpâya samatikramâya duḥçîlasattva paripâtchanatâyâi sam̃vartatê. « Elle conduit à la maturité parfaite d’un être vicieux, à lui faire franchir les régions ténébreuses et les existences misérables. » Le mot akchaṇa, « ce qui ne vient pas à son moment, » n’est pas ici suffisamment précis. On peut l’entendre de ces catastrophes inopinées qui interrompent soudainement l’existence de l’homme, comme la mort violente, les supplices, etc. On y peut voir aussi une désignation abrégée de ces régions ténébreuses qui sont situées dans l’intervalle des mondes, et sur lesquelles je reviendrai dans une note spéciale de cet Appendice[13]. Quant au mot apâya, on sait qu’il désigne les quatre états d’existence, embrassant les peines réservées après cette vie aux hommes vicieux, savoir, l’existence dans l’Enfer, l’existence dans un corps d’animal, la condition de Prêta et celle d’Asura. Au reste, après ce que je viens de dire de « la perfection de l’aumône, » celle de la vertu ne présente aucune difficulté : c’est encore un mérite qui appartient au passé de celui qui doit être un jour un Buddha. Qu’un homme atteigne à la perfection de la moralité, alors exempt de tout vice, il échappera aux châtiments qui attendent après cette vie l’homme pervers.

La troisième perfection est la kchânti pâramitâ, ou « la perfection de la patience. » Voici, selon le Lalita vistara, le résultat auquel elle aboutit : Sarvavyâpâda khila dôcha mâna mada darpa prâhâṇâya vyâpannatchitta sattva paripâtchanatâyâi sam̃vartatê. « Elle conduit à la maturité parfaite d’un être dont l’esprit est vicié par la méchanceté, à détruire en lui toute espèce de méchanceté, de désir de nuire, d’orgueil, d’enivrement, d’arrogance. » J’ai laissé de côté le mot khila, qu’un des manuscrits du Lalita vistara lit kchila ; M. Foucaux traduisant d’après le tibétain, donne malice, sens qui irait fort bien ici ; mais je ne connais à khila que la signification de vide : au reste ceci ne compromet en rien le sens général. On voit très-bien ce que c’est que la perfection de la patience ; le commentaire du Lalita vistara peut même nous conduire jusqu’à y reconnaître l’humilité. Et pour ne laisser aucun doute sur la place de cette vertu, l’expression de maturité parfaite qui l’accompagne, comme elle accompagne toutes les autres pâramitâs, nous apprend qu’il s’agit encore là d’une vertu portée à son comble par un être qui sera un jour un Buddha.

La quatrième perfection est la vîrya pâramitâ, ou « la perfection de l’énergie, » où de l’effort. Le Lalita vistara détermine ainsi le résultat auquel elle aboutit : Sarvahkuçalamûla dharmârag̃gôttâraṇâya kuçîdasattva paripâtcha­natâyâi sam̃vartatê. « Elle conduit à la maturité parfaite d’un être indolent, à [lui] faire traverser ce qui n’est pas le théâtre de tous les devoirs et de toutes les racines de vertu. » Ceci, je l’avoue, n’est pas clair, et dharmârag̃ga a probablement un sens spécial que je n’ai pas saisi. La version tibétaine a fourni à M. Foucaux une traduction beaucoup plus nette, et qui va mieux à la nature de la vertu dont il est question ici : « L’application qui s’emparant de toutes les semences languissantes de vertu, conduit à une maturité parfaite les êtres indolents[14]. » Malheureusement je ne puis retrouver cette interprétation dans le texte sanscrit Au lieu de dharmârag̃ga faut-il lire dharmâraṇya, et se représenter le texte comme donnant l’image d’un être énergique traversant les déserts, les landes stériles, vides de tout mérite et de toute racine de vertu ? L’image serait sans doute un peu forte, mais elle rentrerait assez dans le goût du style chargé des grands Sûtras. Malgré ce qui reste encore d’obscur sur ce point, ou voit clairement comment doit être entendue « la perfection de l’énergie : » c’est l’effort qui cultive les germes de vertu que la pratique du devoir a déposés au sein d’un être doué de moralité. C’est là encore une vertu appartenante au passé d’un Buddha.

La cinquième perfection est la dhyâna pâramitâ, ou « la perfection de la contemplation. » Le Lalita vistara marque ainsi le but de cette vertu transcendante : Sarvadjñânâbhidjñôtpadâya vikchiptatchitta sattva paripâtcha­natâyâi samvartatê. « Elle conduit à la maturité parfaite d’un être dont l’esprit est inattentif, à produire en lui toutes les sciences et les connaissances surnaturelles. » Il n’y a ici matière à aucun doute : l’efficacité supérieure de la contemplation était aussi généralement reconnue chez les Buddhistes que chez les ascètes brâhmaniques, et la croyance aux effets miraculeux d’une méditation intense était le patrimoine commun de toutes les sectes indiennes. Il faut sans doute admettre que par abhidjñâ on doit entendre ces facultés surnaturelles, origine de connaissances qui ne le sont pas moins, qui ont été indiquées plus haut et dont j’ai traité dans une note spéciale[15]. Cette perfection appartient, comme les précédentes, au passé d’un Buddha, puisque les connaissances surnaturelles peuvent être possédées par un Çrâvaka ou auditeur exercé.

La sixième perfection est la pradjñâ pâramitâ, ou « la perfection de la sagesse. » Le Lalita vistara exprime en ces termes le résultat de cette vertu transcendante : Avidyâ môha tamô ’ndhakârôpâlambha drĭchṭi prahâṇâya duchpradjñasattva paripâtchanatâyâi sam̃vartatê. « Elle conduit à la maturité complète d’un être qui a une fausse science, à lui faire abandonner les doctrines hétérodoxes, les préjugés, les ténèbres, l’obscurité, l’erreur et l’ignorance. » Le caractère véritable de cette vertu est aussi facile à comprendre que celui des cinq autres. La perfection de la sagesse occupe une place si considérable dans la partie spéculative du Buddhisme, qu’elle a donné son nom à une classe de livres très-célèbres chez les Buddhistes du Nord, mais inconnus, autant que je l’ai pu constater jusqu’ici, chez les Buddhistes de Ceylan. Il est bien naturel de voir la sagesse couronner les vertus dont on demande l’accomplissement héroïque à l’homme qui doit un jour arriver à la perfection d’un Buddha. En résumé, les six vertus transcendantes ou pâramitâs qu’indique, sans les nommer, le texte du Saddharmâ puṇḍarîka, et que le Lalita vistara énumère, en les accompagnant d’une courte explication, sont quatre qualités morales ou vertus, suivies de deux attributs intellectuels, savoir, la libéralité, la moralité, la patience, l’énergie, auxquelles viennent s’ajouter la contemplation et la sagesse.

Je dois maintenant dire quelques mots d’une autre énumération que j’ai annoncée au commencement de cette note. Elle se compose de dix termes, et paraît être en usage chez les Buddhistes de toutes les écoles ; car on la trouve indiquée au Népâl[16], chez les Chinois, les Tibétains, les Mongols et les Singhalais. Elle se rencontre à la fois dans le Vocabulaire pentaglotte buddhique, dans la Pradjñâ pâramitâ des Tibétains, dans un Mémoire de Schmidt rédigé d’après des matériaux mongols, dans le Mahâvam̃sa ṭîkâ de Mahânâma et dans le Dictionnaire singhalais de Clough ; j’ajoute qu’une des qualités que cette énumération joint à la liste des six perfections, reparaît dans le Lalita vistara, ce qui nous fournit et un terme de comparaison de plus, et un moyen utile d’interprétation.

Voici d’abord l’énumération du Vocabulaire pentaglotte : après la sixième perfection, qui est la pradjñâ, ou « la sagesse, » viennent upâya, « le moyen, » praṇidhâna, « la prière, » bala, « la force, » et djñâna, « la science[17]. » Nous examinerons de plus près tout à l’heure chacune de ces quatre perfections nouvelles ; auparavant il faut indiquer les autres autorités du Nord qui nous les font connaître. Cette énumération est également familière aux auteurs de la Pradjñâ pâramitâ, puisque Csoma de Cörös l’expose exactement dans les mêmes termes que le Vocabulaire pentaglotte. Csoma constate d’ailleurs l’existence de deux listes, l’une de six termes, c’est celle que nous venons d’analyser ; et l’autre de dix termes, formée de la précédente par l’addition de quatre autres vertus. Il les traduit ainsi, d’après les textes tibétains : upâya, « la méthode ou la manière ; » praṇidhâna, « le désir ou la prière ; » bala, « le courage, » et dhyâna (il faut lire djñâna), « la prescience ou la science[18]. » La disposition de la liste mongole est la même que celle des Tibétains ; ainsi Schmidt nous apprend qu’après la sagesse, qui termine la liste des six perfections, vient une septième perfection qu’il traduit ou plutôt qu’il commente ainsi : « la connaissance du développement de la nature ; » c’est l’upâya : puis une huitième, « la connaissance de la conséquence des actions ; » c’est le praṇidhâna : puis une neuvième, « la force ; » c’est bala : enfin une dixième, « la sagesse ; » c’est djñâna[19]. Cette traduction aurait besoin de quelques explications, en ce qu’elle donne une interprétation approximative plutôt que littérale de ces quatre nouvelles pâramitâs ; quelques mots suffiront pour en déterminer la valeur avec plus de précision. Je ne dois pas oublier de dire que la liste népâlaise de M. Hodgson ne diffère des précédentes qu’en ce qu’elle place bala immédiatement après upâya.

Le premier de ces quatre termes, upâya, « le moyen, » se trouve dans le Lalita vistara, sous une forme beaucoup plus fréquemment employée par les textes ; c’est celle de upaya kâuçalya, « l’habileté dans l’emploi des moyens, » dont il est si souvent question dans le Lotus de la bonne loi. Voici à quel résultat conduit la possession de cette perfection, d’après le Lalita vistara : Yâthâdhimukta sattvêryâpatha sam̃darçanâya sarvabuddha dharmâvidhamanatâyâi sam̃vartatê. « Elle conduit à empêcher la dispersion d’aucune des lois d’un Buddha, à donner aux êtres, selon leurs facultés, le spectacle des positions décentes[20]. » Cette traduction littérale, que j’éclaircirai tout à l’heure par quelques détails, se retrouve à peu près chez les interprètes tibétains du Lalita vistara, mais avec un déplacement des termes et une variante qui en change totalement le sens. Voici la version française qu’en donne M. Foucaux : « La science des moyens qui, montrant au gré du désir la voie estimable des êtres, conduit à obtenir toutes les lois du Buddha[21]. » Il y a ici quelques points qui, avec la connaissance que nous avons actuellement du sanscrit buddhique, me paraissent difficiles à admettre. En premier lieu, yâthâdhimukta ne peut signifier « selon le désir ; » en admettant qu’adhimukti veuille dire « désir, » ce que je ne contesterais pas dans certains cas, il est clair que pour avoir le sens de « selon le désir, » il faudrait que le texte eût écrit yathâdhimakti ; ce serait alors un mot indéclinable, un adverbe, qui serait en dehors du composé. L’interprète tibétain avait peut-être cette leçon sous les yeux : ou bien il n’aura pas fait attention que le terme de yathâdhimakti, avec sa première voyelle longue, est un adjectif se rapportant au substantif suivant sattva, « être, » et signifiant, « selon les facultés qu’il a ou qu’ils ont ; » c’est un point qui ne me semble pas douteux. Les deux premiers mots de notre terme composé signifient donc, « les êtres selon les facultés qu’ils ont. » Les remarques qui suivent paraîtront peut-être moins concluantes ; cependant je ne les en crois pas moins fondées. Ce n’est pas de « la voie estimable des êtres » qu’il doit être ici question dans le mot sattvêryâpatha : car premièrement sattva est subordonné à sanidarçanâya, « pour faire voir aux êtres ; » ensuite, iryâpatha ne signifie pas « la voie estimable, » car alors on ne distinguerait plus ce terme de mârga, « la voie, » à proprement parler. On sait qu’iryâpatha désigne collectivement les quatre postures décentes que doit toujours garder un Religieux et à plus forte raison un Buddha ; c’est un point que je crois avoir définitivement établi ailleurs. Le premier terme composé faisant partie de la définition de l’upâya doit donc se traduire : « pour l’action de montrer aux êtres, selon leurs facultés, les postures décentes. » Je n’insiste pas sur la fin de la version empruntée aux Tibétains qui n’est que très-légèrement inexacte.

L’interprétation que je propose resterait cependant trop vague, si je ne la plaçais pas à son véritable, point de vue. Le Lalita vistara me semble vouloir dire que l’habileté dans l’emploi des moyens, upâya kâuçâlya, ou seulement « les moyens, » et plus généralement la méthode, upâya, conduit celui qui la connaît et la pratique à ne laisser échapper aucune des lois, aucune des conditions d’un Buddha. La méthode a un but qu’on pourrait dire unique, c’est la conversion des êtres à la loi ; mais les moyens qu’elle emploie sont nombreux. Le plus général est la parole ; cependant ce moyen n’exclut pas les autres procédés plus extérieurs, et quelquefois également persuasifs, qui sont une apparence convenable, une posture décente. Voilà ce que doit exprimer la définition du Lalita vistara ; si elle donne pour exemple des moyens que sait employer un Buddha, quelque chose d’aussi peu important en apparence que la recherche d’une posture décente, c’est pour dire qu’on ne doit rien négliger de ce qui peut contribuer à la conversion des êtres. Maintenant, comment concilier cette interprétation avec celle de I. J. Schmidt qui traduit, d’après les Mongols, « la connaissance du développement de la nature, » c’est ce que je ne saurais dire. Veut-on faire entendre que parmi les moyens employés par un Buddha pour accomplir sa mission libératrice, on doit compter la connaissance du développement de la nature. » Alors la version des Mongols pourra se soutenir ; mais il faudra convenir aussi qu’elle ne sort pas directement des termes de la définition du Lalita.

Les trois Pâramitâs qui suivent, et qui terminent la seconde liste des dix perfections, exigeront moins de développements. La huitième est praṇidhâna, « la prière, » ou « le désir, « le vœu ; » c’est la demande que l’homme qui aspire à devenir Buddha adresse à un Buddha, pour obtenir sa bénédiction, à l’effet de devenir un jour lui-même un Buddha sauveur des hommes. Le mot signifie également, d’une manière plus générale, le vœu que l’on fait soi-même de ne rien négliger pour arriver à cet état de perfection ; il a pour synonyme praṇidhi, qu’on rencontre souvent, sous la forme de paṇidhi, dans les textes pâlis**1. La neuvième perfection est bala, « la vigueur, » et la dixième djñâna, « la science. »

En résumé, la seconde liste des Pâramitâs ajoute à la première l’habileté dans l’emploi des moyens, le vœu, la force et la science. Je dis ajoute, car il n’est pas douteux pour moi que ces quatre derniers termes ne se soient développés postérieurement à l’invention des six premiers. Ainsi la force et la science rentrent déjà dans l’énergie, et la sagesse de la première liste ; quant aux deux autres vertus, la connaissance des moyens et le vœu, ce sont certainement des vertus secondaires comparées aux grandes et importantes vertus de la liste des six perfections transcendantes.

Mais quand je dis que la seconde liste des dix perfections me paraît postérieure à la première, je ne veux pas prétendre par là qu’elle soit moderne. Il est certain qu’elle était déjà vulgaire au ve siècle de notre ère, puisque Mahânâma en parle comme de quelque chose de connu dans « un commentaire sur le Mâhâvam̃sa. Après avoir rappelé que Buddha, pour arriver un jour à l’état de Buddha, avait entendu de la bouche de vingt-quatre de ses prédécesseurs l’annonce de ses futures destinées, il ajoute qu’il pratiqua également toutes les vertus, et entre autres : dasa pâramiyô, dasa upapâramiyô, dasa paramatthapâramiyôti samatim̃sa pâramiyô pûrêtvâ ; « ayant accompli les dix Pâramîs, les dix PâramÏs secondaires, et les dix Pâramîs supérieurs[22]. » Pour comprendre ce qu’il faut entendre par cette triple série de perfections, savoir, les perfections, les perfections secondaires et les perfections supérieures, nous devons recourir au Dictionnaire singhalais de Clough, où l’on en trouve l’explication suivante.

Chacune des dix vertus transcendantes donne lieu à deux subdivisions nouvelles, de deux termes chacune, qu’on obtient par l’addition du mot upa, « secondaire, » et paramattha (pour paramârtha), « supérieur, » de façon que la réunion des trois séries forme ce que l’on nomme collectivement en singhalais samatim̃sa pâramitâ, « les trente vertus transcendantes ; » dénomination également admise par les Buddhistes barmans, comme on peut le voir au commencement de l’inscription de la grande cloche de Rangoun, traduite par M. Hough[23]. Dans la série où le terme de pâramitâ reste sans être modifié par aucune addition, chaque terme exprime une perfection de mérite envisagée d’une manière absolue. Ainsi, pour prendre un exemple, le terme de dâna pâramitâ indique « la perfection de la libéralité, » absolument parlant et sans égard à la valeur ou au mérite des aumônes que cette libéralité dispense. Avec upa, le terme de dânupapâramitâ désigne la perfection de l’aumône, quand on distribue des choses d’une valeur relativement secondaire, comme de l’or, de l’argent, des trésors, des vêtements. Mais avec paramattha, le terme dâna paramattha pâramitâ exprime la perfection d’une libéralité où les aumônes sont de l’ordre le plus relevé, comme le don que l’on fait de sa femme, de ses enfants, de ses membres, de son propre corps.

Avec ces explications Clough a donné l’énumération suivante de ce qu’il appelle les dix principales pâramitâs ou vertus transcendantes : ce sont dâna, « l’aumône ; » sila, « la morale ; » niskrama, « la sortie ; pradjñâ, « la sagesse ; » vîrya, « l’énergie ; » kchânti, « la patience ; » satya, « la vérité ; » adhichṭhâna, « la détermination ; » mâitrî, « la charité ; » upêkchâ, l’indifférence[24]. » Cette liste diffère sensiblement, comme on voit, de celles du Lalita vistara et du Vocabulaire pentaglotte ; elle procède moins par additions que par substitutions et déplacements. Ainsi, après la perfection de l’aumône et celle de la vertu, Clough insère la perfection dite niskrama, qui signifierait « la sortie » du monde, si le mot répondait au sanscrit nichkrama, mais qui doit plutôt représenter le sanscrit nâichkarmya, « l’inaction, l’abstention des œuvres. » Ce qui me confirme dans cette explication, c’est que ce terme, qui ne se trouve pas dans la liste des Buddhistes du Nord, y remplace le terme de dhyâna, « la contemplation, » qui manque dans celle du Sud ; le niskrama de Clough représente donc le dhyâna des autres listes, et conséquemment il doit se lire nâichkarmya. Seulement il y a changement d’ordre, puisque ce terme est, chez Clough, au troisième rang, tandis qu’il n’est qu’au cinquième dans le Lalita vistara. J’en dirai autant de la sagesse, qui est au quatrième rang chez Clough, et au sixième dans le Lalita ; de l’énergie, qui est au cinquième chez Clough, et au quatrième dans le Lalita ; de la patience, qui est au sixième chez Clough, et au troisième dans le Lalita. Le septième rang est occupé, dans Clough, par une perfection nouvelle, la vérité, qui ne paraît pas bien répondre à la méthode ou à l’upâya. Mais la détermination, qui est la huitième perfection de la liste de Clough, n’est qu’une autre face de la prière, qui est également la huitième dans la liste du Vocabulaire pentaglotte. L’une et l’autre expriment le désir ardent, le vœu passionné que forme un être qui aspire à devenir un Buddha. Je ne vois pas le rapport du neuvième terme, la charité, avec le neuvième de la liste du Vocabulaire pentaglotte, la force ; j’avoue que je préférerais ici les autorités sur lesquelles s’appuie Clough, parce que bala, « la force, » rentre trop dans la quatrième perfection, qui est l’énergie. On en peut dire autant de la dixième, l’indifférence, qui répond à la science du Vocabulaire. Ces deux termes ne sont pas si éloignés l’un de l’autre qu’ils le paraissent, puisque la science dont il doit être question ici est, selon toute probabilité, le résultat de l’indifférence acquise par la méditation. Il n’en est pas moins vraisemblable que l’énumération qui donne le plus de termes différents devrait avoir la préférence.


  1. Ci-dessus, chap. I, f. 11 b, et la note, p. 332.
  2. Wilson, Analysis of the Kah-gyur, dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. I, p. 375 ; Csoma, Analysis of the Sher-Chin, dans Asiat. Res. t. XX, p. 393 et suiv.
  3. Intr. à l’hist. du Buddh. indien, t. I, p. 463, et note 2.
  4. Saddharmapuṇḍarîka, chap. xxiv, st. 18.
  5. Ibid. chap. xxiv, st. 26.
  6. Djina alam̃kara, f. 3 b init.
  7. A. Rémusat, Observations sur trois Mémoires de M. de Guignes, dans Nouv. Journ. asiat. t. VIII, p. 243 et 250 ; Foe koue ki, p. 5, 6, 25 et 109.
  8. Rgya tch’er rol pa, t.  II, p. 45, et la note 1.
  9. Foe koue ki, p. 6.
  10. Mahâwanso, t.  I, p. 2.
  11. Lalita vistara, f. 23 a de mon manuscrit A ; f. 20 a du manuscrit de la Soc. Asiat. et Rgya tch’er rol pa, t.  II, p. 45.
  12. Rgya tch’er rol pa, t.  II, p. 166 et suiv. et Lalita vistara, f. 91 de mon ms. A.
  13. Ci-dessous, no XVI, Sur les ténèbres des Lôkântarikas.
  14. Rgya tch’er rol pa, t.  II, p. 45.
  15. chap. 1, f. 1 et 52 b, et Appendice, no XIV.
  16. Hodgson, Quotations from origin. Author. dans Journ. as. Soc. of Bengal, t. V, p. 92.
  17. Vocab. pentagl. sect. xii.
  18. Csoma, Analysis of the Sher-Chin, dans Asiat. Res. t. XX, p. 399 ; Journ. asiat. Soc. of Bengal t. I, p. 377.
  19. Mém. de l’Acad. des sciences de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 14.
  20. Lalita vistara, f. 23 a de mon manuscrit A.
  21. Rgya tch’er rol pa, t. II, p. 45.
  22. Mahâvam̃sa ṭîkâ, f. 24 b.
  23. Clough, Translat. of an Inscript. on the great Bell of Rangoon, dans Asiat. Res. t. XVI, p. 270 et suiv.
  24. Clough, Singhal. Diction. t. II, p. 387 et 388.