Lorely. Souvenirs d’Allemagne/Sensations d’un voyageur enthousiaste/1

D. Giraud et J. Dagneau (p. 1-58).


SENSATIONS
D’UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE


I

DU RHIN AU MEIN.


I. Strasbourg.

Vous comprenez que la première idée du Parisien qui descend de voiture à Strasbourg est de demander à voir le Rhin ; il s’informe, il se hâte, il fredonne avec ardeur le refrain semi-germanique d’Alphonse Karr : « Au Rhin ! au Rhin ! c’est là que sont nos vignes ! » Mais bientôt il apprend avec stupeur que le Rhin est encore à une lieue de la ville. Quoi ! le Rhin ne baigne pas les murs de Strasbourg, le pied de sa vieille cathédrale ?… Hélas ! non. Le Rhin à Strasbourg et la mer à Bordeaux sont deux grandes erreurs du Parisien sédentaire. Mais, tout moulu qu’on est du voyage, le moyen de rester une heure à Strasbourg sans avoir vu le Rhin ? Alors on traverse la moitié de la ville, et l’on s’aperçoit à peine que son pavé de cailloux est plus rude et plus raboteux encore que l’inégal pavé du Mans, qui cahotait si durement la charrette du Roman comique. On marche longtemps encore à travers les diverses fortifications, puis on suit une chaussée d’une demi-lieue, et quand on a vu disparaître enfin derrière soi la ville tout entière, qui n’est plus indiquée à l’horizon que par le doigt de pierre de son clocher, quand on a traversé un premier bras du Rhin, large comme la Seine, et une île verte de peupliers et de bouleaux, alors on voit couler à ses pieds le grand fleuve, rapide et frémissant, et portant dans ses lames grisâtres une tempête éternelle. Mais de l’autre côté, là-bas à l’horizon, au bout du pont mouvant de soixante bateaux, savez-vous ce qu’il y a ?… Il y a l’Allemagne ! la terre de Gœthe et de Schiller, le pays d’Hoffmann ; la vieille Allemagne, notre mère à tous !… Teutonia.

N’est-ce pas là de quoi hésiter avant de poser le pied sur ce pont qui serpente, et dont chaque barque est un anneau ; l’Allemagne au bout ? Et voilà encore une illusion, encore un rêve, encore une vision lumineuse qui va disparaître sans retour de ce bel univers magique que nous avait créé la poésie !… Là, tout se trouvait réuni, et tout plus beau, tout plus grand, plus riche et plus vrai peut-être que les œuvres de la nature et de l’art. Le microcosmos du docteur Faust nous apparaît à tous au sortir du berceau ; mais, à chaque pas que nous faisons dans le monde réel, ce monde fantastique perd un de ses astres, une de ses couleurs, une de ses régions fabuleuses. Ainsi, pour moi, déjà bien des contrées du monde se sont réalisées, et le souvenir qu’elles m’ont laissé est loin d’égaler les splendeurs du rêve qu’elles m’ont fait perdre. Mais qui pourrait se retenir pourtant de briser encore une de ces portes enchantées, derrière lesquelles il n’y a souvent qu’une prosaïque nature, un horizon décoloré ? N’imagine-t-on pas, quand on va passer la frontière d’un pays, qu’il va tout à coup éclater devant vous dans toute la splendeur de son sol, de ses arts et de son génie ?… Il n’en est pas ainsi, et chaque nation ne se découvre à l’étranger qu’avec lenteur et réserve, laissant tomber ses voiles un à un comme une pudique épousée.

Tout en songeant à cela, nous avons traversé le Rhin ; nous voici sur le rivage et sur la frontière germanique. Rien ne change encore ; nous avons laissé des douaniers là-bas, et nous en retrouvons ici ; seulement ceux de France parlaient allemand, ceux de Bade parlent français ; c’est naturel. Kehl est aussi une petite ville toute française, comme toutes les villes étrangères qu’avoisinent nos frontières. Si nous voulons observer une ville allemande, retournons à Strasbourg.

Aussi bien il n’existe à Kehl que des débitants de tabac. Vous avez là du tabac de tous les pays, et même du tabac français vraie régie, façon de Paris, passé en contrebande sans doute, et beaucoup meilleur que tous les autres : les étiquettes sont très variées et très séduisantes, mais les boîtes ne recèlent que de ce même caporal, autrement nommé chiffonnier. Il n’y a donc point de contrebande à faire, et il faut bien repasser, pur de tout crime, devant les douanes des deux pays.

Mais, pour votre retour, les douaniers vous demandent deux kreutzers (prononcez kritch) ; vous donnez deux sous, et l’on vous rend une charmante petite médaille ornée du portrait du grand-duc de Bade, et représentant la valeur d’un kreutzer. Vous avez donc fait une première fois connaissance avec la monnaie allemande ; puissiez-vous vous en tenir là !

La seconde idée du Parisien, après avoir vu le Rhin et foulé la terre allemande, se formule tout d’abord devant ses yeux quand il se retourne vers la France, car les rocs dentelés du clocher de Strasbourg, comme dit Victor Hugo, n’ont pas un instant quitté l’horizon. Seulement les jambes du voyageur frémissent quand il songe qu’il a bien une lieue à faire en ligne horizontale, mais que du pied de l’église il aura presque une lieue encore en ligne perpendiculaire. À l’aspect d’un clocher pareil, on peut dire que Strasbourg est une ville plus haute que large ; en revanche, ce clocher est le seul qui s’élance de l’uniforme dentelure des toits ; nul autre édifice n’ose même monter plus haut que le premier étage de la cathédrale, dont le vaisseau, surmonté de son mât sublime, semble flotter paisiblement sur une mer peu agitée.

En rentrant dans la ville, on traverse la citadelle aux portes sculptées, où luit encore le soleil de Louis XIV, nec pluribus impar. La place contient un village complet, à moitié militaire, à moitié civil. Dans Strasbourg, après avoir passé la seconde porte, on suit longtemps les grilles de l’arsenal, qui déploie une ostentation de canons vraiment formidable pour l’étranger qui entre en France. Il y a là peut-être six cents pièces de toutes dimensions, écurées comme des chaudrons, et des amas de boulets à paver toute la ville. Mais hâtons-nous vers la cathédrale, car le jour commence à baisser.

Je fais ici une tournée de flâneur et non des descriptions régulières. Pardonnez-moi de rendre compte de Strasbourg comme d’un vaudeville. Je n’ai ici nulle mission artistique ou littéraire, je n’inspecte pas les monuments, je n’étudie aucun système pénitentiaire, je ne me livre à aucune considération d’histoire ni de statistique, et je regrette seulement de n’être pas arrivé à Strasbourg dans la saison du jambon, de la sauercraüt et du foie gras. Je me refuse donc à toute description de la cathédrale : chacun en connaît les gravures, et quant à moi, jamais un monument dont j’ai vu la gravure ne me surprend à voir : mais ce que la gravure ne peut rendre, c’est la couleur étrange de cet édifice, bâti de cette pierre rouge et dure dont sont faites les plus belles maisons de l’Alsace. En vieillissant, cette pierre prend une teinte noirâtre, qui domine aujourd’hui dans toutes les parties saillantes et découpées de la cathédrale.

Je ne vous dirai ni l’âge ni la taille de cette église, que vous trouverez dans tous les itinéraires possibles ; mais j’ai vu le clocher de Rouen et celui d’Anvers avant celui de Strasbourg, et je trouve sans préférence que ce sont là trois beaux clochers. Que dis-je ? celui de la cathédrale de Rouen n’est qu’une flèche, encore est-elle démolie, et figurée seulement aujourd’hui en fer creux ; le parallèle ne peut donc s’établir qu’avec le clocher d’Anvers. Ce dernier est d’un gothique plus grandiose, plus hardi, plus efflorescent. On distingue dans le clocher de Strasbourg une minutie de détails fatigante. Toutes ces aiguilles et ces dentelures régulières semblent appartenir à une cristallisation gigantesque. Quatre escaliers déroulent leurs banderoles le long du cône principal, et l’ascension dans cette cage de pierre, dont les rampes, les arêtes et les découpures à jour n’ont guère en général que la grosseur du bras, veut une certaine hardiesse que tous les curieux n’ont pas. Pourtant la pierre est dure comme du fer, et l’escalier de la plus haute flèche ne tremble point, comme celui d’Anvers, où les pierres mal scellées font jouer leurs crampons de ter d’une manière inquiétante.

De la dernière plate-forme, le panorama qui se déroule est fort beau ; d’un côté les Vosges, de l’autre les montagnes de la forêt Noire, les unes et les autres boisées de chênes et de pins ; le Rhin dans un cours de vingt lieues, les premières masses touffues de la forêt des Ardennes, et puis un damier de plaines les plus vertes et les plus fraîches du monde, où serpente Tille, petite rivière qui traverse deux fois Strasbourg. À vos pieds, la ville répand inégalement ses masses de maisons dans l’enceinte régulière de ses fossés et de ses murs. L’aspect est monotone et ne rappelle nullement les villes de Flandre, dont les maisons peintes, sculptées et quelquefois dorées, dentellent l’horizon avec une fantaisie tout orientale. Les grands carrés des casernes, des arsenaux et des places principales, jettent seuls un peu de variété dans ces fouillis de toits revêtus d’une brique terreuse et troués presque tous de trois ou qiuttrc étages de lucarnes. On ne rencontre d’ailleurs aucune ville remarquable sur cette immense étendue de pays ; mais comme il y a dans les belvéders quelque chose qu’on n’aperçoit jamais que quand le temps est très pur, le cicérone prétend qu’on peut voir à de certains beaux jours le vieux château de Baden sur sa montagne de pins.

À Fourvières, de même, on prétend qu’il est possible de distinguer les Alpes : à Anvers, Rotterdam ; au phare d’Ostende, les côtes d’Angleterre. Tout cela n’est rien ; à Rome, on vous jure que vous pourrez, du haut de la boule d’or de Saint-Pierre, voir à l’horizon les deux mers qui baignent les États romains. Il y a partout des nuages complaisants qui se prêtent d’ailleurs à de pareilles illusions.

Tout l’extérieur de l’église est restauré avec un soin extrême ; chaque statue est à sa place ; pas une arête n’est ébréchée, pas une côte n’est rompue ; les deux portes latérales sont des chefs-d’œuvre de sculpture et d’architecture ; l’une est mauresque, l’autre est byzantine, et chacune est bien préférable à l’immense façade, plus imposante par sa masse, qu’originale par les détails. Quant à l’intérieur, le badigeon y règne avec ferveur, comme vous pensez bien ; tout clergé possible tenant à habiter avant tout une église bien propre et bien close. Les vitraux sont, en général, réparés selon ce principe, et répandent çà et là de grandes plaques de clarté qui sont les marques de cette intelligente restauration ; le xviiie siècle avait commencé l’œuvre en faisant disparaître l’abside gothique sous une décoration en style pompadour, que l’on doit, ainsi que les bâtiments de l’archevêché, au cardinal de Rohan.

Mais j’ai promis de ne point décrire, et je vais me replonger en liberté dans les rues tortueuses de la ville. Le premier aspect en est assez triste, puis on s’y accoutume, et l’on découvre des points de vue charmants à certaines heures du jour. Les quais de l’Ille surtout en fournissent de fort agréables. L’Ille, avec ses eaux vertes et calmes, embarrassées partout de ponts, de moulins, de charpentes soutenant des maisons qui surplombent, ressemble, dans les beaux jours d’été, à cette partie du Tibre qui traverse les plus pauvres quartiers de Rome. Le faubourg de Saverne fait surtout l’effet du quartier des Transtevères. Pour si haute que soit ma comparaison, je sais qu’elle n’est pas l’éloge de l’administration municipale ; mais, pourquoi le cacher ? Strasbourg est une ville mal tenue ; elle a, dans ce sens même, un parfum de moyen âge beaucoup trop prononcé. Le marché à la viande a été reconstruit et assaini depuis quelques années ; mais on rencontre encore derrière de vastes espaces pleins de mares et de gravois, où les animaux indépendants trouvent à vivre sans rien faire. Près de là, il y a toute une rue de juifs, comme au moyen âge ; puis les plus infâmes complications de ruelles, de passages, d’impasses, serpentent, fourmillent, croupissent, dans l’espace contenu entre la place d’Armes et le quai des Tanneurs, qui est une rue. Du reste, en accusant la ville de sa négligence à l’égard de tout ce quartier, nous devons dire qu’elle apporte des soins particuliers à l’embellissement des rues qui avoisinent la résidence des autorités : la place d’Armes est fort belle, et l’on s’y promène entre deux allées d’orangers. La rue Brûlée, où siége le gouvernement, ne manque que de largeur, et la rue du Dôme est devenue la rue Vivienne de Strasbourg ; à l’heure qu’il est, on l’a pavée en asphalte, et ses trottoirs, déjà terminés, portent partout la signature ineffaçable de la société Lobsann. Le bitume envahit peu à peu Strasbourg, et ce n’est pas malheureux, vu l’imperfection du pavage actuel ; dans une ville pavée en cailloux, le bitume est roi.

Si vous êtes déjà las de la ville, je ne le suis pas moins que vous ; nous n’y laissons plus rien de remarquable que le tombeau du maréchal de Saxe, énorme catafalque de marbre noir et blanc, sculpté par Pigalle, et d’un rococo remarquable, bien que présentant de belles parties de sculpture. Le héros, fièrement cambré dans son armure et dans ses draperies, produit exactement l’effet du commandeur de don Juan. On est tenté de l’inviter à souper.

Pour sortir de Strasbourg et se rendre aux promenades publiques, il faut traverser de nouveau l’Ille, qui coule de ce côté entre le théâtre et les remparts. Lorsqu’il s’est agi d’établir des bateaux à vapeur devant naviguer de Strasbourg à Bâle par le canal intérieur, la ville a dû faire couper la plupart des ponts pour les rendre mobiles. Alors ses architectes y ont construit des pont-levis qui rappellent l’enfance de la mécanique.

Quand on a traversé les fossés, les tranchées, les bastions, partout revêtus de verdure, on trouve une charmante promenade, des allées silencieuses, une rivière où traîne mollement le feuillage des saules. À droite et à gauche sont des jardins publics, les Tivoli et les Mabille de l’endroit. Au jardin Lips, on donne tous les dimanches des bals et des feux d’artifice ; sa décoration serait pour nous un peu passée : des temples de l’Amour, des ermitages, des rochers à cascades, dans le goût bourgeois des pendules et des assiettes montées ; puis un moulin d’eau et un pont en fil de fer qui conduit dans un îlot. Tout cela devient fort bruyant et fort animé le dimanche, ce qui me conduit à vous parler de la population.

Il faut bien l’avouer, on parle moins français à Strasbourg qu’à Francfort ou à Vienne, et de plus mauvais français, quand on le parle. Il est difficile de se faire comprendre des gens du peuple, et nous en sommes à nous demander ce qu’apprennent les enfants aux écoles mutuelles qu’on dit si fréquentées dans ce département. Peut-être savent-ils le latin. Cependant il y a peu d’Allemands réels à Strasbourg, et cette ville a donné des preuves de patriotisme incontestables. Pourquoi donc ne se fait-elle pas un point d’honneur de parler sa langue maternelle ? Le type allemand se retrouve, sans être absolu pourtant, dans les traits gracieux des dames de la société : leur tournure n’a rien de provincial, et elles se mettent fort bien. Nous ne pouvons faire le même éloge des hommes, qui manquent, en général, d’élégance dans les manières et de distinction dans les traits. La garnison a beau jeu près des dames, si les dames ne sont pas comme leur ville, imprenables. On ne rencontre plus à Strasbourg ces vêtements pittoresques des paysans de l’Alsace, qui nous étonnent encore le long de la route ; mais un grand nombre de femmes du peuple portent, le dimanche, des ajustements très brillants et très variés : les uns se rapprochent du costume suisse, les autres même du costume napolitain. Des broderies d’or et d’argent éclatent surtout sur la tête et sur la poitrine. L’harmonie et la vivacité des couleurs, la bizarrerie de la coupe, rendraient ces costumes dignes de figurer dans les opéras.

C’est dans les brasseries, le dimanche, qu’il faut observer la partie la plus grouillante de la population. Là, point de sergents de ville, point de gendarmes. Le cancan règne en maître au militaire et au civil ; les tourlourous s’y rendent fort agréables ; les canonniers sont d’une force supérieure, et les femmes en remontreraient aux Espagnoles et aux bayadères pour la grâce et la liberté des mouements. Il existe pourtant des brasseries qui se rapprochent davantage de nos cafés ; mais la musique y élit domicile, soit que l’on danse ou non. Strasbourg est parcouru à toute heure par des bandes de violons, qui viennent même accompagner les repas de tables d’hôte. On dîne de midi à une heure. À peine êtes-vous admis à consommer une soupe aux boulettes ou un bouilli aux betteraves, que vous voyez six individus qui viennent s’asseoir derrière vous, à une table ronde où ils étalent leur partition, et se mettent à exécuter avec verve une ouverture, une valse, ou même une symphonie. La musique doit se joindre à tous les assaisonnements bizarres dont s’accompagne forcément la cuisine allemande, qui est encore aujourd’hui la cuisine de Strasbourg.

II. La Forêt-Noire.

J’entame ce chapitre sur un point bien délicat, que nul touriste n’a encore osé toucher, ce me senble, hormis peut-être notre vieux d’Assoucy, le joueur, le bretteur, le goinfre, enfin le plus aventureux compagnon du monde. C’est à savoir le cas plus ou moins rare où un voyageur se trouve manquer d’argent.


Faute d’argent, c’est douleur sans pareille,


comme disait François Villon.

En général, les impressions les plus déshabillées se taisent à cet endroit ; ces livres véridiques ressemblent aux romans de chevalerie, qui n’oseraient nous apprendre quel a été tel jour le gîte et le souper de leur héros, et si le linge du chevalier n’avait pas besoin de temps en temps d’être rafraîchi dans la rivière.

George Sand nous donne bien quelques détails parfois sur sa blouse de forestière, sur sa chaussure éculée ou sur ses maigres soupers, assaisonnés de commis-voyageurs ou de larrons présumés dans mainte auberge suspecte. Le prince Puckler-Muskau lui-même nous avoue qu’il vendit un jour sa voiture, congédia son valet de chambre, et daigna traverser deux ou trois principautés allemandes pédestrement, en costume d’artiste. Mais tout cela est drapé, arrangé, coloré d’une façon charmante. Le vieux Cid avouait bien qu’il manqua de courage un jour ; mais qui donc oserait compromettre son crédit et ses prétentions à un honorable établissement en avouant qu’un jour il a manqué d’argent ?

Mais, puisque enfin j’ai cette audace, et que mon récit peut apprendre quelque chose d’utile aux voyageurs futurs, j’en dois donner aussi les détails et les circonstances. J’avais formé le projet de mon voyage à Francfort avec un de nos plus célèbres écrivains touristes, qui a déjà, je crois, écrit de son côté nos impressions communes ou distinctes ; aussi me tairai-je sur les choses qu’il a décrites, mais je puis bien parler de ce qui m’a été personnel.

Mon compagnon était parti par la Belgique et moi par la Suisse ; c’est à Francfort seulement que nous devions nous rencontrer, pour y résider quelque temps et revenir ensemble. Mais, comme sa tournée était plus longue que la mienne, vu qu’on lui faisait fête partout, que les rois le voulaient voir, et qu’on avait besoin de sa présence au jubilé de Malines, qui se célébrait à cette époque, je crus prudent d’attendre à Bade que les journaux vinssent m’avertir de son arrivée à Francfort. Une lettre chargée devait nous parvenir à tous deux dans cette dernière ville. Je lui écrivis de m’en envoyer ma part à Bade, où je restais encore. Ici vous allez voir un coin des tribulations de voyage. Les banquiers ne veulent pas se charger d’envoyer une somme au-dessous de 500 francs en pays étranger, à moins d’arrangements pris d’avance. À quoi vous direz qu’il est fort simple de se faire ouvrir un crédit sur tous les correspondants de son banquier ; à quoi je répondrai que cela n’est pas toujours si simple qu’il le paraît. Le prince Puckler-Muskau dirait comme moi, qui ne suis que littérateur, s’il osait avoir cette franchise. Aussi bien je pourrais inventer mille excuses ; j’étais alors à Baden-Baden, et l’année justement de l’ouverture des jeux Bénazet ; je pourrais avoir risqué quelques centaines de louis à la table où l’électeur de Hesse jetait tous les jours 25 000 francs ; je pourrais, ayant gagné, avoir été dévalisé dans la Forêt-Noire par quelque ancien habitué de Frascati, transplante à la maison de conversation de Baden et s’étiolant au pied de son humide colline. En effet, vous êtes là entre deux dangers : la Forêt-Noire entoure la Maison de jeu ; les pontes malheureux peuvent se refaire à deux pas du bâtiment. Vous entrez riche, et vous perdez tout par la rouge et la noire, ou par les trois coquins de zéros ; vous sortez gagnant, et l’on vous met à sec à l’ombre du sapin le plus voisin : c’est un cercle vicieux dont il est impossible de se tirer.

Eh bien ! je ne veux avoir recours à aucun de ces faux-fuyants. Je n’avais été dépouillé ni par le jeu, ni par les voleurs, ni par aucune de ces ravissantes baronnes allemandes, princesses russes ou ladies anglaises, qui se pressent dans le salon réservé, séparé des jeux par une cloison, ou qui même viennent s’asseoir en si grand nombre autour des tables vertes, avec leurs blanches épaules, leurs blonds cheveux et leurs étincelantes parures : j’avais vidé ma bourse de poëte et de voyageur, voilà tout. J’avais bien vécu à Strasbourg et à Baden, ici, à l’hôtel du Corbeau, et là, à l’hôtel du Soleil ; maintenant j’attendais la lettre chargée de mon ami, et la voici enfin qui marrive à Bade, contenant une lettre de change, tirée par un M. Éloi fils, négociant à Francfort, sur un M. Elgé, également négociant à Strasbourg.

Bade est à quinze lieues de Strasbourg, la voiture coûte 5 francs, et, mon compte payé à l’hôtel du Soleil, il me restait la valeur d’un écu de six livres d’autrefois. La lettre chargée arrivait bien. Vous allez voir que c’était justement le billet de Lachâtre. Je descends, en arrivant, à l’hôtel du Corbeau (j’avais laissé mon bagage à Bade, puisqu’il fallait toujours y repasser) ; je cours de là chez M. Elgé, lequel déploie proprement le billet Éloi, l’examine avec tranquillité, et me dit : « Monsieur, avant de payer le billet Éloi fils, vous trouverez bon que je consulte M. Éloi père. — Monsieur, avec plaisir. — Monsieur, à tantôt. »

Je me promène impatiemment dans la bonne ville de Strasbourg. Je rencontre Alphonse Royer qui arrivait de Paris, et partait pour Munich à quatre heures. Il me témoigna son ennui de ne pouvoir dîner avec moi et aller ensuite entendre la belle madame Janick dans Anna Bolena (c’était la troupe allemande qui jouait alors à Strasbourg). J’embarque enfin mon ami Royer, en me promettant de le rencontrer quelque part sur cette bonne terre allemande que nous avons tant de fois sillonnée tous deux ; puis, avant six heures, je me dirige posément, sans trop me presser, chez M. Elgé, songeant seulement qu’il est l’heure de dîner, si je veux arriver de bonne heure au spectacle. C’est alors que M. Elgé me dit ces mots mémorables derrière un grillage : « Monsieur, M. Éloi père vient de me dire… que M. Éloi fils était un polisson. — Pardon ; cette opinion m’est indifférente ; mais payez-vous le billet ? — D’après cela, monsieur, nullement… je suis fâché… »

Vous avez bien compris déjà qu’il s’agissait de dîner à l’hôtel du Corbeau et de retourner coucher à Bade à l’hôtel du Soleil, où était mon bagage, le tout avec environ 1 franc, monnaie de France ; mais, avant tout, il fallait écrire à mon correspondant de Francfort qu’il n’avait pas pris un moyen assez sûr pour m’envoyer l’argent.

Je demandai une feuille de papier à lettre, et j’écrivis couramment l’épître suivante :

À M. ALEXANDRE DUMAS, À FRANCFORT.
(En réponse à sa lettre du *** octobre.)


En partant de Baden, j’avais d’abord songé
Que par monsieur Éloi, que par monsieur Elgé,
Je pourrais, attendant des fortunes meilleures,
Aller prendre ma place au bateau de six heures[1] ;
Ce qui m’avait conduit, plein d’un espoir si beau,
De l’hôtel du Soleil à l’hôtel du Corbeau ;
Mais, à Strasbourg, le sort ne me fut point prospère :
Éloi fils avait trop compté sur Éloi père…
Et je repars, pleurant mon destin nompareil,
De l’hôtel du Corbeau pour l’hôtel du Soleil !


Ayant écrit ce billet, versifié dans le goût LouisTreize, et qui fait preuve, je crois, de quelque philosophie, je pris un simple potage à l’hôtel du Corbeau, où l’on m’avait accueilli en prince russe. Je prétextai, comme les beaux du calé de Paris, mon mauvais estomac qui m’empêchait de faire un dîner plus solide, et je repartis bravement pour Baden aux rayons du soleil couchant.

III. Les voyages à pied.

Je vous préviens qu’une fois passé sur le pont de Kehl, qui balance sur le Rhin son chapelet immense de bateaux, après avoir payé le passage du pont aux douaniers badois et échangé mes gros sous français contre des kreutzers légèrement argentés, voilà que j’entre en pleine Forêt-Noire. Est-ce moi qui ai à redouter les voleurs ? Est-ce moi que les voyageurs ont à redouter ?

Cette forêt n’a rien de bien terrible au premier abord ; du haut des remparts de Strasbourg, on aperçoit sa verte lisière qui cerne des monts violets ; des villages liants se montrent dans les éclaircies ; les charbonneries fument de loin en loin. Les maisons n’ont pas un air trop sauvage ; les cabarets présentent cette particularité locale, que, quand vous demandez un verre d’eau-de-vie, on vous sert un verre de kirsch. Du moment qu’on s’est bien entendu sur ces deux mots, l’on vit avec eux en parfaite intelligence.

Mon voyage à pied à travers cette contrée ne tiendra donc pas ce qu’il semble promettre ; et d’ailleurs la route est peuplée de piétons comme moi, et, si ce n’était la grande traite que j’ai à faire, justement à la tombée du jour, avec le risque de ne plus reconnaître les routes, je n’aurais nulle inquiétude sur ma position. Mais il est dur de songer, en regardant les poteaux dressés de lieue en lieue, et qui indiquent en même temps les heures de marche, que je ne puis arriver à Baden avant trois heures du matin. De plus, une fois la nuit tombée, je ne verrai plus les poteaux.

Depuis Bichofsheim, j’étais accompagné obstinément d’un grand particulier chargé d’un havresac, et qui semblait tenir beaucoup à régler son pas sur le mien. Malgré le vide de mes poches, mon extérieur était assez soigné pour annoncer… que je ne voyageais à pied que parce que ma voiture était brisée, ou qu’habitant quelque château, je me promenais dans les environs, cherchant des végétaux ou des minéraux, égaré peut-être. Mon compagnon de route, qui était Français, commença par m’ouvrir ces diverses suppositions.

— Monsieur, lui dis-je pour lui ôter tout espoir de bourse ou de portefeuille, je suis un artiste, voyageant pour mon instruction, et je vous avouerai que je n’ai plus qu’une vingtaine de kreutzers pour aller à Baden ce soir. Si je trouvais un cabaret où je pusse souper pour ce prix, cela me donnerait des jambes pour arriver.

— Comment, monsieur, ce soir à Baden ? mais ce sera demain matin ; vous ne pouvez pas marcher toute la nuit.

— J’aimerais mieux dormir en effet dans un bon lit ; mais j’ai toujours vu que dans les auberges les plus misérables on payait le coucher au moins le double de ce que je possède. Alors il faut bien que je marche jusqu’à ce que j’arrive.

— Moi, me dit-il, je couche à Schœndorf dans deux heures d’ici. Pourquoi n’y couchez-vous pas ? Vous ferez demain le reste de la route.

— Mais je vous dis que je n’ai que vingt kreutzers !

— Eh bien ! monsieur, avec cela, on soupe, on dort et on déjeune ; je ne dépenserai pas davantage, moi.

Je le priai de m’expliquer sa théorie, n’ayant jamais rencontré de pareils gîtes, et pourtant j’ai couché dans de bien affreuses auberges, en Italie surtout. Il m’apprit alors une chose que je soupçonnais déjà, c’est qu’il y avait partout deux prix très différents pour les voyageurs en voiture et pour les voyageurs à pied.

— Par exemple, me dit-il, moi, je vais à Constantinople, et j’ai emporté 50 francs avec quoi je ferai la route.

Cette confiance m’étonna tellement, que je lui fis expliquer en détail toutes ses dépenses ; il est clair qu’il ne pouvait y aller ainsi par le paquebot du Danube.

— Combien dépensez-vous par jour ? lui dis-je ?

— Vingt sous de France par jour au plus. Je vous ai dit ce que coûtait la dépense d’auberge ; le reste est pour les petits verres de rack, et un bon morceau de pain vers midi.

Il m’assura qu’il avait déjà fait la route de Strasbourg à Vienne pour 16 francs. Les auberges les plus chères étaient dans les pays avoisinant la France. En Bavière, le lit ne coûte plus que 3 kreutzers (2 sous). En Autriche et en Hongrie, il n’y a plus de lits ; ou couche sur la paille, dans la salle du cabaret ; on n’a à payer que le souper et le déjeuner, qui sont deux fois moins chers qu’ailleurs. Une fois la frontière hongroise passée, l’hospitalité commence. À partir de Semlin, les lieues de poste s’appellent lieues de chameau ; pour quelques sous par jour, on peut monter sur ces animaux, et chevaucher fort noblement ; mais c’est plus fatigant que la marche.

La profession de ce brave homme était de travailler dans les cartonnages ; je ne sais trop ce qui le poussait à l’aller exercer à Stamboul. Il me dit seulement qu’il s’ennuyait en France. La conquête d’Alger a développé chez beaucoup de nos ouvriers le désir de connaître l’Orient ; mais on va à Constantinople par terre, et, pour se rendre à Alger, il faut payer le passage ; ceux donc qui ont de bonnes jambes préfèrent ce dernier voyage.

Je laissai mon compagnon s’arrêter à Schœndorf, et je continuai à marcher ; mais, à mesure que j’avançais, la nuit devenait plus noire, et une pluie fine ne tarda pas à tomber. Dans la crainte qu’elle ne devint plus grosse, et, malgré tout mon courage, je n’avais pas prévu ce désagrément, je résolus de m’arrêter au premier village, et de réclamer pour moi le tarif des compagnons, étudiants et autres piétons.

J’arrive enfin à une auberge d’une apparence fort médiocre et dont la salle était déjà remplie de voyageurs du même ordre de celui que j’avais rencontré ; les uns soupaient, les autres jouaient aux cartes. Je me mêle le plus possible à leur société, je hasarde des manières simples, et je demande à souper en même temps que l’un d’eux.

— Faut-il tuer un poulet ? me dit l’hôte ?

— Non ; je veux manger, comme ce garçon qui est là, de la soupe et un morceau de rôti.

— De quel vin désire monsieur ?

— Un pot de bière, comme à tous ces messieurs.

— Monsieur couche-t-il ici ?

— Oui, comme tous les autres ; mettez-moi où vous voudrez.

On me sert en effet le même souper qu’à mon vis-à-vis ; seulement l’hôte était allé chercher une nappe, de l’argenterie, et avait couvert la table autour de moi de hors-d’œuvre auxquels prudemment je ne touchai pas.

Ce brillant service me parut de mauvais augure, et je vis tout de suite que le monsieur perçait sous le piéton ; c’était à la fois flatteur et inquiétant. Ma redingote n’avait rien de merveilleux : en somme, plusieurs des jeunes gens qui étaient là en portaient d’aussi propres ; ma chemise fine peut-être m’avait trahi. Je suis sûr que ces gens me prenaient pour un prince d’opéra-comique, qui se découvrirait plus tard, montrerait son cordon, et les couvrirait de bienfaits. Autrement, je m’expliquerais mal les cérémonies qui se firent pour mon coucher. On commença par m’apporter des pantoufles dans la salle même du gasthaus (cabaret) ; puis la maîtresse de la maison, avec un flambeau, et l’hôte avec les pantoufles, que je n’avais pas voulu chausser devant tout le monde, m’accompagnèrent par un escalier tortueux, dont ces gens paraissaient honteux, à une chambre, la plus belle de la maison, qui était à la fois la chambre nuptiale et celle des enfants ; on avait déplacé à la hâte ces malheureux petits, traîné leurs lits dans le corridor, et rassemblé dans la chambre, ainsi débarrassée, toutes les richesses de la famille : deux miroirs, des flambeaux de plaqué, une timbale, une gravure de Napoléon, un petit Jésus en cire orné de clinquant sous un verre, des pots de fleurs, une table à ouvrage, et un châle rouge pour parer le lit.

Voyant tout ce remue-ménage, je pris décidément mon parti, je me confiai à Dieu et à la fortune, et je dormis profondément dans ce lit qui était fort dur et d’une propreté médiocre sous toutes ces magnificences.

Le lendemain, je demandai mon compte sans oser déjeuner. On m’apporta une carte fort bien rédigée par articles, dont le total était de 2 florins (près de 2 francs 50 centimes). L’hôte fut bien étonné quand je tirai ma bourse, ou plutôt mes 20 kreutzers. Je ne voulus pas discuter, et les offris au garçon pour m’accompagner jusqu’à Baden. Là, grâce à mon bagage, l’hôte du Soleil prit assez de confiance en moi pour acquitter ma dette, et, huit jours après, ayant vécu fort bien chez ce brave homme, toujours sur la foi du même bagage, je reçus enfin de Francfort tout l’argent de la lettre de change, cette fois par les packwagen (messageries), et en beaux frédérics d’or collés sur une carte avec de la cire. Ceci me parut valoir beaucoup mieux que le papier de commerce qui m’avait été adressé d’abord, et mon hôte fut du même avis[2].

IV. La maison de conversation

Mais reprenons la description de Baden-Baden, interrompue par cet épisode trop véridique.

La route est droite comme un chemin de fer dans la singulière contrée que nous traversons ; tout est montagne ou plat pays ; point de collines ou d’accidents de terrain. Les prés sont magnifiques ; les chemins vicinaux, bordés d’arbres fruitiers, ont de quoi exciter l’enthousiasme du général Bugeaud. De temps en temps, nous suivons le Rhin qui serpente à gauche, et, vers le milieu du voyage, le fort Louis nous apparaît à l’horizon. La route traverse plusieurs villages assez laids. Puis, nous nous rapprochons enfin de ces montagnes violettes qui semblent si voisines quand on les regarde du haut des remparts de Strasbourg. Ce sont les vraies montagnes de la Forêt-Noire, et pourtant leur aspect n’a rien de bien effrayant. Mais quand apercevrons-nous Baden, cette ville d’hôtelleries, assise au flanc d’une montagne que ses maisons gravissent peu à peu comme un troupeau à qui l’herbe manque dans la plaine ? Son amphithéâtre célèbre de riches bâtiments ne nous apparaîtra-t-il pas avant l’arrivée ? Non ; nous ne verrons rien de Baden avant d’y entrer. Une longue allée de peupliers d’Italie ferme, ainsi qu’un rideau de théâtre, cette décoration merveilleuse qui semble être la scène arrangée d’une pastorale d’opéra. C’est ailleurs qu’il faut se placer pour jouir de ce grand spectacle. Prenez vos billets d’entrée au salon de conversation ; payez votre abonnement, retenez votre stalle, et alors, au milieu des galeries de Bénazet, aux accords d’un orchestre qui joue en plein air toute la journée, vous pourrez jouir de l’aspect complet de Baden, de sa vallée, de ses montagnes, si le bon Dieu prend soin d’allumer convenablement le lustre et d’illuminer les coulisses avec ses beaux rayons d’été.

Car, à vrai dire, et c’est là l’impression dont on est saisi tout d’abord, toute cette nature a l’air artificiel. Ces arbres sont découpés, ces maisons sont peintes, ces montagnes sont de vastes toiles tendues sur châssis, le long desquelles les villageois descendent par des praticables, et l’on cherche sur le ciel de fond si quelque tache d’huile ne va pas trahir enfin la main humaine et dissiper l’illusion. On ajouterait foi, là surtout, à cette rêverie de Henri Heine, qui, étant enfant, s’imaginait que tous les soirs il y avait des domestiques qui venaient rouler les prairies comme de tapis, décrochaient le soleil, serraient les arbres dans un magasin, et qui, le lendemain matin, avant qu’on ne fût levé dans la nature, remettaient toute chose en place, brossaient les prés, époussetaient les arbres et rallumaient la lampe universelle.

Et, d’ailleurs, rien qui vienne déranger ce petit monde romanesque. Vous arrivez, non par une route pavée et boueuse, mais par les chemins sablés d’un jardin anglais. À droite, des bosquets, des grottes taillées, des ermitages, et même une petite pièce d’eau, ornement sans prix, vu la rareté de ce liquide, qui se vend au verre dans tout le pays de Baden ; à gauche, une rivière (sans eau) chargée de ponts splendides et bordée de saules verts qui ne demanderaient pas mieux que d’y plonger leurs rameaux. Avant de traverser le dernier pont qui conduit à la poste grand-ducale, on aperçoit la rue commerçante de Baden, qui n’est autre chose qu’une vaste allée de chênes, le long de laquelle s’étendent des étalages magnifiques : des toiles de Saxe, des dentelles d’Angleterre, des verreries de Bohème, des porcelaines, des marchandises des Indes, etc., toutes magnificences prohibées chez nous, dont l’attrait porte les dames de Strasbourg à des crimes politiques que nos douaniers répriment avec ardeur.

L’hôtel d’Angleterre est le plus bel hôtel de Baden, et la salle de son restaurant est plus magnifique qu’aucune des salles à manger parisiennes. Malheureusement la grande table d’hôte est servie à une heure (c’est l’heure où l’on dîne dans toute l’Allemagne), et, quand on arrive plus tard, on ne peut faire mieux que d’aller dîner à la maison de conversation.

En général, la cuisine est fort bonne à Baden ; les truites de la Mourgue sont dignes de leur réputation. On y mange le gibier frais et non faisandé. C’est un système de cuisine qui donne lieu à diverses luttes d’opinions. Les côtelettes se servent frites, les gros poissons grillés. La pâtisserie est médiocre, les puddings se font admirablement.

La nuit est tombée : des groupes mystérieux errent sous les ombrages et parcourent furtivement les pentes de gazon des collines. Au milieu d’un vaste parterre entouré d’orangers, la maison de conversation s’illumine, et ses blanches galeries se détachent sur le fond splendide de ses salons. À gauche est le café, à droite est le théâtre, au centre l’immense salle de bal, dont le lustre est grand comme celui de notre Opéra ; la décoration intérieure est peut-être d’un style un peu classique, les statues sentent l’académie, les draperies rappellent le goût de l’empire, mais l’ensemble est éblouissant, et la cohue qui s’y presse est du meilleur ton. L’orchestre exécute des valses et des symphonies allemandes, auxquelles la voix des croupiers ne craint pas de mêler quelques notes discordantes. Ces messieurs ont fait choix de la langue française, bien que leurs pontes appartiennent en général à l’Allemagne et à l’Angleterre. — Le jeu est fait, messieurs, rien ne va plus ! rouge gagne ! couleur perd ! treize, noir, impair et manque ! — Voilà les phrases obligées qui se répandent du bord des trois tapis verts, dont le plus entouré est celui du trente et quarante. On ne peut trop s’étonner du nombre de belles dames et de personnes distinguées qui se livrent à ces jeux publics. J’ai vu des mères de famille qui apprenaient à leurs enfants à jouer sur les couleurs ; aux plus grands, elles permettaient de s’essayer sur les numéros. Tout le monde sait que le grand-duc de Hesse est l’habitué le plus exact des jeux de Baden. Ce prince apporte, dit-on, tous les matins, 12 000 florins qu’il perd ou quadruple dans la journée. Une sorte d’estafier le suit partout lorsqu’il change de table, et reste debout derrière lui, afin de surveiller ses voisins. À quiconque s’approche trop, ce commissaire adresse des observations : — Monsieur, vous gênez le prince ! — Monsieur, vous faites ombre sur le jeu du prince ! Le prince ne se détourne pas, ne voit personne, ne connaît personne. Ce serait bien lui qu’on pourrait frapper par derrière sans que son visage en sût rien. Seulement l’estafier vous dirait du même ton glacé : — Votre pied vient de toucher le prince ; prenez-y garde, monsieur !

Le samedi, le jour du grand bal, une cloison divise le salon en deux parties inégales, dont la plus considérable est livrée aux danseurs ; les abonnés seuls sont reçus dans cette dernière. Vous ne pouvez vous faire une idée de la quantité de blanches épaules russes, allemandes et anglaises que j’ai vues dans cette soirée. Je doute qu’aucune ville de l’Europe soit mieux située que Baden pour cette exhibition de beautés européennes où l’Angleterre et la Russie luttent d’éclat et de blancheur, tandis que les formes et l’animation appartiennent davantage à la France et à l’Allemagne. Là, Joconde trouverait de quoi soupirer sans courir le monde au hasard. Là, don Giovanni ferait sa liste en une heure, comme une carte de restaurant, quitte à séduire ensuite tout ce qu’il aurait inscrit.

Que vous dirai-je, d’ailleurs, de ce bal, sinon que ce sont là d’heureux pays où l’on danse l’été pendant que les fenêtres sont ouvertes à la brise parfumée, que la lune luit sur le gazon, et teint au loin le flanc bleuâtre des collines ; quand on peut s’en aller de temps en temps respirer sous les noires allées, et qu’on voit les femmes parées garnir au loin les galeries et les balcons ? Ces trois choses, beauté, lumière, harmonie, ont tant besoin de l’air du ciel, des eaux et des feuillages, et de la sérénité de la nuit ! Nos bals d’hiver de Paris, avec la chaleur étouffée des salles, l’aspect des rues boueuses au dehors, la pluie qui bat les fenêtres, et le froid impitoyable qui veille à la sortie, sont quelque chose d’assez funèbre, et nos mascarades de février ne nous préparent pas mieux au carême qu’à la mort.

Il n’y a donc jamais eu un homme riche, à Paris, qui ait conçu cette idée assez naturelle : un bal masqué au printemps, un bal qui commence aux splendides lueurs du soir, qui finisse aux teintes bleuâtres du matin ; un bal où l’on entre gaiement, d’où l’on sorte gaiement, admirant la nature et bénissant Dieu. Des masques sur les gazons, le long des terrasses venant et disparaissant par les routes ombragées ; des salles ouvertes à tous les parfums de la nuit, des rideaux qui flottent au vent, des danses où l’haleine ne manque pas, où la peau garde sa fraîcheur ! tout cela n’est-il qu’un rêve de jeune homme que la mode refusera toujours de prendre au sérieux ? L’hiver n’a-t-il donc pas assez des concerts et des théâtres sans prendre encore les bals et les mascarades à l’été ?


V. Lichtenthal.

La route de Lichtenthal se couvre d’équipages, de promeneurs, de cavaliers ; on y voit tout le mouvement, tout le luxe, tout l’éclat d’une promenade parisienne. Lichtenthal est le Longchamp de Baden. C’est le nom d’un couvent de religieuses augustines qui chantent admirablement. Leurs prières sont des cantates, leurs messes des opéras. Cette retraite romanesque, cette Chartreuse riante, est, dit-on, l’hospice des cœurs souffrants. On y vient guérir des grandes amours ; on y passe un bail de trois, six, neuf avec la douleur ; mais qui sait combien de temps le traitement peut survivre à la guérison ?

En vérité, c’est bien là un cloître d’héroïnes de petits romans, un monastère dans les idées de madame Cottin et de madame Riccoboni. Les bâtiments sont adossés à une montagne qui, à de certaines heures, projette dans la cour l’ombre ténébreuse des sapins. La rivière de Baden coule au pied des murs, mais n’offre nulle part assez de profondeur pour devenir le tombeau d’un désespoir tragique : son éternelle voix se plaint dans les rochers rougeâtres ; mais, une fois dans la plaine unie, ce n’est plus qu’un ruisseau du Lignon, un paisible courant de la carte du Tendre, le long duquel s’en vont errer les moutons du village, bien peignés et enrubannés dans le goût de Watteau. Vous comprenez que les troupeaux font partie du matériel du pays, et sont entretenus par le gouvernement, comme les colombes de Saint-Marc à Venise. Toute cette prairie qui compose la moitié du paysage ressemble à la Petite-Suisse de Trianon, comme, en effet, le pays entier de Baden est l’image de la Suisse en petit, la Suisse, moins ses glaciers et ses lacs, moins ses froids, ses brouillards et ses rudes montées. Il faut aller voir la Suisse, mais il faut aller vivre à Baden.

L’église du couvent est située au fond de la grande cour, avant à droite la maison du cloître, et à gauche, en retour d’équerre, une chapelle gothique neuve, où sont les tombeaux des margraves et tout ce qu’on a pu recueillir de vitraux historiques et de légendes inscrites sur le marbre. Maintenant représentez-vous une décoration intérieure d’église d’un pompadour exorbitant, des saintes en costumes mythologiques, dans les attitudes les plus maniérées du monde, portées, soutenues, caressées par des petits démons d’anges, nus comme des petits amours. Les chapelles sont des boudoirs ; la rocaille s’enlace autour de charmants médaillons et de peintures exquises de Vanloo. Deux autels seulement ramènent l’esprit à des idées lugubres, en exposant aux yeux les reliques trop bien conservées de saint Pius et de saint Bénédictus ; mais là encore on a cherché le moyen de rendre la mort présentable et presque coquette. Les deux squelettes, bien nettoyés, vernis, chevillés en argent, sont couchés sur un lit de fleurs artificielles, de mousse et de coquillages, dans une sorte de montre en glace. Ils sont couronnés d’or et de feuillages ; une collerette de dentelles entoure les vertèbres de leur cou, et chacune de leurs côtes est garnie d’une bande de velours rouge brodé d’or : ce qui leur compose une sorte de pourpoint tailladé à jour du plus bizarre effet. Bien plus, leurs tibias sortent d’une espèce de haut-de-chausses du même velours à crevés de soie blanche. L’aspect ridicule et pénible à la fois de cette mascarade d’ossements ne peut se comparer qu’à celui des momies d’un duc de Nassau et de sa fille que l’on fait voir à Strasbourg dans l’église de Saint-Thomas. Il est impossible de mieux dépoétiser la mort et de railler plus amèrement l’éternité.

Maintenant résonnez, notes sévères du chant d’église, notes larges et carrées qui traduisez en langage du ciel l’idiome sacré de Rome ! Orgue majestueux, répands tes sons comme des flots autour de cette nef à demi profane ! Voix inspirées des saintes filles, élancez-vous au ciel entre le chant de l’ange et le chant de l’oiseau ! La foule est grande et digne sans doute d’assister au saint sacrifice. Les étrangers ont la place d’honneur, ils occupent le chœur et les chapelles latérales. Les habitants du pays remplissent modestement le fond de l’église, agenouillés sur la pierre ou rangés sur leurs bancs de bois. Ici commença la plus singulière messe que j’aie jamais entendue, moi qui connais les messes italiennes pourtant. C’était une messe d’un goût rococo comme toute l’église, une messe accompagnée de violons et fort gaiement exécutée. Bientôt les chants s’interrompirent, et les sœurs augustines descendirent d’une sorte de grande soupente établie derrière l’orgue et masquée d’une grille épaisse. Ensuite on n’entendit plus qu’une seule voix qui chantait une sorte de grand air, selon l’ancienne manière italienne. C’étaient des traits, des fioritures incroyables, des broderies à faire perdre la tête à madame Damoreau, et la voix à mademoiselle Grisi : et cela sur une musique du temps de Pergolèse tout au moins. Vous comprenez mon plaisir ; je ne veux cacher à personne que cette musique, ce chant, m’ont ravi au troisième ciel.

Après la messe, je suis monté au parloir ; le parloir ne faisait nulle disparate avec le reste : un vrai parloir de nouvelle galante, le parloir de Marianne, de Mélanie, et, si vous le voulez même, le parloir de Vert-Vert. Quel bonheur de se trouver en plein xviiie siècle tout à coup et tout à fait ! Malheureusement, je n’avais aucune religieuse à y faire venir, et je me suis contenté de voir passer deux jeunes novices bleues qui portaient du café à la crème à madame la supérieure. Là s’est arrêté mon roman.

VI. Francfort.

Alexandre Dumas avait donc fait honneur à ma lettre en vers datée de Strasbourg. Il m’avait envoyé une forte somme qui me permit de sortir avec éclat de l’hôtel du Soleil.

Je me hâtai d’aller prendre le bateau à vapeur du Rhin et le lendemain j’arrivai à Mayence, le surlendemain à Francfort.

Voici à peu près la physionomie de cette ville.

Francfort est entourée, depuis 1815, d’une ceinture de promenades qui remplacent ses antiques fortifications. Quand on a parcouru ces allées riantes qui aboutissent de tous côtés aux bords du Mein, on peut s’aller reposer dans l’île verte et fleurie du Mainlust. C’est là le centre des plaisirs de la population, et aussi le rendez-vous des belles compagnies. Du pavillon élégant qui domine ce jardin on admire une des plus belles perspectives du monde, la vue de Francfort s’étendant sur la rive gauche, avec ses quais bordés d’une forêt de mâts, et du faubourg de Sachscnbausen situé à droite, qu’un pont immense joint à la ville ; des palais aux riantes terrasses, de longues suites de jardins et des restes de vieilles tours embellissent les bords du fleuve, où le soleil couchant se plonge comme dans la mer, landis que la chaîne du Taunus ferme au loin l’horizon de ses dentelures bleuâtres. C’est une de ces belles et complètes impressions dont le souvenir est éternel ; une vieille ville, une magnifique contrée, une vaste étendue d’eau : spectacle qui réunit dans une harmonie merveilleuse toutes les œuvres de Dieu, de l’homme et de la nature.

Dès qu’on pénètre dans les rues, on retrouve avec plaisir cette physionomie de ville gothique qu’on a rêvée pour Francfort, et que le goût moderne a presque partout altérée dans les cités allemandes. Il y a encore des rues tortueuses, des maisons noires, des devantures sculptées, des étages qui surplombent, des puits surmontés d’une cage de serrurerie, des fontaines aux attributs bizarres, des chapelles et des églises d’une architecture merveilleuse, mais qui malheureusement, catholiques au dehors, sont protestantes à l’intérieur, c’est-à-dire nues et dégradées. L’esprit a été tué dans ces superbes enveloppes de pierre, et elles ressemblent aujourd’hui aux coquillages de nos musées, où l’oreille attentive croit distinguer un vent sonore, mais que la vie n’habite plus.

Les rues de Francfort sont très animées, et les étalages encombrés partout de marchandises : les fourrures et les cristaux de Bohême font maudire à chaque pas nos douanes françaises, et excitent le voyageur aux projets de contrebande les plus immoraux. Je ne veux point cacher que nous rêvâmes tous pendant plusieurs jours aux moyens d’introduire frauduleusement dans notre patrie un certain nombre de verres, de tioles, de carafes, et autres ravissantes bagatelles dont nos dames étaient folles et que la douane ne laisse entrer à aucun prix. N’est-ce pas là une cruelle raillerie de l’industrie française ? mais la question est trop sérieuse pour que je veuille l’entamer ici.

L’hôtel de ville de Francfort, qu’on appelle le Rœmer, est d’un gothique peu ouvragé, surtout pour qui a vu les hôtels de la ville de Flandre. Les salles basses sont remplies de boutiques et d’étalages, comme l’était notre palais de justice de Paris, et la décoration des salles conservées est plus curieuse que brillante. La plupart ont été décorées, dans le courant des deux siècles derniers, avec des plafonds, des panneaux et des sculptures d’un rococo allemand fort bizarre. Les salles des sénateurs, des bourgmestres, des conseillers, etc., appartiennent à ce goût suranné qui par toute l’Allemagne a fleuri si hardiment dans l’intérieur des édifices gothiques. Une seule salle, la fameuse salle des Empereurs, conserve encore sa configuration primitive ; mais on l’a si singulièrement peinte qu’elle a maintenant tout l’effet d’un décor moyen âge de l’Ambigu.

Cette salle n’a nullement, du reste, le caractère imposant qu’on pourrait lui attribuer. Les Guides du voyageur annoncent qu’elle contient les statues et les armures de trente-deux empereurs d’Allemagne ; mais il faut bien dire que tout cela n’existe qu’en peinture. Les trente-deux niches, qui répondent à autant de nervures partant de la voûte et que relient des arcs-boutants de bois sculpté, sont peintes uniformément en couleur de marbre blanc et noir, et sur la muraille même les statues des empereurs sont figurées en trompe-l’œil, à dater, je crois, du grand Witikind jusqu’à feu l’empereur François, que pourtant Napoléon a réduit à n’être plus qu’empereur d’Autriche, et non d’Allemagne. Ce qu’il y a là de merveilleux, c’est que la salle ne contenant, en effet, que trente-deux niches, l’empire a fini juste au trente-deuxième empereur. On parle de gagner sur l’épaisseur du mur une trente-troisième niche pour le César actuel ; mais nous sommes certains que l’empereur d’Autriche se refusera à cette plaisanterie de mauvais goût. Il n’y a plus de César au monde, et Napoléon lui-même n’en a été que le fantôme éblouissant !

On me permettra de ne point dire en quelle compagnie nous fîmes un jour une excursion dans la principauté de Hesse-Hombourg, ni à quelle charmante fête nous primes part dans un château gothique tout moderne, au milieu d’une épaisse fui et de chênes et de sapins. Je croyais faire un de ces romanesques voyages de Wilhelm Meister, où la vie réelle prend des airs de féerie, grâce à l’esprit, aux charmes et aux sympathies aventureuses de quelques personnes choisies. Le but de l’expédition était d’aller à Dornshausen, mot qui, dans la prononciation allemande, se dit à peu près Tournesauce. Or, savez-vous ce que c’est que ce lieu, dont le nom est si franchement allemand et si bizarrement français à la fois ? C’est un village où l’on ne parle que notre langue, bien que l’allemand règne à cinquante lieues à la ronde, même en dépassant de beaucoup la frontière française. Ce village est habité par les descendants des familles protestantes exilées par Louis XIV. Dornshausen leur fut donné à cette époque, m’a-t-on dit, par le prince électeur de Nassau, et ils sont restés, eux et leur lignée, dans cet asile austère et calme comme leur résignation et leur piété.

Cette population est toute française encore, car les habitants ne sont jamais mariés qu’entre eux, et le beau langage du dix-septième siècle s’est transmis à ceux d’aujourd’hui dans toute sa pureté. Vous peindrez-vous toute notre surprise en entendant de petits enfants, jouant sur la place de l’église, qui parlaient la langue de Saint-Simon et se servaient sans le savoir des tours surannés du grand siècle ? Nous en fûmes tellement ravis que, voulant mieux les entendre parler, nous arrêtâmes une marchande de gâteaux pour leur distribuer toute sa provision. Après le partage, ils se mirent à jouer bruyamment sur la place, et la marchande nous dit : « Vous leur avez fait tant de joye que les voilà qui courent présentement comme des harlequins. » Il faut remarquer que le nom d’Arlequin s’écrivait ainsi du temps de Louis XIV, avec un h aspiré, comme on peut le voir notamment dans la comédie des Comédiens de Scudéri.

N’est-ce pas là une merveilleuse rencontre, et qui valait tout le voyage ? Je dois ajouter malheureusement que cette population française de Dornshausen n’est pas physiquement brillante, bien qu’elle ait, nous a-t-on dit, donné le jour à M. Ancillon, le ministre de Berlin. Les Allemands que nous rencontrions en nous y rendant nous disaient : « Vous allez entrer dans le pays des Bossus. » Il est vrai que jamais nous ne vîmes plus de bossus que dans ce canton ; cette race, qui ne s’est jamais mélangée, est grêle et rachitique, comme la noblesse espagnole, qui de même ne se marie qu’entre elle. Les familles de Francfort prennent des servantes à Dornshausen, afin d’apprendre le français à leurs enfants. Le grand souvenir de la révocation de l’édit de Nantes et d’une si noble transmission d’héritage aboutit à cette vulgaire spécialité.

Après un mois de séjour, nous avons quitté Francfort dont j’aurai à reparler plus tard.

VII. Manheim et Heidelberg.

Nous venions de remonter le Rhin, de Mayence à Manheim, toute une longue journée ; nous avions passé lentement devant Spire éclairée des derniers rayons du jour, et nous regrettions d’arriver en pleine nuit à Manheim, qui présente le soir, comme Mayence, l’aspect d’une ville orientale. Ses édifices de pierre rouge, ses coupoles, ses tours nombreuses aux flèches bizarres, confirment cette illusion, qui serait beaucoup plus complète encore si le soleil ne se couchait pas sur la rive opposée du fleuve. Mais un clair de lune très pur nous rendit une partie de l’effet que nous espérions. Mon illustre compagnon de voyage put emporter de ce spectacle une impression assez complète pour que je doive me dispenser d’en rendre compte au public avant ou après lui.

La même raison m’interdirait la description intérieure de Manheim, si je n’étais habitué à traverser les villes en flâneur plutôt qu’en touriste, content de respirer l’air d’un lieu étranger, de me mêler à cette foule que je ne verrai plus, de hanter ses bals, ses tavernes et ses théâtres, et de rencontrer par hasard quelque église, quelque fontaine, quelque statue qu’on ne m’a pas indiquée et qui souvent manque en effet sur le livret du voyageur. J’aurai donc fini ma description en deux mots. Cette ville est fort jolie, fort propre, et toute bâtie en damier. Les grands-ducs de Bade ont été de tout temps fanatiques de la ligne droite ou de la courbe régulière ; ainsi Carlsruhe est bâtie en éventail ; du centre de la ville, où est situé le palais, on peut regarder à la fois dans toutes les rues ; le souverain, en se mettant à sa fenêtre, est sûr que personne ne peut entrer ou sortir des maisons, circuler dans les rues ou sur les places, sans être vu de lui. Une ville ainsi construite peut épargner bien des frais de police et de surveillance de tout genre. Manheim, cette seconde capitale du duché, ne le cède guère à Carlsruhe sous ce rapport. Il suffit d’une douzaine de factionnaires postés aux carrefours à angles droits pour tenir en respect toute la cité. C’est pourtant à Manheim que fut commis l’assassinat de Kotzebue par Carl Sand ; mais aussi faut-il dire qu’à peine sorti de la maison de sa victime, Sand se trouva saisi par les pacifiques soldats du grand-duc.

Cette lugubre tragédie nous préoccupait avant tout dans le court séjour que nous fîmes à Manheim ; aussi nous fûmes heureux d’apprendre que le célèbre acteur tragique Jerrmann se trouvait alors dans la ville. Nous l’allâmes demander au théâtre, sûrs qu’il serait charmé de nous servir de cicérone et d’obliger à la fois un poëte dramatique et un feuilletoniste français, lui qui, quoique Allemand, a joué les tragédies de Corneille à la Comédie-Française. M. Jerrmann était à la répétition. Dès que nous apprîmes que c’était le Roi Lear qu’on répétait, nous demandâmes à être introduits, ce qu’on nous accorda facilement, toujours en raison de nos qualités.

L’intérieur des théâtres allemands est complètement semblable à celui des nôtres ; nos habitudes de coulisses nous servirent donc merveilleusement à gagner sans bruit une place au parterre, et là nous entendîmes deux beaux actes, joués en redingotes et paletots, mais avec cette intelligence et cette harmonie d’ensemble que l’on admire sur les plus petites scènes de l’Allemagne.

Toutefois cette épithète ne peut être donnée à celle de Manheim. Nous songions avec un saint respect, auquel aidait du reste l’obscurité du lieu, que ce fut à ce théâtre même que l’on représenta les premiers drames de Schiller. La répétition qui avait lieu devant nous montrait que ce noble théâtre n’avait pas dégénéré.

Dès que M. Jerrmann fut averti de notre présence, il vint à nous, se félicita surtout de faire la connaissance d’un auteur dont il avait traduit plusieurs ouvrages, et voulut bien nous montrer la ville en détail. Nous visitâmes la résidence tout à fait royale des vastes jardins qui côtoient le Necker, prêt à se jeter dans le Rhin ; nous admirâmes la disposition des massifs de verdure, les longs chemins sablés qui vont se perdre au bord du fleuve, les pelouses touffues, et ce cercle d’eaux vives qui partout encadre l’horizon ; mais nous fûmes distraits facilement de cette admiration, lorsque M. Jerrmann nous apprit que dans ces jardins mêmes, le long d’une de ces allées, Carl Sand s’était rencontré avec Kotzebue, qu’il devait frapper trois heures plus tard, et, sans le connaître, avait croisé sa marche plusieurs fois.

Je ne prétends pas raconter cette histoire si connue, que d’ailleurs l’autre plume, plus sûre et plus dramatique, a nouvellement retracée dans tous ses détails ; je glane seulement quelques souvenirs échappés ou négligés comme de peu d’importance ; d’ailleurs, Carl Sand obtiendra toujours un privilège d’intérêt.

En sortant de la résidence par une galerie latérale, nous rencontrâmes l’église des Jésuites, bâtie en style rococo, dont la grille est un chef-d’œuvre de serrurerie du temps. Je n’oserais affirmer que le portail ne soit pas orné de divinités mythologiques ; peut-être aussi sont-ce de simples allégories chrétiennes ; mais alors la Foi ressemblerait bien à Minerve, et la Charité à Vénus. Du reste, le théâtre est situé tout en face, et ses muses classiques paraissent être de la même époque et des mêmes sculpteurs. C’est un magnifique bâtiment qui tient la moitié de la place. Deux rues plus loin, nous arrivâmes à la maison de Kotzebue, qui n’a rien de remarquable à l’extérieur. On sait tout ce qui s’y passa. Carl Sand, arrivé le matin même, vint demander à parler à l’écrivain célèbre, qui était soupçonné d’avoir vendu sa plume à la Russie. On fit entrer le jeune homme dans une pièce du rez-de-chaussée. Ce jour-là même (c’était dans la soirée), Kotzebue recevait du monde, plusieurs dames venaient d’arriver. À peine Kotzebue fut-il entré dans la chambre où Sand l’attendait, que ce dernier se jeta sur lui et le frappa d’un poignard. La fille de Kotzebue entra la première et se précipita en criant sur le corps de son père. Sand, ému vivement de ce spectacle, sortit rapidement de la maison, et, près d’être saisi par des soldats qui passaient, il se frappa lui-même en criant : Vive l’Allemagne ! La blessure qu’il se fit alors fut si grave, qu’il en souffrit continuellement pendant les dix mois que dura son procès, et en serait mort sans doute dans le cas même où sa liberté lui aurait été rendue.

Plus loin, l’on nous montra l’auberge où il était descendu et où il avait dîné à table d’hôte le jour même de l’assassinat. Après le repas, il était resté une demi-heure encore à causer sur la théologie avec un ecclésiastique. Toute la ville est remplie de ce drame, et les habitants n’ont guère d’autres récits à faire aux étrangers. On nous conduisit encore au cimetière, où la victime et l’assassin reposent dans la même enceinte. Seulement Carl Sand est enterré dans un coin, et la place où furent déposés son corps et sa tête n’a d’autre ornement qu’un prunier sauvage. Pendant longtemps ce fut, nous dit-on, un lieu de pèlerinage, où l’on venait de toute l’Allemagne ; le prunier était dépouillé de toutes ses feuilles et de toutes ses branches à chaque saison.

La tombe de Kotzebue avait eu aussi ses fidèles moins nombreux. C’est un monument de pierre grise d’une apparence bizarre. Une pierre carrée qui le surmonte, posée sur un de ses angles, est soutenue par deux masques antiques qui expriment la douleur. Le tout a un aspect de tombeau païen, qui convient assez aux mânes philosophiques du voltairien Kotzebue. On ne peut douter qu’il n’y ait eu dans l’action de Carl Sand beaucoup de fanatisme religieux.

Nous remontâmes en voiture à la porte du cimetière pour nous diriger vers Heidelberg où nous devions coucher. La soirée était charmante après une belle journée d’automne ; la foule bigarrée rentrait déjà dans la ville, abandonnant les jolies maisons de campagne, les jardins publics, les cafés et les brasseries ; la plupart nous saluaient sans nous connaître, comme c’est l’usage dans le pays de Bade, et ce tableau du retour en ville d’une population calme et bienveillante, qui avait assurément bien employé sa journée, nous faisait penser à Auguste Lafontaine et à Gessner. Pourtant mon compagnon ne pouvait s’arracher au souvenir sanglant de Carl Sand. Il venait de voir le cimetière, il voulait encore voir le lieu de l’exécution, tant c’est un fidèle voyageur et un fidèle historien. On nous avait bien dit que nous rencontrerions, au sortir de Manheim, une grande prairie verte, à gauche, et que c’était là ; mais rien n’indiquait le lieu particulier du sacrifice. Nous n’osions trop arrêter les paysans pour nous le montrer, de peur d’inquiéter la police du pays ; mais on nous apprit depuis qu’il était aussi simple de parler de cela, dans le duché, que de la pluie et du beau temps. Un vénérable monsieur, nous voyant arrêtés sur la route, se douta de l’objet de notre attention, et nous indiqua tout dans le plus grand détail. Ici était l’échafaud, là les troupes rangées dès la pointe du jour ; par là l’on attendait les étudiants d’Heidelberg ; mais ils arrivèrent trop tard, l’heure ayant été avancée ; ils ne purent que tremper leurs mouchoirs dans le sang et se partager les reliques de celui qu’ils appelaient le martyr.

Notre interlocuteur voulut bien nous donner une foule d’autres détails, tant sur cette fatale journée de l’exécution que sur le caractère, les habitudes et les conversations de Sand pendant les dix mois de captivité qui précédèrent sa mort ; il nous offrit de nous conduire chez lui pour nous faire voir un portrait unique qu’il avait fait faire lui-même à cette époque, mais il était trop tard pour que nous pussions nous arrêter encore à Manheim. Lorsque nous remerciâmes cet obligeant inconnu en prenant congé de lui, il nous dit : « Vous venez de causer avec le directeur de la prison de Manheim, qui a gardé Sand pendant dix mois. » Il n’eût pas été moins étonné s’il eût su à qui il venait de parler lui-même, mais mon compagnon ne jugea pas à propos de compléter le coup de théâtre.

Je croyais pour ma part en avoir fini avec Sand, dont je n’ai jamais beaucoup affectionné l’héroïsme, sans nier toutefois l’espèce de grandeur qui s’attache à ce souvenir ; mais un écrivain consciencieux a des curiosités qui sont aussi des devoirs, et c’est ce qui va expliquer jusqu’à quelles profondeurs d’investigation nous dûmes descendre, mon compagnon de route et moi, lui pour les charges de sa renommée, et moi pour l’agrément de sa société.

Le directeur de la prison nous avait parlé beaucoup de l’exécuteur qui avait tranché la tête de Sand. Un crime est une chose si rare dans le duché de Bade, que cette profession est presque une sinécure. Toutefois elle rapporte près de trois mille florins, sans compter une foule de bénéfices accessoires. L’exécution de Sand fut une fortune pour cet homme, qui vendit tous les cheveux du jeune homme un à un, à la moitié de l’Allemagne. Je vous dirai que ce serait là un terrible peuple, si ce n’était bien évidemment le plus heureux des peuples et le mieux gouverné peut-être. Je vais citer un trait qui montre que ce fanatisme alla jusqu’au ridicule le plus violent. Le même exécuteur, connu pour un des plus grands admirateurs de son héros, fit construire, en découpant le bois de l’échafaud, une tonnelle égayée de vignes grimpantes, où l’on venait pieusement boire de la bière à la mémoire de Sand.

Puisque j’en dis tant déjà, il faut tout dire. Nous apprîmes que, le bourreau de Sand étant mort, son fils continuait le même état, et demeurait à Heidelberg. On nous conseilla de l’aller voir. Sur notre premier mouvement de répugnance, on nous répondit qu’en Allemagne les exécuteurs n’étaient pas précisément entourés du même préjugé que chez nous. Le bourreau est ordinairement, dit-on, d’une famille noble déchue. Dans les cérémonies du siècle passé, il marchait à la suite du cortège de la noblesse, et en tête, par conséquent, de celui des bourgeois. En outre, il est tenu d’avoir pris le grade de docteur en chirurgie. C’est donc une sorte de médecin, qui coupe la tête comme les autres couperaient une jambe : peut-on dire que ses opérations aient seules le privilège de donner la mort ?

C’était au bout de la ville d’Heidelberg, riante et brumeuse, encaissée par les montagnes, baignée par le Necker, pleine d’étudiants, de cafés et de brasseries, avec son beau château de la Renaissance à demi-ruiné. Quel dommage ! un château de Touraine dans une forteresse de Souabe ! Mais la description sera pour une autre fois : au bout de la ville, dis-je, la dernière maison, à gauche… Comme tout cela est allemand et romantique ! et tout cela est vrai pourtant… C’est la maison du docteur Widmann, c’est la sienne.

VIII. Une visite au bourreau de Manheim.

Nous n’étions pas sans émotions en touchant le marteau de ce logis d’une apparence particulièrement propre et gaie. Des enfants de la ville s’assemblaient derrière nous, mais sans mauvaise intention ; à Paris, l’on eût jeté des pierres. Une seule idée nous fit rire : ce fut le souvenir d’un monsieur, dégoûté de la vie, qui avait fait une visite pareille à M. Samson, et lui avait dit, en le saluant poliment : « Monsieur, je désirerais que vous me guillotinassiez. » Cet imparfait du subjonctif d’un pareil verbe m’a toujours paru fort plaisant.

Nous voilà donc toujours frappant à la porte du bourreau, car on n’ouvre pas. Quel épisode pour un de ces romans qu’on faisait il y a quelques années ! Mais le temps n’était plus de ces ogreries littéraires, et notre démarche était bien naïve et toute dans l’intérêt de l’art et de la vérité.

Au bout de dix minutes, nous entendîmes un bruit de talons éperonnés, puis on ouvrit la porte en tirant beaucoup de verrous. Un homme fort jeune, un peu trapu dans sa taille, à la figure romantique, nous demanda ce que nous voulions, sans nous prier d’entrer. Nous lui dîmes que nous étions écrivains et cherchions à réunir des renseignements sur Carl Sand. Alors il nous ouvrit en fièrement la porte et nous indiqua une salle de rez-de-chaussée fort claire, nous priant d’attendre qu’il eût refermé la lourde porte, ce qu’il fit avec soin.

La chambre où il nous rejoignit après un instant, et qui semblait être son cabinet de travail, était ornée de gravures et d’oiseaux empaillés. « Vous êtes chasseur ? » lui dit mon compagnon en frappant sur un fusil à deux coups suspendu au mur. Il répondit par un signe. Pendant l’instant que nous étions restés seuls, j’avais pu jeter les yeux sur une bibliothèque où se trouvaient des livres d’histoire et de poésie. La table placée au milieu de la chambre était couverte de livres et de feuilles manuscrites ; sur la cheminée il y avait des bocaux d’animaux conservés dans l’esprit-de-vin ; il nous apprit lui-même qu’il s’occupait beaucoup d’histoire naturelle. On comprend que notre conversation ne pouvait rester longtemps dans le vague ; nos préoccupations historiques pouvaient seules donner quelque convenance à notre visite, surtout vis-à-vis d’un homme auquel il paraissait impossible d’offrir quelque rémunération. Le docteur Widmann nous donna encore beaucoup de détails, dont plusieurs répétaient ceux que nos passants de la veille nous avaient racontés déjà ; il nous fit voir même, après quelque hésitation, le sabre dont son père s’était servi : la forme nous étonna.

Nous nous étions imaginé jusque-là que l’on enlevait la tête fort simplement d’un bon coup de sabre de dragon ou de cimeterre à la turque. L’instrument que nous avions sous les yeux confondait toutes nos idées. Le tranchant était en dedans comme celui d’une serpette ; de plus, la lame était creuse et contenait du vil-argent, afin que, l’élan étant donné au sabre, ce métal, se portant vers la pointe, rendit le coup plus assuré. Ainsi toute l’adresse du… docteur consiste à combiner un mouvement de rotation autour du col, qui, avant de toucher l’os, enlève presque toute la chair ; on ne tranche donc pas la tête, on la cueille pour ainsi dire. Nous nous contentâmes de l’explication sans demander aucune expérience.

D’ailleurs, notre pauvre exécuteur de Bade n’a jamais exercé le terrible état de son père. Il nous a confié même qu’il tremblait tous les jours qu’il se commît un crime dans le duché, ce qui est heureusement fort rare, et qu’il ne savait trop à quoi il se résoudrait dans ce cas. Curieux comme des Anglais, nous demandâmes encore à voir la tonnelle dont on nous avait parlé à Heidelberg. Le docteur Widmann, n’ayant pas le temps de nous accompagner au jardin de son père où elle se trouve, appela son domestique, qui nous y conduisit à travers les champs.

Ce jardin est situé au sommet d’une colline chargée de vignes. Un joli pavillon, autrefois ouvert aux buveurs et maintenant fermé depuis que l’enthousiasme s’est refroidi par le temps, s’élève au centre de cette petite propriété, et, des deux côtés de ce pavillon, il y a une tonnelle dont le bois disparaît sous les pampres. Mais laquelle des deux est la tonnelle sacrée aux fidèles de Carl Sand. Notre scrupule historique allait à ce point que nous voulions pouvoir dire si c’était celle de gauche ou de droite. Le valet l’ignorait lui-même, mais il nous dit : « Avez-vous un couteau ? — Oui ; pourquoi faire ? — Pour faire une entaille dans le bois. Les échafauds se font en sapin. » En effet, l’un des berceaux était en chêne, l’autre en sapin.

Il y a quelques mois, j’ai traversé de nouveau ce beau duché de Bade, qui est le plus charmant pays de l’Allemagne, je le sais à présent ; l’hiver ne lui avait pas enlevé tout son charme ; sous un ciel un peu pâle, l’horizon se teignait toujours de la verdure éternelle des sapins ; les monts couronnés de châteaux s’élançaient toujours du sein de cette Forêt-Noire qui règne sur une étendue de cent lieues, et la pierre rouge des édifices, des églises et des palais semblait toujours chauffée des rayons d’un soleil aident. Quand j’arrivai à Carslruhe, on ne parlait que d’une séance orageuse de la chambre des députés (de Bade), qui venait d’avoir lieu la veille. Des membres de l’opposition avaient demandé l’abolition de la peine de mort ; le parti conservateur s’était vivement prononcé contre cette proposition. Enfin, des esprits modérés avaient proposé un amendement qui devait concilier les partisans des coutumes féodales et les propagateurs des idées nouvelles. Ces philanthropes demandaient l’introduction de la guillotine, pour remplacer le vieux système d’exécution.

Cette motion révolutionnaire a été au moment de triompher. Seulement les conservateurs ont exprimé leurs craintes que l’introduction de la guillotine ne fût un acheminement vers les idées libérales, et ne provoquât la sympathie du peuple pour les autres institutions progressives de la France. La question en est encore là, je crois. Notre connaissance d’Heidelberg, le docteur Widmann, attend sans doute avec impatience la décision représentative qui, probablement, fixera son sort et ses attributions futures. Je doute que ce jeune homme, qui paraissait effrayé de sa condition, terrible et noble à la fois, de chirurgien de gens bien portants, se résigne à l’humble emploi que nos mœurs ont fait à ses pareils, et qui ressemble terriblement à un service de portier.

  1. Le bateau à vapeur du Rhin.
  2. Nous avons cru devoir conserver une partie du chapitre suivant qui a déjà paru comme citation dans les Excursions sur les bords du Rhin, d’Alexandre Dumas.