Lord Palmerston (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 869-903).
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LORD PALMERSTON

II.[1]. .
LE PALMERSTON CONTEMPORAIN

I. The life of viscount Palmerston, by lord Dalling (sir H. Lytton Bulwer), 3 vol. 1873. — II. Life of viscount Palmerston, 1846-1865, by the hon. Evelyon Ashley, M. P., 2 vol. 1876. — III. Mémoires de Greville, 1875.


I

Lord Dalling conduit lord Palmerston jusqu’aux approches de la révolution de février ; la plume tombée de ses mains a été ramassée par M. Evelyn Ashley, un fils de lord Shaftesbury, et ce second biographe embrasse la période contenue entre 1846 et 1863. Dans ces deux derniers volumes, récemment parus, la correspondance de lord Palmerston tient encore plus de place que dans les trois premiers, car Bulwer, devenu lord Dalling, se souvient parfois qu’il est le frère d’un écrivain, M. Ashley s’efface entièrement derrière son héros. Si littérairement les deux nouveaux volumes n’ont aucun mérite, ils n’en sont pas moins extrêmement intéressans : ils nous montrent le Palmerston que notre génération a connu, mêlé aux plus grands événemens de notre temps.

Seul peut-être parmi tous les hommes d’état anglais, lord Palmerston n’avait jamais senti fondre sa haine envers la monarchie de Louis-Philippe, qui avait donné tant d’années de paix à l’Europe et de calme à la France. Les mariages espagnols, le prestige croissant du roi, avaient exaspéré cette haine. La douceur, la sagacité de Louis-Philippe, avaient lentement usé l’opposition qu’une monarchie d’origine révolutionnaire avait rencontrée dans les grandes cours. Rien ne se faisait plus en Europe sans son concours.

Il plut à la France de laisser perdre en un jour tout le fruit d’un règne. Lord Palmerston apprit avec joie la chute de M. Guizot. « Guizot a cru, écrit-il à lord Minto le 24 février, qu’avec un parlement à ses gages et une majorité obtenue par la corruption, il pourrait contrôler la volonté nationale, et le résultat a été que la volonté nationale a été dominée par les armes populaires. Tout le monde s’en va disant que Louis-Philippe est le plus sage des hommes ; je l’ai toujours regardé comme un des plus rusés et conséquemment pas comme un des plus sages… Cette abdication du roi des barricades sur une sommation de la garde nationale est un curieux exemple de justice politique et poétique. » Lorsqu’il écrivait ces lignes injurieuses, il ne savait pas encore que l’abdication du roi avait été suivie d’une révolution. Quand lord Normanby lui apprend la proclamation de la république, il lui commande tout de suite de rester à son poste ; il se charge d’empêcher l’Europe de se mêler des affaires de la France. Il faut en revanche que les nouveaux gouvernans empêchent la France de se jeter sur aucune partie de l’Europe. « Sur cette base, ajoute-t-il, nos relations avec la France peuvent être placées sur un pied plus affectueux qu’elles ne l’étaient ou n’avaient chance de l’être avec Louis-Philippe et Guizot. » (26 février 1848.)

Palmerston moralisait sur ce roi, qui avait passé par toutes les vicissitudes humaines et depuis la condition du maître d’école jusqu’à la pompe du trône, » mais, seul de tous les hommes d’état anglais, il n’alla pas saluer dans le malheur celui qu’il avait été naguère voir aux Tuileries. On ne le vit jamais à Claremont. Il croyait à la « poésie » de la justice, il ne comprenait pas la poésie de l’oubli, de la générosité ; il était de ceux dont les haines ne se refroidissent pas même sur les tombes.

Le plaisir philosophique qu’il avait éprouvé en apprenant la révolution de 1848 avait été d’abord un peu gâté par la crainte de voir la république reprendre ses traditions guerrières et conquérantes. « Nous ne pouvons pas, écrivait-il dès le 27 février 1848, voir tranquillement la Belgique envahie et Anvers devenu port français. » Il craignait non-seulement la guerre, « les grandes républiques sont de leur nature essentiellement agressives, » il craignait aussi la contagion du suffrage universel : « l’exemple de la France va mettre en l’air notre population non-votante et faire crier pour une extension du suffrage, le vote secret et autres choses pernicieuses. N’importe, pour l’heure présente, vive Lamartine ! » (28 février 1848.) Lamartine assurément faisait tout ce qui dépendait de lui pour calmer les terreurs de l’Europe ; s’il déclarait pompeusement dans sa circulaire aux agens diplomatiques de la France que les traités de 1815 avaient cessé d’exister, il ajoutait que la république de 1848 était essentiellement pacifique. Palmerston avait bien deviné que les phrases sur les traités de 1815 n’étaient qu’une concession vaine à la foule : c’était le gaz qui devait rapidement s’évaporer ; ce qui restait au fond du creuset démocratique, le métal pur, le régule, c’était la paix ; la France était une assez belle proie pour les apôtres du suffrage universel.

Quand les Irlandais rebelles, O’Brien en tête, vont demander l’appui du gouvernement provisoire, Lamartine leur répond qu’il n’est pas « convenable » que la nation française intervienne dans les affaires intérieures d’un pays avec lequel elle désire rester en paix. « Dites à Lamartine, écrit Palmerston à son ambassadeur, combien nous lui sommes obligés pour sa parfaite et amicale conduite vis-à-vis de la députation irlandaise. Sa réponse a été tout à fait honorable et « digne d’un gentleman. » Dans cette même lettre, où il daigne accorder l’investiture du gentleman à Lamartine, il raconte à Normanby qu’il avait eu M. Guizot, alors réfugié en Angleterre, à sa table avec les Liéven, a mais j’ai eu soin que cela ne soit pas mis dans les journaux. » Cette précaution peut se justifier, et l’on comprend que Palmerston n’ait pas voulu porter le moindre ombrage au nouveau gouvernement français. On peut s’étonner pourtant de voir introduire dans la langue diplomatique des expressions qui rappellent un code de délicatesse tout mondain. Palmerston crut-il toujours indigne d’un gentilhomme de protéger les ennemis avoués d’un gouvernement légal ? On l’eût fait sourire en lui posant cette question ; mais il pensait naïvement que la déférence envers le gouvernement anglais était un attribut de « l’honnête homme. »

L’Europe était remuée jusque dans ses fondemens : Palmerston avait pris tout de suite son parti ; il était décidé à n’accorder la protection. active de l’Angleterre qu’à la Belgique, dans le cas où celle-ci serait menacée par la France. Il entrevoyait déjà les linéamens d’une nouvelle Europe, d’une Italie délivrée du joug autrichien, d’une Allemagne plus unie et fortifiée contre la France. Il accablait Lamartine de complimens en même temps qu’il écrivait au roi Léopold : « Pour la France, personne ne peut prophétiser de semaine en semaine le tour que prendront les événemens dans ce malheureux pays. Pendant des années, ceux qui étaient au pouvoir ont travaillé aux étages élevés de la monarchie, sans s’occuper des fondations. L’éducation et la religion ont été négligées[2], et le pouvoir est passé maintenant dans les mains d’une canaille qui ignore les principes du gouvernement, de la moralité et de la justice ; c’est un fait historique remarquable qu’une nation de 35 millions d’hommes, qui, depuis plus d’un demi-siècle, est dans cet état d’agitation politique qui d’ordinaire forme et fait surgir les hommes capables et qui a été pendant ce temps gouvernée par trois dynasties, n’ait pas un homme public que la nation regarde avec confiance et respecte, à cause de ses qualités d’homme d’état et de son caractère personnel, pas un prince que la majorité du peuple fasse quelque effort pour mettre sur le trône. Le principe de l’égalité a été poussé à bout sur un point, les hommes publics ont tous perdu le respect du peuple, les candidats à la royauté sont tous sans partisans. » Il continue ainsi, versant ses mépris dans le sein de son royal confident. Il n’épargne pas plus le reste de l’Europe : Metternich est l’homme dont parlait Bacon, qui ruine tout pour vouloir seul être un chiffre parmi des zéros. Il ne peut regretter de voir les Autrichiens chassés de l’Italie. « L’Italie est pour l’Autriche le talon d’Achille, et non le bouclier d’Ajax. » Il veut voir entre la France et l’Autriche une Italie du nord, unie, sans sympathie pour l’une ni pour l’autre (Lettre au roi Léopold du 15 juin 1848).

Dans ses dépêches à lord Ponsonby, il conseille à l’Autriche d’abandonner spontanément ses possessions italiennes et d’organiser immédiatement, fortement, le reste de son empire ; mais qui fera cette amputation ? L’Autriche n’a plus d’homme d’état. Il recommande l’abdication de l’empereur, celle de son frère, « qui ne vaut guère mieux ; » le neveu de l’empereur est bien jeune, mais on peut le mettre à cheval, le montrer au peuple et à l’armée, réchauffer en sa faveur l’enthousiasme que Metternich a éteint ; l’Autriche vaut la peine d’être sauvée (Lettres du 21 et du 28 avril 1848).

Les événemens ne répondirent pas tout de suite à la prophétie de Palmerston ; le maréchal Radetzky rentra dans Milan, et lord Palmerston s’empressa d’offrir la médiation anglaise aux vainqueurs et aux vaincus. Il essaya de persuader à l’Autriche de garder Venise, d’abandonner la Lombardie et d’accepter une indemnité pécuniaire. Il lui fit pour d’une intervention française. « Je ne désire pas voir les Français en Italie, écrit-il le 31 août 1848 à lord Ponsonby ; il y a beaucoup de fortes et puissantes raisons qui me font détester cette pensée ; mais j’aime encore mieux les y voir entrer que de voir les Autrichiens rester à Milan. » L’Italie n’a jamais été qu’un territoire conquis pour l’Autriche, une garnison. Ce n’est pas une autre Irlande, car en Irlande les races sont amalgamées, on parle anglais, tout ce qui est riche, intelligent, veut l’union avec l’Angleterre. « Je ne souhaite pas, écrit-il à lord Abercromby, voir l’Italie émancipée par les armes françaises, mais plutôt cela que rien. » L’heure de la délivrance n’avait pas encore sonné pour l’Italie, et après Novare Palmerston dut renoncer à régler les destinées de la péninsule dans une conférence de Londres ou de Bruxelles (après avoir fait une objection absolue à Vienne, dont l’atmosphère politique lui semblait pestilentielle, il s’était rabattu sur le choix de Bruxelles). L’Italie retomba sous le joug, et Palmerston ne put que prêcher la modération aux vainqueurs.

Il vit avec défiance l’occupation de Rome par une armée française et insista vivement pour que notre gouvernement fît des conditions au pape avant de le laisser revenir, pour qu’on lui demandât des réformes, une constitution. Tandis que dans ses dépêches il argumente, avance et recule, c’est dans les lettres à son frère qu’on trouve le fond immuable de sa pensée. « Il me paraît clair, lui dit-il dès le 7 juillet 18,9 au sujet de cette question romaine, que le pape ne sera plus ce qu’il a été, et que son pouvoir spirituel sera très diminué par la réduction ou par la perte de son autorité temporelle. C’est là certes une bonne chose pour l’Europe tant catholique que protestante, et si cela finit par nationaliser fortement et localiser l’église catholique dans chaque pays, ce sera un grand point de gagné et un pas considérable dans le sens du progrès pour les sociétés humaines. » Palmerston n’avait jamais compris la religion autrement que nationale ; il ne concevait pas un pouvoir spirituel qui ne fût matérialisé dans des provinces, une vérité qui ne fût enfermée entre des frontières. Il ne pouvait pas déguiser ses mépris pour Tocqueville, dont l’âme timorée s’inclinait devant une puissance spirituelle ; il se moquait de sa générosité, cherchait à lui faire honte en lui reprochant d’être l’instrument d’un Schwarzenberg, de Ferdinand de Naples. La république existait encore de nom en France ; il écrivait à Normanby : « Ma conviction est que, tôt ou tard, Rome deviendra une république. » Cette conviction était-elle bien sincère, ou ne cherchait-il qu’à flatter les sentimens républicains de Tocqueville ? Il était meilleur prophète quand il peignait ainsi l’avenir de l’Autriche : « L’empereur tient l’Italie, mais ne la gardera que jusqu’au jour précis où la France cessera de le permettre. La première querelle entre l’Autriche et la France fera sortir les Autrichiens de la Lombardie et de Venise. Il tient la Hongrie et la Galicie, mais ne les gardera qu’aussi longtemps que la Russie le permettra. La première querelle avec cette puissance détachera ces pays de la couronne autrichienne. Il règne sur ses provinces allemandes en vertu d’une tenure qui dépend, en une grande mesure, de sentimens auxquels il lui sera également difficile de se rallier ou de résister. » (Lettre à Ponsonby.)

Quand il s’exprimait ainsi, l’Autriche venait d’être sauvée par les armes de la Russie : si plus tard elle étonna l’Europe par son ingratitude, pour rappeler une expression célèbre, elle ne surprit guère lord Palmerston. Au moment même où l’Autriche s’accrochait à la Russie, comme un mauvais nageur s’accroche à un bon, il écrivait : « Il est malheureux pour l’Autriche et pour l’Europe que le gouvernement autrichien se soit placé dans la dépendance de la Russie, parce que l’Autriche est ainsi empêchée de devenir un frein pour l’ambition et l’usurpation russes. — Taisez-vous, diront les Russes, et souvenez-vous que nous vous avons sauvé du démembrement et de la ruine. — Peut-être les Autrichiens, s’ils deviennent forts, ne se soucieront guère de ces reproches. »

Pendant l’ère de réaction qui suivit Novare et la défaite de l’insurrection hongroise, Palmerston ressemble à un tambour qui bat encore la charge quand la charge est finie. Sa colère s’exhale tantôt contre l’Autriche, tantôt contre la Russie : « les atrocités commises en Galicie, en Italie, en Hongrie, en Transylvanie, ne peuvent être égalées que par ce que font les nègres en Afrique ou à Haïti ; » il invite l’ambassadeur anglais à exprimer « ouvertement » et « décidément » son dégoût pour les fouetteurs de femmes de Hongrie et de Milan. « Ne laissez pas les Autrichiens imaginer, lui dit-il, que l’opinion publique anglaise doive être cherchée dans les articles mis dans le Times par les agens autrichiens de Londres, ni dans le langage servile des lords et des ladies tories, ni dans les notions de cour des ducs royaux, des duchesses royales. »

La Russie et l’Autriche demandèrent qu’on leur livrât les réfugiés hongrois, au nombre desquels étaient Kossuth et un Zamoyski. Le sultan réclama l’appui de l’Angleterre et de la France contre les prétentions de ses puissans voisins. Si l’empereur Nicolas comparait la Turquie à un homme malade, Palmerston la comparait volontiers à une dame qui s’évanouit et à qui il faut faire mettre des sels sous le nez ; son flacon de sels, c’était la flotte anglaise. Il se dépêcha de l’envoyer dans les Dardanelles, bien que le traité de 1841 interdit aux puissances d’y envoyer leurs escadres tant que la Turquie était à l’état de paix. La France s’associa à cette démonstration avec quelque hésitation ; elle semblait « effrayée de son propre courage » (Lettre à Canning du 16 novembre 1849). Palmerston constatait pourtant avec joie que le prince-président était « disposé à suivre une politique étrangère de nature à créer une communauté de vues et d’action entre l’Angleterre et la France. » Brunnow ne défendait pas vigoureusement la conduite suivie par son gouvernement, mais essayait de montrer à Palmerston combien il était dangereux d’humilier l’orgueil de son souverain irritable : il lui offrait ainsi le régal qui pouvait lui être le plus agréable. La mortification était d’autant plus forte pour le tsar qu’elle arrivait au lendemain du jour où il était intervenu comme un Deus ex machina dans les affaires de l’Autriche et s’était montré à l’Europe ainsi qu’un saint Michel destiné à exterminer la révolution. La Turquie ne rendit point les fugitifs, elle se contenta de s’en faire le geôlier pendant les deux années qu’ils furent internés à Kutayeh ; mais la Russie et l’Autriche durent céder : le flacon de sels avait produit son effet, et Palmerston put se flatter d’avoir fait échec du même coup à l’Autriche et à la Russie.

Il s’était essayé contre un géant, il ne dédaigna pas de se mesurer le moment d’après contre un nain. Toute l’Europe fut un moment remuée par la méchante affaire de don Pacilico. Ce personnage était un juif de Gibraltar, établi en Grèce, dont la maison avait été pillée par une bande de coquins, à la tête desquels étaient les fils d’un ministre de la guerre. Palmerston se lassa de faire des réclamations inutiles en faveur de ce sujet anglais ; il ordonna à l’amiral Parker de s’arrêter à Athènes en revenant des Dardanelles, et invita M. Wyse à profiter de la circonstance pour obtenir le règlement définitif de toutes les réclamations anglaises. « Vous vous embarquerez sur la flotte avant que l’amiral ne prenne des mesures hostiles, pour vous préserver vous-même et votre mission contre toute insulte. L’amiral commencera naturellement par des représailles, c’est-à-dire il prendra possession de propriétés grecques ; mais le roi serait sans doute indifférent à la confiscation de quelque propriété marchande, et ce qu’il y aura par conséquent de mieux à faire sera de mettre la main sur sa petite flotte, si cela peut se faire dextrement. L’action consécutive sera le blocus des ports, et si cela ne suffit pas, vous et Parker prendrez telles mesures que vous jugerez nécessaires, quelles que soient ces mesures. »

L’amiral ne fut pas contraint d’aller jusqu’au bout de ce programme : il s’empara des vaisseaux qu’il trouva dans le Pirée. M. Thouvenel, en apprenant cette nouvelle, appela l’escadre française à Athènes, mais l’amiral n’obéit pas à son injonction et attendit les ordres de Paris. Le roi Othon demanda le baron Gros pour servir de médiateur ; Palmerston accepta ses bons offices : « C’est un aussi bon choix que les Français aient pu faire ; » pour Thouvenel, écrit-il à Wyse, « il continue qualis ab incepto processerat, et agit aussi ridiculement, avec autant d’impertinence et d’hostilité que ses facultés intellectuelles le lui permettent ; » Othon n’est que « l’enfant gâté de l’absolutisme. » Il fallait que Palmerston fût bien assuré de la complaisance du prince-président, car il ne ménage plus personne ; il n’a que des sarcasmes pour Brunnow, pour M. Getto, le ministre de Bavière, pour la princesse Liéven ; il représente le « parti russe » coalisé contre lui avec la « clique orléaniste, » pour plaire au président Louis-Napoléon. Il obtint une satisfaction à peu près complète, et il ne lui resta plus qu’à rendre compte de sa conduite devant la chambre des communes. Ce fut l’occasion de son plus grand triomphe oratoire. Les lords avaient voté une résolution où ils exprimaient le regret « que diverses réclamations faites contre le gouvernement grec, douteuses au point de vue de la justice et exagérées dans leur chiffre, eussent été appuyées par des mesures coercitives dirigées contre le commerce de la Grèce et de nature à compromettre la continuation des rapports pacifiques avec les autres états. Palmerston maintint le droit absolu du gouvernement anglais ; il fit la théorie du civis romanus sum : partout où la justice était inefficace à protéger les droits d’un Anglais, l’Angleterre pouvait substituer son action à une action manifestement injurieuse. Élevant ensuite le débat, il parla des rapports de l’Angleterre et de la France ; il se défendit contre ceux qui l’accusaient d’avoir été mal inspiré par ses haines envers M. Guizot et d’avoir précipité la chute de la monarchie constitutionnelle en France. « C’est, assure-t-on, ma haine contre M. Guizot, née des mariages espagnols, qui a renversé son ministère et avec lui le trône de France ! Que diront les Français quand ils apprendront cela ? Que dira cette nation noble et fière, pleine du sentiment de sa dignité et de son honneur, quand elle saura qu’il est au pouvoir d’un ministre anglais de culbuter son gouvernement et sa monarchie ; » puis, tournant ces argumens à son profit, il ajoutait : « Si le peuple français avait pensé qu’une coalition de conspirateurs étrangers cabalait contre un de ses ministres, et cela pour la seule raison qu’il avait défendu, comme il les comprenait, les intérêts et la dignité de son propre pays, s’il avait pu penser que cette coalition de conspirateurs étrangers avait des complices en France, je dis que le peuple français, cette nation brave, noble et courageuse, aurait méprisé les intrigues de cette cabale et se serait serrée autour de celui contre lequel eût été formé un tel complot. » L’allusion était bien transparente : il ne s’agissait plus en réalité de M. Guizot, ni de la France. Cette coalition, c’était celle de tous les ennemis étrangers ou anglais de lord Palmerston, confondus avec les ennemis de l’Angleterre.

Jamais la popularité de Palmerston n’avait été plus grande ; il avait battu tous les conservateurs, unis aux radicaux, appuyés par la diplomatie européenne ; mais il ne savait pas triompher avec grâce, et l’on regrette pour sa mémoire des lignes comme les suivantes, écrites à son frère peu après sa victoire : « La mort de Louis-Philippe me délivre de mon ennemi le plus habile et le plus invétéré, dont la position lui donnait en bien des manières le pouvoir de me nuire, et, bien que je sois fâché de la mort de Peel, parce que je le regrettais et que c’est certainement une perte pour le pays, en tant qu’il s’agit de ma position politique, je crois qu’il n’a jamais été disposé à me rendre un bon office. » Le bon goût ne fut jamais un attribut de lord Palmerston : il était ce que les Anglais appellent matter of fact, de fibre rude, matérielle, d’autant plus redoutable que sa brutalité savait très bien servir sa ruse, et que sa bonne humeur simple et facile, sa rondeur d’homme du monde, couvraient l’esprit le plus souple, le plus délié, le plus fécond en ressources, en inventions, appliqué à suivre à travers tous les incidens, tous les accidens, quelque objet invisible à tous.


II

Lord Palmerston n’avait pas vu tomber sans une joie mal dissimulée le trône constitutionnel de 1830 ; il avait eu des éloges méprisans pour les grands politiques que le hasard avait jetés au pouvoir, et il n’avait jamais cru à la durée du régime nouveau. Il n’était pas difficile de comprendre qu’une constitution qui faisait sortir du suffrage universel direct une assemblée unique et un président, était une œuvre mort-née. Quand le conflit entre ces deux pouvoirs éclata, Palmerston en surveilla les phases avec attention. Il n’avait pas recherché l’intimité du prince Napoléon pendant que celui-ci était en Angleterre, mais il n’ignorait pas qu’il y avait une grande force dans le nom de Napoléon, et il admirait instinctivement toutes les forces. Il savait le prince « anglomane, » il connaissait beaucoup ses amis personnels, il le préférait à ceux qu’on nommait à cette époque les « burgraves, » aux anciens parlementaires français. Dès le 24 janvier 1851, il écrivait à lord Normanby : « Si j’étais le président, je ne me soucierais pas que l’assemblée soit ou non avec mes ministres, qu’elle censure ou approuve leur conduite. Je dirais à l’assemblée : je ne puis me débarrasser de vous, et vous ne pouvez vous débarrasser de moi, et votre censure ne change point mon sentiment sur mes propres actes. De ces actes, je suis responsable non pas devant vous, mais devant la France. » Il ajoutait qu’il n’y avait aucune analogie entre la constitution anglaise et la nouvelle constitution française, ce qui n’était que trop évident.

Le prince-président caressait déjà Palmerston et faisait des approches habiles de son côté, il ne perdait pas son temps ; le 20 novembre, Palmerston écrivait à l’ambassadeur d’Angleterre : « Il me semble que Louis-Napoléon est maître du champ de bataille, et que la journée sera pour lui. J’ai toujours pensé que ce résultat serait le meilleur pour la France et pour l’Angleterre ; il n’y a en ce moment aucun homme capable aux affaires en France, et si Louis-Napoléon finit par fonder une dynastie, je ne vois pas qu’il y ait lieu de le regretter, en ce qui concerne les intérêts anglais. La famille des Bourbons a toujours été hostile à l’Angleterre, et les membres de cette famille qui ont contracté vis-à-vis de nous les plus grandes obligations personnelles et politiques sont peut-être ceux qui nous ont le plus détestés. Que gagnerions-nous à substituer Henry V ou les d’Orléans à la race des Bonaparte ? Quoi qu’il en soit, je dis de Louis-Napoléon : laudo manentem. S’il tombe, ndus nous efforcerons naturellement d’être en aussi bons termes avec ceux qui, après lui, seront les organes officiels de la nation française ; mais nous n’avons aucun désir de le voir tomber. »

Palmerston suivait avec anxiété les développemens de la question d’Orient ; il cherchait un allié contre la Russie ; son enthousiasme croissant pour le prince-président s’explique par les assurances mystérieuses qu’il recevait de l’Elysée. Le 3 décembre, le comte Walewski, ambassadeur à Londres, annonça à lord Palmerston le coup d’état du prince Napoléon ; le ministre des affaires étrangères n’en parut nullement surpris ; il ne cacha point que l’acte « hardi et décisif » du président lui semblait nécessaire et avantageux pour la France et pour l’Europe.

A peine le comte Walewski l’avait quitté, il écrivit à lord Normanby : « Nous, qui ne pouvons être supposés en savoir autant qu’on en savait à Paris sur les manœuvres des bourbonnistes, nous ne pouvons être surpris si Louis-Napoléon a frappé le coup à l’heure où il l’a fait, car il est bien connu que la duchesse d’Orléans allait être appelée à Paris cette semaine avec son fils pour recommencer une nouvelle période de gouvernement orléaniste. Naturellement le président a eu vent de ce qui se passait, et s’il est vrai, comme le disent les journaux, que Changarnier ait été arrêté à quatre heures du matin, en conseil avec Thiers et d’autres[3], il y a bonne raison de croire que les burgraves allaient frapper le président ce jour même, et qu’en conséquence il a agi en vertu du principe qu’une bonne attaque est souvent la meilleure parade. » Lord Normanby avait écrit des dépêches « qui se prêtaient aussi bien au succès des burgraves qu’à celui de Louis-Napoléon. » Palmerston le réprimande, il lui interdit de voir les burgraves. « J’ai des raisons de penser, parce que cela m’est revenu de plusieurs côtés, que le président a été quelquefois conduit à inférer, en raison de votre intimité sociale avec le parti des burgraves, que vos sympathies politiques sont plutôt inclinées vers eux que vers lui. » Il le morigène, il se moque des scrupules constitutionnels que lord Normanby a exprimés. « Ce respect pour la loi et la constitution, que dans votre dépêche d’hier vous dites habituel aux Anglais, ce respect est du à des lois justes et équitables, faites à l’abri d’une constitution fondée sur la raison, consacrée par son antiquité, par la mémoire des longues années de bonheur qu’elle a procurées à une nation ; ce serait donner un emploi à peine convenable à ces sentimens que d’exiger qu’ils s’adressent à cette force d’hier, que les têtes éventées de Marrast et de Tocqueville ont inventée pour le tourment et la perplexité de la nation française, et je puis dire qu’on fait plus d’honneur à cette constitution en la violant qu’en l’observant. Il était temps de se débarrasser de cette folie puérile. »

Il revient à la charge trois jours après : il lui reproche d’avoir été trop hostile au président la veille du coup d’état ; il raille agréablement les dépêches qui ont suivi immédiatement ce nouveau 18 brumaire. « Une de vos dépêches principalement ne parle guère que d’un miroir qui aurait été cassé dans un club et d’un morceau de plâtre enlevé d’un plafond par une des balles de la guerre des rues. » Il ne voudrait pas être devancé dans l’expression de son admiration pour le triomphateur : « Nous savons que les agens diplomatiques de l’Autriche et de la Russie ont rendu visite au président immédiatement après ses mesures le mardi matin ; ils ont fait profession de leurs sentimens d’approbation ;… ils lui font de grandes avances, et, bien que nous ne désirions pas que vous sortiez de votre chemin pour lui faire la cour ou vous identifier avec ces mesures, il serait très fâcheux qu’il pût avoir lieu de croire que vos sympathies aient été attachées aux projets qui avaient été faits pour le renverser, projets sur l’existence desquels j’ai pour qu’on ne puisse pas élever des doutes raisonnables, bien que récemment vous ne m’en ayez pas particulièrement entretenu. »

D’où venaient donc les renseignemens particuliers de Palmerston sur ces terribles projets ? et quels étaient au juste ces plans exécrables ? Palmerston a pris la peine, plusieurs années après, en 1858, de faire un petit mémoire sur ce point d’histoire ; voilà ce que nous trouvons dans son Memorandum sur quelques circonstances qui ont trait au coup d’état. Clio ! retiens ce beau récit : « Le coup d’état a été fait le mardi 2 décembre 1851 ; il était connu à Londres le jour suivant. Le mercredi 3, M. et Mme… dînèrent avec nous à Carlton Garden et me dirent qu’ils avaient été à Claremont le vendredi précédent, pour rendre visite à la reine Amélie ; ils avaient trouvé les dames de la cour française en grand émoi ; ces dames dirent à Mme… en grand secret qu’elles faisaient leurs malles, qu’elles s’attendaient à aller à Paris à la fin de la semaine suivante, c’est-à-dire à la fin de la semaine dans laquelle se fit le coup d’état. Le dimanche suivant, le 7 décembre, M. Borthwick, l’éditeur du Morning-Post, vint me voir. Il avait à me faire une communication importante et qu’il se croyait en droit de faire. Il me dit que la veille, c’est-à-dire le samedi 6, le général de Rumigny, attaché à la cour française, était venu chez lui et lui dit que, M. Borthwick ayant toujours eu des attentions pour la famille royale, il avait été prié de lui dire, si cela pouvait être utile à son journal, qu’on lui donnerait des nouvelles quotidiennes des opérations militaires qui allaient commencer dans le nord de la France ; le prince de Joinville et le duc d’Aumale étaient allés à Lille pour prendre le commandement des troupes qui devaient agir contre le président. La famille royale avait en vain tenté d’empêcher le prince de Joinville de prendre cette résolution ; voyant qu’il était décidé, le duc d’Aumale aurait dit : « Mon frère est un marin, il ne connaît pas les opérations militaires, je suis un soldat, je vais avec lui et je vais partager son sort et sa fortune. » M. Borthwick me dit qu’il avait refusé de recevoir les communications qu’on lui offrait, qu’il ne voulait point que son journal fût regardé comme l’organe des d’Orléans, et comme on ne lui avait point demandé le secret, il était venu tout me dire. »

Est-il nécessaire de continuer ce roman ? Palmerston met en mouvement la police de Claremont, il apprend que le duc d’Aumale est à Naples ; le prince de Joinville est retenu dans sa chambre par une indisposition, « personne ne l’avait vu que son médecin, qui le visitait deux fois par jour. Ce rapport montrait clairement que Joinville était parti. » Quelques jours après, il reçoit une lettre de son frère, ministre à Naples, lettre écrite avant qu’on ait eu connaissance à Naples du coup d’état. On lui apprenait que le duc était parti précipitamment pour l’Angleterre, en prétextant des nouvelles qu’il avait reçues de la santé de sa mère. Voilà le complot révélé par M. de Rumigny bien établi. « D’Aumale avait évidemment, par un arrangement concerté, quitté Naples pour joindre Joinville un jour donné, dans un lieu donné, et cela prouve qu’il y avait eu un complot longtemps médité contre le président. » Veut-on une dernière preuve ? « Une quinzaine de jours ou trois semaines après, le comte Lavradio, le ministre portugais à Londres, alla à Claremont faire visite à la princesse de Joinville, qui est Brésilienne, et la trouva tout éplorée par suite du tour que les affaires avaient pris, et rien ne pouvait être plus affligeant « et pour moi qui devais être à Paris le 20 ! »

Voilà l’acte d’accusation que Palmerston rédigeait à loisir quelques années après le coup d’état ; il lui importait de faire croire que le président n’avait fait qu’un acte de légitime défense. Ceux qui connaissent les personnages qu’il met en jeu ne sauront qu’admirer le plus, la candeur du général de Rumigny, cette conspiration savante ourdie dans une chambre de malade à Claremont en même temps qu’à Naples, cette princesse « en pleurs, » ces dames d’honneur qui font leurs malles. Ce « mémorandum » cesse d’être risible, quand on sait que ce qui s’imprime aujourd’hui a été soufflé tout bas dans les oreilles d’une foule de personnes dont le coup d’état avait blessé les sentimens. Palmerston était peut-être sincère quand il croyait que les princes français allaient donner le signal d’une guerre civile ; mais on peut dire hautement que la passion lui avait ôté toute lucidité, non-seulement il ne connaissait pas ceux dont il parlait, il ne voulait pas les connaître. Décidé à se mettre du côté du président, il ne se contentait pas de l’absoudre, il tenait à le justifier. Quand Normanby lui demanda de nouvelles instructions, il lui répondit officiellement : « Sa majesté m’ordonne de donner à votre excellence pour instructions de ne rien changer dans vos relations avec le gouvernement français. C’est le désir de sa majesté que rien ne soit fait par notre ambassadeur à Paris qui puisse avoir l’apparence d’une intervention quelconque dans les affaires intérieures de la France (5 décembre 1851). » Lord Normanby alla communiquer à M. Turgot, qui avait reçu le portefeuille des affaires étrangères, la teneur de cette dépêche. M. Turgot le prit de haut avec lui et ne lui cacha pas que sa démarche était bien inutile ; dès le lendemain du coup d’état, M. Walewski l’avait informé que lord Palmerston approuvait entièrement tout ce qu’avait fait le président. Lord Normanby se plaignit d’avoir été devancé et d’être placé dans une position intolérable, si à Downing-street on n’avait que des éloges pour le président, tandis que ses instructions officielles lui défendaient toute ingérence dans les affaires intérieures de la France, et lui commandaient seulement de ne pas interrompre les rapports diplomatiques avec le nouveau gouvernement.

Dès que la reine et lord John Russell, alors premier ministre, eurent pris connaissance de la lettre de lord Normanby, lord Russell écrivit à lord Palmerston pour lui demander compte du désaccord entre les communications verbales faites à M. Walewski et les instructions officielles discutées dans le conseil des ministres. La reine avait lieu d’être justement irritée contre lord Palmerston, car à peine un an auparavant elle avait tenu à faire, si l’on peut employer ce mot, le protocole de ses relations avec lord Palmerston ; voici quels étaient les termes précis du mémorandum qu’elle lui avait fait tenir, et dont elle lui avait fait accepter les conditions : « La reine exige d’abord que lord Palmerston dise distinctement ce qu’il propose dans chaque cas donné, afin que la reine sache aussi distinctement ce à quoi elle donne sa sanction royale. Deuxièmement, cette sanction donnée à une mesure, elle exige que cette mesure ne soit point arbitrairement altérée ou modifiée par le ministre. Elle considérerait un tel acte comme un manque de sincérité vis-à-vis de la couronne, et estime qu’elle aurait le droit de le punir dans l’exercice de son droit constitutionnel, en renvoyant le ministre. Elle s’attend à être informée de ce qui se passe entre le ministre et les ambassadeurs étrangers, avant que l’on ne prenne des décisions importantes, basées sur ces rapports, à recevoir en temps utile les dépêches de l’étranger, à recevoir les copies des réponses soumises à son approbation assez à temps pour qu’elle puisse en prendre connaissance avant que les réponses ne soient dépêchées. »

Ce mémorandum garde sa place dans l’histoire constitutionnelle de l’Angleterre. Après lord Russell, la reine elle-même demanda des explications à lord Palmerston ; le 16 décembre, celui-ci écrivit à lord Russell une longue lettre dans laquelle il fit nettement l’apologie du coup d’état ; l’existence d’une république, dans un pays centralisé comme la France, avec une grande armée permanente, avec une capitale comme Paris, lui semblait une impossibilité, « quelque savante et sage que soit l’organisation d’une telle république. » La constitution de 1848 était une absurdité, elle méritait plutôt le nom de « dissolution. » Il ajoutait en post-scriptum qu’il regrettait comme tout le monde « l’inutile destruction de vies que les soldats paraissent avoir infligée au peuple de Paris. »

L’Angleterre était encore sous le coup de l’émotion qu’avait produite cette « destruction de vies ; « Palmerston aimait d’ordinaire les colères généreuses de sa nation, son cœur avait été du côté des « garçons brasseurs » de Barclay et Perkins contre le « boucher » Haynau, quand celui-ci avait failli être massacré. Il ne se trouvait pas cette fois à l’unisson du peuple anglais : on ne répondit pas à ses dissertations sur les constitutions républicaines, on lui reprocha simplement son « incorrection » constitutionnelle ; il dut sortir du ministère, il se retira un peu honteusement, tombant pour ainsi dire du haut de la popularité dans une véritable défaveur. Dans ses lettres à son frère, il se représente comme la victime d’une intrigue ; on l’a noirci dans l’esprit de la reine et du prince Albert. Le « mémorandum » où la reine lui signifiait ses volontés en termes presque irrités aurait dû lui servir d’avertissement. Quand lord Russell lut ce mémorandum à la chambre des communes, pour expliquer la retraite forcée de lord Palmerston, l’effet fut des plus grands. Celui-ci s’était bien faiblement défendu devant les communes, il semblait « écrasé ; » il fut prudent, il se permit une seule malice, en laissant deviner que le 4 décembre, à sa propre table, lord Russell avait parlé favorablement à M. Walewski de ce même coup d’état qu’on lui reprochait tant d’avoir approuvé. Il fit à tout le monde l’effet d’un homme qui dans un duel subit le feu de l’adversaire. Il voyait venir la guerre de Crimée.


III

Palmerston eut bientôt le plaisir de renverser le cabinet affaibli de lord John Russell : il vit tomber peu après l’administration éphémère de lord Derby ; sa jachère politique fut donc vite terminée, et lord Aberdeen, chargé de refaire un cabinet, dut lui demander son concours. Il n’avait jamais rompu avec lord John Russell, bien qu’il eût déclaré positivement qu’il ne servirait plus dans un cabinet où. celui-ci serait premier ministre. Il accepta, sous lord Aberdeen, le ministère de l’intérieur ; les affaires étrangères avaient été données à lord Clarendon.

Il ne perd pas de vue, dans ses nouvelles fonctions, les grandes affaires de l’Europe : il est préoccupé de mettre l’Angleterre en état de défense, d’organiser les milices, d’augmenter la marine ; il a toujours un peu pour des « arrière-pensées de l’empereur des Français, dans l’âme duquel personne ne peut plonger ; » mais il se sent entraîné vers lui par un penchant secret ; il approuve son mariage, la franchise avec laquelle l’empereur se déclare un.« parvenu. » (Lettre du 31 janvier 1853.) Napoléon III le caressait de toutes manières ; un moment, il fut question de la retraite de Palmerston : il avait donné sa démission, en refusant de s’associer à un plan de réforme parlementaire proposé par lord John Russell, il trouvait le cabinet trop timide vis-à-vis de la Russie, quand, sur les instances de ses collègues, il consentit à rester, et l’ambassadeur de France lui écrivit tout de suite : « Au début de la campagne que nous allons faire ensemble, c’est un grand confort pour moi et une grande garantie pour l’empereur que de vous savoir l’âme des conseils de notre allié. Votre concours pèse d’un poids très réel dans la balance, et on sait à Paris en apprécier toute la valeur. »

Cette « campagne » dont parlait l’ambassadeur n’était encore que dans sa phase diplomatique ; mais de bonne heure Napoléon III et Palmerston avaient résolu de l’en faire sortir. Palmerston ne cessa de souffler la guerre ; il tenait une occasion unique, il avait un allié continental, celui dont l’armée avait alors le plus grand renom, il allait faire l’envers de Tilsitt, s’unir à un Napoléon contre la Russie, user l’ambition française dans des entreprises utiles à l’Angleterre. Comme il y a plaisir à voir une voile se tendre pour recevoir tout l’effort du vent, on éprouve une certaine sorte de satisfaction à voir un homme tirer le parti le plus complet des occasions que lui offre la fortune. La Russie s’était réjouie de voir le pugnace Palmerston hors du Foreign office ; mais il suivait le développement des affaires d’Orient d’aussi près que personne. Clarendon était le gant sous lequel se cachait la griffe palmerstonienne.

Le 2 juillet 1853, l’armée russe avait passé le Pruth et occupé les principautés danubiennes. Les escadres réunies de la France et de l’Angleterre se tenaient à l’entrée des Dardanelles, dans la baie de Besika. Le 4 juin, Palmerston écrivit une lettre pressante à lord Aberdeen : il fallait sur-le-champ, selon lui, envoyer les flottes dans les Dardanelles et au besoin dans la Mer-Noire. Était-il digne de l’Angleterre et de la France de se tenir timidement devant la porte de derrière de la Turquie pendant que les Russes entraient de force dans l’antichambre ? Lord Aberdeen hésitait à violer le traité de 1841 ; la Russie, de son côté, disait à l’Europe que l’occupation des principautés n’était qu’une réponse à l’envoi des flottes française et anglaise devant les Dardanelles. Palmerston essaie de raidir l’épine dorsale de ses collègues, il fait un long mémorandum, le 12 juillet 1853, pour prouver que toutes les concessions sont inutiles et dangereuses ; la Russie est persuadée que l’Angleterre gronde, menace et ne se bat pas, son insolence n’a plus de bornes, « c’est le voleur qui déclare qu’il ne quittera la maison que quand le sergent de ville se sera d’abord retiré de la cour. »

La crise devenait de plus en plus aiguë. L’intimité de Palmerston avec l’ambassadeur de Russie était grande depuis 1840 ; il considérait Brunnow comme un homme « sage ; » il recommandait pourtant à lord Aberdeen (lettre du à octobre 1853) de conserver dans ses communications avec Brunnow un ton mystérieux, indéfini, incertain, de nature à augmenter ses alarmes. Le 5 octobre, la Porte déclara que, si les principautés n’étaient pas évacuées avant quinze jours, elle se considérait comme à l’état de guerre avec la Russie, et le 14 octobre les deux flottes française et anglaise franchirent les Dardanelles. Elles s’arrêtèrent à Constantinople ; ce n’était pas assez au gré de Palmerston : il voulait qu’on entrât du coup dans la Mer-Noire et qu’on fît une convention navale et militaire avec la Turquie. Suivant lui, on ne devait rien faire à demi ; il fallait ou se mettre avec la Russie, et jeter les Turcs en Asie-Mineure, ou maintenir la Turquie telle quelle.

On parlait encore de ressusciter la conférence de Vienne ; Palmerston s’y opposait : « Une conférence à Vienne, cela veut dire Buol, et Buol veut dire Meyendorf, et Meyendorf veut dire Nicholas. » Il était pressé de voir succéder à « l’âge d’or des notes diplomatiques l’âge de cuivre et de fer. » (Lettre à lord John Russell, 24 octobre 1853.) La guerre était commencée quand il se servait de ces mots ; la flotte turque fut brûlée le 30 novembre à Sinope. Qu’allaient faire l’Angleterre et la France ?

Palmerston veut qu’on déclare à la Russie qu’aussi longtemps que les troupes russes seront dans les principautés, les flottes française et anglaise brûleront tout vaisseau russe qui sortira des ports de la Mer-Noire. C’est la guerre ! exclamait lord Aberdeen ; il ne voulait pas de telles extrémités. Ne pouvait-on se contenter d’exercer une « pression » sur la Russie ? Palmerston donna sa démission le 15 décembre. On le rappela au bout de dix jours ; on s’était enfin décidé aux hostilités. Palmerston reparut comme le dieu Mars dans l’olympe du cabinet ; il sonna la trompette dans un grand banquet offert à sir Charles Napier avant son départ pour la Baltique. M. Bright reprocha à Palmerston à la chambre des communes le ton léger du discours qu’il prononça à cette occasion, et le compara aux gens qui excitent les coqs à se battre. Le peuple anglais n’avait plus d’oreille pour Bright, et le fifre de Palmerston réjouissait son cœur autant que la vue des « habits rouges » et des « vestes bleues. » Les portes, fermées depuis Waterloo, étaient rouvertes, et l’Angleterre, toujours avide de grandes émotions, commençait avec une sorte de joie sauvage son nouveau duel avec la fortune.

Les péripéties de ce grand drame sont bien connues : nous n’avons à nous occuper que de la part prise par Palmerston ; il se trouva porté bientôt au pouvoir par une force irrésistible ; l’Angleterre, irritée par les lenteurs de la guerre, les souffrances de son armée, ne vit bientôt plus d’espoir qu’en lui. Le 15 février 1855, il écrivait à son frère de Downing street :

« Quod nemo promittere Divum
Auderet volvenda dies en attulit altra.


Il y a un mois, si quelqu’un m’eût demandé quel était l’événement le plus impossible, je lui aurais répondu : c’est de me voir premier ministre. Aberdeen était là, Derby était le chef d’un grand parti, John Russell d’un autre, et pourtant en dix jours ils ont été emportés comme de la paille dans le vent, et me voici, vous écrivant à Downing street, premier lord de la trésorerie. Le fait est qu’Aberdeen et Newcastle étaient discrédités, on ne les croyait plus à la hauteur des circonstances. Derby avait conscience de l’incapacité de la plus grande portion de son parti ; John Russell, par la façon dont il a subitement quitté le gouvernement, avait tellement perdu son empire dans son parti que j’étais le seul de ses amis politiques disposé à servir sous lui. » Les plaisirs des sens sont peu de chose, disait Saint-Simon en savourant l’humiliation des légitimés ; Palmerston pouvait goûter un plaisir raffiné en voyant celui qui l’avait renvoyé du ministère non-seulement lui céder, lui offrir, comme au plus digne, le pouvoir que ses mains ne pouvaient retenir. Il était devenu pour le moment « l’inévitable. « Il envoya lord John Russell à Vienne pour l’amuser à des négociations sur lesquelles il ne comptait guère. La mort de l’empereur Nicolas semblait les rendre plus faciles ; mais Palmerston avait des prétentions exorbitantes : dans les instructions secrètes qu’il envoie à lord John Russell le 28 mars 1855, il lui recommande de ne pas se laisser étourdir par le bruit qu’on fait autour des fameux « quatre points. » Les seuls points importans sont le premier et le troisième ; il faut absolument fermer les principautés à l’occupation russe ; il faut empêcher le Russe d’avoir une flotte, si petite qu’elle soit, dans la Mer-Noire. Il correspond directement avec l’empereur des Français, sur ces points qu’il redoute de voir devenir un frein de la guerre. Il lui montre le danger de ce « dédale de négociations qui amollissaient les esprits en France, en Angleterre, en Allemagne, partout et même en Crimée. » (Lettre du 28 mai 1855.) Il ne comprend, pour lui, qu’une bonne manière de faire la paix, c’est de conduire énergiquement la guerre. « Victorieux en Crimée, nous commanderons l’amitié, peut-être même l’épée de l’Autriche ; manquant de succès en Crimée, nous n’aurons pas même sa plume. »

Lord John Russell, qui s’était laissé attendrir dans le « labyrinthe de Vienne, » ne put faire accepter à Londres les propositions de l’Autriche ; il donna sa démission comme fit alors M. Drouyn de Lhuys, qui avait aussi adhéré aux propositions du comte Buol. Grâce à la vigueur déployée par le département de la guerre, l’armée anglaise avait été mise sur un excellent pied en Crimée. La politique de Palmerston fut enfin couronnée par la prise de Sébastopol.

Palmerston n’a plus qu’une crainte, c’est une mauvaise paix : « La nation anglaise, écrit-il le 21 novembre 1855 à M. de Persigny, alors ambassadeur de France à Londres, serait enchantée d’une bonne paix qui assurât les objets de la guerre ; mais plutôt que d’être entraînée à signer la paix à des conditions insuffisantes, elle préférerait continuer la guerre sans d’autres alliés que la Turquie, et elle se sent tout à fait en état d’en soutenir le fardeau. « Le comte Buol cherchait à faire des stipulations relatives à la Mer-Noire l’objet d’un traité séparé entre la Russie et là Turquie. La France pencha un moment en ce sens. Palmerston insista pour que ces stipulations fissent partie intégrante du traité à signer entre les belligérans. Pendant la durée du congrès de Paris, Palmerston dicta les paroles de Clarendon. Il ne voyait pas sans ennui Napoléon III, las de la guerre, satisfait d’avoir montré la reine Victoria au peuple français, devenu père d’un nouveau roi de Rome, déjà entouré des hommages de toute l’Europe. Napoléon, il le sentait bien, n’avait aucun intérêt à achever la Russie ; il était pressé de faire revenir en France ses légions et ses aigles. Palmerston lutta presque seul pied à pied, pendant les négociations, tâchant de rogner autant que possible les ongles de l’ours russe.

Personne n’avait contribué plus activement que Palmerston à donner au nouvel empire français une place éminente en Europe ; mais il se dégoûta bien vite de l’idole qu’il avait pétrie de ses mains. Il ne devint pas, comme Pygmalion, amoureux de son ouvrage, il en fut effrayé ; il s’était flatté de pouvoir tenir toujours enlacé dans la reconnaissance le souverain qu’il avait connu exilé, qu’il avait en quelque sorte présenté au monde après la nuit du 2 décembre. Il s’assura bientôt qu’il y avait dans l’esprit de Napoléon III je ne sais quoi d’ingouvernable, d’inquiet, une force qui ne se connaissait pas elle-même et qui ne se laissait jamais complètement analyser ni conduire. Il voyait avec inquiétude sur le trône de France un contempteur avoué des traités qui portaient la signature de l’Angleterre, l’apôtre couronné d’un droit nouveau, l’initiateur d’une politique qui n’était jamais satisfaite, et qui avançait par étapes, sans qu’on pût jamais savoir quelle serait la dernière. On aurait pu dire de lui avec Ovide :

Effugere optat opes, et quæ modo voverat odit.


Cette alliance française, qu’il avait nouée et serrée avec tant de soin, lui devint plus d’une fois une chaîne. Il aimait à dire que la France n’était pas digne de la liberté ; mais il vit bien qu’elle ne pouvait se passer à la fois de liberté et de gloire, et, s’il n’en vint pas à regretter pour elle la liberté, il souffrait impatiemment cette gloire. Il fut atteint, aussitôt après le traité de Paris, d’une sorte de jaunisse politique qui le portait à décrier toute chose, ne fût-ce que le percement d’un isthme ; il voyait une France insatiable, dévorante ; l’amitié d’un Napoléon finit par l’obséder plus que n’eût fait son hostilité déclarée. Il avait le patriotisme âpre et jaloux, il tirait sans cesse des fruits de l’alliance française ; mais il craignait toujours que l’Angleterre ne semblât devenue un satellite de son allié. Il prenait le solide, et son appétit était satisfait, son imagination ne l’était pas. « Le fait est, écrit-il un jour à lord Clarendon, dès 1857 (27 septembre), que dans notre alliance avec la France nous montons un cheval sujet à s’emballer ; il faut conduire un tel cheval d’une main légère et d’une rêne lâche, ou notre danger est que la France et la Russie s’unissent un jour dans quelque vaste projet d’ambition mutuelle. Ce serait alors à l’Angleterre et à l’Allemagne de se dresser contre elles. »

La lune de miel de l’alliance durait encore pendant l’expédition de Chine, pendant la révolte de l’Inde. Pourtant Palmerston est déjà sur ses ergots. La révolte étouffée, il fait au banquet du lord-maire un discours où il exalte les vertus de l’armée anglaise : « l’Anglais, dit-il, n’aime pas autant que d’autres peuples les uniformes, les fourreaux d’acier, les talons de fer ; mais aucune nation ne nous primera ’dans la connaissance des devoirs de la profession militaire ;… j’irai jusqu’à dire qu’il n’y a pas de nation sur la surface du globe qui surpasse, — je pourrais dire sans trop de vanité, qui égale, — le peuple des Iles-Britanniques. » Il engage les « puissances étrangères » à ne pas se tromper sur l’esprit de ce peuple. Le biographe nous informe que dans l’agenda de poche de Palmerston il y a une note sur ce discours. « A été trouvé très offensant à Compiègne ; tant pis, il n’y a que la vérité qui blesse. » A peu de jours de là, il obtient du parlement, en dépit de très vives résistances, la loi qui soustrait l’Inde au gouvernement de la Compagnie et la place sous l’autorité directe de la couronne anglaise.

L’attorney-général l’accompagna chez lui après le discours qu’il prononça à cette occasion et lui dit en chemin qu’il avait besoin, comme les triomphateurs romains, de quelqu’un qui lui rappelât qu’il était mortel. Une semaine après, le parlement le lui signifiait d’une façon moins courtoise. Un attentat fut commis le 14 janvier 1857 contre la personne de Napoléon : le crime avait été préparé en Angleterre ; le comte Walewski en fit des représentations à lord Palmerston, qui présenta un projet de loi en vertu duquel la conspiration en vue d’un meurtre, jusqu’alors considérée comme misdemeanor, pouvait être poursuivie comme une félonie et devenait punissable de la servitude pénale. Cette loi, votée en première lecture à une très grande majorité, aurait sans doute été adoptée, si le Moniteur officiel français n’avait publié les adresses de quelques colonels qui reprochaient à l’Angleterre d’accorder sa protection à tous les assassins. Le soulèvement de l’opinion emporta comme une marée et la loi et lord Palmerston. Les communes exprimèrent le regret que « le gouvernement de sa majesté, avant d’inviter le parlement à amender la loi sur la conspiration, n’eût pas considéré comme son devoir de répondre à l’importante dépêche du gouvernement français du 20 janvier. »

Cette défaite fut comme un coup de foudre dans un ciel bleu. Pour la seconde fois, Palmerston tombait, au moment même où son pouvoir semblait le plus assuré ; cette fois encore il devait être ramené aux affaires par son allié impérial. La guerre de Crimée l’avait fait sortir de la disgrâce, la guerre d’Italie devait le rendre encore une fois indispensable.

Le ministère de lord Derby, qui avait succédé à lord Palmerston, ne montra aucune complaisance pour les grands projets que Napoléon III avait conçus pour l’Italie. Pendant l’automne de 1857, lord Palmerston alla faire une visite à Compiègne : il y fut très enguirlandé ; on lui fit assez de confidences pour le flatter, pas assez pour qu’il pût déranger les combinaisons qui se préparaient. Quand Palmerston repartit pour l’Angleterre, il était convaincu que la guerre était prochaine. L’illusion ne fut plus guère possible après la scène fameuse du jour de l’an, quand Napoléon III exprima son mécontentement à M. de Hübner :

Et totum nutu tremefecit olympum.


Lord Palmerston n’avança d’abord que timidement dans la voie où Napoléon III l’appelait : comme lord Derby, il déclara que l’on ne pouvait toucher aux traités de 1815, ni demander à l’Autriche le renoncement à la Lombardie. On ne pouvait pas même exiger que l’Autriche renonçât aux traités qu’elle avait conclus avec les duchés de l’Italie centrale. L’Angleterre avait de semblables traités avec le Portugal, les grandes puissances en avaient avec la Belgique ; toutefois il convenait de limiter la portée de semblables traités aux questions de politique extérieure, à ce qui touchait à l’indépendance, à la défense envers des agressions subites, et de n’y point faire rentrer les questions de politique intérieure. L’Autriche avait le droit de défendre les duchés et Rome contre une agression, elle n’avait pas le droit d’en régler l’administration et la police.

Voilà quel était au mois de mars 1859 le niveau de la passion italienne de Palmerston : une Italie plus libre au dedans, mais toujours défendue par l’Autriche contre l’agresseur du dehors, agresseur qui n’est pas nommé, mais qui n’est autre que la France. C’était pourtant le moment où l’empereur des Français daignait écrire des lettres à ses anciens amis d’Angleterre, où il se plaignait à un sir Francis Head de l’ingratitude des « Anglais dont il avait toujours été le plus dévoué et le plus fidèle allié. » Le ministère anglais chercha vainement les moyens d’empêcher la guerre. Il faisait des propositions et posait des « bases » pouvant former l’objet des délibérations d’un congrès. Le gouvernement anglais savait que l’empereur des Français poussait M. de Cavour à la guerre ; il feignait encore de l’ignorer, il exigeait, avant de prendre part à un congrès, la reconnaissance explicite des traités de 1815 et demandait un désarmement simultané de l’Autriche et de la Sardaigne. L’imprudence de l’Autriche précipita les événemens, et la guerre éclata pendant les élections générales qui suivirent la dissolution du parlement par lord Derby. L’opinion publique ne se prononça pas contre la politique des conservateurs, et lord Derby put se croire d’abord assuré de la majorité : le canon de Magenta ne chassa pas seulement l’armée autrichienne de la Lombardie, il renversa un ministère qui avait été trop faible pour empêcher la guerre et qui déplaisait au vainqueur.

Lord Russell et lord Palmerston étaient convenus de n’entrer qu’ensemble aux affaires : la reine essaya d’abord lord Granville, mais lord Russell refusa d’entrer dans un ministère dont la direction appartiendrait à lord Granville, et lord Palmerston fut chargé de composer le cabinet ; il donna les affaires étrangères à lord Russell et les finances à M. Gladstone. Il redevenait premier ministre à l’âge de soixante-quinze ans et entrait cette fois au pouvoir pour ne plus en sortir. Quelles étaient en ce moment ses vues sur l’Italie ? Napoléon savait et Palmerston n’ignorait pas que la Prusse se tenait prête, en cas de besoin, à donner à l’Autriche un secours onéreux.

Napoléon avait promis de délivrer l’Italie des Alpes à l’Adriatique, mais de puissantes raisons lui faisaient désirer une paix immédiate, Le nouveau ministère anglais était à peine formé que M. de Persigny demanda à lord John Russell l’interposition de l’Angleterre entre les belligérans, en vue d’un armistice. Le 6 juin, dix-huit jours par conséquent avant la bataille de Solferino, Palmerston écrivait à lord John Russell : « Plus je pense à la proposition de Persigny, moins je l’aime et plus j’incline à croire que nous ne devons pas nous engager et nous commettre en l’adoptant. » Palmerston explique ensuite très clairement que celui qui propose un armistice doit avoir pris son parti sur les termes principaux d’une paix acceptable : « si l’on ne peut réussir à les trouver et à les faire accepter, l’un des belligérans a le droit de vous reprocher d’avoir borné sa victoire, l’autre d’avoir travaillé à sa défaite. » Que proposait M. de Persigny ? « Son plan consiste à donner la Vénétie et Modène à un archiduc autrichien, en qualité de souverain indépendant, pour placer une sorte d’état neutre entre le Piémont et l’Autriche. Mais quel serait le résultat ? Les mêmes influences autrichiennes et l’ingérence qui ont été le fléau de la Toscane affligeraient bientôt ce nouvel état… Si le plan sort de la tête de l’empereur lui-même, il a été suggéré par la jalousie de la Sardaigne et sa tendresse pour le pape ; mais nous n’éprouvons aucune de ces deux affections mentales. Le plan d’ailleurs oublie les vœux des Italiens, et on nous demande de proposer aux belligérans de distribuer les nations de l’Italie, comme si nous pouvions en disposer. Je ne puis m’associer au projet de Persigny. »

Nous voyons se dessiner dans cette lutte les linéamens de la politique que l’Angleterre allait opposer à la France, ou plutôt à l’empereur Napoléon III : celui-ci refusait toujours quelque chose à la maison de Savoie, mais il avait beaucoup à lui livrer ; l’Angleterre accordait tout, mais n’avait rien à donner. Aussitôt après Villa — franca, Palmerston devint « italianissime, » pour employer un mot de l’époque. Les armes françaises avaient conquis la Lombardie pour le roi de Piémont. Les plumes anglaises lui offrirent les duchés, le royaume de Naples, Rome, toute l’Italie. Dès qu’il eut connaissance des préliminaires de paix, Palmerston écrivit la lettre suivante : « Mon cher Persigny, si je comprends ce qui va être arrêté pour l’Italie, il est question d’une confédération italienne où l’Autriche prendrait place en vertu de la Vénétie ; un tel arrangement serait funeste et mettrait l’Italie au désespoir… » Pour une confédération d’états purement italiens, il réserve son opinion : « C’est une question qui mérite examen ; il y a du pour et du contre. Le pape, Naples, Toscane, Modena, seraient toujours pour l’absolutisme, le Piémont seul pour un système libéral ; comment on parviendrait à s’entendre, c’est ce qui reste à savoir. » (13 juillet 1859.) Palmerston rédigea pour ses collègues à Broadlands, le 5 janvier 1860, un long mémorandum sur les affaires d’Italie et sur l’ouverture éventuelle d’un congrès européen. Il s’y prononça énergiquement contre la politique de non-intervention et d’effacement absolus. Si l’on ouvre un congrès, il faut que l’Angleterre y prenne place ; mais elle doit s’assurer d’abord le concours de la Sardaigne et de la France, avant même d’attendre l’ouverture du congrès ; « mais sur quels points devons-nous nous mettre d’accord avec la France et la Sardaigne ? C’est sur une détermination commune d’empêcher toute intervention armée d’un pouvoir étranger, dans les affaires de l’Italie. Ce serait là, dit-on, une ligue contre l’Autriche. Sans aucun doute, en ce qui regarde une intervention armée de l’Autriche en Italie : mais cet engagement pourrait nous mener à la guerre. La guerre avec qui ? la guerre avec l’Autriche. Bien ! supposons-le. Cette guerre serait-elle un grand effort, une grande dépense ? Certainement non. La France, la Sardaigne et l’Italie centrale fourniraient plus de troupes qu’il n’en faut pour repousser les tentatives que l’Autriche voudrait faire sur la Sardaigne ou sur l’Italie centrale. Notre participation serait principalement, sinon complètement navale. » Dans la suite du mémorandum, Palmerston défend l’empereur Napoléon contre l’imputation de mauvaise foi. « J’ai, dit-il, pendant les quatre ou cinq dernières années, eu en différentes circonstances l’occasion de causer avec lui sur bien des sujets, et, entre autres, sur les affaires d’Italie, et je l’ai toujours trouvé fortement pénétré des vues et des opinions qui ont rempli son esprit depuis le mois de janvier de l’an dernier, décidé à sauver l’Italie de la domination autrichienne et à rogner la souveraineté temporelle du pape. » La triple alliance que proposait Palmerston ne fut pas conclue ; il était convaincu au reste que la guerre ne recommencerait pas en Italie. La France avait en quelque sorte neutralisé le sol italien, en déclarant qu’elle ne permettrait à personne d’y intervenir de force entre les populations et les souverains. Cela suffit : Palmerston ne laissa pas d’obtenir pour son pays des avantages très solides en retour de l’appui énergique qu’il prêta à la politique napoléonienne en Italie. Le jour même où il avait fait ce mémorandum, où il représentait Napoléon comme l’allié le plus sûr et le plus fidèle, celui-ci faisait le grand programme de ses réformes économiques ; il annonçait la suppression de toutes les prohibitions, la suppression des droits sur la laine et les cotons, et un traité de commerce avec l’Angleterre.

L’annexion de la Savoie troubla un moment l’entente établie entre les deux gouvernemens français et anglais. Lord John Russell, si généreux pour la maison de Savoie, fit tout ce qu’il put pour empêcher la rectification si légitime de notre frontière des Alpes. Il essaya de mettre en mouvement les diverses cours, même celle de Vienne ; mais quand lord Loftus demanda à M. de Rechberg de quel œil l’Autriche verrait la cession de la Savoie à la France : « du même œil, lui fut-il répondu, que vous avez vu la cession de la Lombardie à la Sardaigne. » Palmerston garda le silence ; il ne fit pas, comme son collègue, peser sur la France la menace d’une coalition générale. Il savait bien que le faisceau européen était délié et que la main de l’Angleterre ne pouvait plus le resserrer. Il n’était plus temps de parler du « respect des frontières, » comme lord Russell, quand on n’avait pas fait autre chose que prêcher, depuis deux ans, les droits des populations à choisir leurs gouvernemens. On ne pouvait invoquer les traités contre la France, car elle avait obtenu un traité en bonne forme du roi Victor-Emmanuel. Napoléon III avait senti le besoin de rassurer l’Angleterre contre d’autres annexions. La dépêche de M. Thouvenel du 19 mars 1860 désavouait toute idée d’agrandissement vers le Rhin, et déclarait que la France, couverte par la neutralité belge, n’avait aucune nouvelle garantie à chercher de ce côté. Lord Palmerston se considéra néanmoins comme joué ; il s’était fait, dans le cabinet anglais, le répondant de Napoléon III, il avait travaillé à dissiper les inquiétudes de ses collègues ; il devint plus inquiet que tout le monde. Il demanda au parlement de grands sacrifices d’argent pour augmenter la flotte, pour faire des fortifications nouvelles ; il incrimina la grandeur des armemens français, et dit en plein parlement que l’Angleterre avait lieu de se tenir sur ses gardes. Napoléon III crut nécessaire de calmer ces alarmes et écrivit à M. de Persigny une lettre vraiment surprenante, où il traitait Palmerston d’égal à égal : « Lord Palmerston me connaît, et, quand j’affirme une chose, il me croira. Eh bien ! vous pouvez lui dire de ma part, de la manière la plus formelle, que depuis la paix de Villafranca je n’ai eu qu’une pensée, qu’un but : c’était d’inaugurer une nouvelle ère de paix et de vivre en bonne intelligence avec tous mes voisins, et principalement avec l’Angleterre. J’avais renoncé à la Savoie et à Nice ; l’accroissement extraordinaire du Piémont me fit seul revenir sur le désir de voir réunir à la France deux provinces essentiellement françaises. » (29 juillet 1860.)

Le souverain de la France plaide en quelque sorte les circonstances atténuantes ; sans doute il a 400,000 hommes sous les armes, mais il lui faut du monde à Rome, en Chine, dans cette Algérie « qui est, une cause d’affaiblissement pour la France. » Certes il y avait dans ces explications de quoi chatouiller la vanité de Palmerston ; l’excès même de cette humilité impériale avait pourtant quelque chose de peu rassurant. On ne prouve rien quand on veut trop prouver. Palmerston avait trop pratiqué son « fidèle allié » pour ne pas savoir qu’il se laissait guider les yeux bandés par une sorte de fatalité, par ce qu’il avait appelé un jour « la logique irrésistible des faits. » La politique napoléonienne était romantique, elle ébauchait sans cesse de grands desseins ; elle voulait parler sans cesse à l’imagination du peuple. Palmerston ne pouvait plus sonder cette pensée, dont les rêves avaient des armées à leurs ordres ; il goûtait vivement cette audace flegmatique qui jouait avec les trônes, les traités, les traditions historiques, tant qu’elle se contentait d’infliger de dures leçons aux potentats, car il y avait dans l’âme de Palmerston un mépris instinctif pour tous les porteurs de couronnes. Mais pourrait-il toujours préserver son propre pays des coups de cette témérité froide qui se croyait l’instrument du destin ? pourrait-il en préserver ces petits pays auxquels l’Angleterre avait solennellement promis son appui aux jours de danger ?

L’état de son esprit se voit bien dans ce curieux billet qu’il écrivait à lord Cowley en avril 1860 : « John Russell m’a montré la lettre confidentielle qu’il vous écrit. Je suis d’accord avec lui sur tous les points… L’esprit de l’empereur est aussi plein de projets qu’une garenne est pleine de lapins, et comme des lapins ses projets se terrent un moment pour ne pas être vus ou contrariés… Nous n’avons pas de motif de guerre suffisant dans l’affaire de Nice et de la Savoie, et nous n’aurions pu trouver de moyens avouables pour en empêcher l’annexion ; mais il peut surgir d’autres questions où l’Angleterre ne pourra être aussi passive. » Jusqu’à l’annexion de la Savoie, les sentimens que Palmerston éprouvait pour Napoléon III se résument assez bien dans le commencement d’un vers que Catulle adresse à une maîtresse, — odi et amo ; — après l’annexion de la Savoie, la répulsion devint le sentiment dominant. Palmerston fut comme obsédé par la pensée qu’au terme de tous ses grands projets Napoléon III rêvait la revanche de Waterloo et l’invasion de l’Angleterre. Dans une lettre adressée au duc de Somerset, il exprime ainsi ses alarmes : « J’ai observé l’empereur attentivement, j’ai bien étudié son caractère et sa conduite. Soyez assuré qu’au fond de son cœur remue le désir inextinguible d’humilier et de punir l’Angleterre et de venger, s’il le peut, les nombreuses humiliations politiques, navales et militaires que depuis le commencement du siècle l’Angleterre, par elle-même ou par ses alliés, a infligées à la France. Il a suffisamment organisé ses forces militaires ; il est maintenant occupé à organiser secrètement, mais constamment, ses forces navales, et quand il sera prêt, on jouera l’ouverture, le rideau se lèvera, et nous aurons un très vilain mélodrame. »

Il était tantôt flatteur et caressant, et cherchait à enchaîner l’empereur par les louanges ; il essayait aussi la brutalité, comme dans cette conversation avec M. de Flahault, dont il avait conservé le mémorandum (27 mars. 1860). M. de Flahault allait partir pour Paris et demanda à Palmerston s’il n’avait rien à faire dire à l’empereur. L’ambassadeur de France se plaignit du langage de lord John Russell, qui avait exprimé des méfiances injustes envers l’empereur. Palmerston répliqua que la confiance était devenue difficile. Il était très désireux de maintenir la paix ; « mais si on forçait l’Angleterre à la guerre, l’Angleterre l’accepterait sans crainte, qu’elle fût alliée à d’autres puissances ou qu’elle fût toute seule, et, bien qu’il parlât à un Français et qu’il ne dût peut-être pas dire ce qu’il allait dire, il ne pouvait s’empêcher d’observer que les exemples de l’histoire lui permettaient de conclure que le résultat d’un conflit entre les Français et les Anglais, avec des chances à peu près égales, ne serait pas satisfaisant pour les premiers. » M. de Flahault, qui avait été à Waterloo, rendit justice à l’armée anglaise, ajoutant que l’armée française était bien supérieure à ce qu’elle était alors ; sur quoi Palmerston raconta qu’après Blenheim le maréchal Tallard dit au duc de Marlborough : « Vous venez, milord, de battre les meilleures troupes de l’Europe. — Excepté, répliqua Marlborough, celles qui les ont battues. »


IV

Les craintes que Palmerston déguisait sous son impertinence étaient peut-être bien mal fondées ; pourtant les projets que Napoléon III nourrissait sur la Belgique pouvaient l’entraîner à lutter contre l’Angleterre, car celle-ci avait cloué en quelque sorte son honneur sur la question belge. Bon gré, mal gré, elle affectait une indifférence croissante sur les autres questions européennes ; mais Palmerston du moins était décidé à mettre son nec plus ultra comme bouclier devant le royaume belge. Il avait des rapports intimes avec M. Van de Weyer, le ministre de Belgique à Londres, il écrivait souvent au roi Léopold, dont il avait fini par apprécier les hautes qualités, et dans ces lettres, il mettait le fond même de sa pensée sur les événemens qui troublaient le monde. Le salut de la Belgique devint le souci de tous les instans, le nœud autour duquel toute sa politique s’enchevêtra. Il n’est pas fâché de voir de temps en temps à la France une affaire sur les bras, en Chine, en Syrie ; il entre volontiers dans quelque « question » avec le « fidèle allié, » plus volontiers encore il s’en tire à temps, et l’y laisse enchevêtré comme au Mexique.

La biographie de M. Evelyn Ashley est très avare de détails sur ces événemens ; elle glisse aussi très rapidement sur la guerre d’Amérique, et son mutisme sur ce point est des plus significatifs. Palmerston n’avait aucune bienveillance pour les États-Unis, on peut même dire qu’il honorait les « cousins » d’Amérique d’une malveillance toute particulière. Il affectait les dédains du gentleman pour les hommes d’état américains ; il cachait cependant sous ce dédain une sorte de mélange indistinct de crainte, de défiance, de respect involontaire pour ces hommes de même race, qui le comprenaient et le devinaient mille fois mieux que les diplomates européens.

A peine la révolte des états du sud venait-elle d’éclater, le gouvernement anglais se décidait à accorder aux rebelles tous les droits de la belligérance. Quand on apprit en Angleterre la nouvelle de l’arrestation des commissaires confédérés à bord du Trent, le premier mot de lord Russell à Palmerston fut celui-ci : « Les Américains sont des gens dont il est très dangereux de se sauver. » Le gouvernement anglais réclama impérieusement les commissaires, qui lui furent rendus. Palmerston n’avait pas hésité à poser un casus belli ; il avait joué une grosse partie, mais, la partie gagnée, il savoura assez tranquillement son triomphe et il s’abstint de ces éloquentes effusions contre la guerre américaine, où. s’exercèrent lord Russell, Gladstone et tant d’autres. Une seule fois il parla à la chambre des communes en homme qui croyait l’Union définitivement rompue ; il répondait à M. Bright : « Il me semble, dit-il, que ce qui circule dans la pensée de l’honorable gentleman, ce qui guide et dirige tout l’ensemble de son raisonnement, c’est le sentiment, qu’il se dissimule peut-être à lui-même, que l’Union a encore une existence légale, qu’il n’y a pas en Amérique deux belligérans, mais qu’il y a un gouvernement légitime et des rebelles contre ce gouvernement. Eh bien ! cette vue place les deux adversaires dans une position tout autre que celle où nous sommes tenus de les voir. » (31 juin 1863.)

Palmerston avait plus d’une fois, de la voix et du geste, encouragé des rébellions en maint pays ; il n’était jamais allé jusqu’à attacher officiellement l’existence, légale des gouvernemens aux hasards des mouvemens révolutionnaires. Enregistrer les faits accomplis, accepter les révolutions triomphantes, est souvent une nécessité ; il faut du moins attendre que les révolutions aient triomphé et quand l’Angleterre, par la bouche de son premier ministre, déclarait imprudemment que l’union n’avait plus d’existence légale, elle se faisait la complice morale de la rébellion et s’exposait aux justes ressentimens du peuple américain. Nous ne voudrions pas diminuer les responsabilités encourues par lord Russell de 1860 à 1865 ; mais Palmerston, comme premier ministre, était associé à la politique de ces années peu glorieuses pour l’Angleterre. Le vieux Pam était alors au comble de la puissance : son prestige était tel que les libéraux avaient la complaisance de différer d’année en année la réforme électorale, pour ne pas le contrarier, car il était toujours resté un levain tory dans son cœur, et il avait horreur du vote secret, de l’extension du suffrage électoral, de toutes les fadaises libérales. Son salon hospitalier était devenu une véritable cour, les souverains de tous les pays avaient des hommages raffinés pour ce vieillard énergique qui semblait personnifier l’Angleterre ; il passait aux yeux des ambassadeurs pour connaître les pensées les plus secrètes de ceux qui tenaient alors le sort du monde dans leurs mains. Les radicaux prisaient en lui une sorte de rudesse un peu plébéienne, sa raideur avec les princes, son dédain pour les « idoles de théâtre. » Il semblait devenu un de ces arbitres de l’humanité qui tiennent dans leurs mains la guerre et la paix, le présent et l’avenir des nations, plus puissant que les rois et les empereurs, despotes après avoir été longtemps courtisans de l’opinion. Tout ce prestige, enveloppé par tout ce qu’une aristocratie nombreuse et forte peut accumuler de richesse, de beauté, de splendeurs matérielles et visibles, ne faisait pourtant que masquer et pour ainsi dire farder l’affaiblissement visible de la puissance anglaise. Toutes sortes de grandeurs nouvelles emplissaient la vue de l’Europe ; personne n’avait plus activement que Palmerston contribué à ébranler le vieil édifice européen, à répandre l’esprit de dénigrement, qui devient si vite l’esprit de révolution. Pour qui n’avait-il pas eu des insultes ? qu’avait-il ménagé ? Il avait toute sa vie parlé du respect des traités, et qui avait témoigné plus de joie en voyant déchirer des traités ? L’esprit d’usurpation et de conquête était entré dans l’Europe et n’en devait plus sortir qu’après avoir tout bouleversé ; Palmerston le sentait et il prenait la peine de réfuter les rêveries de Cobden, quand celui-ci lui envoyait des « mémorandums » sur des projets de désarmement universel. « L’homme, écrivait-il à Cobden, est un animal qui se bat et qui se querelle. » (Piccadilly, 8 janvier 1862.) Qui avait été plus querelleur que Pam ? Mais le temps était venu où il fallait non plus seulement se quereller, mais se battre, et l’Angleterre pouvait-elle se battre ? Lord Russell cherchait à se persuader à lui-même et à persuader à son pays qu’il avait délivré l’Italie en écrivant des dépêches : Palmerston ne cessait de représenter l’occupation de Rome par une petite armée française comme un danger pour le nouveau royaume créé par nos armes, et accru par notre permission. Il ne savait plus que murmurer et se plaindre. Quand il apprend l’insurrection polonaise, il écrit à son ami Brunnow (4 février 1863) pour lui dicter des sortes de conditions : « Quant au gouvernement russe, je considère ces insurrections comme une juste punition du ciel pour les menées dont ce gouvernement a été coupable, en préparant pour le printemps des révoltes et des insurrections dans la Moldo-Valachie, en Serbie et en Bosnie contre le sultan :

Non lex est justior ulla
Quam necis artifices arte perire suo.


Il est vrai que ces insurrections, ou éclatées ou préparées, ne menacent de mort ni l’empire russe ni l’empire ottoman ; la Russie saura mettre l’ordre dans les provinces, et la Turquie saura apprendre à Couza, aux princes de Servie et aux Bosniaques qu’il vaut mieux rester fidèle à son souverain que d’écouter les conseils subversifs d’un voisin ambitieux. Mais, pour le moment, la Russie souffre dans son intérieur le mal qu’elle a l’intention d’infliger à un voisin in offensif. Vous concevez bien que je parle maintenant des cent mille et plus de fusils que le gouvernement russe a envoyés en Serbie et en Bosnie par des chemins détournés et avec toutes sortes de précautions pour cacher ce que l’on faisait, et je songe aussi à cette nuée d’agens provocateurs qui, venant de la Russie, travaillent dans les provinces européennes de la Turquie. »

Voilà sur quel ton l’on permettait à Palmerston d’écrire. L’affaire de Pologne ne l’intéressait guère que dans ses rapports avec la politique française ; quand la Prusse fit avec la Russie une convention militaire qui permettait de poursuivre les insurgés polonais sur son territoire, il écrivit au roi des Belges (13 mars 1863) :

« Votre majesté aura appris que nous avons refusé de tomber dans le piège que l’empereur des Français nous a tendu en nous offrant de faire une note identique violente destinée à être présentée à la Prusse. On espérait évidemment que les demandes faites dans cette note seraient repoussées ou qu’on y répondrait évasivement : on aurait ainsi offert à la France un prétexte pour occuper les provinces rhénanes prussiennes ; le gouvernement français a montré beaucoup de mauvaise humeur quand ce plan a échoué ; mais tout danger n’est pas évité pour la Prusse et pour les autres états. Si la révolution polonaise continue, si la Prusse est amenée à se joindre de quelque façon à une action active contre les Polonais, l’empereur des Français, tôt ou tard, sous un prétexte ou un autre, entrera certainement dans les provinces prussiennes pour obliger la Prusse à la neutralité. » Il exhorte le roi des Belges à user de son influence sur le roi de Prusse pour qu’on ne fournisse aucun prétexte à la France.

Palmerston faisait le guet autour de Napoléon III : il laissa lord Russell écrire dépêches sur dépêches, faire des discours à Blairgowrie, demander naïvement des institutions représentatives pour la Russie aussi bien que pour la Pologne ; il arrêta ce beau zèle au moment opportun, au moment physiologique où la rupture fut consommée entre la France et la Russie. L’idée d’une coalition franco-russe l’avait sans cesse hanté et obsédé depuis la guerre de Crimée ; c’en était fait. Ce n’était plus du côté de la France que la Russie regardait, elle avait fait son pacte avec la Prusse. Palmerston signifia à lord Russell qu’il fallait mettre le dernier post-scriptum à sa trop longue correspondance avec le prince Gortchakof. Il ne fut plus question de la Pologne : l’alliance du nord était faite. Des paroles mystérieuses avaient été portées à Londres, et Palmerston eut de quoi se consoler de la déconvenue de son ministre des affaires étrangères.

Il n’a plus qu’une pensée : il pressent la grande guerre européenne, la lutte entre la France et la Germanie ; il veut la retarder autant qu’il est en lui, gagner du temps, craignant toujours que la France n’en sorte triomphante, qu’elle ne porte sa frontière jusqu’au Rhin, et ne prenne la Belgique avec les provinces rhénanes allemandes. Napoléon III, qui ne cessait de remuer des « idées, » invita les souverains de l’Europe à un congrès qui, dans son esprit, devait remplacer les traités surannés de 1815 par un ensemble de combinaisons politiques appropriées à des besoins nouveaux. Lord Palmerston n’eut garde de se jeter dans cette mer sans rives d’un congrès universel. Il donna confidentiellement au roi Léopold les explications suivantes (lettre du 15 novembre 1863) : « Le sujet que traite la lettre de votre majesté est de grande importance et demande mûre considération. Nous avons répondu à l’empereur, en substance, que nous n’admettons pas que les traités de Vienne aient perdu leur force, que bien au contraire ils sont la base des arrangemens existans en Europe ; que, pour le congrès proposé, avant que nous n’arrivions à une décision, nous aimerions à connaître les sujets qu’il aura à discuter et les moyens qu’il aura de donner effet à ses décisions. » Il ne cache pas au roi des Belges que, dans sa pensée, il n’y aura pas de congrès. L’empereur Napoléon III n’y croit pas plus que lui. Tout ce qu’il a voulu, c’est agiter les cours et l’opinion publique. M. Drouyn de Lhuys, quand on lui demande comment procéderait le congrès, dit qu’on pourrait reprendre les traités de 1815 article par article, effacer ceux qui se trouvent de fait annulés, et garder le reste sous le nom de traité de 1863, un nom qui ne rappellerait pas à la France Waterloo et Sainte-Hélène. « C’est là, dit Palmerston, un sentiment naturel chez des Français ; mais faut-il que toute l’Europe s’assoie autour d’une table pour faire plaisir à la nation française ? Ceux qui tiennent en ce moment leurs provinces avec un bon titre de propriété qui a plus de cinquante ans de date, ne seront pas particulièrement désireux de voir discuter ce titre avec les altérations de frontières que des voisins bienveillans pourraient suggérer. » Obtiendra-t-on, si l’on en vient aux détails, du roi d’Italie de renoncer à la Vénétie et à Rome ? C’est ce qu’il ferait en signant au traité proposé. Obtiendra-t-on de l’Autriche et du pape de donner leur sanction aux nouvelles acquisitions du royaume italien ? « Si le congrès, dit Palmerston, entrait dans le vaste champ des changemens territoriaux possibles, quelles querelles et quelles animosités nous verrions naître ! la Russie redemanderait tout ce que le traité de Paris lui a fait perdre ; l’Italie demanderait la Vénétie et Rome ; la France, au nom de la géographie, demanderait la frontière du Rhin ; l’Autriche montrerait combien il serait avantageux qu’on lui donnât la Bosnie et la Moldo-Valachie ; la Grèce aurait un mot à dire sur la Thessalie et l’Epire ; l’Espagne s’étonnerait que l’Angleterre songe à conserver Gibraltar ; le Danemark dirait que le Slesvig est géographiquement une part du Jutland, que le Jutland faisant partie intégrante du Danemark, le Slesvig doit être dans le même cas ; la Suède réclamerait la Finlande, et les gros états allemands trouveraient opportun de médiatiser une nuée de petits princes. »

Dans une lettre qu’il écrit quelques jours après à lord Russell (2 décembre 1863), il prouve encore que le congrès est une pure chimère ; pour mieux toucher le cœur de son lieutenant, il dit que l’empereur veut sauver ce qui reste du pouvoir temporel du pape, en donnant à ce restant une garantie européenne collective. L’empereur pourrait alors retirer son armée d’occupation ; « la France et les puissances catholiques s’uniraient volontiers pour un tel arrangement, et la Russie pourrait y adhérer par complaisance pour la France. L’Italie serait embarrassée, mais on pourrait lui forcer la main. Nous serions, nous, placés dans ce désagréable dilemme, forcés ou de refuser et de prendre une position directement hostile au pape et antipathique à nos compatriotes catholiques, ou de donner une sanction et une garantie formelle au pouvoir temporel du pape… Ç’a été là probablement un des pièges tendus par Napoléon pour les stupides oiseaux qu’il essaie de prendre. »

Ce « statu quo » auquel Palmerston s’attachait avec obstination et qu’il redoutait de voir ébranlé par un congrès allait bientôt recevoir les rudes coups de la guerre. La question du Slesvig-Holstein était un sujet favori de moquerie pour Palmerston : elle n’avait jamais été, disait-il, parfaitement comprise que par un professeur allemand, et ce professeur en était mort. Le sujet n’était pourtant pas des plus plaisans pour l’Angleterre, et la question des duchés, nourrie dans les universités, grossie par le Bund, prit bientôt la forme brutale d’une conquête. Certes, s’il y avait un petit état qui méritât les sympathies actives de la Grande-Bretagne, c’était le royaume qui tenait l’entrée de la Baltique, dont l’Angleterre avait naguère pris la flotte de vive force pour l’empêcher de tomber dans les mains de Napoléon Ier, qui enfin venait de lui donner une princesse de Galles. La « rose du Danemark » ne put sauver son pays natal : quand l’exécution fédérale commença et quand deux puissans empires unirent leurs forces contre le Danemark, il fut question un moment d’une médiation anglo-française ; l’Angleterre devait envoyer une escadre à Copenhague et la France mettre un corps d’armée sur les frontières de la Prusse. Voici ce que Palmerston écrivait à lord Russell à propos de ces projets :

« Mon cher Russell, je partage tout à fait votre indignation. La conduite de l’Autriche et de la Prusse est honteuse et mauvaise, et l’une de ces deux puissances sera punie avant que ces affaires ne soient terminées. J’ai toutefois des doutes sur l’opportunité des mesures que l’on propose de prendre. Le gouvernement français refusera sans doute de s’y associer, à moins qu’il ne soit tenté par la suggestion que l’on fait de mettre une armée sur la frontière rhénane en cas de refus de l’Autriche et de la Prusse, refus qu’on peut tenir pour certain… La vérité est qu’un conflit militaire avec toute l’Allemagne sur le continent serait une entreprise sérieuse. Si la Suède et le Danemark coopéraient activement avec nous, nos 20,000 hommes pourraient beaucoup ; mais l’Autriche et la Prusse en amèneraient 200,000 ou 300,000 sur le terrain, et les petits états allemands se joindraient à elles. En second lieu, bien qu’il soit très utile de rappeler aux Autrichiens et aux Prussiens les dangers qu’ils courent chez eux, l’Autriche en Italie, en Hongrie et en Gallicie, la Prusse dans ses provinces rhénanes, il n’est point de notre intérêt de suggérer à la France une attaque sur le territoire rhénan de la Prusse. La Prusse n’aurait que ce qu’elle mérite si cette attaque était faite, et si la Prusse reste dans son tort, nous ne pouvons prendre parti avec elle contre la France ; mais la conquête de ce territoire par la France serait mauvaise pour nous et affecterait sérieusement la position de la Hollande et de la Belgique. En somme, il me semble que le meilleur est d’attendre un peu avant de prendre quelque forte mesure. » (13 février 1866.)

L’Angleterre se trouvait isolée ; Napoléon III, piqué d’avoir vu l’Angleterre souffler sur la bulle du congrès, attendait des propositions qu’on n’était point disposé à lui faire : la Russie était liée par les promesses mystérieuses qui avaient été échangées pendant l’insurrection de Pologne. Palmerston, irrité, attendait une occasion ; après la prise de Düppel, il apprend qu’il est question de renforcer la flotte allemande dans la Baltique, il demande une entrevue au comte Apponyi, et lui dit que, si une escadre autrichienne passe dans les eaux anglaises pour aller dans la Baltique et coopérer aux opérations contre le Danemark, il considérera cet acte comme une insulte à l’Angleterre. Il ne pourrait pas, il ne voudrait pas subir cet affront : la guerre deviendrait inévitable. Le comte Apponyi lui répondit qu’il avait déjà été informé par le roi des Belges que, si une escadre autrichienne arrivait dans la Manche, elle serait suivie par une escadre anglaise, mais que cette éventualité n’était pas à craindre ; on ne verrait pas arriver d’escadre autrichienne.

Ainsi Palmerston ne trouvait que l’Autriche sur qui faire tomber sa colère, et cette colère était destinée à s’évaporer dans une simple conversation. Il n’en restait qu’une mauvaise humeur dont le roi Léopold était le confident : « Les événemens de cette guerre danoise forment dans l’histoire d’Allemagne une page qu’un Allemand honnête et généreux ne pourra regarder plus tard sans rougir. » Une conséquence en ressort avec certitude : si le bon ami et voisin de Paris se met dans la tête de priver la Prusse de ses provinces rhénanes, l’Angleterre ne lèvera pas le doigt, pas une voix ne s’élèvera, on ne votera ni un homme ni un shilling pour résister à ce juste châtiment du monarque prussien, et quand la France et l’Italie se prépareront à délivrer l’Italie du joug autrichien, la joie avec laquelle on apprendra le succès de cette entreprise sera doublée par le souvenir du Holstein, du Lauenbourg, du Slesvig et du Jutland (28 août 1864.) »

Le sacrifice du Danemark une fois accompli, Palmerston ne fut pas long à se consoler : il ne versa pas de pleurs inutiles sur les duchés. Il avait toujours eu une haute opinion de l’armée prussienne : le duc de Wellington lui avait dit que cette armée n’avait rien perdu pendant la longue paix qui suivit 1815, et avait prédit qu’elle étonnerait un jour l’Europe. Elle avait montré quelques-unes de ses qualités pendant la guerre des duchés. Palmerston voyait enfin surgir sur le continent la force qu’il voulait opposer à la France impériale ; aussi écrivait-il à lord Russell, dès le 13 septembre 1853 : « Il était malhonnête et injuste de priver le Danemark du Slesvig et du Holstein. Autre chose est de savoir comment on disposera de la manière la plus favorable aux intérêts de l’Europe de ces deux duchés séparés du Danemark. Il me semble qu’il vaut mieux augmenter la puissance de la Prusse que de composer un autre petit état qui s’ajoutera à la constellation des minces corps diplomatiques qui encombrent l’Allemagne et qui la rendra plus faible qu’elle ne devrait être dans l’équilibre général de l’Europe. La Prusse actuelle est trop débile pour être honnête ou indépendante dans son action, et pour l’avenir il est désirable que l’Allemagne, dans son ensemble, soit forte pour contrôler ces deux pouvoirs ambitieux et agressifs, la France et la Russie, qui la pressent à l’est et à l’ouest. Pour la France, nous savons combien elle est remuante et agressive, combien prête à se jeter sur la Belgique, sur le Rhin, sur tout ce qu’elle pourrait prendre sans trop d’effort. Pour la Russie, elle deviendra, avec le temps un empire presque aussi grand que l’empire romain. Elle sera maîtresse, quand elle voudra, de toute l’Asie, sauf l’Inde britannique ; quand des arrangemens éclairés lui donneront un revenu proportionnel à son territoire, quand les chemins de fer abrégeront les distances, elle aura à sa disposition un nombre d’hommes énorme, des moyens pécuniaires gigantesques. Bien que je condamne tout l’ensemble de la conduite de l’Autriche et de la Prusse vis-à-vis des duchés, j’avoue que j’aimerais mieux les voir incorporés à la Prusse que devenir un astéroïde nouveau dans le système européen. »

Le vœu de Palmerston fut accompli : il n’assista pas toutefois à la suite du drame commencé dans les duchés, et ne fut pas témoin des événemens qui transformèrent l’Allemagne. Ces astéroïdes dont il ne parlait qu’avec dédain furent entraînés de gré ou de force dans l’attraction de la grande puissance, destinée dans ses vœux à arrêter l’ambition russe et l’ambition française. Cette Autriche contre laquelle il avait tant lutté, qu’il avait poursuivie de ses sarcasmes, qui était à ses yeux une sorte de grande Babylone politique, fut violemment expulsée de la confédération germanique, et ses malheurs dépassèrent les espérances les plus audacieuses de ses ennemis. Il ne fut pas donné à Palmerston d’assister au châtiment de l’ambition impériale ; il ne vit pas revenir en Angleterre son « fidèle allié » sans couronne et sans épée.

Si la mode était encore aux « dialogues des morts, » quelle rencontre on pourrait imaginer entre les ombres de ces deux hommes qui avaient ensemble tenu dans leurs mains les destinées du monde ! Il ne serait que trop facile à Palmerston d’accuser Napoléon III, il lui reprocherait de n’avoir pas su tirer un parti durable de l’alliance anglaise, de l’avoir sacrifiée à des chimères, d’avoir lâché la proie pour l’ombre, d’avoir trop compté sur la Russie, sur l’Autriche, d’avoir secrètement trafiqué de la Belgique, d’avoir préparé des changemens que l’Angleterre ne pouvait subir sans déshonneur et auxquels elle ne pouvait s’opposer sans engager une lutte désespérée. Napoléon pourrait lui répondre qu’il avait tout donné à l’alliance anglaise et qu’il, en avait reçu peu de chose, qu’il avait abaissé sans profit pour la France l’ambition de l’empereur Nicolas, mais que, dès le lendemain de la guerre de Crimée, il avait senti partout la résistance invincible de l’Angleterre, que Palmerston avait tout fait pour lui dérober la reconnaissance de l’Italie, que s’il n’avait pu empêcher l’annexion de la Savoie, il avait tendu autour des frontières septentrionales de la France des toiles que la diplomatie française n’avait jamais pu percer, qu’il avait refait contre la France une sorte de coalition morale, soutenu les faibles et enhardi les forts, qu’il avait opposé des refus dédaigneux à toutes les tentatives pacifiques faites pour assurer un nouvel équilibre européen.

Les deux natures de Palmerston et de Napoléon III étaient trop opposées pour que leur alliance, on pourrait presque dire leur complicité, pût être de longue durée. Sans doute ils se ressemblaient par beaucoup de points : ils étaient aussi peu difficiles l’un que l’autre sur le choix de leurs amis, aussi peu scrupuleux sur les moyens ; ils avaient les mêmes antipathies pour les « vieux partis » français, ils croyaient tous deux la France indigne de la liberté ; mais, tandis que l’empereur cherchait toujours les moyens de faire accoucher la destinée de force, l’esprit froid, dur et positif de Palmerston ne sortait jamais du présent. L’un se nourrissait de rêves et l’autre de faits.

Leurs fins devaient être aussi différentes que le soir d’un beau jour et que l’heure où la nuit jette son manteau sur une tempête. Palmerston mourut debout sur ce faîte de puissance d’où personne ne songeait plus à le faire descendre. Il avait fait partie de seize parlemens, de tous les ministères qui se succédèrent de 1807 à 1865, à l’exception des deux ministères Robert Peel et Derby. L’Angleterre avait récompensé par une admiration presque sans réserve le patriotisme toujours jeune et ardent du vieux Pam. Tout lui avait été pardonné parce qu’il avait beaucoup haï ; il n’avait rien aimé avec passion que son pays : ni la justice, ni la liberté, ni l’humanité, ni la morale, rien de ce qui attache l’homme à sa patrie céleste. C’était un mondain en politique ; il n’eut toute sa vie qu’un but, il lui importait peu de paraître lui-même, mais il voulait faire paraître l’Angleterre. Il ne vit pas la Russie déchirer le traité de Paris, l’Union américaine triomphante obtenir de l’Angleterre une indemnité pour les dommages causés par l’Alabama, l’empire ottoman menacé d’une ruine irrémédiable.

Si l’on ne songe qu’à l’Angleterre, on peut dire que Palmerston mourut à temps ; si l’on fait un retour sur la France, il faut confesser qu’il mourut trop tôt : nous ne craignons pas de le dire, nos malheurs eussent été pour lui une suprême satisfaction. Le pain de l’illusion est un pain empoisonné ; trop de gens nous l’ont offert, trop de gens ont falsifié l’histoire pour ménager notre sensibilité. Ne prenons plus le rictus de la haine pour un banal sourire. Nous avons aujourd’hui le loisir de chercher, le devoir de dire la vérité sur toute chose ; en ce qui concerne lord Palmerston, elle se résume en deux mots : il fut un grand ennemi de la France.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Lord Palmerston oublie la loi sur l’instruction primaire de M. Guizot.
  3. Il n’y avait de vrai que la nouvelle des arrestations.