Lord Erlistoun/Chapitre 9

Lord Erlistoun — Lord Erlistoun — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 308-329).


IX


Je ramenai Jeanne à la maison.

En disant cela, il me semble que j’ai tout dit et que c’est une explication suffisante de notre vie au dedans et au dehors, à partir de ce jour-là. Connaissant ma cousine comme je la connaissais, je savais bien que même parmi les femmes, son caractère avait quelque chose de particulier. Leur mesquine ration de travail et de récréation ne pouvait suffire à son âme avide, active et agitée comme celle d’un homme, soumise cependant aux besoins et aux faiblesses ordinaires à la nature féminine. Elle eût pu triompher de tout cela avec le temps et y survivre pour habiter dans cette paix du paradis, par un reflet de l’autre monde qu’on peut atteindre même ici-bas ; mais dans ce monde, il n’y avait qu’une seule chose que son cœur pût reconnaître et accepter comme la patrie.

J’aimais Jeanne Dowglas. C’était la seule femme que j’eusse jamais aimée. Elle s’était levée sur ma vie comme une étoile. Des nuages étaient venus entre elle et moi ; j’avais erré dans la vie et dans les ténèbres les plus épaisses, comme on dit dans le Lobgesang ; cet air me poursuit encore ; mais mon étoile ne pâlit pas, ne tomba pas.

Pour nous, comme Jeanne le disait de son sexe, la pierre de touche d’un véritable attachement (écoutez bien, coquettes, prudes au cœur étroit, qui croyez mieux asservir vos amants en les rendant fous), la pierre de touche, c’est de faire moins de cas de l’amour d’une femme que d’elle-même, de tenir par-dessus tout à la pureté éclatante de cette image que tout homme né de femme devrait voir briller devant lui toute sa vie comme une étoile dans le ciel, qu’il pût l’atteindre ou non. Si l’étoile tombe, que Dieu lui vienne en aide, car sa chute est comme celle de l’étoile Absinthe, qui entraîne après elle un tiers du ciel.

J’aimais Jeanne d’abord d’une manière abstraite, par une espèce de culte ; puis de plus en plus près, en reconnaissant tous ses faibles, sans fermer même les yeux à ses défauts, sans perdre cependant le respect, et ce sentiment d’un tendre mystère que tous ceux qui aiment doivent avoir l’un pour l’autre, sans quoi l’amour meurt indubitablement de mort violente ou de mort naturelle. Voilà comment, au moment de son chagrin, je la ramenai à la maison.

Elle n’en savait absolument rien ; ignorante comme un enfant, elle attendait tout de moi avec une simplicité touchante et tacite. Mais j’étais un homme, et fort comme un homme doit être lorsque le ciel semble lui remettre entre les mains sa destinée, et peut-être plus que sa destinée.

Les jeunes gens étourdis et présomptueux peuvent hésiter ; moi, je n’hésitai jamais. Les hommes lâches ou violents auraient pu reculer, redoutant leur sort ou eux-mêmes ; je ne craignais rien. Les vicissitudes de la fortune, le cours des années, la peine, l’attente, l’incertitude, tout cela n’est rien, tout cela est moins que rien pour l’homme qui aime véritablement une femme qui vaut la peine qu’il prend pour la conquérir. S’il ne peut triompher de tous les obstacles, c’est qu’elle n’est pas digne de lui ou qu’il n’est pas digne d’elle.

Voilà tout ce que j’avais à dire de moi-même, et c’est assez, puisque c’est un sujet qui me regarde seul.

Lord Erlistoun quitta l’Angleterre, non pas immédiatement, mais il ne revint jamais à Pleasant-Row. Lady Émily revint plus d’une fois, pâle et triste, me dit ma mère, mais plus tendre que jamais pour notre Jeanne. Peu après, elle disparut aussi de Londres, et je n’entendis plus parler d’elle. Si Jeanne savait de ses nouvelles, elle gardait un silence passif qu’il eût été cruel de rompre.

Au milieu de l’été, nous quittâmes Pleasant-Row. Nous l’abandonnâmes au sifflement des machines et aux flots de fumée noire. Ils ne diront rien à personne, ces deux murs dépouillés, sans toiture, ouverts à tous les vents des cieux.

Je trouvai une petite maison à quelques lieues de Londres, ou j’établis ma mère et Jeanne, Algernon aussi, afin qu’il eût toutes les bonnes chances possibles de conserver sa santé pour le travail qu’il ne pouvait éviter. Pauvre enfant ! Mais nous avons tous quelque chose à supporter.

— Oh ! que c’est joli ! soupira Jeanne en voyant la petite maison, les champs et les fleurs. Seulement mes élèves…

— Il faut y renoncer.

— Il le faut ?

— S’il vous plaît, au moins pour le moment, tant que vous me faites l’honneur de veiller sur ma mère et sur ce jeune garçon turbulent. Ils vous donneront bien assez de peine.

— Oh ! Marc !

Elle sourit et consentit.

Dimanche après dimanche, je trouvai ses joues moins pâles et son pas plus léger. Il n’y a guère de chagrin qui ne puisse être supporté plus aisément à la campagne, au milieu des champs et des fleurs.

Vers ce temps-là, j’étais moi-même à bout ; des envies désespérées me saisissaient ; elles furent satisfaites à mes dépens. Je tombai malade, et je fus un mois absent de Mincing-Lane.

J’avais vu Jeanne soigner les autres ; je savais sa tendresse vigilante, sa faculté de se dévouer entièrement à ceux qui avaient besoin d’elle ; mais je n’en avais jamais fait l’expérience personnelle. Chaque instant de chaque jour et de chaque heure de ce mois reste encore empreint dans ma mémoire. Peut-être en bénirai-je un jour le ciel. Je le bénissais quelquefois même alors, pas toujours.

Quand je fus remis, l’hiver était là, et puis, comme le temps semble galoper rapidement quand on a une fois laissé la jeunesse derrière soi, le printemps arriva bientôt. Depuis près d’un an, les trains passaient et repassaient sur notre ancien petit salon de Pleasant-Row.

Je ne savais pas un mot de lord Erlistoun. Il pouvait être mort ou marié, ce qui était plus probable. Peut-être avait-il été pris par le premier petit minois qu’il avait rencontré, puisqu’une justice rétributive l’avait apparemment entraîné loin du charmant et doux visage de lady Émily Gage. Quant à Jeanne, ma chère Jeanne, le sien n’était plus pour lui que poussière et que cendres.

Je pensais ainsi, mais je me trompais. Un jour, je trouvai sur ma table un paquet à l’adresse de miss Dowglas.

Comment avait-il l’audace d’écrire même son nom ?

Je portai la lettre dans ma poche tout le samedi et la moitié du dimanche, à l’église du village, à travers les paisibles campagnes. L’âme de Jeanne semblait aussi sereine qu’elles ; elle était peut-être un peu plus silencieuse que de coutume, mais un calme inexprimable l’enveloppait. Je ne pouvais lui donner la lettre.

Après le thé, quand Algernon fut sorti et ma mère endormie, elle me dit :

— Marc, j’ai quelque chose à vous dire. Vous m’avez envoyé ce Galignani vendredi dernier. Saviez-vous ce qu’il y avait dedans ?

— Non.

— Voyez.

Je lus : « Marié à l’ambassade d’Angleterre à Paris, Nugent, baron Erlistoun, à lady Émily Gage. »

Je repliai le journal lentement et je le lui rendis. C’était ma main qui tremblait et non celle de Jeanne.

— Vous voyez, dit-elle, tout s’est passé comme cela devait se passer. Je savais que cela finirait ainsi. J’en suis bien aise. Seulement, pourtant, s’ils me l’avaient annoncé eux-mêmes…

Je lui donnai la lettre de lord Erlistoun.

Je vis qu’elle en contenait deux. Elle les lut l’une après l’autre sans bouger, sans même se retourner ; puis elle prit et ouvrit un petit paquet qui accompagnait les lettres. C’était une bague de cheveux, les uns foncés, les autres blonds, avec un cercle d’or et, à l’intérieur, leurs deux noms gravés : Nugent, Émily.

Jeanne la mit à son doigt, la regarda, la tourna, et la retourna, jusqu’à ce que ses yeux se fussent lentement remplis de larmes.

— Ils sont bien bons. Dieu les bénisse ! Dieu les bénisse tous les deux !

Ce fut tout.

Pendant une autre année, notre vie s’écoula sans changement et sans perspective de changement, pour ma mère, pour Jeanne et pour moi, du moins. Les garçons étaient tous arrivés à l’âge d’homme : Charles pensait même à se marier, bien qu’il eût soigneusement élevé Russell et qu’il l’eût établi comme précepteur avant de se donner ce luxe. Algernon occupait une place à Liverpool, où le souvenir de l’honnête nom de Browne subsistait encore.

— On me dit que si je voulais devenir négociant pour mon compte, je pourrais faire ma fortune, Jeanne.

— Vraiment ! répondit-elle avec ce sourire franc qui prouvait dès l’abord qu’elle ne se doutait pas pour qui la fortune pourrait se faire.

Et là-dessus, sans en reparler, je retournai à Mincing-Lane.

Mais toujours par la pluie ou par le soleil, à travers la verdure ou la neige, je venais le dimanche voir ma maison, comme j’appelais ma mère et Jeanne.

La maison était tranquille, bien que paisible et affectueuse, autant que la juste loi de la nature permet à deux femmes isolées, d’âges et de caractères complètement différents, étrangères aux liens du sang, de se faire un intérieur ou plutôt une habitation. Je me demandais quelquefois si Jeanne sentait cette distinction, si la vie présente lui suffisait, en supposant même que ses pensées me suivissent quelquefois le lundi matin, en quittant le porche couvert de jasmin et doré par le soleil, croyait-elle que ma vie sous les ombrages de Mincing-Lane pût me suffire ?

Je n’étais pas un lâche. Je ne me plaignais pas de mon sort ; je ne me heurtais pas contre ses barrières ; si le ciel les avait posées, je ne demandais pas à les franchir ; sinon, j’avais encore le bras robuste.

Un jour seulement, j’avoue que je me laissai battre par le sort ou par le diable, peut-être par tous deux. Je descendais Cheapside en toute hâte, pressé de fermer le bureau dont les chefs laissaient maintenant presque toutes les affaires entre mes mains. Je voulais saisir les derniers rayons d’un après-midi d’automne pour prendre l’air sur la rivière, moins par plaisir que pour ma santé ; un homme dont c’est là l’unique capital doit l’économiser, et le mien avait été décroissant depuis quelque temps.

Il y avait dans la rue un embarras qui m’arrêtait et m’impatientait, car j’étais devenu irritable pour les petites choses ; cette paire de chevaux qui barrait le passage, quels droits avaient-ils, ainsi que leurs maîtres, de caracoler si librement le long des sentiers faciles de la vie, pour nous voler la seule chose qui nous appartînt en propre, à nous autres travailleurs, notre temps ?

Je jetai un coup d’œil sur les maîtres de la voiture ; ils n’étaient que deux, un homme et une femme ; ils causaient et souriaient, ils étaient beaux, jeunes, ils avaient l’air heureux. Lorsqu’ils eurent passé, je les reconnus, lord et lady Erlistoun. Ils ne me virent pas, et j’en fus bien aise. Je crains que le diable n’ait été le maître en moi quelques minutes après les avoir vus.

Ainsi donc, ils étaient de retour en Angleterre. Viendraient-ils nous chercher ? Jeanne le désirerait-elle ? Oserait-elle le désirer ? Je n’en savais rien. Je m’épuisais en conjectures, voulant mesurer la nature d’une femme par celle d’un homme, et arrivant à la seule conclusion raisonnable, c’est que nous ne savons rien du tout sur leur compte. Ma seule consolation était ce que Jeanne avait dit elle-même : « que le ciel n’accorde jamais à un être humain la faculté d’en rendre un autre constamment malheureux ».

Quelques paroles toutes simples, dites le dimanche en traversant les champs, apaisèrent tous ces doutes ! J’avais envie de sourire.

— Marc, j’ai reçu hier une invitation que je voudrais accepter. Pourriez-vous prendre un jour de congé et venir avec moi voir lord et lady Erlistoun ?

— Certainement.

Je suis allé chercher Jeanne un matin de bonne heure. Elle était assise toute prête, avec son châle et son chapeau ; elle lisait, mais elle leva les yeux à mon entrée, avec ce regard brillant et involontaire qui vaut de l’or quand on le saisit à l’improviste.

Les petits chemins jusqu’à la station étaient éclairés par le soleil, mais encore humides de rosée. Hollingbourne, la principale résidence de lady Émily, était environ à douze lieues sur notre chemin de fer. Nous marchions gaiement en jouissant de la belle matinée. Jeanne dit que ceux qui avaient rarement un congé pouvaient seuls en apprécier tout le charme.

— Dans la vie, le travail est ce qui vaut le mieux, vous le voyez, Jeanne ?

— Oui, ce qui vaut le mieux et ce qu’il y a de plus noble.

— Mieux que la vie de lord Erlistoun, par exemple, repris-je.

Je sentis un reproche dans sa grave et douce réponse :

— La vie de lord Erlistoun est déjà une noble vie, elle le deviendra plus encore à mesure qu’il avancera en âge. J’en ai toujours été sûre, c’était un bon vaisseau, courageux et solide, mais ballotté çà et là par les vents faute d’une ancre sur laquelle il pût s’appuyer. Il a trouvé cette ancre dans le cœur de sa femme.

— Croyez-vous que la vie d’un homme ne soit pas complète sans une femme ?

— La vie de certains hommes ! Il est du nombre, il a besoin d’être heureux pour être bon. Il me semblait autrefois que j’étais de même ; maintenant je sais qu’on est plus près de la perfection en cherchant d’abord la vertu, et en se fiant pour son bonheur au Dieu pour lequel on vit.

Je dis, en la regardant à la dérobée un instant :

— Et moi aussi.

En causant ainsi, nous arrivâmes à la station. Jeanne mit sa bourse dans ma main avec une méchante petite manie d’indépendance qu’elle conservait toujours en dépit de ses échecs.

— Seconde classe, au moins, me dit-elle.

— Non. Je ne compte plus vous laisser voyager en seconde classe.

Jeanne se mit à rire et se soumit. Pendant que nous étions dans la voiture, elle s’appuya au fond, regardant passer le paysage en silence ; mon paysage à moi, c’était son visage.

Aucun flatteur ne pouvait plus dire que ce visage fût encore jeune ; les contours arrondis, la fraîcheur avaient disparu, la forme des traits aquilins était nettement dessinée, presque durement même. La noblesse était encore là, la beauté avait disparu, il n’y restait plus que cette douceur qui apparaît comme les vapeurs de l’automne lorsque l’été de la vie est complètement passé. Un calme, un repos profond indiquaient qu’elle acceptait pleinement le départ de sa jeunesse, qu’elle contemplait constamment ce qui seul donne une valeur durable aux joies terrestres, le repos qui est au delà, les joies qui demeurent éternellement.

Le train s’arrêta à une petite station. Une voiture attendait et un jeune homme.

— Miss Dowglas !

— Lord Erlistoun !

Ils se revirent, non sans émotion, mais comme de vieux amis pourraient naturellement se revoir après une longue absence, rien de plus.

— Émily est là ; elle a si grande envie de vous voir !

Et il entraîna Jeanne dans la petite salle d’attente où Émily tomba dans ses bras en versant quelques larmes ; elle avait l’air plus émue qu’eux, cette heureuse petite Émily, aimante et aimée.

La journée s’écoula comme un rêve : à Hollingbourne, au dedans et au dehors, le lieu était ravissant, un vrai séjour enchanté, et tous deux les dignes maîtres de cet endroit charmant me parurent familiers et cependant un peu étranges, connus et cependant inconnus, comme aux gens qu’on aperçoit dans les rêves.

— Nous n’avons invité personne pour vous voir, dit lord Erlistoun ; nous voulions vous avoir à nous tous seuls pour la première visite ; en outre, nous ne comptons pas nous laisser encore envahir par la société, il nous semble que nous n’aurons jamais assez de solitude.

Ce nous, naturel et involontaire, la satisfaction qu’il prenait évidemment à cette solitude, du moins à la solitude possible dans une maison qui ressemblait à un palais, et dans une propriété qui couvrait la moitié d’un comté, prouvait que Jeanne avait eu raison. Son dernier amour était le véritable ; il avait jeté l’ancre et trouvé le repos.

— Oui, elle a bonne mine et elle a l’air heureux, lui entendis-je dire en regardant sa jeune femme d’un œil plus tendre que celui d’un amant, tandis qu’elle errait dans sa magnifique serre comme une fleur au milieu des fleurs. Je trouve, Jeanne, qu’elle vous ressemble tous les jours davantage.

Ce fut la seule fois qu’il l’appela Jeanne, ou que sa voix en lui parlant reprit quelque chose de l’ancienne intonation, la seule fois que la physionomie de Jeanne s’altéra ; même un instant, un ange du ciel n’eût pu sourire plus doucement que Jeanne Dowglas, ce jour-là.

Tous deux nous accompagnèrent à pied à la station. Ils avaient évidemment l’habitude de se promener beaucoup ensemble ; nous les vîmes encore un instant debout sur la plate-forme se donnant le bras, lord Erlistoun ôtant son chapeau pour nous dire adieu, avec la grâce noble qui lui était particulière, lady Erlistoun se penchant en avant avec sa tendresse enfantine pour voir encore une fois sa chère miss Dowglas.

Jeanne ferma les yeux, comme pour conserver le tableau devant elle. En les ouvrant un moment après, elle rencontra les miens et sourit.

— Votre jour de congé vous a-t-il plu ?

— Oui, et le vôtre ?

— Ma journée a été douce. J’ai été bien aise de les voir.

— Y retournerez-vous souvent ?

— Non ; je ne crois pas. Le cours de leur vie est si différent de la mienne ! Je ne voudrais pas qu’il en fût autrement. Il me semble même que j’arrive à cette époque de la vie où le grand bonheur est dans l’intérieur.

Nous nous trouvions seuls dans la voiture ; la lampe éclairait vaguement la personne de Jeanne appuyée en arrière, les mains croisées ; à l’extérieur, on ne voyait rien ; nous aurions pu être seuls au monde, elle et moi.

— Jeanne, il m’est arrivé quelque chose la semaine dernière ; j’aurais besoin de vous consulter. Voulez-vous maintenant ?

Elle se retourna et m’écouta.

Je lui dis comment à la Saint-Michel mes appointements avaient été doublés, comment, en parlant au chef de notre maison de la conviction d’Algernon que la bonne réputation de Browne et fils suffirait pour mettre à flot Browne et frères, et pour rendre le voyage facile, si on avait seulement un petit capital pour commencer, le bon vieillard, jadis créancier de mon père, m’avait offert, à titre de prêt, le montant de la dette de celui-ci, payé depuis longtemps.

— Servez-vous-en, m’avait-il dit ; perdez-le, ou rendez-le-moi d’ici à dix ans. Cet argent te revient de droit, mon garçon : car tout autre que ton excellent père ne m’en aurait jamais payé un sou !

Les yeux de Jeanne étincelaient pendant que je lui racontais mon histoire.

— Me conseillez-vous d’accepter et de recommencer sur de nouveaux frais ? Vous ne croyez pas qu’il soit trop tard ?

— Rien de ce qui est bon à faire ne vient jamais trop tard. Et ceci me semble bon à faire à cause d’Algernon. Aussi (et sa voix tomba doucement) à cause de votre père.

— Oui, il serait heureux s’il savait que son souvenir peut nous aider encore, mon bon vieux père. Et pendant un moment je ne songeais qu’à lui et à l’honneur de relever un nom honorable dans ma ville natale, au milieu des miens.

Jeanne me demanda si j’hésitais à accepter ce prêt, puisque je pourrais bientôt en payer l’intérêt et rembourser le tout dans dix ans ?

— Mais si je ne vis pas dix ans ?

— Allons donc !

— Ainsi, vous me croyez immortel, comme semblent l’être ceux qui ne font pas cas de leur vie et qui n’ont personne pour en faire cas.

— Mon cousin Marc n’est pas du nombre, il le sait bien.

Au bout d’un instant je lui demandais si elle ne comprenait pas ma crainte d’accepter ce prêt et, si j’échouais, de laisser la dette en héritage à Algernon.

— Mais n’est-ce pas pour Algernon que vous voulez en courir le risque ?

— Pas complètement, Jeanne (et l’amertume de bien des années se fit jour). Dans toute ma vie, je n’ai eu à vivre que pour le devoir et l’honneur. Au moins je veux les conserver jusqu’à la fin.

Jeanne garda un instant le silence ; elle réfléchissait, puis elle se tourna vers moi.

— Marc, je sens aussi que les seules choses qui aient quelque valeur en ce monde sont le devoir et l’honneur. Voulez-vous me confier le vôtre ?

— Que voulez-vous dire ?

— Vous m’avez demandé mon avis, le voici. Acceptez l’argent de ce brave homme, usez-en bien, payez-le si vous pouvez. Si vous ne le pouvez pas et que je vive, je le payerai. Si je meurs, je prendrai soin qu’il soit payé après ma mort. Maintenant, aurez-vous l’esprit en repos ?

Peu d’hommes probablement ont éprouvé ce que j’éprouvais alors. La générosité, le service, ne pesaient pas une once à mes yeux : je me sentais dans le cœur de quoi tout balancer, et j’aurais souri à l’idée même d’une obligation entre Jeanne et moi : mais c’était la bonté, la tendresse qui, indifférentes ou non à ma personne, comprenaient et respectaient le véritable moi, et étaient prêtes à protéger jusqu’à la mort ce que j’estimais par-dessus tout, ma conscience et mon honneur.

— Serez-vous satisfait ? répéta-t-elle. Voulez-vous vous fier à moi ? Je me fierai à vous, je l’ai toujours fait.

— Vous vous fiez à moi, Jeanne ?

— Plus qu’à qui que ce soit au monde.

Sans doute, elle fut étonnée de ce que je ne répliquai rien, de ce que je ne touchai pas même la main qu’elle me tendait, de ce que je la fis descendre de voiture pour l’emmener à travers les sentiers, à la lueur des étoiles, presque sans lui dire un mot.

En arrivant, nous apprîmes que ma mère était sortie avec Algernon, et qu’elle ne rentrerait que dans une heure. Je m’assis au coin du feu, toujours muet, comme un mort, si vous voulez. « Tiens ferme le dernier, » dit le proverbe.

Quand Jeanne reparut, sans son chapeau, avec son petit col blanc et ses cheveux tressés, elle fit dans le salon une découverte que j’avais moi-même oubliée ; elle me regarda sur-le-champ, et je ne cherchai pas à nier.

— Oui, il m’a semblé que ce chaudron que vous aviez loué avait fait son temps, et méritait la retraite. Que dites-vous de votre nouveau piano ? Vous plaît-il, bien que ce soit moi qui l’ai choisi ?

— Comme vous êtes bon !

Pas un mot de plus. Pas une syllabe d’obligation ; si elle avait dit quelque chose de plus, si elle ne l’avait pas accepté tout naturellement comme je voudrais lui voir accepter une montagne de diamants, si je les avais à offrir, il est probable que je n’aurais jamais été plus loin.

Elle s’assit et joua quelque temps. J’étais toujours au coin du feu.

— Marc, ayez-vous oublié cet air ? Il y a longtemps que vous ne me l’avez demandé.

Mon air, cette romance sans paroles de Mendelssohn qui me rappelait toujours ma cousine Jeanne dans le salon de Lythwaite avec le soleil sur ses cheveux ! Quand un vase est plein, un mouvement, l’ombre d’un mouvement le fait déborder.

— Votre air vous a-t-il plu ?

— Oui, mais venez vous asseoir près du feu, Jeanne.

Elle vint ; nous étions là, nous deux, assis au coin du foyer. Nous deux seulement. Si c’était mon foyer à moi, à moi qui n’avais jamais eu de foyer ici-bas, à moi, le mien !

— Comme les feux de bois sont agréables, Marc ! Mais, quand vous serez à Liverpool, nous n’aurons plus un coin du feu pour nous asseoir et causer ensemble.

— C’est ce que nous n’avons jamais eu, excepté le dimanche. Vous oubliez que je ne vous ai jamais eue que le dimanche, pour ma bénédiction.

— Ai-je été une bénédiction pour vous ? J’en suis bien aise. C’est quelque chose d’avoir été une bénédiction à quelqu’un. C’est plus que je ne méritais.

Elle abrita ses yeux de la lueur du feu qui pétillait comme s’il savait que l’hiver était venu. C’était le moment où jamais.

— Jeanne, dis-je, si je vais à Liverpool et que je puisse y faire ma fortune ou du moins y acquérir de l’aisance, voudrez-vous y venir avec moi ?

— Votre mère et moi ?

— Ma mère, si elle veut ; mais c’est de vous que je parle. Je ne peux pas me passer de vous. Il y a cinq ans, je l’ai pu, parce qu’il le fallait et que c’était juste ; maintenant je ne le puis pas. Ce n’est pas la peine de me faire un intérieur ; je ne veux pas m’en faire un, si ce n’est pour vous.

— Pour moi ? pour moi ?

Elle me regarda en face et elle apprit tout. Elle laissa tomber sa tête presque sur ses genoux et fondit en larmes.

Je ne dis rien de plus. Peut-être s’écoulera-t-il des mois, des années sans que j’en dise davantage. Je ne voudrais pas de la rançon de ma vie si on ne me la donnait pas librement.

Algernon et moi, Browne frères, nous travaillons de notre mieux. À peine avons-nous un moment de repos, excepté le soir ; quelquefois une promenade le long des sables plats des rives de la Mersey, quand le vent d’ouest souffle sur la marée et que le soleil couchant lance ses rayons, comme autrefois dans le Paradis.

J’écris à ma mère ou à Jeanne tous les dimanches. De temps en temps, Jeanne m’écrit une ligne ou deux, qui ne disent pas grand’chose ; peut-être en sera-t-il ainsi longtemps, peut-être toujours. Dieu le sait.

Mais, quelquefois, je crois…



FIN