Lord Byron et le byronisme
C’est un des travers de notre époque de rechercher partout l’accessoire, de s’y plonger, de s’y noyer. Notre curiosité a tué notre enthousiasme; qu’il s’agisse d’un grand poète ou d’un grand homme, nous perdons de vue son œuvre ou ses actes pour ne plus nous occuper que de sa vie privée. A force de scruter les secrets recoins, de nous laisser distraire aux détails, aux anecdotes, nous nous éloignons de ce qui devrait être le principal objectif de notre étude, et lorsque, grâce à tant de volumineux documens, à tant d’informations vraies ou fausses, nous croyons nous être mieux rapprochés de ces hommes qui, de loin et vus par le côté de leurs ouvrages, nous apparaissaient comme des demi-dieux et des héros, nous en arrivons à les traiter sur un certain pied d’égalité et à ne les plus vouloir juger que d’après nous-mêmes.
Il resterait à savoir si tous ces papiers confidentiels que depuis quarante ans le vent a dispersés hors de leurs portefeuilles n’ont pas nui plutôt que servi à la vérité. On a dit que supprimer la publication des correspondances équivaudrait à frustrer la littérature d’une de ses provinces les plus riches. Qu’il y ait en effet des lettres qui nous fassent pénétrer au fond du cœur d’un homme, je l’admets volontiers, mais ces lettres sont rares, ou les cite; par contre, que d’inventions de pure fantaisie, qui ne réussissent qu’à ridiculiser leur héros! J’aimerais à m’entendre raconter quel surcroît d’autorité a valu au nom de Goethe la publication des fameuses lettres de Bettina d’Arnim, et si la dignité de l’auguste vieillard gagne beaucoup à ce que l’univers reçoive la confidence des pas de châle et des entrechats exécutés autour de lui par cette folle bayadère. Je ne saurais, quant à moi, estimer comme une immense conquête de l’art moderne cet esprit d’absolue indiscrétion qui nous introduit au plus intime de la vie d’un homme ou d’une femme, nous ouvre les livres de compte et le cabinet de toilette, nous met au courant d’une foule de petits scandales et de petites misères, et qui, sans profit aucun pour l’histoire, atteint dans sa considération tel personnage qu’il convient à la société d’admirer.
« Calomniez : » si jamais il fut au monde un homme auquel le mot de Beaumarchais soit applicable, c’est l’auteur de Childe-Harold et de Don Juan. Ce héros-là n’appartient ni à la mythologie ni à l’histoire ancienne, ce qui n’a point empêché la fable de l’étreindre, et cette fable, au lieu de nous trouver indifférens, nous émeut, nous passionne jusqu’à nous égarer et sur le caractère du poète et sur la nature des sentimens que son œuvre nous commande. Tant d’impressions venues de tous côtés, de mémoires, de lettres, de notices et de confidences, ont fini par altérer profondément, sinon par défigurer le type, en ce sens que chacun de nous, selon qu’il est porté pour ou contre, n’a guère qu’à étendre la main pour saisir des argumens ou des objections à sa convenance. Nous lisons et relisons ces mémoires, ces commentaires, sans nous demander seulement quelle valeur critique ils peuvent avoir à nos yeux, et parce que d’une certaine classe d’hommes, dont est Byron, tout vous captive, vous entraîne. Qu’est-ce pourtant que l’autorité d’une lady Blessington, d’un capitaine Medwin? Que nous font leurs cahiers de notes et leurs jugemens? Ces gens l’ont approché; l’en ont-ils connu davantage? Quelles clartés leur talent et leur style nous donnent-ils sur leur esprit d’observation ? Qu’ont-ils vu autre chose que ce que Byron a voulu leur laisser voir, tous ces Polonius attirés au soleil de sa renommée, et dont il s’est amusé peut-être à ses propres dépens?
Certains miroirs sont disposés de manière à ne jamais réfléchir d’une physionomie que la grimace. C’est à l’œuvre même lyrique de lord Byron qu’il faut revenir aujourd’hui pour dégager la vérité du personnage. N’est-il pas, lui, presque toujours l’acteur qu’il met en scène? Nul ne poussa plus loin la folie du prestige; à une époque dont il n’est pas un héros, pas un coryphée, qui n’ait mérité l’épithète qu’un saint pontife, homme d’esprit, appliquait à Napoléon, il fut le comédien par excellence, le chef d’emploi, et n’eut en quelque sorte qu’un programme : vivre au vu et su du monde entier une aventureuse et romanesque existence. Quoi d’étonnant alors que le public se soit mêlé de ses affaires et que la confusion ait fini par résulter de ce mélange de vérités et de faussetés répandues sur son compte? Le meilleur contrôle en pareil cas est de recourir à son œuvre. Il s’y peint tantôt complaisamment, tantôt à son insu, toujours de main de maître. Je l’avouerai, les commentaires et les journaux anecdotiques m’avaient gâté Byron. Cette figure démodée d’ange déchu sans cesse évoquée et promenant sur le paysage sa silhouette insupportable semblait en avoir compromis la beauté. La terre se meut, la société se modifie et les points de vue font de même; sur tels grands hommes, sur tels chefs-d’œuvre, à vingt ou trente ans de distance l’étude est à recommencer, — chose consolante au moins pour les destinées de l’esthétique, laquelle, tournant avec le globe, n’est pas près de finir. Il se peut que nos impressions au sujet de Byron soient toutes particulières; si d’autres cependant les ressentaient, nous leur conseillerions d’aller droit à Childe-Harold et de s’y plonger en tenant pour lettre morte mémoires, commentaires et le reste : peut-être bien qu’en même temps que le poète, l’homme leur serait livré par surcroît.
Lord Byron n’a pas écrit une ligne qui n’eût quelque rapport direct ou indirect avec lui-même. Que Caïn dialogue avec Lucifer, que Conrad, appuyé sur son épée, domine le rocher sinistre où se dresse la tour de Médora, c’est toujours lui, le chevalier noir, dont nous connaissons les airs et l’attitude, et qui se faisait peindre à dix-neuf ans, tête nue et poitrine au vent, sur un fond de ciel traversé de fulgurations volcaniques. L’époque des grincemens de dents et des infernales voluptés est loin de nous; pour bien goûter de telles personnalités, le simple sentiment poétique ne suffit pas, il faut se reporter au milieu de leur période, se créer avec elles une sorte de consanguinité morale et ne les point aborder en dehors de certains momens. Lord Byron ne doit son génie qu’à des conditions extraordinaires, force lui est de ne pouvoir nous intéresser qu’en se chantant lui-même sous toutes les formes et sur tous les tons, et cette existence, qui prête à son inspiration de si fiers élémens, est une existence à part. Il en veut au monde entier de son pied-bot, de sa pairie mal engagée, de ses désordres, de son divorce; mais que la poésie prenne le dessus, et le féroce individualisme s’humanise, et le charme nous gagne.
S’il s’agissait de démontrer qu’il n’y a ici-bas ni hasard, ni forces aveugles, et que notre destinée est en germe dans le sein de notre être, la biographie de lord Byron serait le plus bel argument à choisir. Il naît le 22 janvier 1788 à Londres, d’un père insoucieux, étourdi, d’une mère emportée. Peu de temps après, ses parens se séparent; il reste aux soins de sa mère. Quand son père mourut, Geordie avait trois ans. Nature à la fois timide, ombrageuse et arrogante, nature d’enfant gâté que sa mère tantôt accable de caresses et tantôt maltraite, s’oubliant dans ses colères jusqu’à lui rire au nez de son pied difforme; l’orgueil, une vanité folle, étaient ses côtés vulnérables. Atteint, il ne songeait qu’à se venger, et cette misérable infirmité physique fut la première cause qui le fit douter de la Providence. Une éducation forte et virile, un travail âpre et soutenu, la lutte pour l’existence, l’eussent peut-être remis en équilibre en l’arrachant à l’incessante contemplation de ces souffrances moitié vraies, moitié imaginaires. Le 19 mai 1798, son oncle quitte ce monde, et voilà George Gordon pair d’Angleterre et seigneur de Newstead-Abbey. « Ne trouvez-vous en moi rien de changé? » dit-il à sa mère en accourant lui annoncer la nouvelle. L’enfant de dix ans venait en effet de se transfigurer. Il était lord ! Race étrange, insociable que ces Byron ! Depuis Henry VIII, qui leur fit large part dans la distribution des terres du clergé, depuis Charles Ier, qui leur conféra la pairie, ou plutôt depuis Guillaume le Conquérant, qui les amena de Normandie avec lui, ils peuplent la chronique des illustrations les plus farouches : aventuriers, dissipateurs, gens de sac et de corde. On a remarqué au sujet de certaines familles qu’avant de disparaître elles se résumaient dans un de leurs rejetons, dernier terme de leur activité à travers les âges, exemplaire suprême et fameux où se thésaurisent les vices et les vertus de toute une dynastie, et qui, au moral comme au physique, ressaisit, récapitule et fixe le type pour la postérité. Lord Byron fut ce produit caractéristique d’une suite de générations; en lui se dynamise l’esprit de révolte d’une race toujours hors la loi depuis des siècles, et dont il donna au monde comme une dernière édition revue et corrigée selon le code d’une époque de haute civilisation et de bonne compagnie.
Le prédécesseur immédiat du jeune seigneur, pour ne point mentir à son origine, avait tué en duel son voisin de campagne, un ami. Il vivait seul à Newstead-Abbey, vieillard grognon, atrabilaire; l’écroulement du château semblait lui sourire, ces ruines allaient à ses étranges goûts, à son humeur. Les gens du pays le redoutaient, le haïssaient; lui naturellement n’aimait personne. Sa plus joviale occupation était de molester son fils. Il ravageait ses terres à plaisir, faisait abattre mille hectares de bois pour diminuer d’autant la valeur de son héritage; mais son fils lui joua le tour de mourir le premier, et sa méchante haine eut cause perdue. Il n’appelait jamais son neveu autrement que le « cloche-pied! » Ce boiteux était devenu le maître du domaine et pair d’Angleterre en dépit du délabrement de ses finances.
La pairie! là fut en effet le suprême orgueil de son existence. Au fond, il n’estimait que le rang, que le titre. Byron n’aima jamais le peuple ni au sens purement moral, ni au point de vue politique. Ses vers ne s’adressent qu’aux classes élevées, et son génie, bien qu’il soit une barrière de plus qui le sépare du commun des hommes, compte moins à ses yeux que sa qualité de lord. Ses passions, ses penchans l’entraînaient vers les rois de la mode. Il rêvait d’être, comme le prince régent, « le plus accompli des gentlemen d’Europe, » et préférait la gloire de sir Robert Lovelace à toutes les couronnes d’un Tasse ou d’un Camoens. Dans ses classes, il travaillait peu, lisait beaucoup, s’appliquant surtout aux notions générales et parlant de chose et d’autre avec flamme, entrain, abondance. Ses professeurs, sans tenir compte de ses essais poétiques, lui prédisaient pour l’avenir de grands succès oratoires. En attendant, le futur Démosthène se distinguait par les plus insolites traits de mœurs. Au collège de Harrow, de même qu’à l’université de Cambridge, c’est par mille extravagances que son génie se manifeste; l’excentrique est ce qui l’attire. Son talent, son esprit, répugnent à l’ordre. A Newstead-Abbey, plus tard, il élève des ours, tient commerce avec des loups, et trouve plaisant de sabler la nuit, entre amis, le vieux bourgogne dans un crâne humain monté en coupe. Tout aussi détraqué du cerveau que le prince Hamlet, et ce n’est certes point trop dire, il s’entendra non moins que lui en femmes, en chevaux, en rapières.
Raconter les aventures galantes du jeune lord serait attenter à la poésie même de son Don Juan. Un épisode a cependant son intérêt particulier, sa rencontre dans les hihglands avec Mary Duff, une fillette pour laquelle il s’éprit de belle passion à l’âge de neuf ans. « J’ai beaucoup pensé dernièrement à Mary Duff, écrit-il dix-sept ans plus tard. Quelle chose étrange que j’aie pu m’attacher si tendrement à cette jeune fille dans un âge où je ne pouvais ni connaître l’amour ni même comprendre le sens de ce mot ! Ma mère avait coutume de me railler au sujet de cette affection, et plusieurs années après, j’avais alors seize ans, elle me dit un jour et tout à l’improviste : « Byron, j’ai eu une lettre d’Edimbourg; Mary Duff est mariée! » Quelle fut ma réponse? J’ignore ce que j’éprouvai en ce moment; mais je tombai presque en convulsion. Étrange chose que l’histoire de cette liaison! Nous n’étions, à cette première époque de la vie, elle et moi, que de vrais petits enfans; je me suis depuis ce temps énamouré plus de cinquante fois, et cependant je me souviens de chaque mot que nous avons échangé ensemble ; je la vois encore, je me rappelle ses traits, mon agitation, mes insomnies, et comment je harcelais la femme de chambre de ma mère pour qu’elle lui écrivît en mon nom, ce dont finalement elle s’acquitta pour avoir du repos, et nos promenades, et ce bonheur d’être assis à côté d’elle dans la chambre des enfans de la maison d’Aberdeen, tandis qu’Hélène, la plus jeune sœur, jouait à la poupée, et nous regardait jouer aux amoureux. Assurément aucune mauvaise pensée ne me vint alors ni plusieurs années après, et cependant ma passion pour cette enfant fut telle que je me prends à douter si j’ai vraiment aimé depuis. » L’auteur de la Jeunesse de lord Byron cite à ce propos divers exemples fameux : Dante, Alfieri, Canova, Goethe et Chateaubriand, lesquels « ont vu, eux aussi, errer dans les rêves de l’enfance ces aériennes figures qui devaient un jour s’appeler Mignon, Marguerite, Velléda, Cymodocée. »
Le vrai est que ces effervescences prématurées sont ce qu’il y a de plus ordinaire au monde, et qu’il n’est pas besoin d’interroger à ce propos l’existence des mortels prédestinés. Chacun de nous, sans beaucoup chercher, trouverait à raconter quelque anecdote de ce genre. De petit garçon à fillette, ces sortes de romans s’ébauchent sur les bancs de l’école, derrière les buissons d’aubépine où l’on se donne au printemps rendez-vous pour aller piller à deux les nids d’oiseaux. La vanité humaine veut que ces enfantillages innocens, ces idylles inconscientes, qu’il faudrait laisser chanter au ruisseau, à la marguerite des prés, leurs témoins naïfs et véridiques, tout grand esprit, dès qu’il sort de la foule, se complaise à nous en occuper comme d’un fait nouvellement acquis à la psychologie, et dont personne avant lui ne s’était avisé. Un cœur qui commence à battre dès l’enfance, quel rare phénomène ! Après cette confidence de Byron, on ne pouvait que s’attendre à voir Lamartine composer à son tour une variation sur le motif. Le chantre merveilleux qui nous a donné les Méditations, les Harmonies et Jocelyn, possédait cette faculté caractéristique d’avoir tout éprouvé, tout expérimenté, tout vécu. Quel que fût celui dont il étudiait la vie, philosophe, poète, orateur, ministre ou guerrier, cet homme n’avait pas eu une émotion, une aventure que lui, Lamartine, n’eût ressentie ou traversée. Tout lui était arrivé, et, quand il l’écrivait, le disait, c’était de la meilleure foi, en homme que les mirages de la fiction attirent, éblouissent, et qui croit aussitôt à la vérité de ce qu’il imagine. Parcourez ses pages sur lord Byron, et naturellement vous y retrouverez le pendant à l’historiette du jeune George Gordon et de Mary Duff. « Je me souviens moi-même d’un violent amour conçu à dix ans pour une bergère de mes montagnes avant de savoir seulement le mot d’amour. Je l’aidais avec la sollicitude d’un amant à garder ses chevreaux sur les rochers de notre village. Je remplaçais avec orgueil son chien que le loup avait emporté. J’allumais pour la réchauffer le feu de bruyère sous la grotte. Je n’entendais pas le son de sa voix sans frisson, et quand nous montions ensemble le roc escarpé qui mène aux pâturages, je marchais derrière elle, et je posais avec intention mon pied sur la trace du sien pour que nos deux ombres du moins n’en fussent qu’une sur le chemin. Elle habite encore la même chaumière, et je ne puis me défendre d’un certain attendrissement quand je la rencontre aujourd’hui, rapportant sur ses épaules les fagots de buis coupés sur les montagnes pour le foyer de ses enfans[1]. »
Prononcer le nom de Dante en pareil chapitre est un contre-sens. Que peut avoir de commun avec une berquinade sur laquelle « cinquante amours ont passé » un sentiment qui remplit à lui seul toute l’existence du grand Florentin, cet amour de la terre et du ciel, à la fois passion et symbolisme, songe et réalité, éther et flamme, qui reste encore aujourd’hui l’unique fil d’Ariane pour nous diriger à travers les profonds labyrinthes de la Divine Comédie? Lorsqu’au printemps de 1274 l’adorable fille de messer Folco Portinari lui apparut, Dante en effet avait neuf ans. Elle passa, et il l’aima d’une force inexprimable, dans la vie comme dans la mort, car il convient aussi de ne pas toujours la voir à l’état de symbole, cette charmante Béatrice. Avant d’être devenue « la conception des choses divines, » c’était une simple, accorte et jolie demoiselle. Boccace nous la montre sous des traits qui n’ont rien que d’humain, agréable et suave, et, puisqu’on aime les rapprochemens, opposons au maniérisme anecdotique du dandy britannique ce passage de la Vita nuova, tendre, passionné, sincère comme le premier amour et la première douleur, où le poète raconte la vision que, malade, au lit depuis neuf jours, il eut pendant sa fièvre. « M’étant pris à penser à la dame de mon amour, je me dis avec un profond soupir : Hélas ! il faut que la belle Béatrice, elle aussi, meure ! » Aussitôt ses yeux se mouillent de larmes, car il lui semble ouïr de la bouche d’un ami la funeste nouvelle. « Je vis le corps où cette âme noble et sainte avait habité, des jeunes filles enveloppaient son visage de voiles blancs, ce visage si doux et si modeste que j’entendais les anges murmurer : C’est la source de la félicité suprême! » Et lui, en présence de cette mort, il s’écrie : « O Béatrice, sois bénie ! » Cependant les femmes qui le gardent le réveillent de sa vision. Non certes, elle ne fut pas toujours une insensible et froide allégorie, cette chère maîtresse de son cœur et de son esprit, rayonnante d’un double éclat, belle pour ce monde et pour l’autre, la fille des hommes et la sœur des anges, omnis beatitudo nostra ! Ces amours du premier âge prolongées dans l’adolescence occupaient la société de Florence. On en parlait beaucoup, et Dante, pour dépister l’attention et donner le change, feignit de s’éprendre d’une autre jeune fille. A dater de ce jour, Béatrice ne le salue plus; jusque sur les hauteurs du Purgatoire, nous retrouvons la trace de cet honnête, mais dangereux mouvement d’inconstance. Le 9 juin 1290, elle meurt à vingt-quatre ans, elle meurt pour se transfigurer dans la lumière de Dieu et revivre éternellement, objet d’adoration incomparable, idéal d’amour terrestre et divin.
Dante a pu avoir d’autres sentimens, il n’oublia jamais Béatrice. Qu’est le souvenir de Mary Duflf pour Byron ? Un nom de plus dans son catalogue; la liste de don Juan en porte mille et trois, le noble lord en avoue cinquante et quelques, et continue à se guinder en victime de l’amour. Tous les hommes de génie ont adoré les femmes, tous furent trompés; quelle somme de vraie douleur contiennent ces martyrologes écrits en stances admirables? Écoutons ce grand poète dont le cœur déborde, et nous en arriverons à croire cette chose absurde et monstrueuse, qu’une nature de cet ordre n’ayant aimé vraiment que deux fois dans la vie, c’est sur une enfant de huit ans et sur le chien Boatswain que le plus fort de sa passion et de son attachement s’est porté. « Poésie et vérité, » disent les mémoires de Goethe; c’est trop souvent, hélas! poésie et vanité qui conviendrait ici. Victime! il se peut; mais d’où vient le mal, sinon de l’abîme que nous nous plaisons à creuser entre le monde et nous? N’existe-t-il donc d’autres souffrances que les nôtres, d’autres douleurs dignes de pitié que celles qui nous affectent? De ce que, par suite d’une mauvaise éducation, d’un vice de caractère ou de conformation physique, le désaccord s’est établi dans notre être agissant et pensant, est-ce à dire que les ténèbres doivent envahir l’univers? Ma maîtresse me trompe, j’éprouve un échec de tribune, mes premiers vers sont accueillis avec malveillance par la critique, et j’appelle toutes les foudres du ciel sur l’humanité; une épine me pique au doigt, et c’en est assez pour que j’écrive avec le sang de mes blessures. On se fait une conscience, une vie, un idéal à part, on n’obéit qu’aux sauvages instincts d’une organisation d’enfant gâté, et d’erreur en erreur, de froissemens en froissemens, de colère en colère, on en arrive à devenir pour soi-même et pour les autres un objet de haine et de mépris.
Ce cœur inquiet, féroce et vaniteux, Marie Chaworth, de laquelle il s’éprit justement parce qu’elle aimait ailleurs, eût-elle jamais réussi à l’éduquer, à le fixer? Plus âgée de quelques années que Byron, la jeune fille n’avait pas attendu de le connaître pour disposer de ses sentimens. Elle n’en agréa pas moins l’hommage du « jeune bancal, » et se laissa courtiser par lui avec cette adorable et perfide gentillesse féminine qui ne néglige aucun passe-temps et qui porte la plus simple des novices à coqueter avec une affection dont au demeurant elle ne veut rien faire. Le poème de ses amours avec Mary Chaworth, Byron l’a chanté dans le Rêve. Ils chevauchaient ensemble. Elle lui accordait des rendez-vous, lui donnait son portrait, souvenirs amers et brûlans consacrés par des vers splendides. Elle se maria, lui devint pair d’Angleterre, et ce fut bientôt le tour aux nobles passions des ancêtres de remplir et d’enivrer son âme. Le monde le plus brillant l’attirait, le fêtait. Il commença par y jouer le rôle d’un Alcibiade. Son visage était d’une beauté charmante : l’ange et le démon y combinaient leur expression selon le code du moment, et, pour compléter le personnage, certaines excentricités de costume : par exemple ce nœud de cravate qui chez nous fit école, ni plus ni moins que les stances du noble lord.
En 1807 paraissent ses premières poésies, Hours of idleness, dont la seule préface accuse la date. À cette affectation de modestie dans le suprême orgueil vous reconnaissez la marque du jour. C’est de la littérature de caste. « Si j’envisage l’avenir de ma situation et les futurs efforts qui me" seront imposés, il ne me semble guère probable que j’aborde jamais le public une seconde fois. » M. de Chateaubriand ne s’exprime pas autrement. Fabriquer de la prose ou des vers ne saurait convenir à des gens de qualité; ni leur naissance, ni leur éducation ne les ont préparés. S’ils s’essaient à ce jeu de vilain, c’est uniquement pour se prouver à eux-mêmes qu’un seigneur de leur importance doit savoir tout faire et même jouer du violon sans avoir appris; mais que le public ne s’imagine point que de semblables bonnes fortunes vont se renouveler souvent pour lui. « Qui voudrait rimer, pouvant faire autre chose? Je trouve la préférence accordée de nos jours aux écrivains sur les hommes d’action, et le bruit qui s’élève autour d’un ramas de scribes, un signe de misère et de dégénérescence. Qui diable écrirait, pouvant agir? L’action, l’action! disait Démosthène; de l’action donc, et non pas des écrits, mais surtout point de rimes[2]! » Sacrifier aux muses et aux grâces est une de ces faiblesses auxquelles on peut condescendre une fois par hasard, et qui doivent être d’autant plus courtes qu’elles empiètent sur les intérêts de l’état, auxquels des hommes de tel air sont exclusivement voués par nature. Il semble qu’à ces hauteurs où l’on se place, la critique ne devrait pouvoir vous atteindre, et c’est le contraire qui arrive. Ces paladins et ces dandies vous ont des irascibilités d’hommes de lettres. A dire vrai, la façon dont la Revue d’Edimbourg accueillit ces essais, d’ailleurs médiocres, eût agacé le moins présomptueux. Cette volée de bois vert sur le dos du poète contusionna aussi par maint endroit le gentilhomme, Il releva l’affront, y répondit fièrement par la plus insolente des satires : Bardes anglais et critiques d’Ecosse, une de ces flèches que le carquois d’Apollon tient en réserve contre les ennemis. Toute l’inspiration byronienne est là: superbe, acerbe, provocante, méprisante, défiant les hommes et bravant les dieux. Southey, Wordsworth, Scott, le comte Carlisle son tuteur, lord Holland, autant de Marsyas écorchés sans merci! Byron, comme Juvénal, aime l’hyperbole, et, pourvu qu’il frappe dur, ne regarde guère sur qui tombent les coups de sa massue. À ce début succède un temps d’arrêt pendant lequel l’orage de cette existence se concentre sur Newstead. Il y vit en assez médiocre intelligence avec sa mère, jusqu’à ce jour où l’ennui, le dégoût, le sentiment de ses extravagances, font décidément naître en lui cette irrémédiable mélancolie qui demeure aux yeux de la postérité le plus sympathique de ses attributs. « Ici reposent les restes mortels d’un être qui fut beau sans vanité, fort sans présomption, d’un être bon et courageux qui, doué de toutes les vertus de l’homme, n’eut aucune de ses faiblesses. Et cet éloge, qu’on prendrait pour une vaine flatterie en le lisant sur la tombe d’un individu de notre espèce, n’est qu’un humble gage de reconnaissance adressé à la mémoire du chien Boatswain! » Une telle boutade explique mieux que tous les commentaires la disposition morale de celui qui s’y laisse aller; infatuation, amertume et dépit, haine à l’humanité par le trop grand amour qu’on a de soi dès l’entrée dans la vie, et dont l’influence reparaîtra dans tous les actes comme dans toutes les œuvres du personnage! Les Alcibiade mal réussis font les Timon.
Dégoûté de son pays, mécontent de soi-même, Byron quitta l’Angleterre pendant l’été de 1809. Il vit Lisbonne, l’Espagne, la Grèce, traînant au loin l’inquiétude et les déchiremens de son cœur, patriœ quis exsul se quoque fugit, traînant aussi l’implacable sarcasme, et trouvant moyen d’agacer, d’irriter à distance ses chers compatriotes les Anglais. « La supériorité des Anglais, écrit-il à sa mère, est une chose que sur nombre de points nous aimons à nous exagérer. N’importe, quand cette supériorité se montre à moi, je la reconnais; mais, dès que je vous trouve inférieurs, je le dis. Or c’est en quoi les voyages m’éclairent, et j’aurais pu rester un siècle à m’enfumer dans vos villes et à moisir aux brumes de vos campagnes sans en apprendre autant. » Peu à peu il renvoya toute sa suite, et s’habitua au service des gens du pays. Son fidèle Flechter est le dernier qu’il se décide à expédier, et les humoristiques observations consignées dans une autre lettre à sa mère au sujet du parti qu’il vient de prendre semblent grêler sur John Bull comme des pois de sarbacane. « Au bout du compte, je n’ai nul besoin de lui, il ne m’aidait en aucune façon ; puis ses éternelles lamentations sur le manque de bière et de bœuf, son mépris stupide et bigot pour toute chose étrangère, son incorrigible incapacité d’apprendre les plus simples expressions d’une langue quelconque, le rendaient, comme tous les domestiques anglais, embarrassant au dernier degré. Il fallait d’abord s’expliquer pour lui, et si vous saviez le reste : les pilaws qu’il ne pouvait manger, les vins qu’il ne pouvait boire, les lits où il ne pouvait dormir, les chevaux qui le faisaient choir, et pour comble de misère point de thé! Après tout, c’est un honnête garçon, et sur terre chrétienne assez capable, mais en Turquie! Dieu me pardonne! mes Albanais, mes Tartares et mes janissaires travaillaient autant pour lui que pour nous, ainsi que peut le certifier Hobhouse. » Arrêtons! ce fier voyage, gardons-nous de le traduire en prose; de trop beaux vers l’ont immortalisé, ce voyage-là : c’est Childe-Harold ! L’âme de Byron, que le romantisme des montagnes d’Ecosse avait de bonne heure préparée à la rêverie, s’ouvrait aux radieuses impressions d’un monde tout nouveau. Sur ces antiques promontoires de la Grèce, quelles visions l’attendaient, quelles images lui souriaient du sein de ces nuages roses où le regard plonge sans fin, et quelles harmonies dans les flots bleus et parfumés de cette mer ionienne! Là pour la première fois l’homme respire, là surgit le poète. On dirait que ce misérable cortège de vanités, de préjugés, de ridicules, dont il marchait environné, s’est dissipé subitement à l’influence magique de ce sol où chaque pierre lui parle de Phidias, de Périclès et d’Alexandre. Le champ de sa pensée devient plus libre, s’élargit; lui-même se relève, goûte l’apaisement; inspiré, le voilà presque heureux. La stance de Childe-Harold a des sonorités locales, et vous rappelle le brisement mélodieux de la vague au cap Sunium. Ainsi murmuraient les vieux chênes de la forêt de Dodone, ainsi chantait la source que faisait jaillir du rocher le sabot de Pé:gase. « Antique et superbe Athènes ! où sont-ils les magnanimes fondateurs de ta puissance? Ils ont fui d’un rapide essor, songe des temps évanouis! Eux, toujours les premiers au but où souriait la gloire, ils ont vaincu, puis disparu. Quoi? tout cela fini! un conte bleu, l’étonnement de quelques heures passagères. » Ces strophes, lecture des esprits cultivés, poésie aristocratique dans le plus beau sens du mot, remuent à fond tous les cœurs capables encore de vibrer à ce nom sacré du Parnasse. « Combien déjà de toi n’avais-je pas rêvé! Ceux qui t’ignorent ignorent le sublime chez l’homme, et maintenant que je te contemple, la honte me dévore de me sentir si faible à te célébrer. Moi qui rêvais de si nombreux hommages à te rendre, je tressaille et ne sais désormais plus que m’incliner. Ma voix tarit, mon souffle s’arrête, mon œil plonge fixement dans la flottaison de tes nuages, et, pour dire ce que j’éprouve d’être si près de toi, je n’ai que mon joyeux silence ! »
La harpe de Byron n’a que deux cordes : méditation, contemplation de la nature. Qu’il ait à peindre dans Marino Faliero le tableau d’une fête vénitienne, ou dans Manfred les Alpes et Rome, c’est toujours la mélodie de Childe-Harold sous laquelle il met d’autres paroles. Ses douleurs, ses colères contre la race humaine pourront revêtir diverses formes, le cri de Harold restera l’expression-type de cette poésie à outrance qui rêve, blasphème et maudit si bien. Dans Harold, pour la première fois il se chante lui-même, et prend devant le public les traits, le geste et l’attitude qu’il gardera jusqu’à la fin. La pâleur au visage, l’air fatal, l’anathème aux lèvres, le cœur souffrant et dévasté, parcourant le labyrinthe du péché en prince ténébreux qui ne veut ni conseils ni consolations, ainsi partout il nous apparaîtra; le décor changera, les effets de lumière et de mise en scène se renouvelleront, le personnage ne se démentira plus. Childe-Harold, le premier en date des grands poèmes de Byron et son chef-d’œuvre, a l’imperfection qui caractérise le genre. Les choses s’y déploient sans projet ni plan, cela pourrait en quelque sorte ne jamais finir. Les aventures de don Juan, de même que les pérégrinations d’Harold, se prolongeront aussi longtemps qu’il plaira au poète. Rien n’empêche en effet qu’à la première Haydé une seconde ne succède, et que Harold-Byron, après avoir reproduit dans l’Hellespont les exploits de Léandre, n’aille se baigner dans le Gange et visiter Delhi après Athènes. On s’étonne aujourd’hui qu’une pareille forme ait pu trouver tant d’imitateurs alors qu’elle n’a vraiment pour elle qu’un intérêt : la personnalité du comédien. Certaines pièces ne réussissent que par l’acteur et n’admettent point les doublures. Ainsi de la poésie byronienne, qu’il ne faut pas confondre avec la poésie de lord Byron. Prenons maintenant les petits poèmes, les récits en vers, c’est la même absence de composition, le même désordre. La Fiancée d’Abydos, le Corsaire, le Giaour, autant d’anecdotes que le poète a pu s’entendre raconter, ou lire simplement dans Gibbon, comme Parisina, et qu’il reproduit en se contentant de verser sur les descriptions les trésors de sa palette et d’incarner son âme à lui dans leurs héros. « Les hommes qui ne portent point au front le stigmate de Satan, a dit un des biographes de Byron, M. Karl Frenzel, n’étaient dignes que de son indifférence. Il ne lui fallait que des Prométhée enchaînés, et jusque dans Marino Faliero maudissant Venise vous ressaisissez l’antique titan bravant les dieux ! »
Après une absence de deux ans, Byron revient en Angleterre assez tristement préoccupé d’ailleurs des embarras qui l’y attendent. « L’avenir ne me sourit guère. Le corps miné par la fièvre, mais l’âme, j’espère, encore debout, je reviens chez moi, à mon home, sans un espoir, sans un désir. Le premier qui m’abordera, c’est un avocat, le second un créancier, puis viendront les fermiers, les gens d’affaires et tous les ennuis qui s’attachent à des possessions délabrées, contestées. Bref, je suis triste et mal à l’aise, et, si je parviens à réparer un peu mes irréparables affaires, je m’en irai derechef Dieu sait où. » Il rapportait de son voyage deux poèmes, l’un auquel il tenait beaucoup, une imitation d’Horace, Hints from Horace, l’autre à ses yeux de valeur tout à fait secondaire, Childe-Harold! Byron naturellement allait s’empresser de publier l’Horace lorsque, grâce à la vigoureuse intervention d’un ami, M. Dallas, ce fut Childe-Harold qui parut. Le lendemain, tout Londres portait le nom du poète aux étoiles. « Je m’étais endormi inconnu, je me réveillai célèbre. » En un moment, l’auteur se vit au faîte de la littérature : Southey, Wordsworth, Scott et Moore ne comptaient plus, il fallait en le nommant ne parler que de Shakspeare ou de Milton. Ministres, philosophes, grandes dames et grands seigneurs, leaders de la chambre et leaders de la mode, venaient se coudoyer à sa porte, et sur sa table les invitations des souveraines du haut ton couvraient de leurs plis parfumés les cachets emblématiques de ces billets que leurs auteurs ne signent point. « Mathews, Hobhouse, Scrope Davies et moi nous formions une petite coterie à part tant à Cambridge qu’ailleurs. Davies, qui ne sait pas ce que c’est que de noircir du papier, nous a toujours battus dans la conversation, et par la force de son esprit nous enchantait et nous maintenait à la fois. Hobhouse et moi, nous étions de beaucoup trop faibles pour les autres deux, et Mathews lui-même succombait devait l’entraînante vivacité de Scrope ! » Ce Davies, intelligence en effet remarquable et caractère supérieur, homme d’esprit partout, sachant boire et sachant agir, ce joyeux et solide compagnon de plaisirs et d’infortunes, qui, dans un souper avec Byron, où disparaissaient douze bouteilles de vin du Rhin, ni plus ni moins que dans les tragiques aventures du divorce, payait largement de sa personne comme de son dévoûment, cet aimable et courtois Scrope Davies, il nous souvient de l’avoir jadis rencontré à nos premiers pas. Quelle verve encore chez ce vieillard, que de clartés, de flammes, d’aperçus, et, quand il se mettait à vous parler de son ami lord Byron, quel répertoire d’observations rapides, nettes, épigrammatiques, vivantes, sur les hommes et les choses de ce temps! Jamais la société de Londres n’avait connu semblable éclat. Cette période de 1810 à 1820 fut un moment unique pour la capitale. La guerre continentale, puis la paix, avaient amené là toute la sainte-alliance; gens d’épée et de lettres, diplomates, philosophes et beaux esprits, affluaient comme vers un centre. A côté du prince régent et de ses compagnons menant la débauche à grandes guides se groupaient les talens et les illustrations. L’Ecosse envoyait Scott, Jeffrey, Erskine; l’Irlande, Sheridan, Grattan et Moore; les rigueurs du gouvernement impérial y exilaient Mme de Staël; et, pour faire accueil à tant de nobles hôtes, l’Angleterre fournissait aussi son contingent : les Canning, les Holland, les Brougham, les Gifford, les Campbell et bien d’autres qui brillaient dans la politique, les sciences, les arts. Et les femmes? où trouver des noms plus aimables à citer : lady Caroline Lamb, lady William Russell, lady Adélaïde Forbes, la princesse de Galles, lady Jersey? Byron, qui les fréquentait alors dans l’ivresse du cœur, les chanta plus tard dans l’amertume et l’ironie. « Que sont devenues lady Caroline et lady Frances? Divorcées sans doute ou à peu près! » Existence de high life et de poésie! Lara prend naissance au sortir d’un bal masqué; entre le grog chez Douglas Kinnaird et une première représentation de Kean, les pages du Giaour sont envoyées à l’imprimerie. Lord Byron était roi de la mode; son air dédaigneux, la coupe de ses habits, donnaient le ton. Cette aristocratie anglaise, toujours en quête d’une idole, se précipitait au-devant de ce nouveau fils de son adoption, d’autant plus recherché, adulé, qu’il se montrait plus arrogant. Il dîne un soir chez lord Holland. Toute la fashion sous les armes l’attendait, le guettait; Byron arrive tard, prend place à table et ne touche à rien. Les voisines de gauche et de droite s’étonnent d’abord, puis chuchotent; et la nouvelle, après avoir fait le tour du couvert, arrive à lady Holland, qui s’en émeut et gracieusement demande à son hôte la cause de cette abstinence. Byron répond en s’excusant qu’il a l’habitude de ne prendre à ses repas que du captain-biscuit et du soda-water, — les deux seules choses peut-être qui manquassent à l’office. L’auteur de Childe-Harold ne pouvait pourtant s’en aller à jeun. Des gens furent mandés en réquisition chez le pastry-cook et le buvetier les plus proches, ce qui procura à sa seigneurie le moyen de faire un excellent dîner et surtout d’épouffer son monde.
Les hautes classes, mises en belle humeur de réaction contre les idées de la révolution française par les romans de Walter Scott, saluaient dans lord Byron le messie aristocratique, le barde inspiré. Jamais encore le lyrisme moderne n’avait emprunté de pareils accens aux grands spectacles de la nature, jamais on n’avait chanté sur ce ton la mer, le vaisseau, la tempête. De ce jeune héros, de ce vainqueur plus couronné que ne le furent de leur vivant Shakspeare et Milton, le monde attendait des merveilles; lui-même, plus confiant et dans son génie et dans sa fortune, se sentait d’entrain à tout réaliser quand vint la chute, quand s’ouvrit l’abîme où des profondeurs du ciel Lucifer tomba foudroyé.
Lord Byron avait à la longue aussi trop abusé de la mystification à l’égard de la société anglaise. L’admiration n’entend pas qu’on la dupe, et le jour où les Anglais s’aperçurent que Byron n’était pas simplement un homme de génie, mais que c’était avant tout ce que nous autres nous appelons un homme d’esprit, sa perte fut résolue. En France, l’esprit n’a jamais tué personne, tout le monde en a ; il est vrai que nous passons, non sans raison, pour avoir les défauts de notre qualité, mais enfin cette qualité, étant en quelque sorte nationale, ne blesse aucun intérêt, et, même lorsqu’elle nous cause les plus grands maux, nous l’excusons. Or Byron était un esprit français égaré sur les bords de la Tamise. Aux Anglais sérieux, méthodiques, il affectait de parler cette langue du persiflage qui leur fait horreur ou plutôt qu’ils n’aiment que chez nous, dans nos petits théâtres, où la plupart du temps ils ne la comprennent pas. Levity and irreverence, deux mots fatals contre lesquels, chez eux, il n’y a point d’appel, et lord Byron, c’est une justice à lui rendre, s’il était bien spirituel, était aussi terriblement irrévérent: il traitait sans gêne les convenances et plaisantait d’une façon abominable et tout à fait française des individus les plus importans. Entre la société anglaise et lui, la rupture était inévitable; son mariage en fournit l’occasion. « Je rencontrai miss Milbanke pour la première fois chez lord Melbourne. Ce fut un jour néfaste, et je me souviens très bien qu’en montant l’escalier je fis un faux pas et je dis à Moore, qui m’accompagnait, que c’était un mauvais présage. Hélas! pourquoi n’en ai-je pas tenu compte? » Il y a dans ce que le monde appelle la perfection chez une femme quelque chose qui nous fait peur, et lady Byron, au dire du monde, était un assemblage de toutes les perfections et réunissait tous les talens à toutes les vertus.
Le 2 janvier 1815, l’illustre poète épousa miss Milbanke, et le 25 avril de l’année suivante il quitta l’Angleterre pour n’y plus revenir. Trois semaines après son mariage, l’auteur de Childe-Harold s’entendait demander par sa femme « quand il aurait l’intention de renoncer à ses habitudes de versification ! » Quel juste et tragique retour des choses d’ici-bas ! Ce poète, que nous avons vu dans ses heures d’impertinence traiter ses vers avec dédain, et qui se voit à son tour dédaigné dans ses vers par la femme qu’il vient d’épouser et qu’il aime ! Vers la fin de l’année naquit la petite Ada. L’orage cependant couvait. Un soir de janvier 1816, Scrope Davies, de qui nous tenons le fait, reçut à Cambridge une lettre de Mme Leigh, sœur consanguine de Byron. Sur ces quelques lignes très pressantes, l’ami se met en route, arrive à Londres et court à la maison de Picadilly, où Flechter en l’introduisant s’écrie : « Comme mylord sera content de vous voir, monsieur ! Il est bien souffrant. » M. Davies trouva Byron dans un état d’extrême agitation. Il se promenait de long en large. Chaque fois qu’il s’approchait de la cheminée, il en détachait une des miniatures qui l’ornaient, et silencieusement la plongeait dans le feu. À la fin, il s’assit devant le foyer, regarda fixement un dernier portrait. « Elle est morte, » soupira-t-il, et le portrait suivit les autres dans la flamme. Pendant tout ce temps, l’ami de Byron le regardait faire ; puis enfin, avec un calme imperturbable : « Byron, tenez-vous absolument à ce que l’or de ces montures soit perdu ? parce que, si cela vous était égal, je prendrais les cadres pour moi. » Et Scrope Davies s’empara des pincettes et se mit à retirer l’une après l’autre les bordures d’or des portraits. La diversion était opérée, et du monologue dramatique on passa bientôt à la simple causerie, tout en continuant à fourrager dans le feu. Cependant la dame de confiance de lady Byron ne tarda pas de survenir, demandant à mylord d’un air pincé si par le bruit qu’il se plaisait à faire il prétendait rendre sa maîtresse plus souffrante. « Dites à mylady, répliqua Byron redevenu gouailleur, que je fais ce bruit non point pour empirer son état, mais pour améliorer celui du feu. » Huit jours plus tard, lady Byron allait s’établir chez son père, et lord Byron avait à se retourner contre la tempête.
C’était où les envieux et les ennemis l’attendaient. Un cri d’universelle indignation s’éleva, les cercles qui naguère divinisaient son nom le blasphémèrent, la moralité de la vieille Angleterre se révolta d’horreur ; à la vue de cet impie, de cet adultère, le puritanisme eut des haut-le-cœur ; les moins sévères se contentaient de l’éviter, les autres lui jetaient la pierre. Comment n’avait-on pas tout de suite dévisagé ce noir scélérat, mis à nu les vices qui se cachaient derrière ce masque d’honneur et de chevalerie ? Ses poèmes, ses talens, choses surfaites ! le serpent de l’Écriture a de ces ruses pour séduire et tromper l’innocence ; mais le péché tôt ou tard montre sa laideur, au cœur de ces strophes tant admirées on découvrait le poison de la corruption ; le demi-dieu disparaissait pour ne laisser subsister que le démon au pied de bouc, à l’éclat de rire cynique. Tant d’exagération dans la haine eut néanmoins le bon effet de provoquer certaines sympathies, de réveiller certains courages qui, soupçonnés à peine à l’heure du succès, n’en eurent que plus d’éclat dans la tourmente. Au moment où lord Byron s’apprêtait à quitter l’Angleterre, lady Jersey organisa publiquement une fête en son honneur ; tout Londres y fut invité par elle : crânerie superbe chez une femme de cette beauté, mais sans péril pour son renom toujours à l’abri des atteintes ! « Il valait la peine d’être ainsi attaqué pour être défendu de la sorte, » écrit à ce sujet Hobhouse. Miss Mercer, qui fut depuis Mme la comtesse de Flahaut, eut également son éclair d’intrépidité. Le poète ne l’ignora point. A Douvres, sur le port, et comme il allait s’embarquer, « donnez ceci de ma part à miss Mercer, dit-il à M. Davies en lui remettant un souvenir, et qu’elle sache bien que, si j’avais été assez heureux pour épouser une personne comme elle, je ne serais pas aujourd’hui condamné à l’exil. »
L’itinéraire de Byron portait ces mots : « la Suisse, l’Italie, puis la France… peut-être ! » Nous ne pouvons que regretter, et pour nous et pour lui, qu’il n’ait pas rempli tout ce programme. Byron, qui déjà nous aimait sans nous connaître, fût certainement devenu l’un des nôtres en nous fréquentant. Nos grands penseurs, nos gloires, l’attiraient en même temps qu’il détestait les Allemands ; détester n’est point assez dire, il les méprisait. « Je ne ferais des prières pour obtenir du ciel un hiver moins rigoureux que si je croyais que le dégel dût entraîner toute cette racaille qui s’est ruée sur la France, » écrit-il à Murray en janvier 1814, et il ajoute : « Quelle chose infecte que la proclamation de Blücher ! » Le destin en avait autrement décidé. C’était alors le temps des illustres pèlerinages en terre classique et en terre-sainte. Dès 1807 Chateaubriand parcourait la Grèce, la Palestine, l’Afrique et l’Espagne, promenant sa rêverie et son religieux don-quichottisme des ruines d’Athènes au tombeau du Sauveur, remplissant d’eau du Jourdain sa gourde légendaire, s’adossant à Minturnes sur le fût de colonne de Marius, et de là partant pour l’Alhambra, où la cour des lions et ses fontaines jaillissantes le berçaient de souvenirs chevaleresques; mais que vaut le Dernier des Abencerages comparé à Childe-Harold? Qu’est-ce que ce romantisme académique près de l’éclatante éruption d’une âme d’où la souveraine poésie déborde tout à coup en jets de flamme? Lord Byron une seconde fois quittait l’Angleterre, et ce jour-là pour ne la plus revoir. La femme qu’il avait aimée, illustrée de son nom, le chassait du foyer une torche de furie à la main. S’il est vrai que le poète ait besoin des flagellations du sort, si la cécité d’Homère et de Milton, l’exil et les souffrances d’Alighieri, les rudes épreuves de Camoens, entrent pour quelque chose dans l’impérissable ciment de leurs chefs-d’œuvre, l’auteur de Childe-Harold n’avait qu’à rendre grâce aux dieux : — ses profondes amertumes et ses douleurs, jusque-là peut-être moins ressenties qu’imaginées, devenaient une vérité. Il rompit avec le monde et lui déclara guerre ouverte, guerre sans paix ni trêve dans laquelle il devait périr, car la société, telle que l’ont faite des préjugés et des contradictions séculaires, a de terribles forces de résistance même contre les invectives d’un grand poète, et ses abus comme ses vices défieraient les clairons de Jéricho. Lord Byron, sachant bien d’avance qu’il s’attaquait à plus fort que lui, mit à la lutte son être tout entier, et sur cet ennemi qu’il ne pouvait tuer déchargea l’inépuisable artillerie de sa haine et de ses mépris.
Venise fut son premier séjour, la sirène ou plutôt la Niobé de l’Adriatique le reçut. Cette grandeur déchue, cette lumière et cette fête du passé, dans la somnolence et le désert de l’heure présente, convenaient à la mélancolie du héros vagabond. Ici du moins le voisinage des gens ne le menaçait pas. Il n’avait à craindre ni les espions, ni les hypocrites, ni les sots. L’Italie eut de tout temps les mœurs faciles, et la ville des lagunes a toujours passé pour la moins pédante des résidences. Byron y vécut librement, à sa guise, en voluptueux, en sultan. Un roulement d’argent considérable, produit de ses ouvrages et de la vente de ses biens, lui permettait de se livrer à tous ses caprices et de réaliser jusqu’aux extravagances de son imagination. Un aimable vieillard, consul à Janina à l’époque où le chantre de Childe-Harold explorait le pays, nous racontait à ce propos une aventure qui, sans une officieuse et rapide intervention, allait avoir pour dénoûment la mort tragique du poète. Ali-Pacha n’entendait point raillerie sur ces matières. Des deux têtes coupables, il n’y en eut qu’une de tranchée, celle que le terrible justicier avait sous la main. Byron, averti, sauva la sienne par la fuite, et il n’était que temps. — A Venise, ces désordres offraient moins de péril, mais le diable n’y perdait rien. Spectacle aussi navrant que pittoresque, ce grand seigneur, ce fier génie entouré d’odalisques consumait ses nuits dans la débauche. Je m’étonne que Delacroix n’ait point fait d’un pareil sujet quelque splendide pendant à son Tasse dans la maison des fous. Peut-être bien y songea-t-il; mais Delacroix était trop de son époque pour se représenter et représenter jamais lord Byron autrement que par ses beaux côtés. Il n’en voulait qu’au Giaour vainqueur d’Hassan, qu’à Ghilde-Harold, don Juan, Manfred, Caïn et Lara. À cette période toute de fanfares et d’illustrations, les dehors suffisaient; on se payait de mise en scène, de couleur locale; on peignait l’orgie, les lustres embrasés, la vaisselle d’or, les femmes demi-nues ruisselantes de pierreries, sans réfléchir que le vrai tableau n’était point là, et que ce qu’il aurait fallu peindre, c’était la défaite même de cette âme au sein de ses apparens triomphes, la dégradation anticipée de cette superbe nature cachant déjà les misères physiques de la pauvre humanité sous un hautain sourire d’ange déchu. Ces attitudes, qui, traitées comme elles le méritaient de simples défaillances morales, n’auraient pu qu’affliger l’opinion, furent présentées par les arts et par la critique comme l’inévitable attribut de toute grandeur intellectuelle; les faiblesses, les vices d’un homme s’appelèrent sa destinée. Ceux-là qui peut-être n’eussent pas demandé mieux que de se laisser vivre, pour faire croire à leur génie, s’inoculèrent complaisamment le virus dont ils devaient mourir. Du grand au petit, tout le monde pose : celui-ci sur le bûcher de Sardanapale, celui-là dans les nuages du Thabor, tel autre dans le cabaret de Lantara. Partout la note résonne au-dessus du ton, s’enflant, se rengorgeant. Nul n’est au fond l’homme qu’il veut paraître; on a pris son personnage, on s’y tient, mécontent parfois de n’en pouvoir changer. Tout le monde parle pour la galerie. Childe-Harold pousse un cri de révolte, Lamartine y répond par de religieuses remontrances. Quand le doute ose élever si haut la voix, comment la foi se tairait-elle, comment oublierait-on qu’elle aussi peut servir de prétexte à de beaux vers? Entre le mauvais ange et le bon, il n’y avait déjà plus à choisir : le défi offrait à la réplique une occasion fameuse, le poète des Méditations s’en saisit aussitôt; qui pourrait cependant répondre qu’il n’eût pas mieux goûté l’autre rôle? La Chute d’un ange et certaines pages des Girondins sont là pour démontrer que les scènes d’horreur et de volupté ne répugnaient pas plus à Lamartine qu’au chantre du Giaour et de Manfred. Entre ces deux nobles natures, la dissonance n’existe qu’en vertu des circonstances et parce qu’un duo ne se chante pas à l’unisson; mais d’homme à homme, de poète à poète, que d’affinités! le génie d’abord, cela va sans dire, puis le ton des classes supérieures, cette indifférence, ce mépris envers les douleurs, les plaisirs et les travaux des autres, cette habitude innée de ne compter jamais qu’avec soi-même, et finalement cet incessant besoin d’agiter, de passionner le monde et de tout ravager sur son passage, quitte à dédommager ensuite par une larme ou quelque rime les pauvres cœurs qu’on a troublés.
C’est à la conversion de lord Byron que la deuxième des Méditations poétiques et religieuses est consacrée. L’esprit de révolte et de haine y reçoit doucement son admonition. On lui rappelle en vers harmonieux cette vérité peu nouvelle, mais dont les âmes endolories perdent trop volontiers la mémoire, à savoir que l’homme est créé pour souffrir, comme l’onde est faite pour couler, le torrent pour mugir, et fraternellement on invite la brebis égarée à rentrer dans la voie.
……… Gloire au maître suprême,
Il fit l’eau pour couler, l’aquilon pour courir,
Les soleils pour brûler et l’homme pour souffrir!
Éloquente et suave homélie qui laisse percer bien de l’indulgence
en faveur du réprouvé! Sous ces fleurs de beau langage, c’est de la
vraie sympathie qui se dérobe; insensiblement vous vous prenez à
songer au gracieux poème d’Alfred de Vigny. Byron est pour Lamartine ce que le tentateur est pour Éloa :
Et toi, Byron, semblable à ce brigand des airs,
Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts;
Le mal est ton spectacle et l’homme est ta victime,
Ton œil, comme Satan, a mesuré l’abîme,
Et ton âme, y plongeant loin du jour et de Dieu,
A dit à l’espérance un éternel adieu...
………….
Ton génie invincible éclate en chants funèbres,
Il triomphe, et ta voix sur un mode infernal
Chante l’hymne de gloire au sombre dieu du mal.
Comme la Vierge étoilée sur son nuage, le poète, tout en évangélisant le démon, subit son charme; allons plus loin, tant de moralité l’assomme, il en veut à la force des choses de lui imposer ce caractère, et se plaint de tout ce mysticisme qui l’attache au rivage, alors qu’il ne demanderait qu’à s’élancer vers la haute mer, à braver les flots et les tempêtes, à jouer en un mot aux yeux du monde de son époque le personnage bien autrement séduisant, prestigieux, de ce damné chevaleresque dont toutes les femmes sont éprises, et qu’une brillante jeunesse avide d’activité, de jouissances, d’émotions, acclame comme son représentant. « Ce poète misanthrope, jeune, riche, élégant de figure, illustre de nom, déjà célèbre de génie, voyageant à son gré ou se fixant à son caprice dans les plus ravissantes contrées du globe, ayant des barques à lui sur les vagues, des chevaux sur les grèves, passant l’été sous les ombrages des Alpes, les hivers sous les orangers de Pise, me paraissait le plus favorisé des mortels. Il fallait que ses larmes vinssent de quelque source de l’âme bien profonde et bien mystérieuse pour donner tant d’amertume à ses accens, tant de mélancolie à ses vers. Cette mélancolie même était un attrait de plus pour mon cœur[3]. » Par malheur, Lamartine n’avait point à opter; la place de Lucifer, éternellement enviée de tous, chose fort immorale, était prise et tenue avec gloire; restait à s’illustrer dans l’emploi des anges du Seigneur. Vertueux de gré ou de force, le chantre des Méditations engagea la partie sur ce pied, et la suite a prouvé qu’il n’avait pas eu tort de persister; l’abîme ayant trouvé son ténor, le firmament eut son virtuose. Ainsi va le monde. C’est à cette inspiration, à cette attitude, que nous devons le Dernier chant du pèlerinage d’Harold, fragment complémentaire de l’autobiographie du poète errant, histoire sentimentale et mystique de la campagne de Byron en Grèce et de la mort du héros. Avertir une âme qui se perd, lui prêcher sur le bord du gouffre d’onctueuses paroles d’édification, quelle tâche plus digne d’un chrétien ! Lord Byron fait au lit de mort un songe prophétique : deux urnes s’offrent à ses yeux, l’une contenant le fruit de vie cueilli à l’arbre du paradis, l’autre renfermant le serpent du doute ; le patient assoupi étend la main et se réveille aussitôt épouvanté, car, au lieu de la pomme, c’est l’affreux reptile qu’il a saisi.
Trois fois d’une urne à l’autre il promène sa main;
Trois fois, doutant d’un choix que le hasard inspire,
De leurs bords incertains, tremblante, il la retire ;
Enfin, bravant du sort l’arrêt mystérieux,
Il plonge jusqu’au fond en détournant les yeux.
Déjà ses doigts, crispés par l’horreur qui les glace,
S’entr’ouvrent pour sonder le ténébreux espace.
Quand, des plis du serpent soudain enveloppé,
Il tombe! Un cri s’échappe : Harold, tu t’es trompé!
Et l’écho de ce cri, que Josaphat prolonge,
L’éveillant en sursaut, chasse son dernier songe.
Il frémit; il soulève un triste et long regard;
Un mot fuit sur sa lèvre... Hélas! il est trop tard.
Lamartine l’absout nonobstant; avant de damner une âme de cette
grandeur, de ce courage, de cette puissance, une âme travaillée
par de si déchirantes épreuves. Dieu lui-même y regarderait à deux fois, et le disciple a pour son maître toutes les indulgences de l’admiration. Un vrai chrétien assurément serait plus sévère ; mais Lamartine fut-il jamais un vrai chrétien ? Les miséricordes infinies ne
lui coûtent guère, et nous le voyons les distribuer sur son passage
avec la sublime prodigalité d’un scepticisme qui s’ignore. Sa foi vit
de contemplation, de rêverie, et n’a jamais gêné personne. Il vous
laisse, en tout état de cause, la conscience absolument à l’aise ; ses
méditations, élévations et recueillemens n’impliquent d’autre culte
que celui de la nature, d’autre autorité que l’enthousiasme. Le Dieu
de Lamartine est le Dieu des bonnes gens de Béranger, sauf l’irrévérence et le cynisme de la gaudriole. Ce Dieu-là n’a point de bonnet de coton et ne met point la tête à la fenêtre pour voir ce qui se
passe sur la terre. On l’installe dans les nuages roses de l’Orient
ou dans les vapeurs argentées du clair de lune, on l’entoure d’une
cour de séraphins à robes flottantes, et dont les traits célestes ont
cet agrément singulier de rappeler à nos yeux les plus charmans
visages du type féminin ; mais tout cet appareil ne relève au demeurant que de l’imagination, c’est de la mythologie pure et simple. Les croyances de ce genre n’imposant aucun devoir, on les peut avoir à bon marché : il suffit d’accorder sa harpe sur le ton et de se monter la tête.
Lamartine, avec cette inconcevable audace d’outrecuidance qu’on lui passe à cause d’une grâce innée qu’il apporte jusque dans ses afféteries, Lamartine a dit quelque part dans ses Confidences en parlant par allusion de sa propre personne : « S’il eût tenu un pinceau, il aurait peint des vierges de Foligno ; s’il eût manié le ciseau, il aurait sculpté la Psyché de Canova ; s’il eût connu la langue dans laquelle on écrit les sons, il aurait noté les plaintes aériennes du vent de mer dans les fibres des pins d’Italie, ou les haleines d’une jeune fille endormie qui rêve à celui qu’elle ne veut pas nommer. S’il eût été poète, il aurait écrit les apostrophes de Job à Jehovah, les stances d’Herminie du Tasse, la conversation de Roméo et Juliette au clair de lune de Shakspeare, le portrait d’Haydé de lord Byron. S’il eût vécu dans ces républiques antiques où l’homme se développait tout entier dans la liberté, comme le corps se développe sans ligature dans l’air libre et en plein soleil, il aurait aspiré à tous les sommets comme César, il aurait parlé comme Démosthène, il serait mort comme Caton. » Qui sait si Lamartine, une fois en train de byroniser, n’aurait point à son tour appuyé sur la note caractéristique ? La conscience a des secrets que nul regard ne sonde ; d’ailleurs le chantre des Méditations avait pris parti pour la religion, et n’avait plus à s’en dédire dans ses vers. Il s’était posé en croyant, ce qui ne l’empêcha point de se préoccuper toute sa vie de lord Byron, son rival en génie, en beauté, en renom, dont l’infernal magnétisme l’attire, et qu’il suivrait jusqu’aux abîmes, si quelque chose ne lui soufflait au fond de l’âme qu’il vaut mieux être le premier parmi les anges de lumière que le second entre les damnés.
Comme il connaissait son Chateaubriand, Lamartine connaissait son Byron, et l’imitait de loin autant que les bienséances le lui permettaient. Spectacle du reste assez curieux que ces divers points de ressemblance chez ces trois hommes, chez ces trois dominations, pour parler le langage du Dante ! Le même orgueil de race les enflamme; poètes par la grâce de Dieu, ils affectent de traiter avec indifférence et dédain leur souveraine vocation, et commencent par se donner devant leur miroir des airs d’homme d’état que les badauds naturellement prennent au sérieux. Celui-ci compte bien ne jamais s’adresser au public que du haut de la tribune de la chambre des lords; quant aux autres, s’ils écrivent de la prose ou des vers, c’est en attendant mieux, — et ce mieux, quel est-il? Dieu les a créés Chateaubriand et Lamartine; mais eux, leur ambition, leur prétention est d’être un jour de parfaits secrétaires d’ambassade, de copier, de cacheter des dépêches et de viser des passeports. « Trois poètes, divisés par les intérêts et la nationalité, ont été en même temps ministres des affaires étrangères, moi en France, Canning en Angleterre et Martinez de la Rosa en Espagne. » Passe encore pour Martinez de la Rosa; mais que vaut Canning comme poète? Le négociateur du congrès de Vérone eût-il donc été si flatté qu’on lui attribuât comme ministre des affaires étrangères la place que Canning occupe parmi les poètes? Il n’importe, c’était la manie du jour. La poésie, le génie littéraire, avaient cette spécialité, modeste au moins, convenons-en, de vous désigner pour un emploi quelconque dans la diplomatie, Byron, qui partout donnait le ton, avait mis ce dandysme à la mode. Poète et grand seigneur, poète et secrétaire d’ambassade, c’était le comble de la fashion. Nous avons eu depuis les poètes menuisiers, boulangers et perruquiers : autres temps, autres mœurs! La diplomatie, on se le rappelle, avait à cette époque encore de son prestige et passait pour une école d’élégance et de distinction : Napoléon envoyait à Rome l’auteur du Génie du christianisme, le chantre des Méditations recevait en 1821 sa première récompense officielle sous forme d’un brevet d’attaché de légation à Florence, de là se rendait à Naples, puis à Londres, toujours pour y tenir des postes subalternes, et finalement revenait à Florence comme chargé d’affaires, lorsque la révolution de juillet coupa court à sa carrière extérieure, de même que l’assassinat du duc d’Enghien avait subitement interrompu Chateaubriand dans la sienne. Lorsque Lamartine, en parfait galant homme, crut devoir résigner ses fonctions, il allait être nommé ministre en Grèce par la restauration, qui montra toujours plus que du discernement vis-à-vis de ses poètes, et sut mettre dans ses rapports avec eux certaines délicatesses qui doublent le prix d’une faveur. Ces prévenances qu’un gouvernement peut toujours avoir envers le talent, Lamartine en conserva jusqu’à la fin le souvenir, et Victor Hugo, lui non plus, ne les a point oubliées. Qu’on lise à ce sujet quelques vers tout récens d’une émotion si vraie et qui répandent je ne sais quelle suave et pure senteur de lis dans l’atmosphère si profondément viciée de l’Année terrible.
La Grèce attirait donc aussi Lamartine. Après Chateaubriand, après lord Byron, l’auteur des Méditations se devait à lui-même et devait à l’esprit de son temps ce pèlerinage. Il le fit en 1832, en légitimiste désœuvré à qui les électeurs venaient de refuser un siège à la chambre. Voyage à la Byron, entrepris dans toutes les conditions d’une existence princière! il frète un bâtiment, emmène sa famille et sa suite. A Beyrouth, il s’installe magnifiquement, ne marche qu’entouré d’un cortège d’Arabes; c’est ainsi qu’il rend visite à la vieille lady Hester Stanhope et recueille sur la montagne les étourdissantes prédictions de la pythonisse anglaise, puis rentre chez lui, évoquant « les idées, les religions, les empires » qu’il voir sortir de tant d’illustres ruines, grandir pour un moment et disparaître. Imitation, dilettantisme et vanité! l’étoile de Byron, sous laquelle il naviguait, ne tarda guère à lui porter malheur. Il perdit sa fille, et revint en France l’âme pleine d’une de ces incurables douleurs qui, lorsqu’elles ne font pas de grands chrétiens, font de grands révoltés. Lamartine, à dater de ce jour maudit, s’insurgea contre la Providence et fut vraiment le frère de Byron.
Une des plus charmantes perles de cette ceinture d’îles et d’oasis marines dont Venise la belle s’environne est assurément San-Lazaro avec son cloître d’élégante et simple architecture, et ses frais jardins plantés de vignes, semés de fleurs. Byron aimait à diriger de ce côté sa gondole vers le soir. Usé avant l’âge par les plaisirs et l’ennui, miné de fièvres, il abordait à cet asile du repos et du silence comme le cerf altéré de l’Écriture s’approche de la source d’eaux vives. Ces fuites rapides au Lido loin de sa maison pleine de débauches, ces violens exercices à cheval auxquels il se livrait dans un étroit espace, n’étaient que défis portés aux lois de la nature; les seules heures d’apaisement qu’il lui fût donné de goûter, il les trouvait parmi ces bons pères arméniens voués à la contemplation, à la prière, au sein de cette retraite comme l’âme d’un poète en peut rêver. Les bénédictins méchitaristes ont pour mission de répandre la parole sacrée dans tous les coins de l’univers. Leur couvent est une pépinière de savans; on y enseigne toutes les langues. Lord Byron venait régulièrement prendre là ses leçons d’arménien, que lui donnait padre Pasquale, un vieillard de fra Angelico. Regardez au mur de la bibliothèque son portrait, peint par Schiavone; ce front de penseur, cette barbe de patriarche et ces yeux qui seraient d’un enfant, si l’enfant à cette adorable candeur pouvait unir cette expression d’infinie mansuétude. Le saint homme n’avait pour son élève que bonté, douce commisération. Lord Byron pouvait être un hérétique, un athée même, il n’en savait, n’en voulait rien savoir. Ce qui lui suffisait, c’était de connaître les nobles flammes dont brûlait pour la cause des Grecs cette âme altière et douloureuse.
Bien des fois, pendant que nous étions à Venise, nous avons visité ce cloître de San-Lazaro. Nous parcourions la bibliothèque, très riche en curiosités, en documens historiques et philosophiques, surtout en manuscrits des homélies et commentaires de saint Basile et de saint Chrysostome, mais parmi lesquels aucun ne valait à nos yeux certaines lignes de la main de Byron. C’est un fait incontestable que notre faculté de comprendre grandit beaucoup par la présence des localités. Des grandes personnalités, tout nous devient relique; Rousseau, Voltaire, lord Byron, se sont assis à l’ombre de cet arbre, et c’en est assez pour que ses fruits nous intéressent; ils ont habité cette chambre dont le vent des siècles a depuis dispersé l’atmosphère, et nous croyons nager dans le même air qu’ils ont respiré. La chambre qui servait de retraite et de salle d’étude à lord Byron chez les bons pères est une étroite pièce attenant aux bibliothèques; de l’unique fenêtre qui l’éclairé, le poète embrassait le riant panorama des lagunes et pouvait suivre au Lido d’un œil distrait ses coursiers, qu’on ramenait tout fumans des fatigues de sa promenade. La consomption physique avait amené l’alanguissement des forces créatrices; peu à peu se ralentissait l’essor de son génie. Ses essais dramatiques portent la trace de ce déplorable état moral. Le mouvement lyrique de Childe-Harold et du Corsaire ne s’y retrouve que de loin en loin, et quelle pauvreté d’action, quelle absence d’individualité chez les personnages secondaires! à peine si la vie s’accuse au premier plan. Pour être juste, il faut dire que les esprits de cette trempe, s’ils ont des éclipses, ne s’éteignent point tout à fait. Dans Manfred, dans Caïn surtout, gronde l’ancien tonnerre, et de ces fameux combats que se livrent les bons et les mauvais anges des éclairs jaillissent à vous éblouir; mais la voix rauque de l’enfer ne règne pas seule, des hymnes célestes lui répondent, et le gouffre par momens interrompt ses orages pour laisser la paix du firmament et le doux clair de lune se répandre sur un paysage édénique. Il semble qu’à cette heure, dans la destinée de lord Byron, le décor change aussi; au désert, à la nuit profonde, succède un nouvel horizon. Est-ce une illusion du dernier jour? l’amitié, l’amour, que lui veulent ces mirages oubliés?
Nous parlerons de Shelley tout à l’heure; voyons d’abord la Guiccioli. Elle avait seize ans, la beauté lumineuse d’une nymphe de Véronèse et des cheveux comme Lucrèce Borgia, capelli d’oro! Un soir, dans le monde, lord Byron lui fut présenté, et soudainement, presque sans le vouloir, la charma. Sa voix, dont les vibrations allaient au cœur, fit le miracle : toujours Lucifer ! Mariée, elle l’était, mais si peu! une distance de plus d’un demi-siècle la séparait du comte Guiccioli. D’un côté, la disproportion d’âge, la mésintelligence des deux caractères, toutes les incompatibilités d’un mariage de convenance, de l’autre la séduction, la gloire du poète, que d’excuses pour la jeune femme ! D’ailleurs sur quoi s’appuient ces insinuations? Sur les papiers de Thomas Moore, autorité bien contestable. Les Anglais ont une qualité qui certes les distingue entre les peuples, mais leur tort est de la pousser à l’excès. Ils ne voient en morale comme en politique et en littérature que l’intérêt anglais, l’orgueil anglais; sauver le pavillon! voilà leur cri de guerre. Trop de bruit s’était fait dans le monde à propos des galantes escapades de Byron avec quelques grandes dames de la société britannique; il s’agissait de distraire, de détourner l’opinion, et Teresa Guiccioli, une Italienne, se trouva comme à point nommé pour attirer et concentrer sur elle toutes les indignations d’un pharisaïsme qui n’est vraiment de belle humeur que lorsqu’il instrumente contre l’étranger. On conçoit bien qu’en tout ceci la seule cause de la vérité nous préoccupe. Pour nous, celle qui fut aimée de lord Byron à l’époque du séjour à Venise, celle à qui l’âme ravagée du chantre de Childe-Harold dut ses ultimes consolations, cette femme-là n’existe plus; depuis longtemps, elle est allée rejoindre son héros dans les Élysées où sont les Elvire, les Julie et les Frédérique, et si nous parlons d’elle comme d’une morte, c’est pour rendre à sa mémoire les doux hommages qui lui reviennent. Aucune femme n’a mieux mérité de lord Byron; tant d’autres l’avaient meurtri, blessé, désespéré, que l’unique place qui restait désormais à prendre près de lui était celle d’une sœur de charité. Teresa Guiccioli remplit cet emploi simplement, tendrement; elle mit le baume sur la plaie, endormit la souffrance. C’est à se demander quel avantage aurait eu Byron à faire d’elle sa maîtresse. Les grands libertins ont des raffinemens psychologiques, et, quand leur âme trouve enfin à qui parler, un tel besoin d’estime envers l’objet qu’ils chérissent les saisit, que leurs sens se taisent aussitôt. Il se peut qu’en Angleterre on pense autrement, mais j’ose avancer ici que Byron cette fois aima trop son amour pour y céder.
D’ailleurs la santé du poète se comportait de mal en pis; au désordre moral répondait l’ébranlement physique; son organisme ne fonctionnait plus que par secousses, par crises nerveuses. La lettre suivante écrite à Murray indique un état spasmodique très prononcé. « Bologne, 12 août 1819. Je ne sais comment faire pour répondre aujourd’hui à votre lettre, car je ne me sens vraiment pas bien. Je suis allé voir hier la Mirrha d’Alfieri, et le dernier acte m’a donné presque des convulsions. Vous remarquerez que je ne parle point ici d’un de ces mouvemens hystériques tels que les femmes en ressentent, mais que j’entends une lutte à mort avec les sanglots qui m’étouffaient, avec une angoisse, une épouvante, dont rarement une œuvre poétique fut pour moi l’occasion. C’est la seconde fois de ma vie qu’il m’arrive d’être remué de la sorte par quelque chose qui n’est pas la réalité même. La première impression de ce genre me vint de Kean lorsque je le vis jouer sir Giles Overreach. Pour comble d’infortune, la personne dans la loge de qui j’étais tomba dans le même état, plutôt par terreur de ma suffocation, je suppose, que par toute autre espèce de motif ayant rapport avec ce qui se passait sur la scène. Bref, j’ai été mal à mon aise, elle a été mal à son aise, et ce matin nous sommes tous les deux entrepris et dans une de ces dispositions tragiques où l’usage des sels d’Angleterre est recommandé. » Les mémoires de la comtesse Guiccioli racontent que lord Byron, à la suite de cet accès, fondit en larmes et quitta le théâtre. L’actrice qui représentait Mirrha ce fameux soir était, paraît-il, si admirable, qu’en dépit de l’horrible passion dont elle subit les tourmens, a on ne ressentait pour elle qu’une miséricordieuse sympathie. » L’ébranlement chronique s’aggravant, bientôt ces crises se succédèrent à de très fréquens intervalles. A Ravenne, une autre tragédie du même Alfieri provoqua le même accident. Thomas Moore part de là pour établir un parallèle entre le poète de Mirrha et le chantre d’Harold; l’auteur de la Jeunesse de lord Byron se plaît à revenir sur ce discours. « Quand on lit les mémoires d’Alfieri, écrit-il, on est frappé des traits de ressemblance entre le jeune seigneur italien et le jeune lord. Cette même éducation négligée et dure, cet isolement à l’entrée dans la vie, ce mélange d’impétuosité et d’indolence, cette haine de la tyrannie, cette hauteur aristocratique unie à des opinions libérales et républicaines, il n’est pas jusqu’à ce goût des exercices du corps qui ne rappelle au lecteur des mémoires d’Alfieri la triste et ardente jeunesse de Byron. » Tous les deux en effet aimèrent les femmes, les chevaux et les chiens, quittèrent leur patrie en fugitifs, et mêlant l’action à la poésie, occupant le monde au moins autant de leur personnage que de leurs œuvres, furent de grands comédiens devant les hommes. Là seulement est le véritable trait de ressemblance. Pour le reste, amour de la liberté, républicanisme, on pourrait aussi bien leur comparer Chateaubriand et tous les beaux esprits qui de tout temps se sont prélassés de la sorte, flagellant les princes et caressant le peuple d’un air charmant, despotes par nature et s’attaquant au despotisme, qu’ils pratiqueraient demain au pouvoir. Servir la liberté, sublime tâche qui s’accomplit moins bruyamment! Cet amour-là, comme les autres, veut des cœurs modestes, charitables, dévoués au prochain; les Alfieri, les Byron, n’aiment que leur gloire : tout en eux, jusqu’à leur martyre, se rapporte à l’orgueil personnel; plaignons-les, mais ne nous plaignons pas, car cette féroce vanité, mobile suprême de leurs actions, leur a fait produire leurs chefs-d’œuvre, et c’est surtout par ce qu’ils nous laissent que les grands esprits servent à la cause de l’humanité.
Lord Byron n’eut jamais que ce qu’on appelle des connaissances, il n’eut point d’amis. Entre tous ces cliens, familiers, compagnons de voyages et de plaisir qu’il traînait à sa suite, vous n’en citeriez pas un qu’il fût allé chercher de son propre mouvement. Si toute renommée a ses courtisans, quelle attraction n’exercera pas la royauté d’un poète à la fois grand seigneur et dandy ! Se réclamer de lord Byron, s’agiter dans l’orbite d’un tel astre! Lui, comme tous les potentats, se laissait faire, rendait négligemment le salut, le sourire, la poignée de main, et ne se tenait pas davantage pour engagé. Spéculer sur les bonnes grâces d’un homme à la mode est assurément un acte moins dégradant que de tirer sur la bourse d’un financier, mais cela suffit pour vous classer un individu. On n’est jamais l’égal d’un homme dont on attend quelque chose; or l’amitié ne saurait exister qu’entre égaux. Shelley seul eût été capable de tenir cet office d’ami et de porter plus tard un témoignage véridique. La mort s’y opposa, et c’est au contraire à lord Byron qu’échut l’occasion de parler de Shelley. « Encore un de mort, écrit-il en revenant de voir la flamme du bûcher consumer les derniers restes de Shelley, — encore un homme que le monde aura lâchement, outrageusement méconnu. Shelley fut le meilleur des hommes, le moins égoïste que j’aie jamais rencontré, un homme qui sacrifia tout son bonheur et tout son bien aux autres ! » Pauvre Shelley, son existence fut la personnification du poète moderne! Il lutta sans relâche et jusqu’à la mort pour les droits de la pensée et de l’imagination contre les préjugés d’un âge qui n’eut pas de plus noble enfant, et qui toujours refusa de le reconnaître. Il est vrai que Shelley avait beaucoup lu Spinoza, crime sans nom aux yeux des fanatiques, et que ne pardonnent ni les évêques d’Exeter et d’Oxford, ni les lords chanceliers. Je m’étonne que, dans Stello, Alfred de Vigny ait oublié Shelley. Sans Shelley, point de complet martyrologe; on lui prit jusqu’à ses enfans! La vieille Angleterre l’avait excommunié, banni... Et ce damné, quiconque plongeait en son cœur, regardait dans sa vie, n’y trouvait que dévoûment, amour. Aimer les hommes à ce point et en même temps nier Dieu, est-ce possible? Cor cordum ! ces deux mots caractéristiques du poète-martyr sont de Byron, et cette épitaphe rachète celle du chien Boatswain.
Shelley avait vingt-neuf ans lorsqu’un jour, se promenant dans le golfe de la Spezzia, un coup de mer l’engloutit avec sa nacelle. Il était svelte, de figure allongée, avec le charme et la gracilité d’une jeune fille; ses grands yeux pleins de phosphore et de vie étrange avaient, comme ceux de Novalis, l’effarement de l’infini. D’épais cheveux châtains flottaient en boucles autour de son front, et sur sa joue, de blancheur lactée, flamboyait cet incarnat de mauvais augure dont certaines pâleurs se colorent à faux comme des roses blanches qui deviendraient rouges. Ses nerfs étaient des fibrines de sensitive qu’il fallait à chaque instant détendre, apaiser. L’opium avait de bonne heure ruiné tout son système, et le délire, comme une épée de Damoclès, nuit et jour menaçait sa tête. Des idées par myriades, et, pour en soutenir le faisceau, point de force! Des rêves, des visions dont il n’était pas maître, et qui le tourmentaient, l’ensorcelaient! Se venger de cette société qui le haïssait, user, comme Byron, de représailles, il n’y pensa jamais. C’était l’âme d’un Ariel. Vaporeuse, éthérée, sa poésie nage dans le bleu, chante en montant toujours à la façon de l’alouette. Byron était armé de pied en cap contre les hommes; au service de ses colères, de sa diabolique ironie, il avait la satire et l’invective. Son train de vie, son opulence, son harem, ses chiens, ses chevaux, son aristocratie, tout cela faisait partie de l’arsenal qu’il employait pour mettre en état de siège poétique l’Angleterre et la vieille Europe; mais le pauvre Shelley, quelles ressources possédait-il pour aller en guerre? Le scandale sous lequel il succombait n’était pas même l’immoralité de Byron, théâtre où le gladiateur superbe pouvait en mourant frapper encore ses adversaires et passionner la foule ; — on l’accusait de ne pas croire en Dieu. Les docteurs de la loi, les gazettes, toutes les commères de la Grande-Bretagne avaient fulminé l’exorcisme contre ce rêveur épris de mysticisme, altéré d’infini. Que pouvait-il répondre? Est-ce qu’on argumente avec les faibles? — La poésie de Shelley se rapproche beaucoup de celle de Novalis, et ce n’est point seulement par des traits de physionomie que ces deux rares poètes se ressemblent. Contemplation de la nature, divination de ses moindres secrets, mélange exquis de sentimentalité et de métaphysique, avec cela nulle plasticité, des mirages et point de formes, l’élévation aboutissant au vide, une atmosphère où l’on éprouve, à force de monter, ce refroidissement qui vous gagne dans les couches supérieures de l’air ! — la Reine Mab, ce rêve d’un enfant de dix-sept ans, faisait l’admiration de Byron. Qu’on lise à ce sujet une note des deux Foscari; l’influence fut même si forte que le drame de Caïn, au second acte surtout, en a gardé l’empreinte. Du reste, ce n’est point l’unique fois que la pensée de Shelley ait déteint sur Byron.
Dès 1816, ils s’étaient revus en Suisse. Shelley, nouvellement marié à sa chère Mary Godwin (l’auteur de Frankenstein), venait passer l’été dans une maison de campagne au bord du lac de Genève et non loin de la villa Diodati, qu’habitait Byron. Les deux amis se rencontrèrent dans un hôtel, sur la route de Coppet. Pourquoi l’aimable biographe de la Jeunesse de lord Byron a-t-il omis à cette occasion un chapitre qui de sa plume eût acquis tant d’intérêt? Lord Brougham parlant aux Français de Voltaire semble prendre à tâche de négliger le séjour en Angleterre pour ne nous entretenir que de Cirey et de ses hôtes, que nous connaissons trop. Ici, même lacune dans le livre et même désappointement chez le lecteur. Pourquoi, fût-ce agréablement, revenir à des choses connues, alors qu’on possède à part soi l’inédit et tout le talent qu’il faut pour l’écrire? Shelley, lord Byron à Coppet, tableau d’histoire et de famille dont se repaissait d’avance notre curiosité, et qu’on nous refuse! Lord Byron admirait infiniment Mme de Staël, mais il la craignait. Ce talent viril, ce caractère, effrayaient, décontenançaient sa nature moins efféminée encore que féminine. Il mettait Delphine' fort au-dessus du célèbre roman de Rousseau, et l’intérêt que lui témoignait Mme de Staël le flattait beaucoup; cependant nous voyons qu’il se maintint toujours à distance, plus sous l’autorité que sous le charme. La vraie sympathie fut pour Mme la duchesse de Broglie. Tant de simplicité unie à tant d’intelligence, de vertus, l’eut bientôt subjugué. « La force douce est grande, » disait jadis Épiménide, et nous ajoutons : souvent d’autant plus grande qu’elle a pour vis-à-vis la force qui s’affirme et que sans le vouloir elle lui fait contraste, «Je ne connais rien de plus beau, de plus touchant que le développement des affections domestiques chez une femme supérieure ! » Quel douloureux retour sur lui-même impliquent ces paroles de Byron!
Lord Byron et Shelley vécurent pourtant de belles heures côte à côte; le lac, tout proche, offrait carrière à leur navigation : « beau lac, t’en souviens-tu? » On s’embarquait le soir à la clarté des étoiles, et tandis que la brise enflait la voile, leurs âmes silencieuses se comprenaient. S’il y a toujours en ce monde un être devant lequel le poseur le plus imperturbable redevient simple, pour lord Byron, ce maître en l’art de se détendre, ce professeur d’humanité fut Shelley. Cette nature de sensitive le ramenait involontairement. On assure qu’il n’est point de cheval indomptable à la main d’une femme, certaines âmes affectueuses doivent avoir ce don d’apaisement, disons mieux, d’intimidation. L’impétueux Byron avait appris à se contenir devant ce délicat jeune homme, à rentrer, à taire ses colères, dont l’essor allait reparaître bientôt dans Manfred et dans ce troisième chant de Childe-Harold, qui, non moins que la tragédie de Caïn, portent la trace du passage de Shelley. Au demeurant et en dépit de leurs prédications libérales, deux grands aristocrates que ces fiers penseurs : odi profanum vulgus et arceo ! Même devise, que chacun accentue à sa manière, celui-ci d’un ton âpre, arrogant, parfois inhumain, celui-là d’un air de romanesque rêverie, mais qui jusque dans l’attendrissement laisse vibrer la note dure. Byron ne parle d’amour qu’avec des paroles de haine, fait les doux yeux à ces démons de l’existence qu’il pourchasse et caresse à la fois, tandis que Shelley, dont l’idéal mystique est la transfiguration même de l’existence, les combat en se noyant dans le pur éther. C’est dans son Prométhée délivré qu’il faut admirer le triomphe de ce symbolisme. L’esprit a vaincu la matière; à force d’amour et d’acharnement à la lutte, l’humanité s’est reconquise. Ce poème de la rédemption universelle vint au jour parmi les ruines des bains de Caracalla, dans Rome, où fut aussi composé le drame des Cenci, « la plus belle œuvre de la tragédie moderne, au dire de Byron, et point indigne de Shakspeare. » Après un rapide séjour en Angleterre, où l’attendait de nouveau son démon familier, l’infortune, qu’il s’était habitué à traiter désormais comme « une amie, une sœur[4], » Shelley, décidé sinon à rompre entièrement avec le monde, du moins à ne plus vivre que pour un cercle intime, se rendit en Italie avec sa femme, parcourut Rome, Naples, Pise. A son passage à Venise, il avait retrouvé Byron, connu la Guiccioli, écrit Julian et Maddalo, peinture de la vie des lagunes où le poète de Childe-Harold et lui sont représentés. Au nombre de tant d’élégies, de satires, de songes et de dithyrambes que vit éclore cette période, on en citerait plusieurs dont le titre seul marque une date, Hellas ou le triomphe de la Grèce par exemple, et bien d’autres : hymnes à la liberté, cris de détresse et chants d’agonie d’une âme préludant à son apothéose.
De ces agitations, de ces luttes et de ces misères, la destinée avait fixé le terme. Les flots de la Méditerranée engloutirent leur victime. La douleur de Byron fut vraie, profonde. Autour de lui sévissait la mort. Allegra, sa fille naturelle, venait aussi d’être enlevée à sa tendresse. Consterné, brisé, il se rattachait à Teresa Guiccioli, sa dernière espérance, son unique amour désormais en ce monde. De Venise, elle avait fui à Ravenne; Byron accourut, pensa même à l’épouser. Son état maladif, l’irritabilité croissante de ses nerfs, lui rendaient de plus en plus nécessaire la présence et le commerce d’un être bon et doux à ses caprices, n’ayant au cœur pour ses vivacités et ses souffrances que soulagement et consolation, et toujours en sainte alliance avec la jeunesse et la grâce. Comme tous les romantiques, Byron devait avoir son heure d’élévation religieuse. On raconte qu’un jour agitant des questions de dogmes avec Walter Scott, le romancier lui dit : « Ne vous avancez pas trop; vous changerez d’avis tôt ou tard, c’est ma conviction. — Quoi donc? s’écria Byron d’un air piqué, êtes-vous aussi de ceux qui prétendent que je me ferai méthodiste? — Point du tout, répondit Scott, mais je ne serais nullement étonné de vous voir devenir catholique, et vous distinguer par l’austérité de vos pénitences. » Un instant en effet le catholicisme l’attira vers ses cloîtres méditatifs, où tendent les immenses lassitudes; mais presque aussitôt ces velléités s’évanouirent, remplacées par d’autres desseins plus conformes à la nature équestre du héros, à ses goûts de voyages et d’aventures, et l’Europe, au lieu d’un Rancé, vit surgir un Tancrède.
Lord Byron ne pouvait se faire moine; il se croisa. En échange des jours heureux passés sur le sol de la Grèce et des splendides inspirations reçues de ce côté, le noble barde offrit le sacrifice de sa vie. Avant de quitter l’Italie, il adresse un appel à ses amis, arme un navire; on met à la voile, et le 5 janvier 1824 lord Byron débarque à Missolonghi. Jamais prince n’eut pareil accueil; aux cris enthousiastes de la population, l’artillerie des forts unit ses salves. Rénovation superbe ! toutes les ombres dont cette belle figure semblait offusquée ont soudainement disparu, le poète et le soldat restent seuls. Les plus sérieux projets tenaient son âme occupée, et ce qu’il y a de certain, ce qu’affirment les hommes du métier, c’est qu’il développa dès l’abord des talens extraordinaires d’organisation. Il aurait voulu précipiter les choses, mais les empêchemens se succédèrent. Byron crut voir dans ces retards l’effet de la mauvaise volonté et s’en irrita ; de son irritation bientôt naquirent le dégoût, la mélancolie, cette nervosité fébrile qui fut le malheur de son existence et le vice prédominant de son caractère.
Le 15 février, il tombe frappé d’épilepsie ; ses amis cherchent à l’éclairer sur les dangers d’une atmosphère paludéenne, il refuse de s’éloigner, et quelques jours après, rentré avec le frisson de sa promenade à cheval, il s’alite, le délire le prend, on le saigne, on le tue. Le 19 avril au matin, il eut l’air de s’éveiller d’une léthargie où l’épuisement l’avait plongé, ses grands yeux s’ouvrirent pleins de lumière, puis irrévocablement s’éteignirent. Ainsi mourut Byron à la fleur de l’âge, et cette mort, qui fut chez ce grand sceptique l’acte du plus magnanime enthousiasme, imposera toujours silence à bien des récriminations. L’Angleterre, qui de son vivant l’avait banni, pouvait maintenant réclamer son corps pour l’ensevelir à Hucknell dans le caveau des ancêtres. « Sa sœur Augusta-Marie Leigh élève cette pierre à la mémoire de son frère ! » A côté d’un nom si glorieux d’époux et de père, un seul nom fidèle s’est inscrit, celui d’une sœur : isolement partout, désert autour de son berceau, de sa tombe ! Il arrive chez les ombres comme il entrait jadis à la chambre des pairs, sans personne pour l’introduire[5]! Cependant l’ingrate patrie n’eut de lord Byron que ses ossemens ; son cœur, donné à la Grèce dans la vie, lui resta dans la mort.
Cor cordum ! Qui sait si, de cette inscription votive à la mémoire d’un ami, quelque chose ne s’appliquerait pas à Byron lui-même? Son cœur ne la parlait-il point aussi, cette langue immortelle du beau, de la mélancolie, qui s’adresse à tous les cœurs humains, les émeut, les remue et les fait noblement vibrer ? « Celui-là était un homme! » s’écrie Shakspeare jugeant Brutus par la bouche de Marc-Antoine. Un tel mot n’irait point à Byron, il le dépasse; mais dans ce caractère orgueilleux et vain, inconsistant, volage avec les femmes, irréfléchi dans ses actes, immoral et non vicieux, comment négliger ce qui vient de la naissance et de l’éducation? Maudisse lord Byron qui osera ! nous sommes de ceux qui pensent qu’il faut le plaindre. Ce grand bruit qu’il a mené par le monde, pourrait-on le payer davantage ? Il a payé pour tout, pour sa naissance et son éducation, pour sa couronne de poète et pour celle de pair d’Angleterre. Ce ton revêche, acariâtre, cette humeur insociable, présent d’une méchante fée, composaient le premier fonds de sa poésie; voyant le tour réussir, il l’exagéra, et son plaisir fut de se rendre chaque jour et par tous les moyens plus impossible, de telle sorte que lui-même perdit conscience du mensonge comme de la vérité, et, ne discernant plus, passa du cynisme au titanisme et du titanisme au byronisme, suprême expression d’un état de désordre intellectuel et physique, d’un régime qui relève de la pathologie au moins autant que du domaine de l’esthétique.
Ces hommes qu’il se figurait détester, il recherchait leurs applaudissemens, versait des larmes sur leurs misères, leur prêtait au besoin de l’argent. « Vous me dites que personne au monde ne donnerait un son à cet individu, écrit-il à Murray, son éditeur; c’est justement parce qu’il est assez malheureux pour que personne ne lui prête un son que j’entends, moi, lui donner ce qu’il demande[6]. » Bienfaisant et de cœur généreux, Byron avait la munificence des sceptiques, il s’amusait à poser des énigmes à la galerie, s’inspirait volontiers de la scène du pauvre dans le Don Juan de Molière. Sorti un jour à cheval, il rencontre une vieille femme et lui jette sa bourse. Jusqu’ici tout est fort simple; mais pourquoi noter le trait dans ses tablettes? Apparemment pour laisser de la besogne aux commentateurs et glossateurs à venir. S’il s’en trouve qui passent outre à l’invite, quelqu’un y répondra. Bien des manières s’offrent en effet d’expliquer ce rébus à l’avantage comme au préjudice du personnage, qui, selon le point de vue du biographe, sera tout de suite le plus généreux, le plus dissipateur ou le plus fou des hommes. Quant à moi, rien ne m’assure que la vue de cette malheureuse femme n’ait point réveillé chez lord Byron le souvenir d’une rencontre semblable, où le poète, accosté, sollicité, refusa de se laisser toucher. Les nobles âmes ont de ces retours, et le repentir de celle-ci fut, qui sait? de jeter l’aumône cette fois avant qu’on la lui demandât. Peut-être aussi ce remords, caché au plus profond du cœur, dirigeait sa main, alors qu’il lançait cette bourse, croyant simplement s’en débarrasser parce qu’elle le gênait.
La pensée humaine a des replis qu’il faut désespérer de sonder. Nous rendons-nous toujours bien compte des actes que nous accomplissons? Comment un autre prétendrait-il savoir de nous ce que nous-mêmes nous en ignorons? Notre propre vie reste souvent pour nous-mêmes un secret, et nous voudrions parler de celle des autres, l’expliquer, la juger! Confessions de Rousseau, de Goethe, d’Alfieri et de Benvenuto, mémoires du cardinal de Retz, confidences de Lamartine, œuvres d’arrangement et de fantaisie, où la vérité n’apparaît qu’agrémentée d’arabesques! La vérité nue, mais rien que d’y toucher l’effroi vous gagne, tant ce qu’elle aurait à vous révéler contient de sombre, d’affligeant, de coupable et d’abject, et cela pour les plus grands d’entre nous comme pour les infimes! Ce que nous nous figurons d’un grand homme est toujours plus ou moins une sorte de fantaisie dans laquelle nous-mêmes, à notre insu, nous jouons le premier rôle. Involontairement, nous dirigeons dans ce sens toutes nos informations, appuyant sur ce qui nous convient, glissant sur le reste, et donnant par là satisfaction à l’immense besoin d’idéal qui nous possède. Ce n’est point dans leurs actions privées qu’on doit étudier les hommes de génie, c’est dans leurs livres. Il n’y a qu’un chemin pour aller à la découverte d’une belle âme, le sentiment de ce qu’elle a pu avoir de beau. Commençons par aimer le sujet, puis directement abordons-le dans son royaume, la pensée, et tout ce que nous avons à savoir de lui, nous le saurons. Vingt pages de Childe-Harold, de Caïn et de Don Juan m’en disent plus sur le naturel, le tempérament, l’idiosyncrasie de lord Byron que la biographie la mieux fournie. Ces anecdotes, vieilles ou neuves, ces commentaires, ces mémoires, ne font que me replacer toujours devant les yeux le type conventionnel, le poseur, le magot, pour employer le terme de Louis XIV. Je le vois, je le touche et tel qu’on me le donne, ironique, mal content, dégoûté, sentimental, il m’ennuie, me repousse comme ferait un grand enfant gâté, un de ces fils de famille méprisant la vie et ses devoirs, tandis que ce même personnage, dès que vous l’encadrez dans Childe-Harold, aussitôt change d’aspect. Ce n’est pas que certains côtés en soient moins haïssables, mais qui peut s’occuper des faiblesses d’un homme en lisant de pareils vers, auxquels le lyrisme moderne, si grand qu’il soit, ne saurait opposer aucun nom, pas même celui de Lamartine?
L’harmonie est d’ordre divin; les dieux seuls savent par où sauver le cœur qu’ils déchirent. Parmi les poètes, je n’en connais qu’un seul qui possède le don sublime d’apaisement, de guérison, et dont la main à la fois terrible et salutaire sache panser la blessure, si profonde et si douloureuse qu’il l’ait faite : c’est Shakspeare. Lord Byron ne range pas avec les dieux; il n’a rien de l’olympe, ni la pondération des forces, ni la sérénité : c’est un titan, et ce rôle de Lucifer qu’il s’est choisi, bien que démodé, lui sied encore. Qu’on le prenne avec soi dans la tempête et l’ouragan, quand la femme que vous aimez vous a trompé, quand la liberté tombe et que la servitude règne ; la poésie de lord Byron a des résonnances qui tuent: ses plaintes sont parfois des grincemens. Lisez, récitez-vous les Mélodies hébraïques dans les solitudes d’une nuit d’automne, et les versets des psaumes vous viendront aux lèvres. Quel sentiment de la nature, quel vol continu vers le sublime! Byron a beaucoup aimé les femmes, il nous l’a dit et nous le prouve; mais combien davantage n’a-t-il pas aimé les caresses, les bercemens, les sanglots, les furies du jaloux et perfide océan! « Flots et cieux étoilés, ne faites-vous point partie de mon être, de mon âme, comme je fais partie de vous! Votre amour n’est-il pas au plus profond de mon cœur, et avec quelle passion pure[7] ! » Et quelques strophes avant, s’adressant aux montagnes : « Je ne vis point en moi et ne suis qu’une partie de ce qui m’environne, et la haute montagne me semble un de mes sentimens. » La nature l’émeut, l’ébranle, et de cette impression unie à ses révoltes, à ses éplorations personnelles, jaillit le flot de poésie. Ce qu’il y a de certain, c’est que Byron n’exerce vraiment sa souveraine puissance que dans les régions de la subjectivité. L’œuvre qu’il prétend créer de main d’artiste ne respire que monotonie. Ses femmes ne vivent point; elles n’ont que l’animation de la circonstance, le mouvement obligé de tendresse et de passion que la situation leur commande. Rentrées dans la coulisse, elles n’ont plus de raison d’être; toutes d’ailleurs se ressemblent. « Médore et Gulnare, a dit spirituellement Macauley, c’est la même personne, avec cette simple différence que l’une a sa harpe et l’autre son poignard. » Desdemona, elle aussi, a sa harpe, et lady Macbeth son poignard, Ophélie sa couronne de folle-avoine ; essayez d’ôter à ces figures leur attribut, et vous verrez si les caractères s’en amoindriront. A force de s’apitoyer sur ses propres douleurs, d’irriter ses blessures et de les chanter en hymnes magnifiques dont la symphonie emplit le monde, un homme finit par ne plus voir que lui dans l’humanité, et peu à peu s’habitue à ce rôle de géant foudroyé. L’élancement sincère des premiers jours devient à la longue une attitude : le héros se guinde, se manière. La poésie de lord Byron reste immortelle; mais gardons-nous bien de la jamais confondre avec le byronisme, cette calamité qui n’a que trop sévi chez nous et ailleurs en des temps déjà reculés, et qui ne demanderait pas mieux que de renaître. Voltaire raconte que le dentiste Capron disait : « Je m’occupe maintenant à faire des pensées de La Rochefoucauld ! » Nous avons vu ainsi toute une génération s’occuper à faire des poésies de lord Byron[8]. Cette comédie de l’individualisme eut des acteurs très applaudis, dont le renom aujourd’hui s’efface et disparaîtra de plus en plus. Tout cela est mort et ne saurait revivre. Qu’est-ce que le cours des années comparé aux événemens qui nous séparent de cette période d’imitation, de dilettantisme et de dandysme, qui nous en éloignent à jamais.
On a remarqué justement qu’à dater de la bataille d’Iéna, Goethe n’avait plus rien produit de considérable, il semblait que l’ébranlement du sol national eut tari l’enthousiasme dans ses sources vives. A soixante ans environ de distance, la même commotion s’est produite et bien plus formidable, car cette fois c’est de la société moderne tout entière, de sa vie et de sa mort qu’il s’agit, et, quelque empressée que l’Europe se montre à se désintéresser de nos affaires, la question brûle pour elle non moins que pour nous. Dans un pareil état de choses, quelle figure ferait un homme accordant sa lyre au clair de lune et venant parler de ses défaillances morales et de sa maîtresse qui le trompe à des gens que l’idée de patrie tient éveillés? Byron lui-même avec son génie et ses audaces, Byron pair d’Angleterre et grand seigneur y succomberait : le byronisme est mort, nous le savions; lord Byron lui a-t-il survécu? Question délicate que nous ne nous sommes point posée sans inquiétude, tant l’effacement progressif des choses que nous avons jadis le plus admirées nous inspirait la défiance. Nous avons voulu tout relire, tout revoir, et nous sommes heureux d’en porter hautement le témoignage. Le poète a résisté; oui, c’est un maître, « le maître! » comme disait M. Villemain, dont la voix nous revient aujourd’hui avec cette puissance de vibration qu’elle avait en récitant les stances de Childe-Harold. Les héros et les demi-dieux sont des hommes, nul mieux que lord Byron ne l’a démontré par l’exemple de sa vie; chez eux, les misères humaines empiètent fatalement sur le côté divin; pleins de l’idée d’eux-mêmes, enflés de leur mérite, ils se séparent de la société au premier sujet de rupture; insensiblement la mésintelligence s’accroît, amenant le divorce. Ils entendent ne se tromper jamais, leurs avortemens doivent passer pour des merveilles, et la réverbération de leurs chefs-d’œuvre les éblouit jusqu’à les rendre fous. Comme l’amitié a ses restrictions, ils n’admettent autour d’eux que des flatteurs et des complaisans. N’est-ce pas l’histoire de toutes les royautés? raison de plus pour n’étudier les rois que dans leurs actes et leurs œuvres. À ce compte seulement, nous sauvegarderons nos illusions. L’héritage d’un grand homme n’est point dans ce qui le rapproche de nous, il est au contraire dans ce qui l’en éloigne et nous le rend inaccessible. Le poème de Childe-Harold, certaines parties de Don Juan atteignent ce but :
Sume sujperbiam
Quæsitam meritis, et mihi Delphica
Lauro cinge volens, Melpomene, comam!..
Que les gens soucieux des trésors de l’esprit humain se rassurent;
si le héros d’un jour a disparu, l’œuvre tient, immortelle par divers
côtés, et dans l’ensemble moins affectée qu’on aurait pu le craindre.
Byron subsiste, et c’est à son amour de la nature, à ses élans de
cœur vers la liberté qu’il le doit. L’antique phare d’Héro que le
noble lord prit pour guide en traversant l’Hellespont à la nage
brille encore et brillera éternellement aux yeux de qui n’aura point
désespéré de l’idéal.
HENRI BLAZE DE BURY.
- ↑ Lamartine, Vie de lord Byron.
- ↑ L’action! disait, hélas! aussi La Calprenède dans ses préfaces : « la profession que je fais ne me peut permettre sans quelque espèce de honte de me faire connaître par des vers et tirer de quelque méchante rime une réputation que je dois seulement espérer d’une épée que j’ai l’honneur de porter. »
- ↑ Lamartine, commentaires aux premières Méditations.
- ↑ Voyez, dans les Shelley Papers, la pièce intitulée Appel à l’Infortune.
- ↑ «A la lettre que lord Byron écrivait à lord Carlisle, son parent et son tuteur, pour lui rappeler que le moment s’approchait d’aller prendre siège à la chambre haute, il ne reçut qu’une froide réponse où lord Carlisle se contentait d’indiquer à son pupille les formalités à remplir. Là ne se borna point la mauvaise grâce du noble comte, et l’entrée du jeune pair à la chambre fut retardée de plusieurs semaines par le refus de lord Carlisle de communiquer au chancelier les renseignemens nécessaires sur la famille Byron, Enfin les préliminaires s’arrangèrent, et au printemps le noble poète alla s’asseoir au milieu de ses pairs, seul et abandonné comme le jour où il arrivait enfant à son domaine héréditaire. » Private reminiscences of lord Byron.
- ↑ Une somme de 150 guinées, et cela lorsque lui-même il se trouvait dans une situation financière des plus difficiles.
- ↑
………… Waves, and Skies, a part
Of me and of my soul, as I of them?
Is not the love of them deep in my heart
With a pure passion?(Childe-Harold, chant III, LXXV.)
- ↑ Lui-même ne paraît-il pas toucher le point sensible lorsqu’il écrit à Moore (2 février 1818) avec cette façon d’impertinence voulue dont il aime à se maquiller : « J’ignore ce que Murray vous aura répété; mais je lui ai affirmé ce que je pense, à savoir que nous autres jeunes gens nous faisons tous fausse route. Ce n’est pas que j’entende par là que nous ne marchions pas bien; mais ce qui ruinera notre gloire, c’est l’admiration et l’imitation. Quand je dis notre gloire, je parle de nous tous (y compris les lackistes). L’écueil de la génération prochaine sera le nombre des modèles et la facilité d’imitation. Vous verrez qu’ils se casseront le cou en voulant enjamber notre Pégase. Nous autres, nous tenons ferme, parce que nous avons dressé l’animal et que nous sommes de solides cavaliers. Il ne s’agit pas seulement de monter dessus, l’important c’est de le diriger, et c’est en quoi les compagnons qui viendront après nous auront furieusement besoin de manège et de haute école. »