Lord Beaconsfield et son temps
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 129-169).
◄  02
LORD BEACONSFIELD
ET SON TEMPS

III.[1]
LA TRANSFORMATION DU PARTI TORY.

I. Œuvres complètes de B. Disraeli, 11 vol. ; Londros, Longmans, Green et Cie. — II. The Public Life of the earl of Beaconsfield, by Fr. Hitchman, 2 vol. ; Londres, Chapman et Hall. — III. Benjamin Disraeli, earl of Beaconsfield, a biography ; Londres, Beeton.


I

Être le chef reconnu de l’opposition au sein de la chambre des communes, c’est presque occuper un ministère ; c’est participer d’une façon indirecte au gouvernement. En effet, l’ordre des discussions, leur durée, le moment où elles seront closes par un vote décisif, font presque toujours l’objet d’une entente officieuse ou publique entre le chef de l’opposition et le principal représentant du cabinet. Souvent un concert s’établit entre ces deux personnages pour prévenir ou abréger un débat préjudiciable à l’intérêt public, pour introduire dans un bill en discussion des dispositions additionnelles ou des amendemens qui en assurent l’adoption, pour donner un caractère d’unanimité au vote des mesures d’urgence ou des crédits que peuvent exiger le maintien de la tranquillité publique ou la défense de l’honneur national. Les fonctions de chef de l’opposition imposent une grande assiduité : celui qui les remplit doit être toujours à son banc : si un incident se produit, si une question est soulevée, si des communications sont faites inopinément par le gouvernement, il faut qu’il se lève aussitôt et qu’il exprime un avis au nom de son parti. C’est dire assez quelle présence d’esprit, quel tact et quelle prudence sont nécessaires : une déclaration malavisée, une manœuvre malhabile peuvent heurter la chambre, indisposer l’opinion publique et engager le parti dans une voie au bout de laquelle il ne trouverait qu’un échec parlementaire ou une défaite électorale.

Le chef de l’opposition ne saurait perdre de vue qu’il doit se tenir prêt à prendre, à tout instant, la direction des affaires publiques. Si les ministres essuient un échec ou si un désaccord s’élève entre eux et détermine leur retraite, il doit s’attendre à être mis en demeure de leur succéder et de former un cabinet. Il ne faut donc pas que des paroles irréfléchies, des engagemens téméraires lui créent des obstacles insurmontables ou le contraignent à des mesures contraires aux traditions et à l’intérêt de son parti. Il lui importe de ne pas susciter imprudemment au gouvernement des embarras et des difficultés dont il pourrait hériter, de ne pas affaiblir entre les mains des ministres un pouvoir et des droits dont il aura à faire usage, et de ne pas établir de précédens qui se retourneraient un jour contre lui. Non-seulement il ne saurait marchander son appui au gouvernement dans toutes les occasions où la voix du patriotisme doit seule se faire entendre, mais la véritable habileté lui commande plus d’une fois de retenir l’ardeur de ses amis, de faciliter l’expédition des affaires et le vote des mesures ministérielles afin de laisser trancher définitivement par ses adversaires des questions sur lesquelles un accord serait impossible à établir au sein de son parti, ou afin de pouvoir rejeter sur les ministres l’entière responsabilité d’une détermination grave, comme une déclaration de guerre ou l’ouverture de négociations.

C’est donc le chef de l’opposition, responsable envers son parti de la direction qu’il imprime à la campagne parlementaire, qui choisit l’heure et le terrain des batailles à livrer au ministère, qui arrête le texte des motions ou des amendemens à présenter, qui distribue les rôles entre ses amis, qui donne le signal de l’attaque et qui couvre la retraite. Pour remplir avec succès ces délicates fonctions, il faut qu’il soit investi sur ses partisans d’une autorité qu’il ne peut puiser que dans leur confiance. Il ne suffit donc pas d’être le premier par le talent oratoire : il faut avoir fait ses preuves de clairvoyance, d’habileté et de bon jugement : il y faut joindre l’ascendant du caractère pour prévenir les écarts indisciplinés ; et il faut retenir par l’affection ceux que la persuasion n’a pu convaincre. De l’aveu de tous, M. Disraeli s’est montré un admirable chef de parti. Les allures despotiques, la hauteur dédaigneuse et l’intolérance qu’il avait si souvent reprochées à sir Robert Peel lui avaient fait connaître les écueils à éviter. Jamais on n’a vu chef parlementaire faire preuve de plus de courtoisie et d’affabilité dans ses rapports avec ses partisans, se montrer plus disposé à accueillir ou à discuter leurs observations, plus attentif à enlever par des égards affectueux toute amertume à un dissentiment. Deux rares et précieuses qualités ont surtout concilié à M. Disraeli l’attachement de son parti. La première, que ses adversaires eux-mêmes n’hésitent pas à lui reconnaître, est une extrême fidélité envers ses amis. Chef de l’opposition, qu’un de ses partisans, par inexpérience ou par entraînement, se mît dans un mauvais pas, M. Disraeli n’a jamais hésité, même au risque de se créer des embarras, à lui venir en aide, à le soutenir et à lui ménager une retraite honorable. Chef du gouvernement, on ne l’a jamais vu, même pour se soustraire aux plus sérieuses difficultés, laisser percer la moindre désapprobation du langage ou de la conduite d’aucun de ses collègues, ni désavouer un seul de ses subordonnés. Le second trait distinctif du caractère de M. Disraeli est ce qu’on pourrait appeler son désintéressement moral. Loin que l’éclosion d’un talent nouveau lui inspirât le moindre sentiment de jalousie ou le moindre ombrage, il était impossible de faire plus d’efforts pour attirer dans son parti les hommes de valeur, d’accueillir avec plus de sympathie les jeunes gens de mérite, et de mettre plus d’empressement à leur ménager des occasions de se produire et de se distinguer. On a vu souvent M. Disraeli renoncer à intervenir dans une discussion afin d’en laisser tout l’honneur à quelqu’un de ses lieutenans.

Ce qui vient d’être dit du rôle considérable que joue le chef reconnu de l’opposition permet de mesurer l’influence que ses opinions personnelles peuvent exercer dans un pays où les partis obéissent à une discipline rigoureuse. Nous nous sommes efforcé de faire assister le lecteur à la formation et au développement des opinions de M. Disraeli : néanmoins il n’est peut-être pas inutile de rappeler et de résumer les vues qu’il professait sur les principales questions. On a déjà pu se convaincre que, sur la politique extérieure, il ne partageait pas les idées étroites de lord Palmerston, qui semblait croire qu’aucune puissance ne pouvait grandir qu’au détriment de l’Angleterre. M. Disraeli n’estimait pas qu’il fût de l’intérêt de son pays de contester à aucune des grandes puissances sa part légitime d’influence : il suffisait d’observer, à l’égard de toutes, et surtout de la France et de la Russie, cette politique d’impartialité et de contrepoids qu’Henri VIII, sous l’habile direction de Wolsey, avait pratiquée, entre Charles-Quint et François Ier, et dont les résultats lui avaient permis de prendre cette orgueilleuse devise : « Qui je défends est maître. » A son avis, le moyen le plus sûr pour l’Angleterre d’exercer sur les affaires du continent une influence considérable sans contracter d’engagemens onéreux et en gardant intacte sa liberté d’action, était de demeurer unie à la France dont elle n’était séparée par aucun antagonisme d’intérêts, et de demander aux bons rapports et aux sages conseils les résultats que lord Palmerston poursuivait vainement par une politique décousue et tracassière. Personne n’a condamné avec plus de persévérance et de sévérité la constante habitude de lord Palmerston et de lord John Russell de transformer la diplomatie anglaise en un instrument de propagande politique, de nouer en tout pays des relations étroites avec un parti, et de mettre au service de ce parti l’influence de l’Angleterre, associant ainsi leur patrie aux mésaventures comme aux succès de ces alliés d’un jour. Ce que M. Disraeli avait en commun avec lord Palmerston, et ce qu’il a fait voir en toute occasion, c’est un sentiment très vif de la dignité nationale, c’est la détermination de ne reculer devant aucune lutte, devant aucun sacrifice pour soutenir l’honneur du nom anglais.

Les idées de M. Disraeli en matière de finances n’étaient pas moins arrêtées. Il regardait comme un devoir pour le gouvernement de tenir la balance égale entre les intérêts ; il devait donc empêcher les classes industrielles et commerciales d’abuser de leur influence dans le parlement pour alléger leur propre fardeau et rejeter le poids des charges publiques sur l’agriculture et sur la propriété foncière. Ces classes avaient obtenu de larges satisfactions par les suppressions et les dégrèvemens opérés dans le tarif des douanes, et par l’abolition des lois sur les céréales ; l’agriculture, qui était après tout le plus considérable des intérêts nationaux, avait droit à une compensation des sacrifices qu’on lui avait imposés, et l’on devait d’autant plus soigneusement ménager les forces contributives de la propriété foncière que celle-ci était la pierre angulaire des institutions britanniques, le plus solide point d’appui et la ressource suprême de l’état dans les jours de crise. Un retour à la protection n’était point nécessaire. M. Disraeli abandonna de très bonne heure toute idée de revenir sur l’abolition des Corn Laws. La décision du parlement n’avait pas seulement à ses yeux la force du fait accompli, elle lui semblait avoir reçu de la nation, dans les élections générales de 1847, une sanction qui devait la faire considérer comme désormais irrévocable. Le sentiment populaire était d’ailleurs trop général et trop vif pour qu’on pût se flatter de ramener les esprits, et la prudence interdisait de provoquer le réveil d’une agitation redoutable. La compensation qui était due à l’agriculture pouvait lui être donnée sous différentes formes : on pouvait ou supprimer les impôts qui pesaient exclusivement sur elle, comme l’impôt sur la drêche, ou mieux répartir les charges locales dont elle portait presque tout le poids, ou enfin diminuer ces charges en inscrivant au budget général et en faisant ainsi supporter par la communauté tout entière une partie des dépenses défrayées au moyen des taxes locales. L’appui que M. Disraeli avait donné aux premières réformes de sir Robert Peel avait suffisamment montré qu’il était partisan d’une législation douanière libérale, mais il n’estimait point que l’Angleterre dût faire aux autres nations des avantages gratuits ; elle était fondée à exiger des concessions en retour de celles qu’elle était prête à consentir, et elle devait, par l’établissement de droits compensateurs, imposer la réciprocité aux pays qui refuseraient d’admettre les produits anglais à des conditions équitables. C’est par là que M. Disraeli se distinguait de l’école de Manchester, qui soutenait que l’abaissement ou la suppression des droits de douane profitaient surtout aux consommateurs anglais, que par conséquent il n’y avait pas lieu de les subordonner à des concessions de la part des autres nations.

Le parti tory, lorsque M. Disraeli en prit la direction dans la chambre des communes, semblait éloigné pour longtemps des affaires. Non-seulement il était une minorité, mais l’incertitude et le découragement régnaient dans ses rangs. C’était une armée sans officiers ; tout l’état-major du parti avait suivi sir Robert Peel dans ses évolutions et l’avait accompagné dans la retraite. Les uns cherchaient déjà à se ménager une place dans les rangs des libéraux ; les autres se tenaient en observation, convaincus qu’après avoir donné cours à leur ressentiment, les tories finiraient par accepter les faits accomplis et viendraient peu à peu se replacer sous la direction de leurs anciens chefs. M. Disraeli était donc à peu près seul pour tenir tête à tous les orateurs et à tous les hommes d’affaires de la chambre des communes : il n’y avait guère à ses côtés que lord John Manners qui eût quelque habitude de la parole et qui fût certain de se faire écouter ; il fallait faire violence à la modestie des uns ou vaincre la timidité des autres pour les déterminer à intervenir dans une discussion, ou lancer en avant des jeunes gens dont l’ardeur ne compensait pas l’inexpérience. M. Disraeli avait donc à porter tout le poids des débats : politique étrangère, finances, administration intérieure, il fallait être prêt sur toutes les questions, avoir un avis et parler sur toutes. M. Disraeli en sortit à son honneur en s’imposant un travail surhumain ; ce romancier se fit tour à tour financier, diplomate et administrateur ; il argumenta sur les traités contre lord Palmerston, il discuta les budgets de sir Ch. Wood, de sir George Cornwall Lewis et de M. Gladstone ; il défendit les principes conservateurs contre M. Cobden, M. Bright et la cohorte des radicaux. On doit comprendre qu’une pareille tâche ne lui laissait plus de loisir pour les lettres.

A côté des causes de faiblesse qui viennent d’être indiquées, le parti tory avait des élémens de succès qu’un chef habile ne pouvait manquer de mettre à profit. Bien qu’en minorité, ce parti n’en constituait pas moins la fraction de beaucoup la plus nombreuse de la chambre des communes : il lui suffisait d’un appoint assez faible pour devenir la majorité. Cet appoint, il ne devait pas désespérer de l’obtenir de quelques-uns de ses adversaires eux-mêmes, car il n’avait pas en face de lui moins de cinq fractions distinctes : les anciens conservateurs, ralliés au libre-échange et soumis à l’influence personnelle de lord Palmerston ; les whigs, conduits par lord John Russell ; les libéraux de l’école de Manchester, qui subordonnaient tout aux questions économiques ; la brigade irlandaise, qui ne tenait compte que des intérêts irlandais ; enfin le petit groupe des anciens collègues et des amis personnels de sir Robert Peel, qu’on désignait sous le nom de peelites. Ces cinq fractions n’étaient d’accord que sur un seul point : la nécessité de maintenir la libre importation des céréales ; elles étaient divisées sur toutes les autres questions, soit par la divergence des vues, soit par la rivalité sans cesse renaissante de leurs chefs ; si un concert pouvait s’établir entre elles quand elles étaient dans l’opposition, la désunion reparaissait dès le lendemain de la victoire. Le parti tory pouvait avoir aisément sur ses adversaires tous les avantages que donnent l’unité de vues, la bonne harmonie et la discipline. Ce fut à lui assurer ces avantages que M. Disraeli s’attacha, en s’efforçant de faire disparaître tous les dissentimens et d’amener graduellement ceux de ses amis qui s’obstinaient dans des idées définitivement vaincues à prendre leur parti de cette défaite.

Il fut servi par les circonstances. Lorsque les élections générales avaient eu lieu en 1847, une succession de mauvaises récoltes sur le continent avait maintenu les céréales à un prix élevé, et les droits à l’importation, bien que réduits, devaient subsister encore pendant une certaine période. On n’avait donc pu apprécier dans toute leur étendue les effets de la nouvelle législation. La disparition définitive des droits protecteurs ayant coïncidé avec un avilissement sensible des prix en Europe, et avec une importation considérable, une crise se déclara en Angleterre, et les souffrances de l’agriculture réagirent par contre-coup sur certaines industries. Ce fut alors au tour des populations agricoles de s’agiter, de multiplier les réunions publiques et d’accabler la chambre des communes de pétitions. En même temps, les désordres et les scènes sanglantes qui (avaient accompagné et suivi dans une partie de l’Europe la révolution de 1848 avaient éveillé les inquiétudes de tous les esprits timorés et jeté sur les idées libérales une incontestable défaveur.

On vit donc, non sans quelque surprise, la plupart des élections partielles tourner au profit du parti tory ou du parti conservateur, comme son nouveau chef affectait de le nommer. Toujours sur la brèche, M, Disraeli, soit sous la forme d’une demande d’enquête, soit à l’occasion du budget, ramenait sans cesse l’examen des souffrances et des griefs de l’agriculture. Lui-même ne parlait jamais que des compensations à accorder aux intérêts agricoles par la réduction des charges qui pesaient sur eux ; mais il n’osait encore se prononcer ouvertement contre le rétablissement d’un droit à l’importation, de peur de heurter trop violemment les illusions que conservaient encore la plupart de ses amis politiques : à côté de lui, quelques esprits obstinés, tels que le colonel Sibthorp et M. Newdegate, ne manquaient jamais d’élever, en faveur d’un retour pur et simple au régime protecteur, des réclamations qui ramenaient immédiatement la concorde parmi les adversaires des Corn Laws. Sur une autre question encore, M. Disraeli se montra plus éclairé et plus sincèrement libéral, non-seulement que la plupart de ses partisans, mais même que quelques-uns des hommes qui faisaient depuis le plus longtemps profession de libéralisme. Lorsqu’à la fin de 1850, le pape Pie IX rétablit en Angleterre la hiérarchie catholique et conféra au cardinal Wiseman le titre d’archevêque de Westminster, lord John Russell s’empressa d’adresser à l’évêque protestant de Durham une lettre virulente dans laquelle il qualifiait la bulle pontificale d’insolente agression contre le protestantisme et d’usurpation sur les droits de la couronne. Cette lettre était un appel aux passions religieuses ; elle fut le signal de manifestations ardentes contre le catholicisme. Au milieu de cette explosion du fanatisme anglican, M. Disraeli adressa, à son tour, au lord lieutenant du comté de Buckingham une lettre où il signalait l’inconséquence du gouvernement qui prétendait interdire en Angleterre ce qu’il tolérait en Irlande, et où il tournait en ridicule les alarmes du premier ministre.

La majorité ministérielle s’affaiblissait de jour en jour ; Elle ne fut plus que de quatorze voix, le 11 février 1851, pour repousser la motion annuelle de M. Disraeli sur la situation de l’agriculture. Quelques jours plus tard ; M. Locke King présentait une motion pour l’abaissement du cens électoral dans les comtés, et, les tories s’étant, à dessein, abstenus de prendre part à la discussion et au vote, le ministère était battu. Lord John Russell donna sa démission, et la reine fit appeler lord Derby qui ne portait encore que le titre de lord Stanley. Celui-ci, après s’être concerté avec M. Disraeli, déclara qu’il ne pouvait se charger de former un cabinet qu’à la condition d’être autorisé à dissoudre le parlement. La reine refusa cette autorisation, dans la crainte que l’agitation inséparable d’une élection générale ne compromît le succès de l’exposition organisée par le prince Albert. Les chefs des diverses fractions de la majorité, successivement appelés au palais, furent inutilement invités à former un ministère ou à s’entendre. Après une série d’essais infructueux, la reine dut prier lord John Russell et ses collègues de reprendre leurs portefeuilles. Lord John Russell profita de la dictature temporaire qu’il devait à l’exposition pour imposer au parlement le vote d’une loi contre l’usurpation de titres ecclésiastiques. M. Disraeli fit ressortir avec la plus mordante ironie toute la puérilité d’une mesure à laquelle le gouvernement n’osait attacher une sanction pénale. Personne ne pouvait songer à retirer aux catholiques le libre exercice de leur culte. De quelle importance pouvait-il être que le dignitaire ecclésiastique qui leur administrait certains sacremens, ajoutât à son titre d’évêque le nom d’une ville d’Asie ou d’Afrique plutôt que le nom de la ville anglaise dans laquelle il exerçait les fonctions épiscopales ? Le bill de lord John Russell est demeuré à l’état de lettre morte ; et tel a été, depuis 1851, le progrès des idées que Léon XIII a pu, cette année, rétablir la hiérarchie catholique en Écosse, sans qu’aucune émotion se soit produite et sans que le cabinet de lord Beaconsfield ait paru y prendre garde.

La faiblesse du ministère était si manifeste, et les dissentimens entre lord John Russell et lord Palmerston étaient si notoires qu’on s’accordait à regarder une nouvelle crise ministérielle comme inévitable. Lord Derby n’aurait pu refuser une seconde fois le pouvoir sans décourager et peut-être sans désorganiser le parti conservateur. M. Disraeli était trop prévoyant pour ne pas préparer au futur cabinet conservateur un terrain favorable. Dans les derniers jours de la session, il prit occasion d’un amendement de M. Joseph Hume au bill qui prorogeait l’income tax pendant trois nouvelles années, pour passer en revue le système financier de l’Angleterre, et il est à remarquer qu’il qualifia, à diverses reprises le droit d’entrée sur les céréales étrangères d’impôt supprimé et de législation surannée. L’amendement qui réduisait à une année la prolongation de l’income tax fut voté malgré la résistance du ministère, dont les jours parurent comptés. Quelques semaines après la séparation du parlement, le 17 septembre 1851, M. Disraeli prit la parole dans la réunion annuelle de la société d’agriculture du comté de Buckingham, et là, en face des plus influens de ses électeurs, il s’expliqua nettement : « Ma conscience, dit-il, me rend le témoignage que, quand le système protecteur a été attaqué, j’ai fait de mon mieux pour le défendre ; mais autre chose est de défendre une législation qui existe ou de ramener une législation qui a été abrogée. Je suis convaincu pour ma part que le système généralement connu sous le nom de protection ne peut jamais être rétabli à moins que l’intérêt de toutes les classes n’exige que ce même principe gouverne toute l’industrie nationale et à moins que la nation ne fasse connaître son sentiment à cet égard avec une incontestable clarté. En présence des difficultés dont cette question est environnée, dois-je, moi le représentant d’un collège agricole, demeurer inactif et laisser dépérir les intérêts dont j’ai la garde parce qu’un seul remède sera réputé pleinement satisfaisant, quand nous savons tous que ce remède ne peut être obtenu qu’au prix des plus grandes difficultés ? Non, j’envisage la question au point de vue général. Pourquoi l’agriculteur anglais ne peut-il lutter contre le producteur étranger ? C’est parce qu’il succombe sous le poids de taxes qui accablent ses forces et épuisent ses moyens d’action. » La conclusion de l’orateur était que les agriculteurs faisaient fausse route en s’obstinant à demander un retour au passé, et qu’ils devaient tourner leurs efforts vers la réduction des charges qui pesaient sur eux. Ce discours eut un immense retentissement ; mais, s’il fit ouvrir les yeux aux plus intelligens des conservateurs, il en froissa vivement d’autres, qui n’hésitèrent pas, comme lord Stanhope, à le qualifier de manifestation indiscrète et intempestive.

Les événemens du 2 décembre 1851 amenèrent entre lord John Russell et lord Palmerston un nouveau conflit à la suite duquel le dernier sortit du ministère et fut remplacé par lord Granville. Lord John Russell crut consolider sa position et rallier autour de lui tous les libéraux en annonçant, à l’ouverture de la session de 1852, la présentation d’un bill de réforme électorale ; mais lord Palmerston, impatient de se venger, attaqua la première mesure ministérielle qui fut mise en discussion, un bill pour l’organisation de la milice, et fit voter un amendement qui en altérait profondément le caractère. Lord John Russell se retira, et lord Derby, ayant obtenu de la reine l’autorisation de dissoudre la chambre, accepta la mission de former un cabinet. M. Disraeli fut appelé aux fonctions de chancelier de l’échiquier.

Le ministère tory arrivait au pouvoir dans les conditions les plus défavorables. Il ne s’appuyait dans la chambre des communes que sur une minorité, et il avait la certitude qu’une coalition se formerait immédiatement contre lui. Lord Derby, qui avait fait partie de plusieurs cabinets, joignait à un grand talent de parole l’expérience administrative ; mais il était confiné dans la chambre des lords : de tous ses collègues, un seul, M. Herries, avait quelque teinture des affaires, ayant occupé, trente ans auparavant, un poste secondaire dans la dernière administration de lord Liverpool : tous les autres étaient des hommes nouveaux qui avaient leur apprentissage à faire. Il y avait encore un plus grand obstacle au succès de la nouvelle administration : elle était divisée sur la question de la protection. Si M. Disraeli avait pris résolument son parti, il n’en était pas de même de lord Derby. Celui-ci s’était séparé de sir Robert Peel, plutôt que de participer à l’abrogation des Corn Laws : il se considérait comme engagé d’honneur à ne pas rentrer aux affaires sans proposer au moins l’établissement d’un droit modéré et purement fiscal sur les céréales étrangères. Lord Palmerston s’était montré disposé à entrer dans le cabinet, auquel il aurait apporté une force considérable ; mais il y avait mis pour condition l’abandon de toute idée d’imposer les blés étrangers. Lord Derby avait mieux aimé renoncer à un concours aussi précieux que de prendre un pareil engagement. Tandis qu’au sein de la chambre des communes M. Disraeli évitait de prononcer le mot de protection et ne parlait que des compensations à donner à l’agriculture, des déclarations imprudentes de lord Derby firent rentrer en campagne les orateurs de la ligue et exercèrent une influence fâcheuse sur les élections. Les tories se donnèrent la satisfaction de faire sortir du parlement quelques-uns des anciens lieutenans de sir Robert Peel, M. Cardwell, lord Mahon, sir George Clerk ; mais ils ne gagnèrent qu’un très petit nombre de sièges. Ils arrivèrent seulement à balancer les forces réunies des whigs, des radicaux et des députés irlandais : par conséquent, les amis personnels de lord Palmerston et les peelites pouvaient, à leur gré, déplacer la majorité et, malgré leur petit nombre, disposaient réellement du pouvoir. Or il était certain que ni les uns ni les autres ne donneraient leur concours à aucune tentative pour revenir, même par une voie indirecte, au régime des Corn Laws.

Le résultat des élections dut dissiper les dernières illusions que l’on pouvait nourrir encore dans l’entourage de lord Derby, et le ministère conservateur dut accomplir, sous le coup d’une défaite électorale, l’évolution que la clairvoyance de M. Disraeli avait recommandée avant la lutte. Le discours de la reine, à l’ouverture de la session, ne parla plus que de venir en aide à l’agriculture en la mettant à même, par des mesures équitables, « de soutenir avec succès la concurrence illimitée à laquelle le parlement, dans sa sagesse, avait décidé qu’elle devait être soumise. » Cette déclaration était l’abandon du principe même de la protection. Néanmoins, dès le lendemain, le frère de lord Clarendon, M. Villiers, à l’instigation de lord John Russell, présenta une motion qui mettait implicitement le gouvernement en suspicion, en lui imposant l’obligation de continuer et de développer « la politique commerciale dont l’expérience avait démontré les avantages. » M. Disraeli annonça un amendement qui avait pour objet de dépouiller cette motion de ce qu’elle avait de blessant pour le cabinet : le succès de cet amendement était impossible ; si toutes les fractions de l’opposition demeuraient unies ; mais lord Palmerston, qui ne se souciait point de voir le ministère renversé au profit exclusif de son rival, proposa de modifier la motion primitive de façon à la rendre acceptable pour le ministère. M. Disraeli fut autorisé par ses collègues à adhérer à cette rédaction, qui fut adoptée à une forte majorité. Après ce vote, le parti conservateur ne pouvait plus avoir sur cette question d’autre politique que celle qui avait été indiquée par M. Disraeli, et dès ce jour celui-ci fut en droit de répondre par un démenti catégorique à l’accusation, souvent lancée contre ses amis, de vouloir taxer la nourriture du peuple.

Le ministère avait été sauvé, pour cette fois, par l’intervention de lord Palmerston : il restait à voir quel accueil serait fait aux mesures annoncées en faveur de l’agriculture. Ces mesures faisaient partie du budget que M. Disraeli présenta le 3 décembre 1852. Pendant plus de cinq heures, l’orateur tint la chambre sous le charme d’une exposition lumineuse, dans laquelle il passa en revue toutes les branches de la production nationale, en indiquant les charges spéciales qui pesaient sur chacune d’elles et les allégemens ; qu’on pouvait leur accorder sans porter atteinte ni au principe de la concurrence commerciale ni à l’intégrité du revenu public. La plupart des vues exposées alors par M. Disraeli ont été appliquées plus tard soit par lui-même, soit par M. Gladstone, à qui l’on en a fait honneur. Le ministre exemptait la navigation de la plus grande partie des taxes levées pour les phares dont l’entretien devait être mis à la charge du budget général. Il accordait aux planteurs des colonies la faculté de faire raffiner leurs produits en entrepôt. Les agriculteurs obtenaient la réduction à moitié de l’impôt sur la drêche, et d’autres avantages leur étaient faits par une révision et une diminution de l’income tax. Les droits sur le thé, considéré comme un article de consommation générale et de première nécessité, devaient être diminués de moitié par une série d’abaissemens successifs. Divers autres droits étaient ou supprimés ou remaniés et réduits. Pour compenser ce que le trésor devait perdre par l’effet de ces réductions, l’income tax était étendu à l’Irlande, et l’impôt direct sur les propriétés bâties était généralisé et augmenté. Ces deux propositions déterminèrent la chute du ministère en tournant contre lui les députés irlandais et la plupart des députés des villes. Une coalition, se forma au sein de la chambre : lord Palmerston, qui croyait avoir, intérêt à prolonger encore l’existence du cabinet, fit donner à M. Disraeli le conseil de retirer ou de modifier notablement son budget et de ne pas jouer l’existence du gouvernement sur des questions de finance. Malgré les exemples qu’on lui signalait et qu’il aurait pu invoquer, M. Disraeli refusa de suivre ce conseil. Que gagnerait le cabinet à faire ainsi l’aveu public d’une impuissance qui n’était que trop manifeste ? Continuerait-il à ne vivre que par la protection de quelqu’une des coteries parlementaires ? Combien de temps le laisserait-on prolonger cette existence souffreteuse ? Aurait-il même le choix de la question sur laquelle il devrait se retirer, et dans quelle désorganisation le parti ne tomberait-il pas, le lendemain d’un semblable congé ? Mieux valait succomber honorablement sous son propre drapeau, en essayant de tenir parole à ce grand parti conservateur, dont les forces semblaient se retremper dans l’opposition. Une victoire transformerait immédiatement en alliés empressés les patrons douteux qui offraient leur protection ; une défaite pouvait-elle faire désespérer de l’avenir quand on jetait un regard sur le chemin parcouru en quelques années ? M. Disraeli fit prévaloir ce sentiment au sein du cabinet. Une lutte des plus ardentes s’engagea : après avoir répondu avec un talent qui arracha l’admiration de ses adversaires à toutes les critiques dont le budget avait été l’objet, M. Disraeli fit allusion aux conseils qu’il avait reçus ; il déclara que le ministère ne voulait laisser ni affaiblir ni déconsidérer le pouvoir entre ses mains, qu’il savait avoir en face de lui une coalition puissante, mais qu’il appellerait de la victoire de cette coalition au jugement de l’opinion publique. Quand il eut cessé de parler, les applaudissemens éclatèrent de toutes parts et se prolongèrent pendant plusieurs minutes ; il sembla que tout l’auditoire eût été entraîné par cette parole puissante ; mais au moment du vote l’esprit de parti et les ambitions personnelles reprirent tout leur empire ; une majorité de dix-neuf voix repoussa les propositions du chancelier de l’échiquier.

Le ministère donna sa démission le jour même. Son court passage aux affaires avait été marqué par plusieurs mesures importantes : la réorganisation de la milice, la réforme de la cour de chancellerie, l’établissement des cimetières hors des villes, l’octroi d’une constitution à la Nouvelle-Zélande, enfin le rétablissement de la convocation ou des synodes de l’église anglicane. Dans chacune des deux provinces ecclésiastiques de Cantorbery et d’York, les évêques et les députés du bas clergé devaient se réunir, en chambres hautes et basses, le jour même où le parlement se rassemblait. L’objet de ces réunions devait être de délibérer sur les questions de doctrine, de liturgie et de discipline ecclésiastique que les circonstances pouvaient faire naître ; mais, depuis deux siècles au moins, le gouvernement, dans un esprit d’inquiète jalousie, prorogeait immédiatement les assemblées ecclésiastiques sans leur laisser le temps de délibérer. M. Disraeli, qui avait défendu contre lord John Russell la liberté de l’épiscopat catholique, qui devait, par respect pour les croyances des Irlandais, introduire et faire payer par l’état des aumôniers catholiques dans l’armée et sur la flotte, qui avait protesté, dans ses écrits et dans ses discours, contre la servitude que l’état faisait peser sur l’église anglicane, aurait été infidèle à lui-même si, le jour où il avait le pouvoir entre les mains, il n’avait pas rendu au clergé anglican la liberté dont il était seul à ne pas jouir. Pour la première fois, les convocations d’York et de Cantorbery ne furent point prorogées par ordonnance royale, et elles délibérèrent aussi librement que les conciles provinciaux d’Irlande ou les synodes presbytériens d’Ecosse. Aucun ministère, depuis lors, n’a osé revenir sur cette concession. Où les hommes politiques, habitués à considérer l’église anglicane comme un pur instrument aux mains du pouvoir civil, affectèrent de voir une imprudence, l’expérience n’a montré qu’un acte de libéralisme vrai et un sincère hommage aux droits de la conscience.


II

Après avoir accepté la démission du cabinet Derby, la reine fit appeler simultanément lord Aberdeen et lord Lansdowne, et leur demanda de former un ministère assez fort pour prévenir le retour des crises trop fréquentes depuis quelques années. Ce ne fut point une tâche facile que de concilier toutes les ambitions en présence : chacune des coteries parlementaires avait son état-major et voulait fournir son contingent : il n’y avait pas moins de trois à quatre prétendans pour chaque portefeuille. Le nouveau cabinet débuta par prendre une attitude hostile vis-à-vis de la France, dont il ne devait pas tarder à rechercher l’alliance : deux de ses membres, sir James Graham et sir Charles Wood, tinrent à l’égard du gouvernement français un langage offensant, que M. Disraeli releva avec vivacité, lorsque le parlement se réunit. Ce ne fut point la seule contradiction qu’il eut à reprocher au gouvernement. Les relations de l’Angleterre avec la Russie se tendaient de jour en jour ; avec une clairvoyance que les faits ne permettent pas de contester, M. Disraeli reprocha aux ministres, en mainte occasion, de se laisser dériver vers la guerre, tandis qu’une attitude ferme et une politique résolue pouvaient seules maintenir la paix en intimidant et en faisant reculer la Russie. Les tergiversations, les faiblesses et les contradictions du gouvernement lui paraissaient être la conséquence forcée de son origine. Le cabinet devait sa naissance à une coalition d’ambitions personnelles : il n’avait ni communauté de principes, ni unité de vues pour le guider dans l’appréciation des événemens. Les changemens ministériels, qui ne tardèrent pas à se succéder rapidement, semblèrent justifier cette manière de voir de M. Disraeli ; Lord Palmerston et lord John Russell s’entendirent pour faire tomber lord Aberdeen, puis ils s’exclurent l’un l’autre du pouvoir. Sans abdiquer le droit de discuter et de critiquer les mesures ministérielles, les conservateurs gardèrent une grande réserve pendant la guerre de Crimée et pendant les négociations qui suivirent : les traditions patriotiques du parlement, trop peu suivies ailleurs, interdisent aux partis de susciter des embarras au gouvernement et de faire naître des crises, tant que le pays est aux prises avec l’étranger.

La conclusion définitive de la paix donna le signal du renouvellement des luttes parlementaires. La session de 1856 fut close le 28 juillet. Quelques jours avant qu’elle prît fin, M. Disraeli eut soin d’expliquer l’attitude et de faire connaître le programme de son parti. Après avoir fait ressortir le petit nombre et l’insignifiance des mesures dont le parlement avait eu à s’occuper, il attribua la stérilité de la session à l’impuissance d’un cabinet composé de conservateurs qui avaient déserté leur parti, et de libéraux qui oubliaient, au pouvoir, les engagemens qu’ils avaient pris dans l’opposition. Les conservateurs avaient donc la double satisfaction de voir leur politique prévaloir dans les conseils du gouvernement, et d’assister aux palinodies et à la déconsidération graduelle de leurs adversaires. Le jour où la nation serait lasse d’un gouvernement dont les promesses et les actes étaient une perpétuelle contradiction, elle trouverait un parti conservateur fidèle à ses traditions et à ses maximes, et prêt à pratiquer une politique conservatrice.

C’était une déclaration de guerre, et dès le début de la session suivante, M. Disraeli attaqua avec vivacité la politique extérieure du cabinet qui avait suscité à l’Angleterre une guerre avec la Chine et une autre guerre avec la Perse, et qui ne cessait de fomenter des troubles en Italie. Il critiqua également sa politique financière, qui avait pour base la continuation indéfinie de l’income tax, dont la suppression, si souvent promise, était rendue impossible par des expériences aventureuses. Les changemens ministériels qui s’étaient si rapidement succédé avaient fait sortir du cabinet la plupart des coalisés de 1852, et tous les ministres démissionnaires nourrissaient un vif ressentiment contre lord Palmerston, qu’ils accusaient de les avoir joués. L’attitude nouvelle du parti conservateur leur parut une occasion favorable de prendre une revanche. Ils s’entendirent avec les libéraux, et M. Cobden fit de la conduite des agens anglais en Chine et du bombardement de Canton l’objet d’une motion de censure qui fut soutenue d’une part par MM. Bright et Milner Gibson, et de l’autre par M. Gladstone, M. Cardwell, M. Sydney Herbert et tous les peelites. Grâce à l’appui des conservateurs, dont M. Disraeli se chargea d’expliquer la détermination, la motion fut adoptée à une majorité de seize voix. Lord Palmerston répondit à ce vote par une dissolution.

La circulaire adressée car M. Disraeli aux électeurs du comté de Buckingham peut être considérée comme le manifeste électoral du parti conservateur. Les fautes de lord Palmerston, suivant M. Disraeli, étaient la conséquence forcée de la fausseté de sa situation : « chef tory d’un ministère radical, il ne pouvait donner à ses adhérens les satisfactions qu’il leur avait fait espérer, et pour se soustraire à ces embarras intérieurs par une diversion, il jetait l’Angleterre dans mille aventures extérieures. Le pays ne devait attendre le repos que d’une politique conservatrice pratiquée par des conservateurs ; le programme en pouvait être résumé en quelques mots : la paix avec l’honneur ; la réduction des impôts, les améliorations sociales. C’était la première fois que cette expression apparaissait dans le langage politique de nos voisins, et son emploi prouva avec quelle persistance M. Disraeli s’attachait à identifier la cause de son parti avec celle des classes laborieuses et avec la défense des intérêts populaires. Ce programme n’était pas de nature à frapper les imaginations : néanmoins le parti conservateur n’eut pas à se plaindre du résultat des élections, qui portèrent à deux cent quatre vingt-quatre le nombre des voix dont il disposait dans la chambre des communes. Ce progrès était d’autant plus digne de remarque que les élections générales de 1857 furent un triomphe pour lord Palmerston. La popularité de cet homme d’état était alors à son apogée : l’opinion publique, témoin des tergiversations de lord Aberdeen et de lord John Russell, savait gré à lord Palmerston de la direction plus énergique qu’il avait donnée à la politique anglaise ; elle lui rapportait l’honneur de la paix glorieuse qui avait terminé la guerre de Crimée, et elle ne voulait voir dans les attaques dirigées contre le premier ministre par ses anciens collègues que l’effet de rancunes personnelles et de prétentions peu justifiées. Elle se montra donc très sévère pour les instigateurs de la coalition ; des hommes dont la situation parlementaire semblait à l’abri de toute atteinte, M. Cobden, M. Bright, M. Milner Gibson, M. Layard expièrent par un échec électoral la part qu’ils avaient prise à la campagne dirigée contre lord Palmerston ; mais ce fut la fraction des peelites qui éprouva les pertes les plus sensibles : ce fut à peine si cinq ou six de ses membres revinrent à la chambre des communes ; tous les autres succombèrent devant la double hostilité des conservateurs et des partisans du ministère.

La popularité de lord Palmerston ne devait pas tarder à recevoir de graves atteintes. Le premier coup lui fut porté par la révolte des cipayes, dans laquelle le ministère affecta d’abord de ne voir qu’une échauffourée sans importance. Il fut démontré que le gouvernement anglais n’avait ménagé suffisamment chez les Hindous ni le sentiment national ni les préjugés religieux ; qu’il n’avait tenu aucun compte des avertissemens qu’il avait reçus, qu’il avait manqué d’énergie autant que de prévoyance, et que sa mollesse avait laissé prendre à l’insurrection un formidable développement. Ces questions furent traitées par M. Disraeli dans un admirable discours qui captiva pendant trois heures l’attention de la chambre des communes et qui attestait chez l’orateur une grande sûreté de vues et une étude approfondie des affaires anglo-indiennes. La plupart des jugemens de M. Disraeli ne tardèrent pas à recevoir soit des témoignages de fonctionnaires supérieurs de l’Inde, soit des documens publiés par le gouvernement lui-même, une éclatante confirmation. Ce discours peut être considéré comme la préface du bill que M. Disraeli devait présenter, l’année suivante, et qui est encore aujourd’hui la charte de l’Inde. Au lendemain des massacres de Lucknow et de Cawnpore, lorsque les idées de répression et de vengeance étaient les seules qui se fissent jour dans la presse anglaise, M. Disraeli ne craignait pas de dire à ses compatriotes que la clémence et la justice seraient les fondemens les plus solides de la domination britannique ; et il demandait au ministère de respecter les convictions religieuses et les traditions nationales des Hindous. Voici quelle était la conclusion de ce discours : « Le conseil que j’ai à vous donner est celui-ci : que vous receviez la nouvelle d’un succès ou d’un échec, vous devez, sans perdre de temps, dire au peuple de l’Inde que ses rapports avec sa véritable maîtresse et souveraine, la reine d’Angleterre, vont devenir plus étroits. Vous devez, à cet égard agir immédiatement sur l’opinion de l’Inde, et l’on ne peut agir sur l’opinion des nations orientales que par l’imagination. Vous devez sans retard faire partir pour l’Inde une commission royale chargée, au nom de la reine, de faire une enquête sur les griefs des diverses classes de la population. Vous devez adresser au peuple de l’Inde une proclamation royale déclarant que la reine d’Angleterre n’est pas une souveraine qui veuille approuver la violation des traités ni porter atteinte aux règles sur lesquelles la propriété repose ; qu’elle est au contraire une souveraine qui respectera leurs lois, leurs usages, leurs traditions, et par-dessus tout leur religion. Dites cela, non dans un coin, mais avec un éclat et un retentissement qui commandent l’attention et éveillent les espérances de tous les Hindous ; vous obtiendrez un résultat que toutes vos flottes et toutes vos armées ne vous donneront pas. » Cette déclaration remarquable « qu’on n’agit sur l’opinion des nations orientales que par l’imagination » n’est-elle pas le premier jalon de la politique qui devait, vingt ans plus tard, envoyer le prince de Galles parcourir l’Hindoustan et opposer au prestige du tsar blanc celui de l’impératrice des Indes ?

L’attentat d’Orsini, par les conséquences imprévues qu’il entraîna, devint une nouvelle cause d’affaiblissement pour la popularité de lord Palmerston. Les susceptibilités du peuple anglais furent éveillées par le ton des adresses envoyées à l’empereur par quelques colonels de l’armée française. Les adversaires du premier ministre, enflammés par le ressentiment de leur défaite, entreprirent de tourner l’opinion publique contre lui, et se firent une arme des ménagemens qu’il croyait devoir garder vis-à-vis du gouvernement français. Ils représentèrent comme un acte de faiblesse et comme une atteinte à l’hospitalité britannique un bill qui avait pour objet de prévenir et de réprimer les complots contre les souverains étrangers. Loin de suivre l’exemple des libéraux, qui se répandaient en attaques violentes contre la France et son gouvernement, M. Disraeli se déclara partisan de l’alliance française ; il soutint que cette alliance devait être mise en dehors du débat. Réservant l’examen de la mesure en elle-même, il vota pour la première lecture du bill afin d’établir qu’il ne le repoussait pas en tant que satisfaction donnée aux justes plaintes d’un allié. A la seconde lecture, il le combattit comme inefficace parce qu’il n’ajoutait rien aux moyens d’action du gouvernement, et comme inutile parce que la législation existante, si elle était appliquée avec fermeté, armait les ministres de pouvoirs suffisans. L’acquittement du docteur Bernard ne devait pas tarder à démentir cette appréciation de M. Disraeli. Lord Palmerston, qui croyait sa position inexpugnable, se trouva contre son attente en minorité ; il donna aussitôt sa démission, et lord Derby fut chargé pour la seconde fois de former un cabinet.

Le court passage des tories aux affaires en 1852 avait permis à quelques-uns d’entre eux de faire leurs preuves de capacité ; plusieurs années de lutte les avaient formés et aguerris ; la forte organisation du parti et ses progrès incessans ne permettaient plus d’appréhender qu’en s’engageant dans ses rangs on se fermât les avenues du pouvoir : les jeunes talens ne s’en écartaient donc plus. Le ministère fut formé en trois jours, et l’on vit débuter dans les postes secondaires quelques hommes nouveaux qui acquirent promptement l’oreille du parlement : sir Hugh Cairns, aujourd’hui lord chancelier, M. Whiteside, M. Gathorne Hardy. Le général Peel se montra un excellent ministre de la guerre. Lord Ellenborough, qui avait laissé de grands souvenirs comme gouverneur général de l’Inde, accepta la présidence du bureau du contrôle et apporta au gouvernement un concours d’autant plus précieux que les affaires anglo-indiennes tenaient la première place dans les préoccupations publiques. M. Disraeli aurait souhaité également que M. Gladstone, qui était hors du pouvoir depuis trois ans et qui avait pris parti contre lord Palmerston, consentît à entrer dans le cabinet ; mais ses ouvertures ne furent point accueillies. M. Gladstone se réservait. La première place dans le parti conservateur était nécessairement acquise à M. Disraeli ; il ne pouvait donc de ce côté prétendre plus haut qu’au second rang ; il, avait l’ambition et il se sentait la force d’occuper le premier. De l’autre côté, au contraire, l’âge avancé de lord Palmerston et de lord Russell permettait de croire que la première place ne tarderait pas à être vacante, et M. Gladstone ne voyait personne qui fût de taille à la lui disputer. Il ne pouvait devenir le collègue de M. Disraeli lorsqu’il rêvait d’être son rival : il se contenta de protester de ses bonnes dispositions à l’égard du nouveau cabinet.

Le ministère débuta par quelques succès diplomatiques. Il réussit à rétablir les bons rapports avec la France ; il obtint du roi de Naples pour l’emprisonnement des mécaniciens anglais du Cagliari la satisfaction qui avait été refusée à lord Palmerston. Il conclut un traité de commerce avec le Japon, et la ratification du traité de Tien-tsin termina les démêlés de l’Angleterre avec la Chine. Une convention mit fin à la souveraineté et aux privilèges de la Compagnie de la baie d’Hudson et ouvrit à la colonisation l’île de Vancouver, ainsi que les territoires de la Nouvelle-Calédonie et de la Colombie. Un des obstacles principaux à la prospérité de l’Irlande était la constitution vicieuse de la propriété ; les mesures de confiscation avaient été si fréquentes et si générales que presque aucun des possesseurs du sol n’avait de titres en règle et ne pouvait justifier de ses droits de propriété : le ministère fit voter une loi qui facilitait les aliénations d’immeubles et conférait aux acquéreurs un titre inattaquable. Le budget présenté par M. Disraeli fut d’autant mieux accueilli que l’état du revenu public permettait une diminution notable de l’income tax. Les deux discussions les plus importantes de la session roulèrent sur l’admission des Israélites dans le parlement et sur la nouvelle organisation du gouvernement de l’Inde.

Le baron Lionel de Rothschild avait été, en 1857, réélu pour la quatrième fois par la Cité de Londres, qu’il représentait depuis 1847 sans avoir pu siéger. Les bills qui avaient eu pour objet de modifier la formule du serment parlementaire, afin qu’il pût être prêté par les israélites, avaient été invariablement rejetés par la chambre haute. M. Disraeli, qui, dès le premier jour avait parlé et voté en faveur de l’admission du baron de Rothschild, était resté fidèle à cette cause et y avait gagné une partie de ses amis de la chambre des communes. Lord Derby s’y était toujours montré contraire, et il venait encore de faire rejeter, par les lords un nouveau bill présenté par lord John Russell. M. Disraeli, par son insistance, obtint l’assentiment du premier ministre et de ses autres collègues à un compromis suggéré, par lord Lucan et qui consistait à laisser chacune des deux chambres maîtresse de régler la forme du serment à prêter par ses membres. Ce compromis fut transformé en loi, et l’on vit en cette circonstance les ministres voter avec leurs adversaires contre la plupart de leurs partisans.

Le bill qui avait pour objet de mettre fin à l’existence de la Compagnie des Indes et d’instituer un nouveau mode de gouvernement pour l’empire anglo-indien, renversait complètement l’ancien état des choses. La cour des directeurs, élue par les actionnaires de la compagnie, avait eu de tout temps l’initiative : le gouvernement anglais n’avait sur elle qu’un droit de veto ; il pouvait arrêter l’exécution d’une mesure, il n’en pouvait prescrire aucune. Le bill de M. Disraeli faisait rentrer l’Inde sous l’autorité immédiate du parlement, en plaçant à la tête de son administration un ministre responsable ; à côté de ce ministre, soumis à toutes les vicissitudes de la politique, un conseil consultatif, mais indépendant, recruté en partie par l’élection et composé d’anciens fonctionnaires de l’administration indienne, ou de personnes ayant résidé aux Indes un nombre d’années déterminé, représentait la tradition, l’expérience, la connaissance des hommes et des choses. Le gouverneur-général n’était plus que le représentant et l’agent du ministre ; mais, investi de pouvoirs suffisans pour agir avec promptitude et efficacité dans les circonstances urgentes et pour régler tous les détails de l’administration quotidienne, il avait auprès de lui des ministres chargés chacun d’un des grands services et un conseil dont l’accès était ouvert aux dignitaires indigènes. Ce système de contre-poids avait pour objet d’empêcher qu’aucune détermination grave, comme une guerre ou un traité d’alliance, pût être prise en dehors du gouvernement métropolitain et sans l’assentiment du parlement, tout en préservant l’Inde des erreurs et des entraînemens d’une autorité trop éloignée et trop mobile pour bien connaître les faits, et tout en assurant certaines garanties aux intérêts et aux droits des populations indiennes. Ce bill ne fut point accueilli favorablement par la chambre des communes. La mesure était trop large dans son esprit, trop savante dans sa conception, trop compliquée dans ses détails pour ne pas soulever des objections et des doutes au sein d’une chambre qui comptait peu d’hommes familiers avec les affaires de l’Inde. Le gouvernement fut obligé de procéder par voie de résolutions, c’est-à-dire de faire voter un à un les principes qui avaient présidé à la rédaction du bill. Ces principes, successivement votés, furent transformés ensuite en articles de loi qui reproduisirent avec quelques modifications la mesure primitive. La discussion dura plusieurs semaines : M. Disraeli en porta le poids avec lord Stanley et avec sir E. Lytton Bulwer, l’ami de sa jeunesse[2], qui venait, sur ses instances, d’accepter le ministère des colonies, apportant au cabinet l’appui de son éloquence et de sa haute réputation littéraire. Était-il possible de fermer les yeux à la transformation qui s’opérait graduellement dans le parti tory, quand un libéral aussi éprouvé pouvait, sans renier ses antécédens, faire partie d’un ministère conservateur ? M. Cobden, déjà, n’avait-il pas exprimé publiquement ses regrets d’avoir, en 1852, contribué à renverser le premier cabinet de lord Derby ?

Malgré les succès de cette session, les jours du ministère étaient comptés : il n’avait point la majorité dans la chambre des communes, et il ne pouvait se maintenir qu’en détachant quelques libéraux de la coalition latente qu’il trouvait toujours devant lui ; mais au moindre pas en avant, un certain nombre de tories prenaient l’alarme, se tournaient contre le ministère et lui faisaient reperdre d’un côté les voix qu’il pouvait avoir gagnées de l’autre. Le cabinet en fit de nouveau l’épreuve dans la session de 1855, à propos de la réforme électorale. En 1852, lord John Russell, dans l’espoir de créer un abîme entre lord Palmerston et les whigs, avait déclaré que le moment était venu de reprendre et de compléter l’œuvre de 1832 ; il avait présenté un bill de réforme électorale qui ne fut pas même mis en discussion, à cause de la chute du ministère. Ajournée pendant la guerre de Grimée, cette question d’une nouvelle réforme électorale avait reparu après le rétablissement de la paix, et elle faisait depuis lors partie du programme des libéraux. Dès le jour où elle avait été soulevée, M. Disraeli avait pris une position très nette, tout à fait conforme aux sentimens qu’il avait toujours exprimés. Les conservateurs, avait-il dit, avaient loyalement accepté le bill de 1832 ; mais ils n’avaient aucun motif de se faire les défenseurs systématiques d’une législation qui avait été dirigée contre eux, lorsque les auteurs de cette législation étaient les premiers à la déclarer insuffisante et défectueuse. Le parti conservateur n’aurait pas pris l’initiative de toucher à la loi électorale, si les whigs avaient continué à respecter leur œuvre ; mais du moment que ceux-ci proposaient eux-mêmes de la modifier, les conservateurs ne pouvaient avoir d’objection à une révision qui serait faite dans un esprit de justice et d’impartialité, et qui, en accroissant le nombre des électeurs, ne toucherait point aux droits acquis. La division du territoire en districts électoraux égaux, comme le demandait M. Bright, sans avoir égard à la diversité des intérêts, et l’établissement du scrutin secret, étaient les seules dispositions qu’il fût impossible aux conservateurs d’accepter. Tel avait été invariablement le langage de M. Disraeli toutes les fois qu’il avait eu à s’expliquer, et tout récemment encore, devant les électeurs du comté de Buckingham lorsqu’il avait dû se soumettre à la réélection. Malheureusement, il était notoire que lord Derby répugnait à tout changement dans la législation existante et que bon nombre de conservateurs partageaient sa manière de voir. Les adversaires du cabinet considéraient donc cette question comme le dissolvant le plus efficace qu’ils pussent employer contre lui, et dès le lendemain de la formation du nouveau ministère, M. Bernal Osborne avait demandé quelle conduite les ministres comptaient tenir à l’égard de la réforme. M. Disraeli avait répondu que, pour le moment, le gouvernement avait assez à faire de pacifier l’Inde et d’en réorganiser l’administration, mais que, dans la session suivante, il prendrait l’initiative d’un bill de réforme.

Avec sa résolution ordinaire, M. Disraeli n’avait pas hésité à engager le gouvernement : il lui fallait obtenir l’accomplissement de cette promesse. Il représenta à ses collègues que la question de la réforme électorale ne pouvait plus être ni écartée, ni même ajournée. M. Bright était en campagne, parcourant les districts manufacturiers, organisant contre la législation en vigueur une agitation analogue à celle qui avait amené l’abrogation des Corn Laws. Cette agitation ne s’arrêterait plus : beaucoup de députés importans avaient pris des engagemens, et les motions individuelles surgiraient de tous les côtés à la rentrée du parlement. Il fallait donc ou subir la réforme ou la faire. A la subir, on abdiquait le rôle naturel du gouvernement ; on donnait raison à M. Bright, qui représentait les conservateurs comme hostiles à tout progrès et comme animés envers les classes laborieuses d’une injuste et aveugle défiance ; enfin, on se mettait en quelque sorte à la discrétion de ses adversaires ; à agir, au contraire, on faisait preuve d’énergie, on faisait tomber les imputations de toute nature dirigées contre le parti, on s’acquérait des droits à la gratitude des nouveaux électeurs, enfin on demeurait maîtres de sauvegarder, dans la rédaction du bill, les intérêts conservateurs. Il fallait donc faire soi-même la réforme, il fallait la faire, et assez large et assez complète pour qu’il ne fût pas possible d’y revenir de longtemps. À ce prix, le cabinet arracherait des mains de ses adversaires la seule arme vraiment redoutable qu’ils eussent contre lui.

Ce ne fut pas sans résistance que cette opinion prévalut. Pour faire tomber les bruits qui avaient couru à cet égard, lord Derby prit occasion, le 9 novembre, du banquet que chaque nouveau lord-maire offre d’habitude aux ministres pour annoncer formellement la présentation d’un bill de réforme. On sut bientôt qu’à la suite de deux conseils de cabinet, M. Disraeli, sir John Packington et M. Henley avaient été spécialement chargés de préparer le bill annoncé par le premier ministre. L’élaboration en fut longue à cause des dissentimens qui ne cessaient de s’élever au sein du gouvernement ; et, dès les derniers jours de janvier 1859, le bruit se répandit que deux des membres les plus importans du cabinet, M. Walpole, ministre de l’intérieur, et M. Henley, ministre du commerce, refusaient leur adhésion au projet accepté par leurs collègues et se retiraient. La nouvelle était exacte. La retraite des deux ministres démissionnaires était un affaiblissement sensible pour le cabinet. M. Walpole devait une certaine influence à son savoir et à son titre de représentant de l’université d’Oxford ; M. Henley était considéré comme un homme d’un jugement solide et sûr : tous les deux possédaient au plus haut degré la confiance des gentilshommes campagnards. Le Times prétendit même, malignement, que lord Derby perdait beaucoup à la retraite de M. Henley parce qu’il pouvait expérimenter sur lui, à coup sûr, ce qu’il était possible de faire accepter, en fait de réformes ou d’innovations, au parti conservateur : « Si M. Henley qui, toute sa vie, avait répugné à toute espèce de changement, sautait le fossé, on pouvait être sans inquiétude, tout le troupeau dés tories le sauterait après lui ; » Il était donc à présumer que les défections qui se produisaient ainsi aux côtés mêmes de M. Disraeli ne demeureraient pas isolées.

Ce fut le 28 février 1859 que le chancelier de l’échiquier présenta et fit connaître le projet du gouvernement. Il commença par réfuter les systèmes qui avaient été mis en avant par lord John Russell, par M. Bright et par d’autres novateurs. « Il y a, dit-il, deux sortes de réformateurs : ceux qui, sous le couvert d’une simple réforme, voudraient opérer une révolution sociale en transférant le pouvoir politique d’une classe à une autre, et ceux qui veulent seulement développer les principes contenus dans le bill de 1832 et en améliorer les parties défectueuses. » C’était dans cette dernière catégorie que les ministres se plaçaient. Ils s’étaient donné pour tâche de corriger les abus que l’expérience avait signalés et d’introduire dans la législation les changemens en faveur desquels la chambre s’était déjà prononcée à l’occasion de motions particulières, ou que l’opinion réclamait réellement. Il n’y avait qu’un point sur lequel les vœux du pays s’étaient dessinés avec une évidence irrécusable : c’était la nécessité d’agrandir le cercle de l’électorat. Le ministère croyait avoir satisfait aux exigences de l’opinion en accroissant dans une proportion considérable le nombre des électeurs. Il s’était proposé d’appeler à la vie politique tous les citoyens en faveur desquels il existait une présomption suffisante qu’ils sauraient exercer le droit électoral avec indépendance et avec lumières. Quant aux signes auxquels cette compétence politique devait se présumer, le ministère avait tenu compte des divers systèmes qui avaient été mis en avant, sans en adopter exclusivement aucun.

Dans les bourgs, tout propriétaire ou locataire d’une maison d’un loyer annuel de 250 francs était en possession du droit électoral. Le ministère proposait de raccorder également à toute personne possédant en titres de rentes, en actions de la Banque ou de la Compagnie des Indes un revenu annuel de 250 francs. La propriété mobilière était donc mise sur le pied d’égalité avec la propriété foncière. On avait fait aussi la part de l’intelligence, en appelant à l’électorat tous les gradués des universités, tous les ministres des cultes régulièrement institués, les maîtres d’école pourvus de diplôme, les hommes de loi, les médecins et tous les anciens fonctionnaires civils et militaires, jouissant d’une pension de retraite d’au moins 500 francs. Enfin, les droits du travail et de l’économie n’étaient pas méconnus, puisque la franchise électorale était également attachée à la propriété depuis un an révolu d’un livret de caisse d’épargne montant à 1,500 francs, ou à l’occupation d’un appartement dont le loyer s’élèverait à 500 francs.

Pour être électeur dans les comtés, il fallait ou être franc-tenancier, c’est-à-dire propriétaire d’un immeuble d’une valeur locative d’au moins 40 shillings, ou payer un loyer de 1,250 francs. M. Bright avait demandé que le chiffre de loyer nécessaire fût abaissé à 500 francs. M. Disraeli allait plus loin, et se fondant sur l’approbation que la chambre avait donnée par deux fois à une motion de M. Locke King, il réduisait ce chiffre à 250 francs, effaçant ainsi toute distinction entre les électeurs des bourgs et ceux des comtés. C’était cette partie du bill qui avait paru inacceptable à MM. Walpole et Henley. Le premier déclara qu’il aurait consenti à ce que le loyer nécessaire dans les comtés fût abaissé à 500 francs, mais que descendre plus bas lui paraissait une mesure révolutionnaire. M. Henley, tout en se déclarant partisan de l’admission des ouvriers à l’électorat, était opposé à l’uniformité du droit de suffrage : le maintien de diverses catégories d’électeurs lui paraissait indispensable pour assurer leur part de représentation à tous les intérêts. Au fond, tous les deux, et avec eux bon nombre de conservateurs appréhendaient que la création de deux cent mille électeurs nouveaux dans les comtés n’altérât profondément le caractère des collèges électoraux au sein desquels la prédominance des intérêts agricoles était le mieux assise, et n’affaiblît considérablement l’influence de la propriété foncière.

Cependant M. Disraeli avait introduit un correctif dans le bill en proposant qu’il fût procédé à une nouvelle délimitation des bourgs, afin d’y comprendre toute la population véritablement urbaine. Beaucoup de villes industrielles avaient dépassé leurs anciennes limites et empiété sur le territoire des comtés. Les francs-tenanciers des nouveaux quartiers votaient au comté, et on avait profité de cette circonstance pour créer des électeurs de comté, en subdivisant de grandes propriétés dans le voisinage des villes : à l’avenir, les francs-tenanciers, compris dans les nouvelles limites, auraient voté au bourg et cessé de voter au comté. Pour couper court à une des formes que revêtait la corruption électorale, il ne devait plus être nécessaire de venir voter en personne : tout électeur empêché pourrait adresser son vote sous pli cacheté au magistrat qui présiderait l’élection.

Dans la distribution des sièges parlementaires, le bill de 1832 n’avait tenu aucun compte des droits acquis ; de nombreux électeurs avaient été dépouillés de la franchise par la suppression pure et simple du bourg au sein duquel ils l’exerçaient. M. Disraeli, au contraire, posait en principe que le droit d’élection, partout où il existait, était la consécration d’une influence d’un ordre quelconque, et ne pouvait être supprimé sans qu’on s’exposât à exclure du parlement un intérêt qui avait droit d’y être représenté. Aucun collège électoral, si petit fût-il, ne devait perdre le député qui lui avait été laissé par le bill de 1832 ; seulement quinze bourgs, parmi les moins importans, ne devaient plus élire qu’un député au lieu de deux, et les quinze sièges ainsi disponibles devaient être attribués à des collèges nouveaux ou insuffisamment représentés.

Tel était, dans ses traits principaux, le nouveau bill de réforme ; il avait, incontestablement, été conçu dans un esprit libéral, bien qu’avec l’arrière-pensée de maintenir l’équilibre établi entre les divers intérêts, et de n’affaiblir aucune des influences conservatrices. La mesure portait l’empreinte de son auteur : elle était trop complexe, trop savante, et des considérations purement philosophiques y avaient eu trop de part. Son plus grand défaut était d’être trop chargée de détails pour qu’il fût possible d’en apprécier à l’avance le résultat. On pouvait se demander si ces clauses multipliées, ces combinaisons ingénieuses pour créer ce qu’on ne manqua pas d’appeler des électeurs de fantaisie n’étaient pas des concessions plus apparentes que réelles. Le bill semblait appeler à l’électorat l’universalité des classes moyennes, puisqu’il reconnaissait comme indices suffisans de la capacité politique toutes les formes de la propriété et toutes les preuves d’une éducation libérale ; il ouvrait en même temps la porte aux classes laborieuses en accordant les droits électoraux à tous les ouvriers dont l’intelligence, les habitudes régulières et l’économie étaient attestées par l’accumulation d’un petit capital ou par cette aisance dont un domicile fixe est le signe le plus certain. Cependant, il était à présumer que la plupart des gens auxquels le bill semblait accorder pour la première fois le droit de suffrage en étaient déjà en possession ; on pouvait douter que toutes les catégories énumérées dans la mesure produisissent autant d’électeurs nouveaux qu’un simple abaissement du cens dans les bourgs. On avait donc beau jeu pour taxer le bill d’insuffisance, et les radicaux accusèrent le ministère de vouloir perpétuer l’exclusion des classes laborieuses. De son côté, lord John Russell lui imputa l’intention de dépouiller les francs-tenanciers de leur droit, bien que le bill proposât seulement de faire voter au bourg, et non plus au comté, les francs-tenanciers domiciliés dans l’enceinte des villes.

La coalition devant laquelle le premier cabinet de lord Derby avait succombé se reforma aussitôt. Les deux reproches qu’on adressait au bill du gouvernement furent réunis dans une motion désapprobatrice, dont lord John Russell prit l’initiative. Une partie des libéraux indépendans refusèrent d’entrer dans cette coalition : MM. Liddell, Mills, Horsman, donnèrent leur appui au gouvernement ; à leur suite, trente-deux membres du parti libéral votèrent avec le ministère. Cet appoint eût été suffisant s’il n’avait été plus que compensé par les défections qui se produisirent au sein des conservateurs. La motion de lord John Russell fut adoptée par 330 voix contre 289. Dès le lendemain, lord Derby se rendit chez la reine et lui demanda d’agréer la démission du cabinet ou de lui accorder l’autorisation de dissoudre le parlement. La reine hésita avant de laisser dissoudre une chambre qui ne comptait que deux années d’existence ; elle voulut prendre conseil de lord Lansdowne ; sur le loyal aveu fait par cet homme d’état qu’aucun des chefs de l’opposition n’était en mesure de former un cabinet viable, elle préféra conserver ses ministres, et la dissolution fut prononcée le 22 avril. Les élections marquèrent un nouveau (progrès du parti conservateur : il gagna 29 sièges, et dans plusieurs collèges ses candidats ne manquèrent l’élection que de deux ou trois voix. Les complications dont le continent était le théâtre exercèrent une influence défavorable au cabinet ; nombre d’électeurs estimèrent que, si le portefeuille des affaires étrangères, au lieu d’être tenu par lord Malmesbury, avait été en des mains plus vigoureuses, comme celles de lord Palmerston, toute chance d’une guerre entre la France et l’Autriche aurait pu être écartée. Le ministère approcha donc très près de la majorité, mais il ne put y atteindre et, dès la réouverture du parlement, l’adoption par 323 voix contre 310 d’une motion qui impliquait un refus de confiance le contraignit à quitter le pouvoir. De longues négociations aboutirent à la formation d’un ministère de coalition, ayant à sa tête lord Palmerston, et dans lequel, pour la première fois, une place fut faite au parti radical : sur le refus de M. Cobden, le ministère du commerce fut donné à M. Milner Gibson.

Quelques jours après la formation du nouveau cabinet, la compagnie des marchands tailleurs de la Cité offrait un banquet aux principaux députés conservateurs, et M. Disraeli en prit occasion pour exposer publiquement le programme de son parti. Loin de témoigner le moindre abattement d’une défaite dans laquelle il ne voyait que le résultat inévitable du mécanisme ingénieux imaginé en 1832 pour perpétuer la domination de quelques grandes familles, il exprima la conviction que les ministres démissionnaires avaient emporté en se retirant l’estime et la confiance du pays ; il n’en voulait d’autre preuve que l’accroissement de forces que les élections générales avaient valu au parti conservateur. Ce grand parti était plus que jamais convaincu « que le meilleur moyen d’assurer à l’Angleterre la liberté et un bon gouvernement était de protéger contre toute atteinte les institutions existantes, de faire respecter les prérogatives de la couronne, de défendre les privilèges héréditaires ou électifs du parlement, de maintenir l’alliance de l’église et de l’état, et de conserver au pays son vaste système d’administration locale par le moyen de conseils municipaux et de magistrats indépendans. » Ce grand parti constitutionnel était loin d’être hostile au progrès ; mais la prudence était pour lui un devoir. « Nous ne pouvons perdre de vue, disait l’orateur, que, quand il s’agit de toucher aux institutions d’une antique nation européenne, nous n’avons pas la même liberté d’action que les gens qui improvisent une société dans le désert. Nous devons tenir compte des droits acquis, des influences établies, de toute cette complexité d’opinions, de sentimens et de préjugés qui existent chez nous, et ne peuvent exister que dans une société dont les institutions ont été consacrées par la tradition. C’est ce respect des traditions qui fait que cette antique et libre nation répugne aux changemens empiriques et dont la nécessité ne lui est pas démontrée, et que nos hommes d’état hésitent à rien modifier, même pour améliorer. » Parlant ensuite de lui-même, M. Disraeli ajoutait : « Je puis dire avec vérité que, dès le premier jour où je me suis occupé des affaires publiques, je me suis toujours assigné pour tâche de rétablir l’influence et la réputation du grand parti auquel nous sommes fiers d’appartenir, et que je considère comme intimement uni à la prospérité et à la grandeur du pays. Depuis que j’ai pris place dans ses rangs, il a connu des jours d’épreuve et d’adversité sans que j’aie jamais cessé d’avoir foi dans son avenir, étant convaincu que ses principes répondent aux sentimens du grand corps de la nation. En essayant, malgré ma faiblesse, de diriger ses affaires, je me suis toujours efforcé de séparer dans ses opinions ce qui est immuable de ce qui n’était, qu’accidentel. Toujours aussi je me suis efforcé de lui donner une base large et nationale, parce que je le considère comme un parti essentiellement et profondément national, comme un parti dont l’attachement aux institutions repose sur la conviction qu’elles sont le résultat des besoins du pays et sont à ce titre la plus sûre garantie des libertés, de la grandeur et de la prospérité de l’Angleterre. »

La confiance qui respirait dans ce discours s’expliquait par les progrès constans du parti conservateur, qui était arrivé, comme le vote de juin 1859 l’avait prouvé, à former la moitié de la chambre des communes. Le déplacement d’une quinzaine de voix suffisait pour lui donner la majorité, et, après l’expérience des dernières années, il semblait impossible qu’il ne fût pas ramené prochainement au pouvoir. Il n’en fut rien cependant ; les conservateurs devaient demeurer près de sept années dans l’opposition. L’existence d’une minorité aussi formidable par le nombre et aussi fortement organisée contribua à maintenir la discipline dans les rangs de la majorité, malgré la diversité et l’antagonisme latent des élémens dont elle était formée. Les radicaux eux-mêmes, satisfaits d’avoir un des leurs dans le sein du cabinet, n’osaient se séparer du ministère sur les questions politiques, de peur de compromettre son existence. La situation du cabinet fut tour à tour consolidée par les complications politiques du continent, par les heureuses audaces de M. Gladstone en matière d’impôts et surtout par le traité de commerce avec la France. Néanmoins, la cause qui contribua surtout à prolonger l’existence du cabinet Palmerston fut la répugnance de lord Derby à rentrer aux affaires. Le chef des tories se pliait malaisément à l’application et aux habitudes laborieuses qu’impose l’exercice du pouvoir : sa santé d’ailleurs était fort chancelante, et les attaques de goutte auxquelles il était sujet devenaient de plus en plus fréquentes et de plus en plus graves. Possesseur d’une immense fortune dont il faisait le plus noble usage, et comblé d’honneurs, il n’avait rien à attendre du titre de premier ministre que de renoncer aux délicates jouissances de la littérature et des arts, et de quitter pour les brouillards et le bruit de Londres sa splendide résidence de Knowsley-Hall avec sa magnifique bibliothèque et ses riches collections. Il lui suffisait de n’avoir que la main à étendre pour saisir le pouvoir : il n’en avait ni le goût ni le désir. Il ne se dissimulait point d’ailleurs que la popularité personnelle de lord Palmerston et l’ascendant que cet homme d’état exerçait sur un certain nombre de membres du parti tory mettaient obstacle à la formation d’une majorité durable : d’un autre côté, il considérait avec juste raison le premier ministre comme aussi conservateur que lui-même ; et en le maintenant aux affaires, il était certain de mettre un frein aux innovations téméraires et aux expériences aventureuses. Au lieu de disputer à lord Palmerston un lambeau de pouvoir, ne valait-il pas mieux demeurer le chef honoré et redouté d’un grand parti avec lequel le gouvernement était sans cesse obligé de compter ?

Lord Derby, du reste, ne cachait point les motifs qui dictaient sa conduite à l’égard du cabinet. Voici le langage qu’il tenait, le 1er mars 1862, dans un banquet que le lord-maire offrait aux chefs de l’opposition : « Quels que puissent être les avantages personnels que nous retirerions d’un retour au pouvoir, nous sommes fermement convaincus qu’il est de l’intérêt du pays qu’il n’y ait point de continuels changemens de ministère. Nous désirons l’établissement d’une administration forte : je crains que celle que nous avons ne mérite pas ce titre, mais je dois honnêtement avouer que je n’entrevois pas la possibilité de former une administration forte. Ce qu’il y a de plus préjudiciable au pays, c’est une succession de ministères faibles avec de continuels changemens ; c’est une source d’embarras et d’inconvéniens : embarras pour la souveraine, embarras et inconvéniens pour notre diplomatie et dans nos relations extérieures, embarras et manque d’esprit de suite dans la direction de notre politique intérieure. » Prenant à son tour la parole, M. Disraeli fit remarquer que, bien qu’en dehors du pouvoir, le parti conservateur n’en exerçait pas moins une influence sérieuse sur les affaires publiques, en faisant avorter les mesures imprudentes ou dangereuses dont le parlement était saisi. Le langage des chefs de l’opposition était sincère : on en eut une preuve décisive, la même année. M. Stansfeld, au nom des radicaux, et M. Walpole, au nom des conservateurs, avaient présenté des motions qui condamnaient la politique financière du gouvernement. Non-seulement les conservateurs ne votèrent point pour la motion de M. Stansfeld, mais, dans la crainte que les radicaux ne votassent pour la motion conservatrice, M. Walpole la retira en déclarant expressément que « lord Derby n’avait aucun désir de renverser le noble lord qui était à la tête du gouvernement. » Ce ne fut pas la seule fois que lord Derby eut le droit de dire, comme il le fit un jour plaisamment au sein de la chambre des lords, a que la protection des conservateurs préservait seule lord Palmerston du sort d’Actéon en l’empêchant d’être dévoré par ses propres partisans. »


III

Chaque année, la présentation du budget ramenait une brillante passe d’armes entre M. Gladstone et M. Disraeli sur les questions financières. La protection dont le cabinet anglais couvrit les entreprises de la politique italienne, les dépêches de lord John Russell au sujet de l’insurrection de Pologne, le refroidissement dans les relations avec la France et l’abandon du Danemarck furent tour à tour l’objet des critiques du chef de l’opposition ; mais, quoique la majorité ministérielle allât en s’affaiblissant et fût tombée sur quelques questions au-dessous de vingt voix, aucun effort ne fut tenté par le parti tory pour ressaisir le pouvoir à l’aide d’une de ces coalitions qu’il avait reprochées à ses adversaires. Son attitude changea immédiatement après la mort de lord Palmerston. Non-seulement le caractère et les opinions de lord Russell, qui succéda à lord Palmerston comme premier lord de la trésorerie, n’offraient pas les mêmes garanties aux conservateurs, mais la direction du parti ministériel au sein de la chambre des communes passait aux mains de M. Gladstone. Or, à mesure que M. Disraeli avait infusé au parti conservateur un esprit plus libéral et des idées moins exclusives, on avait vu M. Gladstone se rapprocher davantage des radicaux et chercher, par des concessions nouvelles, à assurer leur appui au cabinet. On en eut la preuve lorsque M. Gladstone, entreprenant à son tour la tâche dans laquelle le cabinet de lord Palmerston avait plusieurs fois échoué, présenta un bill de réforme électorale. Cette mesure, au jugement de son auteur, devait avoir pour résultat de conférer les droits électoraux à quatre cent mille nouveaux électeurs, dont deux cent mille appartenant aux classes moyennes et seulement deux cent mille aux classes inférieures ; mais, bien que M. Gladstone eût emprunté au bill de M. Disraeli la clause qui attachait l’électorat à la possession d’un livret de caisse d’épargne d’une certaine importance, le bill n’imposait aux nouveaux électeurs aucune garantie de moralité ou de capacité ; il procédait uniquement par un abaissement notable du cens dont il était impossible de calculer les conséquences, et il tendait manifestement à uniformiser les conditions de l’électorat. Il détruisait donc l’équilibre que la législation existante avait laissé subsister entre les divers intérêts. C’est à ce titre que le parti conservateur le combattit. Mais les attaques les plus vives vinrent des débris de l’ancien parti whig. M. Gladstone ne changeait rien à la délimitation des bourgs : il en résultait que l’abaissement du cens avait pour conséquence de rendre les classes ouvrières absolument maîtresses des élections, non-seulement dans les villes manufacturières, mais même dans certains comtés, et cet inconvénient était d’autant plus grave que le bill dépouillait du droit d’élire un assez grand nombre de localités secondaires pour transférer leurs sièges aux grandes villes. La bourgeoisie anglaise, dont le bill menaçait ainsi les dernières forteresses, prit l’alarme, et les whigs se firent les organes de ses craintes. M. Lowe, qui avait fait partie du dernier cabinet de lord Palmerston, combattit le bill de M. Gladstone avec acharnement ; il fut secondé par lord Grosvenor et lord Dunkellin. Un amendement, présenté par ce dernier, et qui attaquait le principe même de la mesure en substituant comme base de l’électorat la quotité des taxes payées à la valeur locative, fut adopté à la majorité de onze voix. Comme le gouvernement avait déjà subi plusieurs échecs dans le cours de la discussion, cette dernière défaite détermina lord Russell à donner sa démission, et lord Derby revint pour la troisième fois au pouvoir.

Lord Derby, qui savait n’avoir point de majorité dans la chambre des communes, essaya de rattacher au parti conservateur les whigs dont la défection avait déterminé la chute du cabinet Russell : il leur fit offrir des portefeuilles. Ces offres furent déclinées par lord Grosvenor et par lord Dunkellin : ceux-ci craignaient de donner prise au reproche d’avoir obéi à des motifs d’ambition personnelle ; mais, en refusant les propositions qui leur étaient faites, ils promirent au futur cabinet un appui désintéressé. Lord Derby fut donc réduit à composer un ministère avec des élémens exclusivement conservateurs. M. Disraeli reprit son poste de chancelier de l’échiquier, et il eut pour principaux collègues sir John Packington, lord Stanley, le général Peel, lord Dranborne, aujourd’hui marquis de Salisbury, M. Gathorne Hardy, sir Stafford Northcote, et sir Hugh Cairns, tous hommes qui avaient acquis l’expérience des affaires et qui avaient fait leurs preuves de talent. Le nouveau cabinet était incontestablement supérieur à celui qu’il remplaçait ; malheureusement il ne devait pas demeurer longtemps uni.

La réforme électorale fut, encore une fois, la pomme de discorde qui divisa le parti tory, au sein duquel il ne s’élevait plus aucune dissidence sur les questions de politique commerciale, de finance ou d’impôts. Une solution était indispensable et urgente. Quatre bills de réforme avaient dû être retirés ou avaient été rejetés : ces avortemens successifs avaient fourni des armes redoutables aux radicaux, qui accusaient le parlement de vouloir systématiquement exclure les classes ouvrières de la vie politique, et qui représentaient le parti conservateur comme hostile à toute réforme. Aussitôt après le rejet du bill de M. Gladstone, M. Bright et la ligue pour la réforme nationale avaient commencé une agitation qui ne pouvait manquer de se développer rapidement : des processions tumultueuses avaient été organisées dans Londres ; des rassemblemens s’étaient formés devant Westminster, et quelques scènes de désordre avaient eu lieu à Hyde-Park. M. Gladstone, irrité de sa défaite, prenait part à cette agitation et prétendait rendre le parti conservateur responsable d’un échec qui était surtout l’œuvre de ses amis. Le ministère avait maintenu ou rétabli l’ordre partout où la tranquillité publique avait été menacée ; mais une politique prévoyante ; ne permettait pas de s’en tenir à des mesures purement répressives ; Quelques membres du cabinet persistaient néanmoins à penser que ce n’était pas au parti conservateur à prendre l’initiative d’une mesure de réforme et qu’il devait laisser à ses adversaires lA responsabilité de toucher à la représentation nationale : l’échec si récent de M. Gladstone autorisait tout au moins l’ajournement d’une question que tous les partis s’étaient essayés à résoudre sans y pouvoir réussir. D’autres étaient d’avis de prendre parmi les bills qui avaient avorté la mesure la moins large et la moins compliquée, et de la faire passer avec le concours de lord Grosvenor et des autres whigs. Cette satisfaction donnée à l’opinion publique suffirait pour faire tomber l’agitation factice que les radicaux avaient organisée, et dont la prolongation finirait par inquiéter et irriter les classes moyennes. M. Disraeli ne partageait ni les idées de temporisation des uns, ni les illusions des autres. A son avis, une question qui était agitée depuis quinze ans et qui avait déterminé la chute de deux cabinets ne pouvait plus être ajournée ; il fallait qu’elle fût résolue si l’on voulait qu’elle cessât d’être un brandon de discorde dans le pays et un obstacle insurmontable au succès de toute politique conservatrice. Ce ne serait pas la résoudre que de s’en tenir, comme avait fait lord Russell dans son premier bill, à un simple abaissement du cens, parce que tous ceux qui se trouveraient au-dessous de la limite légale réclameraient un nouvel abaissement ; et l’on serait ainsi conduit, par une pente irrésistible, au suffrage universel et à l’égalité des circonscriptions électorales, c’est-à-dire à la réalisation du programme des chartistes, devenu celui du parti radical : c’était là le danger qu’il fallait conjurer à tout prix. A son avis, il était indispensable non-seulement dans l’intérêt spécial du parti conservateur, mais dans l’intérêt même des institutions anglaises, d’en finir avec cette question, et ce résultat ne pouvait être obtenu qu’en donnant de larges satisfactions à l’opinion populaire. On ne pouvait se dissimuler que tout abaissement des conditions de l’électorat achèverait de rendre les classes inférieures absolument maîtresses des élections dans les grandes villes ; mais il n’y avait aucun moyen d’empêcher cet effet de se produire ; il fallait donc ne pas hésiter à faire la part du feu, et s’attacher à maintenir intacte la prépondérance dès élémens conservateurs dans les comtés et dans les villes d’importance secondaire. Le bill que lui-même avait présenté en 1859 atteignait ce but ; il fallait en conserver les bases : aussi bien c’était la seule mesure de réforme qui eût été considérée comme sérieuse par les adversaires mêmes du parti conservateur ; et plus d’un libéral, éclairé par l’expérience, en avait regretté le rejet. La chambre des communes, en votant l’amendement de lord Dunkellin, ne venait-elle pas de sanctionner un des principes fondamentaux du bill de 1859 ?

Quelle était donc la conduite à tenir ? Reprendre le bill de 1859 dans ses parties essentielles, mais en élargir encore les bases. Il fallait s’attacher à maintenir la répartition des sièges entre les bourgs et les comtés avec deux corps électoraux distincts pour les deux sortes de collèges, et conserver au moins un député aux villes secondaires ; ces résultats assurés, il fallait, pour la composition des listes électorales dans les bourgs, aller plus loin que M. Gladstone et que M. Bright et ne laisser aux radicaux d’autre ressource que de se déclarer ouvertement partisans du suffrage universel. M. Disraeli rallia à son opinion la plupart de ses collègues, et lord Derby lui-même, malgré ses répugnances, lui donna le plus loyal concours ; mais, en apprenant que le projet élaboré par le chancelier de l’échiquier aurait pour conséquence d’accroître le nombre des électeurs de plus de deux cent mille dans les comtés et de près d’un million dans les bourgs, trois membres du cabinet, les ministres de la guerre, des colonies et de l’Inde, le général Peel, lord Carnarvon et lord Cranborne refusèrent de s’associer à une mesure qu’ils considéraient comme révolutionnaire. Le dernier devint même l’un des adversaires les plus ardens et les plus acharnés du nouveau bill de réforme.

M. Disraeli eut donc à lutter tout à la fois contre des conservateurs qui se déclaraient hostiles à toute réforme, contre M. Lowe et les whigs, qui trouvaient que le bill faisait une part trop large aux classes laborieuses, et le déclaraient plus dangereux que le bill de M. Gladstone, et enfin contre M. Gladstone et M. Bright, qui soutenaient que la mesure du gouvernement recélait une déception pour les ouvriers, et que les catégories si nombreuses et en apparence si libérales qu’elle établissait n’ajouteraient presque rien au nombre des électeurs. Les données statistiques que le gouvernement avait réunies étaient invoquées par les uns à l’appui de leurs appréhensions, et étaient taxées d’exagération et d’inexactitude par les autres. Les élémens d’une coalition semblaient tout trouvés, et M. Gladstone essaya de l’organiser en convoquant une réunion de tous les adversaires du bill ; mais les allures dominatrices de cet homme d’état et la violence qu’il déployait dans cette lutte avaient indisposé un assez grand nombre de députés, la lassitude en avait gagné d’autres, qui jugeaient qu’une solution quelconque était préférable à la prolongation de l’agitation dans laquelle on maintenait le pays ; une cinquantaine de libéraux modérés se réunirent à part, et firent échouer les projets de coalition en refusant formellement de s’y associer. M. Disraeli emporta la seconde lecture du bill par un admirable discours qui transporta la chambre des communes, et qu’il termina par ces mots : « Pour le repos du pays, votez la réforme et renversez demain le ministère. »

M. Gladstone avait préparé, pour la discussion des articles, une série d’amendemens. Le premier et le plus important restreignait une des concessions faites par le gouvernement, et avait pour objet de permettre aux whigs et aux radicaux de se rencontrer dans un vote commun. Cet amendement, après un vif débat, fut rejeté à une majorité de dix-neuf voix. Dès ce moment, le sort du bill parut assuré. Néanmoins M. Disraeli demeura toujours sur la brèche, ne se reposant sur personne du soin de défendre les détails du bill, et pendant plus de deux mois que la discussion des articles se prolongea, il parla tous les jours et souvent plusieurs fois par séance. Il eut la satisfaction de faire voter le bill tel qu’il l’avait préparé, à deux exceptions près. La clause qui attribuait un double vote aux électeurs réunissant deux des conditions exigées pour être inscrit sur les listes électorales fut abandonnée spontanément par le ministère : un amendement qui abaissait le cens exigé des électeurs de comté fut accepté par voie de compromis sur l’initiative de quelques membres du parti conservateur. Lorsque le bill fut définitivement adopté, la chambre des communes, par un mouvement soudain, éclata en applaudissemens, rendant ainsi hommage à l’énergie, à la persévérance et au talent que M. Disraeli avait montrés pendant cette lutte de plus de trois mois. L’influence de lord Derby sur la chambre haute triompha des hésitations et des résistances des lords ; et le parti conservateur s’acquit ainsi l’honneur de compléter l’œuvre de 1832 et de donner au ’système électoral de l’Angleterre l’assiette la plus large et la plus libérale.

Quelques jours après le vote définitif de la loi, au banquet annuel du lord maire, M. Disraeli disait : « J’ai assisté, dans le cours de ma vie, à la fin de bien des monopoles ; nous venons de voir finir le monopole du libéralisme… Le parti tory a repris dans le gouvernement du pays sa fonction naturelle, qui est d’être l’expression du sentiment national. » Le chancelier de l’échiquier avait attaqué à la racine les préjugés et les préventions qu’une portion considérable de la population nourrissait contre les tories ; en libéralisant son parti, il avait renversé les barrières qui empêchaient les classes moyennes et surtout les classes laborieuses de venir à lui ; il lui avait préparé dans l’accession de forces nouvelles des élémens sérieux de popularité et de puissance ; mais l’expérience pouvait seule montrer combien ses calculs étaient justes et avec quelle perspicacité il avait lu dans l’avenir. Beaucoup de conservateurs ne cachaient pas leur inquiétude, et une expression employée par lord Derby : « Nous allons faire un saut dans les ténèbres, » leur paraissait autoriser leurs appréhensions. La bourgeoisie des villes était à la fois alarmée et irritée par la perspective d’avoir à subir dans les élections la prépondérance des classes ouvrières, qui avaient le nombre pour elles. La commission chargée de faire une enquête sur les trade-unions venait de publier son rapport, et les effrayantes révélations que ce document contenait sur l’es crimes ordonnés par les associations ouvrières de Sheffield semblaient justifier les craintes exprimées par M. Lowe lorsque, dans la discussion sur la troisième lecture du bill de réforme, il avait prononcé cette parole demeurée célèbre : « La première chose que nous ayons à faire, c’est d’instruire les maîtres qu’on nous donné. »

Loin d’ajouter à la popularité personnelle de M. Disraeli, l’œuvre considérable qu’il venait d’accomplir avait mis en défiance les classes moyennes, qui le considéraient comme un bel esprit chimérique. Les classes laborieuses, dont on entretenait les préventions contrôle cabinet de lord Derby, ne se rendaient pas encore compte des effets de la réforme et avaient besoin d’être éclairées par sa mise en œuvre. Toutefois le succès avec lequel l’Angleterre s’interposa entre la Prusse et la France dans la question du Luxembourg et amena une solution amiable de ce différend donna quelque relief au ministère. Le démêlé avec le roi d’Abyssinie fournit au cabinet une occasion de faire preuve de décision et d’énergie ; le parlement, convoqué en session extraordinaire, approuva la détermination prise par le gouvernement de déclarer la guerre au roi Théodore, et les victoires de lord Napier de Magdala flattèrent l’amour-propre national ; mais les dépenses considérables que cette expédition entraîna devinrent un argument que l’opposition ne manqua pas de tourner contre les ministres.

Le parlement venait à peine de reprendre ses travaux, en février 1868, lorsque lord Derby, dont les forces déclinaient de plus en plus et qui considérait sa tâche comme terminée depuis le vote du bill de réforme, mit à exécution la résolution qu’il avait plusieurs fois annoncée de quitter le pouvoir. Il donna sa démission par une lettre adressée à la reine, dans laquelle il faisait le plus grand éloge de M. Disraeli, et l’indiquait comme le seul homme en situation de remplir les fonctions de premier ministre. La reine ne fit nulle difficulté d’appeler M. Disraeli à cette haute position. En sortant de l’audience où il venait de prêter serment, le nouveau premier lord de la trésorerie traversa à pied la place de Westminster pour se rendre à la chambre dés communes : il fut reconnu par la foule et chaudement acclamé. A son entrée à la chambre, les applaudissemens éclatèrent de tous côtés, et leur vivacité attesta que, dans l’opinion même de ses adversaires, son élévation était la légitime récompense de ses travaux et de son mérite. La presse fut unanime à exprimer ce sentiment, et le Times, qui était loin de lui être favorable, fut le premier à reconnaître que la reine n’aurait pu faire un autre choix. « Pendant vingt années, dit-il, M. Disraeli a peu à peu réorganisé les forces de son parti dans le parlement, et il l’a trois fois ramené au pouvoir. L’heure est arrivée pour le fidèle serviteur de commander à son tour ; et M. Disraeli n’aurait pu accepter une autre situation sans une déchéance morale qui eût été indigne de lui et qui eût fait peu d’honneur à son parti. »

L’élévation de M. Disraeli.au poste de premier ministre sembla enflammer le ressentiment et redoubler l’activité de M. Gladstone. La rivalité de ces deux hommes d’état prit à partir de ce jour un caractère d’animosité et d’acrimonie qu’elle n’avait pas encore eu. M. Gladstone justifia, par une nouvelle évolution, la prédiction qu’il deviendrait un jour le chef des républicains anglais. Dans son désir de former une coalition contre le ministère, il promit aux radicaux l’établissement du scrutin secret et, sacrifiant les convictions de toute sa vie, comme le lui reprocha M. Disraeli, il offrit aux députés irlandais la suppression de l’église d’Irlande. L’alliance fut conclue sur ces bases. Moins de quatre années après avoir déclaré qu’il ne pouvait être question, dans aucun cas, de toucher à l’église d’Irlande, M. Gladstone prit l’initiative d’une motion qui avait pour objet de supprimer cette église et d’en séculariser tous les biens, en les mettant à la disposition du parlement. Le gouvernement reconnaissait qu’il y avait lieu d’introduire des réformes dans l’organisation de l’église irlandaise, et il avait annoncé la nomination d’une commission d’enquête chargée d’étudier et de préparer ces réformes ; mais il ne pouvait accepter la suppression complète.

M. Disraeli combattit donc la motion de M. Gladstone avec la plus grande énergie : il défendit le principe même de l’union de l’église et de l’état, soutenant que les rapports nécessaires qu’elle entraînait entre les deux contractans exerçaient sur tous les deux une action également favorable. Supprimez, disait-il, les influences morales, et le gouvernement ne devient plus qu’une affaire de police. A un autre point de vue, il reprochait à la motion de demander une mesure de confiscation qui porterait une atteinte directe au droit de propriété et constituerait ainsi un précédent redoutable.

Les efforts de M. Disraeli furent vains. Le gouvernement fut battu à deux reprises par une majorité de soixante-cinq voix. On croyait que le ministère se retirerait ; il n’en fut rien. La motion de M. Gladstone avait profondément blessé les sentimens religieux de la reine ; celle-ci avait encouragé ses ministres dans leur résistance, et elle n’hésita pas à accorder à M. Disraeli l’autorisation de dissoudre le parlement. Le premier ministre déclara donc que la question qui faisait l’objet de la motion avait été soulevée postérieurement aux élections générales, que les électeurs ne l’avaient pu prévoir et n’avaient pas eu à se prononcer sur elle, que le gouvernement refusait donc d’accepter la décision de la chambre comme l’expression des sentimens de la nation. Celle-ci serait consultée, et elle serait appelée à se prononcer aussi promptement que le permettrait l’application des changemens apportés à la législation électorale. Il n’y avait rien à objecter à une conduite strictement conforme aux règles constitutionnelles.

La campagne électorale s’ouvrit donc aussitôt. M. Disraeli avait compté sur la reconnaissance des nouveaux électeurs qu’il avait appelés à la vie politique. Sa confiance fut justifiée en partie. Ainsi dans le Lancashire, malgré l’influence héréditaire des Cavendish, le marquis de Hartington fat battu à une majorité énorme, et M. Gladstone lui-même ne put échapper à une défaite. Expiant chacune de ses évolutions politiques par un échec électoral, et abandonné successivement par l’université d’Oxford, par les électeurs de Newark et par ceux du Lancashire, M. Gladstone fut recueilli par les électeurs radicaux de Greenwich, qui viennent de le congédier à leur tour. Manchester et quelques autres circonscriptions importantes se prononcèrent en faveur du gouvernement ; mais les calculs du premier ministre se trouvèrent en défaut sur un autre point. La solidarité entre les deux branches de l’église établie lui semblait trop évidente pour que le clergé anglican ne prît pas l’alarme et ne comprît pas la nécessité de faire échouer la motion de M. Gladstone. Il avait donc cru à une action énergique qui ne se produisit pas. Au contraire, toutes les sectes qu’un esprit de jalousie animait contre l’église établie et qui enviaient son opulence firent immédiatement cause commune contre l’église d’Irlande, convaincues que sa suppression serait un acheminement au renversement de l’église d’Angleterre, et que tous les coups portés à l’une seraient nécessairement ressentis par l’autre. Presbytériens de toutes les nuances, méthodistes, baptistes, quakers, rivalisèrent d’ardeur avec les catholiques d’Irlande et votèrent contre le ministère, dont ils identifiaient la cause avec celle de l’anglicanisme. L’Irlande ne renvoya à la chambre des communes que trente-sept partisans du ministère. L’Ecosse en élut seulement sept. On ne put évaluer à moins de cent voix la majorité que le gouvernement aurait contre lui.

Avant que les élections fussent terminées, mais lorsqu’on prévoyait déjà la défaite du ministère, la reine voulut donner à M. Disraeli un témoignage éclatant de son estime : elle voulut l’élever à la pairie. M. Disraeli refusa une faveur d’autant plus flatteuse qu’elle était spontanée ; il allégua que sa présence dans la chambre des communes était nécessaire pour maintenir l’union et relever la confiance du parti conservateur qu’un changement de direction pourrait désorganiser. Il demanda à la reine la permission de demeurer sur la brèche et de continuer la lutte où ses efforts pouvaient être les plus utiles. La reine voulut alors lui conférer l’ordre de la Jarretière, il déclina cet honneur comme trop éclatant pour un simple commoner : lord Palmerston était le seul qui l’eût reçu sans appartenir à la pairie, encore était-il pair d’Irlande, et il avait été plusieurs fois premier ministre. Après avoir tout refusé pour lui-même, M. Disraeli n’eut plus la force de refuser pour la compagne de sa vie. Mrs. Disraeli devint pairesse d’Angleterre, sous le titre de vicomtesse Beaconsfield. La femme du premier Pitt avait été ainsi élevée à la pairie, avant que son mari se décidât à quitter la chambre des communes pour la chambre des lords.

Les traditions parlementaires autorisaient le cabinet à demeurer au pouvoir jusqu’à la réunion des chambres, et à attendre pour se retirer le vote soit d’un amendement à l’adresse, soit d’une motion de refus de confiance ; mais un vote hostile n’était pas douteux, et M. Disraeli jugea qu’une retraite immédiate était plus digne et plus habile. Il épargnait ainsi au pays un débat irritant et inutile et à son parti une défaite inévitable : il se dispensait de toute explication sur la conduite qu’il comptait tenir ; et il contraignait les chefs de la coalition devant laquelle il succombait à formuler dans le discours royal un programme qui les lierait vis-à-vis du parlement et vis-à-vis de l’opinion. Aussitôt les élections terminées, M. Disraeli remit sa démission à la reine : il dissuada sa souveraine de faire appeler soit lord Russell, soit lord Granville ou tout homme politique d’une nuance intermédiaire : il lui indiqua M. Gladstone comme le chef nécessaire de la nouvelle administration. La détermination du cabinet fut portée à la connaissance du public par une déclaration officielle qui annonçait en même temps que les chefs du parti conservateur continueraient à combattre de toutes leurs forces la suppression de l’église d’Irlande. La résolution imprévue de M. Disraeli excita quelque surprise ; mais elle obtint l’approbation universelle : un journal radical, le Spectateur, ne put s’empêcher d’écrire : « M. Disraeli est beau joueur, il a perdu la partie et il paie galamment l’enjeu. »

La composition du cabinet de M. Gladstone fut significative. Tandis que le jurisconsulte le plus éminent du parti libéral, sir Roundell Palmer, qu’on s’était attendu à voir appeler au poste de lord chancelier, déclinait cette haute dignité par scrupule de conscience ; tandis que sir George Grey et d’autres libéraux refusaient également des portefeuilles, on vit entrer dans l’administration plusieurs radicaux ; et M. Bright lui-même devint ministre du commerce parce qu’il ne lui convint pas d’accepter un portefeuille plus important. Le caractère de la nouvelle administration était ainsi clairement indiqué ; mais la majorité ministérielle était tellement considérable que la lutte était sans espoir. Aussi M. Disraeli eut-il le loisir de reprendre la plume : les discussions relatives à l’église d’Irlande avaient ramené son attention sur les questions religieuses, et par un retour naturel à un procédé qui lui était familier, il donna à l’expression de ses idées la forme d’un roman, dans lequel trois héroïnes, diversement séduisantes, personnifiaient la libre pensée, le catholicisme et l’anglicanisme ; la victoire définitive demeurant à cette dernière religion, comme à la solution la plus modérée et la plus pratique. Lothair parut le 2 mai 1870 ; nous n’avons pas à revenir sur ce livre, qui a été apprécié ici-même[3], et dont le succès fut immense.

La politique ne tarda pas à ressaisir M. Disraeli tout entier. Après avoir mis fin à l’existence officielle de l’église d’Irlande, M. Gladstone voulut tenir l’engagement qu’il avait pris vis-à-vis des radicaux et établir le scrutin secret. Il rencontra une résistance obstinée dont il ne put triompher qu’au bout de deux sessions, en menaçant ses partisans de quitter le pouvoir. Quelques membres de la majorité se détachèrent alors du ministère. L’espèce de coup d’état par lequel M. Gladstone, n’ayant pu faire voter par le parlement l’abolition de l’achat des grades dans l’armée, accomplit cette réforme par la voie d’une simple ordonnance royale, en imposant aux finances publiques une dépense de 8 millions sterling, excita un vif mécontentement au sein même de son parti. Le chancelier de l’échiquier, M. Robert Lowe, désirant s’acquérir le renom de grand financier, fit voter coup sur coup la suppression d’impôts indirects qui produisaient plus de 3 millions sterling, et, par suite de ces suppressions imprudentes, se trouva en face d’un déficit si considérable qu’il ne put le combler qu’en portant l’income-tax à un taux que cet impôt n’avait jamais atteint en temps de paix. Les classes moyennes commencèrent à trouver que l’administration radicale leur coûtait bien cher.

La politique extérieure du cabinet n’était pas plus heureuse que sa politique financière. Non-seulement l’Angleterre n’avait fait aucun effort sérieux pour prévenir une collision sur le continent, mais elle ne tenta rien pour l’arrêter : l’antipathie de M. Gladstone pour la France donna à la neutralité anglaise un caractère de partialité tout à fait défavorable aux intérêts de notre pays. Les conséquences inévitables de cette conduite devinrent promptement assez évidentes pour déterminer la retraite motivée d’un des membres du cabinet. La révision du traité de Paris, que l’Angleterre dut subir et qui mit à néant les résultats obtenus au prix de tant de sacrifices, rendit sensibles pour les moins perspicaces les résultats d’une politique sans vigueur et sans prévoyance. La décision du tribunal arbitral de Genève blessa profondément l’amour-propre national : on se souvint alors que la chute du cabinet Disraeli avait permis au gouvernement américain de revenir sur un arrangement beaucoup plus favorable à l’Angleterre. La sentence par laquelle l’empereur d’Allemagne attribua l’île de San-Juan aux États-Unis ne fut pas une mortification moins sensible. Il semblait que les gouvernemens étrangers eussent perdu toute considération pour l’Angleterre et qu’elle cessât de compter dans les conseils de l’Europe.

La popularité du cabinet Gladstone se changeait donc peu à peu en défaveur. Les libéraux modérés se détachaient du ministère et se rapprochaient des tories, dont ils n’étaient plus séparés par aucune question de principe. Les élections partielles tournaient presque invariablement à l’avantage des candidats conservateurs. M. Disraeli s’occupait sans relâche de fortifier l’organisation de son parti en province, en vue des futures élections générales : des comités conservateurs permanens furent créés ou reconstitués dans toutes les circonscriptions : partout aussi les membres influens du parti tory se mirent en rapport avec les ouvriers et suscitèrent par leurs conseils, leur patronage et leur assistance l’établissement de cercles d’ouvriers conservateurs. L’entente était facile, car aucun antagonisme d’intérêt n’existait entre les classes laborieuses et les représentans de la propriété foncière. Chaque expérience nouvelle de la législation électorale de 1868 permettait d’en mieux apprécier les résultats ; les ouvriers les plus intelligens et les plus instruits savaient gré au parti conservateur de leur émancipation politique et aussi des mesures d’amélioration sociale qui avaient marqué chacun de ses retours au pouvoir. Un revirement, chaque jour plus sensible, s’opérait dans l’opinion publique : des banquets furent offerts à M. Disraeli à Manchester et à Glasgow, et, dans ces grandes villes industrielles, ce furent les classes laborieuses qui lui firent l’accueil le plus chaleureux. La division s’introduisait au sein de la majorité ministérielle, et le 12 mars 1873 un bill qui avait pour objet de créer une université catholique en Irlande en démembrant l’université protestante de Dublin et en lui enlevant une partie de ses revenus fut rejeté à la majorité de trois voix. M. Gladstone donna immédiatement sa démission ; mais M. Disraeli refusa de former un ministère parce qu’il lui eût été impossible de gouverner avec la chambre existante. M. Gladstone reprit donc la direction des affaires, mais sans pouvoir se dissimuler que l’autorité et le prestige de son administration s’étaient évanouis. Il essaya d’un coup de théâtre. L’ouverture de la session de 1874 avait été fixée au 5 février : le 24 janvier, on apprit que la chambre des communes allait être dissoute, et on put lire une lettre de M. Gladstone à ses électeurs, dans laquelle le premier ministre promettait l’abolition de l’income-tax par la voie d’une refonte générale des impôts, et annonçait d’importans changemens dans l’organisation électorale des comtés.

M. Gladstone avait espéré prendre ses adversaires au dépourvu ; il fut victime de sa propre habileté. Il avait jeté l’inquiétude dans le clergé anglican par quelques paroles où l’on avait vu une menace contre l’église d’Angleterre : les mesures si graves qu’il annonçait inopinément alarmèrent tous les intérêts. La défaite du ministère fut si complète que M. Gladstone déposa immédiatement sa démission entre les mains de la reine, et le 13 mars 1874 le parlement était ouvert par un ministère conservateur.

Les actes de ce ministère sont trop récens pour avoir besoin d’être rappelés. Disposant enfin d’une majorité considérable et fermement unie, M. Disraeli a pu réaliser en grande partie son programme politique. La refonte de la législation sur le travail dans les manufactures, la loi sur les logemens insalubres et diverses autres mesures ont attesté sa constante sollicitude pour les classes laborieuses. Les seuls griefs sérieux de l’Irlande ont reçu satisfaction par l’organisation d’un système d’instruction secondaire et par la création d’une université ouverte aux candidats de toutes les croyances. En finances, l’établissement d’un mode d’amortissement complétant l’œuvre ébauchée en 1868 assure la réduction graduelle de la dette publique. Enfin, quand l’influence et les intérêts de l’Angleterre ont paru sérieusement menacés, le premier ministre n’a pas hésité à retirer des mains débiles et hésitantes du nouveau lord Derby la direction de la politique extérieure ; la Russie a été contrainte d’abandonner en partie les fruits de sa victoire, et la guerre de l’Afghanistan, ordonnée sans hésitation et conduite avec vigueur, a rétabli en Asie le prestige du nom anglais.

Après avoir ramené pour la quatrième fois au pouvoir le parti qu’il dirigeait depuis plus de vingt-cinq ans, lui voyant une majorité compacte, des chefs expérimentés et d’une incontestable valeur, M. Disraeli crut pouvoir s’accorder un repos bien gagné et échanger les luttes et le labeur incessant de la chambre des communes contre l’atmosphère plus calme de la chambre des lords. Il accepta la pairie des mains de la reine avec le titre de comte Beaconsfield : mais peut-être les honneurs et les dignités dont il a été comblé lui ont-ils paru une récompense moins flatteuse que l’ovation qui lui a été faite par la population de Londres à son retour du congrès de Berlin. Il était déjà assuré que son souvenir demeurerait dans l’histoire : il put se dire, ce jour-là, que son nom était écrit dans le cœur de tout Anglais patriote.

Rien n’est plus consolant, rien n’est plus propre à fortifier les cœurs généreux dans l’amour du bien et la pratique du devoir que de voir le talent, le travail et la bonne conduite recevoir, dès ce monde, le prix qui leur est dû. Ce qu’il faut honorer dans lord Beaconsfield, c’est moins son élévation que les moyens par lesquels il l’a conquise. Il peut reporter avec un juste orgueil sa pensée vers le modeste cabinet de travail où a commencé sa vie d’homme de lettres. Aucun souvenir pénible ne saurait attrister les retours qu’il peut faire vers le passé : sa mémoire ne lui rappellera ni une attaque contre les institutions de son pays, ni une insulte à sa souveraine, ni une flatterie à l’adresse des passions politiques, ni une platitude vis-à-vis des électeurs, ni une bassesse vis-à-vis des démagogues. Et cependant, sans aucune de ces mauvaises pratiques habituelles aux démocraties, sans aucune de ces habiletés contestables à l’usage des courtisans du suffrage universel, il a exercé une influence plus considérable, obtenu un pouvoir plus grand, et il gardera un renom plus haut et plus durable qu’aucun des servîtes adulateurs du nombre.

Un enseignement, tout à l’honneur de l’Angleterre, semble découler des pages qui précèdent, et s’impose aux méditations des hommes qui professent pour telle ou telle forme de gouvernement un attachement exclusif. En voyant la carrière qu’un simple citoyen anglais a pu parcourir, malgré mille circonstances défavorables, sans le secours de la richesse, par la seule force de la volonté et du talent, n’est-on pas en droit de demander quelle destinée plus brillante, quelles satisfactions plus hautes et plus nobles, les démocraties peuvent offrir au mérite ? Lord Beaconsfield est-il d’ailleurs une exception ? Pour ne parler que des morts, lord Eldon n’était-il pas un simple paysan, parti en sabots pour l’école, d’où il devait s’acheminer comme boursier vers l’université ? On autre chancelier d’Angleterre, lord Lyndhurst, n’a-t-il pas gagné, tout enfant, à faire des courses pour les étudians de l’université de Dublin, les premiers pence dont il ait pu disposer ? Heureux le pays où le travail, le savoir et le talent peuvent faire franchir à un homme de mérite tous les degrés de l’échelle sociale et le conduisent sûrement aux honneurs sinon à la richesse, mais où le charlatanisme politique, l’adulation pour les masses, la servilité vis-à-vis des basses et envieuses jalousies de la foule sont condamnées à une juste et perpétuelle stérilité !


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 octobre.
  2. C’est le fils de sir E. Lytton Bulwer qui est aujourd’hui vice-roi de l’Inde.
  3. Voyez la Revue du 15 juillet 1870.