Lord Beaconsfield et son temps
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 481-513).
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LORD BEACONSFIELD
ET SON TEMPS

I.
L’ANGLETERRE APRES LE BILL DE REFORME.

L’ouverture du parlement d’Angleterre, pour la session de 1877, avait été fixée au 8 février. La haute société anglaise semblait attacher à cette cérémonie un intérêt plus qu’ordinaire, car plus de dix mille demandes avaient été adressées au lord chancelier pour obtenir des places dans les tribunes de la chambre des lords. On savait, et c’était l’explication de cette ardente curiosité, que ce jour-là le premier ministre, élevé à la pairie depuis la clôture de la session précédente, devait prendre séance et rang en qualité de comte de Beaconsfield. Les plus grands noms de la noblesse anglaise s’étaient disputé l’honneur d’assister le nouveau pair dans cette circonstance solennelle, et il devait avoir pour parrains les deux comtes dont les titres sont les plus anciens, les comtes de Shrewsbury et de Derby, chefs des deux illustres maisons de Talbot et de Stanley.

Aussitôt que les pairs en grand costume eurent occupé leurs sièges, on vit entrer solennellement Jarretière, le roi d’armes d’Angleterre, et l’huissier à la verge noire, précédant le grand maréchal, qui est le chef de la maison de Howard, et le grand chambellan, qui est un Percy. Derrière ceux-ci apparut, entre lord Shrewsbury et lord Derby, le nouveau lord Beaconsfield, revêtu de la robe de comte et la couronne comtale sur la tête. Il s’agenouilla devant le lord chancelier et lui présenta les lettres patentes qui lui conféraient le titre de comte. La lecture faite, il se releva, et, précédé du grand maréchal et du grand chambellan, assisté de ses deux parrains, il fit le tour de la salle des séances avant de s’asseoir au banc des comtes, où les pairs vinrent en foule le complimenter.

Quelles pensées remplirent l’âme du nouveau pair pendant cette marche solennelle autour de cette salle où se réunissent les représentans de la plus fière aristocratie d’Europe? quels souvenirs s’éveillèrent dans son esprit en contemplant ces blasons dont beaucoup remontent à la conquête normande? Sans doute, son passé vint tout entier et d’un seul coup se retracer à ses yeux. Il se revit, fils d’une race proscrite et méprisée, demandant à sa plume une partie de son modeste revenu, et conquérant à force de persévérance et de talent une place éminente au sein de la représentation nationale; contesté, envié, critiqué sans relâche, avançant lentement, mais sans reculer jamais; puis il avait fait accepter sa direction au parti conservateur : il était devenu le chef autorisé des représentans des plus vieilles familles anglaises, et voilà qu’il allait s’asseoir comme un égal à côté des chefs de ces illustres maisons qui font remonter leur origine aux compagnons du Conquérant. Embrassant d’un coup d’œil ces quarante années de labeurs, de luttes et de succès, il a pu se dire, avec un légitime orgueil, qu’il avait pleinement justifié la devise adoptée par lui à ses débuts dans la vie : Forti nihil difficile.

C’est cette carrière de quarante ans que nous voulons retracer et que nous essaierons d’apprécier[1].


I.

De 1825 à 1840, le salon littéraire et politique le plus en renom à Londres fut celui de lady Blessington. Les infortunes de la comtesse et son mariage romanesque avaient éveillé la sympathie des femmes; son éclatante beauté attirait les hommes et son esprit les retenait, bien avant qu’elle eut taché d’encre ses jolis doigts à écrire des romans fashionables. Elle avait une véritable cour d’écrivains, d’artistes en renom et d’hommes politiques : d’ailleurs, pour donner la vogue à son salon, il eût suffi de la présence de son beau-fils, le comte d’Orsay, le roi de la mode, l’arbitre suprême en matière d’élégance et de bon goût. L’un des ornemens de ce salon, dont le prince Louis-Napoléon devait devenir l’hôte le plus assidu, était un ancien chancelier d’Angleterre, Irlandais comme la comtesse, lord Lyndhurst, l’un des plus grands noms de la magistrature anglaise et un maître en fait d’éloquence. Parmi tous ces hommes distingués à des titres divers, on remarqua de bonne heure un jeune homme dont la beauté frappait le regard. Des cheveux d’un noir de jais, tombant en boucles épaisses, encadraient à ravir des traits fins et réguliers et faisaient ressortir la pâleur d’un teint qui avait la blancheur mate du marbre. Une mise d’une recherche excessive accusait des prétentions à la suprême élégance : c’étaient toujours des habits de la dernière mode, avec des revers de satin blanc, des gilets merveilleusement brodés, des flots de dentelles pour manchettes et pour jabot, et sur ces dentelles de grosses chaînes d’or d’un beau travail : c’était enfin une canne d’ivoire avec un chiffre gravé en or. Les hommes ne voulaient voir dans ce jeune homme que l’étoffe d’un fat. Plus indulgentes ou plus perspicaces, les femmes s’accordaient à dire qu’il deviendrait un homme remarquable et qu’il ferait son chemin. Et de fait, bien qu’habituellement réservé et silencieux, et comme uniquement préoccupé d’écouter, il se transformait tout à coup s’il venait à être provoqué, ou si le sujet de la conversation l’intéressait plus particulièrement; alors la flamme semblait jaillir de ses yeux noirs et brillans, un sourire sarcastique se dessinait sur ses lèvres frémissantes ; il prenait la parole avec un feu et une verve extraordinaires ; l’originalité quelquefois étrange de la pensée était relevée par le tour piquant de l’expression et par le charme d’une voix harmonieuse : personne ne se lassait plus ni de le regarder ni de l’entendre.

Ce jeune homme, qui alliait à des dons si rares des prétentions et des afféteries que la jeunesse pouvait seule faire excuser, était Benjamin Disraeli, en qui personne alors, excepté lui-même peut-être, ne soupçonnait un futur premier ministre d’Angleterre. C’était le fils d’un simple homme de lettres, et il semblait ne vouloir point d’autre carrière, car, placé chez un attorney en renom pour se préparer au barreau, il avait, au bout de quelques mois, complètement abandonné l’étude des lois. La fortune lui réservait une plus haute destinée.

Le nom seul de M. Disraeli indique suffisamment son extraction ; loin d’en rougir, il s’est toujours fait honneur d’appartenir à la plus ancienne nationalité qui soit sur terre. Il a mis une sorte de complaisance, on pourrait même dire d’ostentation, à faire ressortir, dans plusieurs de ses livres, le rôle considérable que les Juifs ont toujours joué dans les affaires de ce monde, en dépit du mépris injuste et des persécutions dont ils étaient l’objet : il les a représentés volontiers comme une race prédestinée au gouvernement de l’humanité. Il a recherché avec un soin pieux les origines de sa famille, et il les a fait connaître dans une préface qu’il a mise à une réimpression des œuvres de son père. La famille Disraeli faisait partie des Sephardim, c’est-à-dire de ces juifs d’Aragon et d’Andalousie, désignés souvent sous le nom de nouveaux chrétiens, qui avaient conservé leurs antiques croyances malgré une apparente adhésion au christianisme, et qui, après de longues années de prospérité et même de faveur, furent chassés d’Espagne, au XVIe siècle, par l’inquisition, et transportèrent à Venise leurs richesses, leur savoir et leurs aptitudes industrieuses. Le grand-oncle de lord Beaconsfield était un des plus riches banquiers de Venise : en 1748, il envoya en Angleterre son frère cadet. Benjamin Disraeli, alors âgé de dix-huit ans, pour lui servir de correspondant. Celui-ci s’établit à Londres, s’affilia à la synagogue espagnole et épousa une de ses coreligionnaires. Bien que naturalisé Anglais, il demeura fidèle à la foi de ses pères; mais sa femme, d’un esprit original et vif et d’un caractère plein de fierté, supportait malaisément les préjugés qui régnaient encore contre les Juifs en Angleterre et s’irritait des avanies et des dédains contre lesquels les relations étendues et la grande fortune de son mari ne la protégeaient pas. Elle finit par prendre en aversion la religion dans laquelle elle était née, et elle fit partager ce sentiment à son fils unique, Isaac Disraeli. Envoyé de bonne heure en Hollande et en France, pour y apprendre les affaires, celui-ci rapporta du continent, en 1789, un ardent enthousiasme pour Jean-Jacques Rousseau et ses doctrines, des cahiers de vers et de prose, et une insurmontable aversion pour la banque et le commerce. Écrire était sa seule passion : il se laissa marier à la fille d’un architecte de mérite, Basevi, à qui l’on doit plusieurs monumens; mais ni le mariage, ni la naissance de quatre enfans ne purent le distraire de ses lectures et de ses travaux littéraires. Il ne quittait guère son cabinet que pour aller faire des recherches dans les bibliothèques ou passer de longues heures dans les boutiques des bouquinistes, d’où il revenait toujours les poches remplies de livres. Dépourvu de toute originalité, il était surtout un vulgarisateur : il était sans cesse à la poursuite des anecdotes et des menus faits destinés à former le fond des articles de biographie et de critique qu’il a réunis sous le titre de Curiosités de la littérature, et qui ont rendu son nom populaire.

Isaac Disraeli avait refusé d’occuper aucune fonction dans la synagogue : il se tenait complètement à l’écart des coreligionnaires de sa famille; lorsque la mort de son père, arrivée en 1817, lui rendit toute liberté à cet égard, il rompit absolument avec le judaïsme et fit ou laissa baptiser ses enfans dans la religion anglicane. Il en avait quatre : Sarah, née en 1802; Benjamin, né le 21 décembre 1804, et deux autres fils plus jeunes de quelques années. On dit que lord Beaconsfield eut pour parrain Rogers, le poète millionnaire, dont les dîners étaient aussi renommés que les vers, et qui menait de front la banque et la poésie ; la marraine fut Mrs Ellis, femme d’un critique alors en réputation. Ce fut, assure-t-on, sur leurs sollicitations réunies qu’Isaac Disraeli, absolument indifférent en matière de religion, consentit à faire entrer ses enfans dans le sein de l’église officielle. Ce fut du reste à peu près le seul souci qu’il prit de leur éducation et de leur avenir. Après quelques années passées dans un pensionnat de Winchester, Benjamin reçut, dans la maison paternelle, les leçons d’un professeur particulier, le docteur Cogan, qui lui enseigna le latin et le grec ; mais il fut surtout son propre maître. Abandonné à lui-même, sans conseil et sans direction, il passait une grande partie de son temps dans la bibliothèque de son père, lisant sans méthode et un peu au hasard tous les livres dont le titre éveillait sa curiosité, et ajoutant sans cesse par ces lectures assidues à la somme de ses connaissances. Il n’eut donc point les avantages de cette éducation des universités, si prisée des Anglais, et plus précieuse encore par les amitiés qu’elle fait naître et par les relations qu’elle prépare que par l’instruction qu’elle permet d’acquérir. En revanche, il n’en subit pas la routine et n’en contracta point les préjugés; si cette éducation solitaire fit entrer dans sa jeune tête des connaissances confuses et mal digérées et une foule de notions incohérentes que l’âge et la réflexion devaient rectifier, il lui dut en retour l’indépendance de son jugement, l’habitude de penser par lui-même et, dans l’expression de ses idées, un tour personnel et imprévu qui donnait à ses paroles la saveur de l’originalité.

A l’âge de dix-huit ans, il fut placé dans l’étude de MM. Swain et Cie, attorneys à Londres ; mais il n’y demeura que quelques mois, et, cédant sa place à son frère cadet, il partit pour un voyage sur le continent. Il visita successivement la France, l’Italie et enfin l’Allemagne, où le nom de son père et les lettres de recommandation dont il était muni lui ouvrirent la porte de plusieurs écrivains en renom, et particulièrement de Gœthe et d’Henri Heine. Il séjourna assez longtemps en Allemagne pour en apprendre la langue et en étudier la littérature, et il y contracta quelque peu ce goût pour les théories abstraites et ces habitudes de généralisation précipitée que les jeunes gens prennent volontiers pour des aptitudes philosophiques. La trace en est sensible dans plusieurs de ses ouvrages, et l’on ne saurait rapporter à une autre influence les conceptions nuageuses et les effusions mystiques auxquelles se complaît parfois un écrivain qui semble ne pour la satire et qui ne donne jamais plus complètement sa mesure que quand il flagelle avec une ironie puissante les ridicules et les vices de la société contemporaine.

Deux ou trois années s’écoulèrent ainsi, et, au retour d’une dernière excursion sur le continent, Benjamin Disraeli ne retrouva plus sa famille à Londres. Son père avait acheté un domaine, Bradenham-House, dans le comté de Buckingham, et, à la fin de 1825, il y fit transporter sa bibliothèque et s’y établit à demeure. Il y passa les vingt dernières années de sa vie. Benjamin demeura seul à Londres ; il était déjà en relation avec la plupart des écrivains et des critiques du jour. L’amitié de Rogers lui ouvrit l’entrée de plusieurs salons où sa jeunesse, sa bonne mine et son esprit lui valurent le meilleur accueil. À ce moment naquit un nouveau journal politique, the Représentative, qui, fondé à grands frais et avec fracas, disparut au bout de quelques mois, après avoir coûté beaucoup d’argent à la maison Murray. Une tradition fort accréditée attribue à M. Disraeli, si jeune qu’il fût encore, le rôle principal dans la fondation et dans la rédaction de cette feuille éphémère, dont le nom même serait aujourd’hui oublié sans cette prétendue collaboration. M. Disraeli a été absolument étranger à cette entreprise, dont on a voulu faire retomber sur lui l’avortement. Ses débuts ont été plus modestes, ils ont eu pour théâtre un petit journal littéraire dont l’existence n’a pas été de longue durée, the Star Chamber, auquel il donna quelques articles de critique et une satire en vers, la Dunciade du jour, contre les poètes du temps. M. Disraeli n’a rien épargné pour faire disparaître toute trace de ces premiers essais de sa plume, mais un collectionneur implacable a préservé de la destruction quelques numéros de la petite revue, et le corps du délit existe encore.

Le véritable coup d’essai de M. Disraeli fut un roman anonyme, Vivian Grey, qui parut à la fin de 1826, avant que l’auteur eût complété sa vingt-deuxième année. Le jeune écrivain voyait journellement défiler devant lui, dans les salons dont il était l’hôte assidu, tout le personnel de la haute société anglaise : ministres, diplomates, grands seigneurs, femmes à la mode, orateurs et écrivains en renom. La médisance l’instruisait des secrets de leur passé, et lui révélait leurs faiblesses. Son esprit observateur lui faisait mesurer toute la disproportion qui existait entre la valeur réelle et le rôle de certains personnages : il voyait en action l’influence de la fortune et de la naissance, la puissance des préjugés, les ressources de l’intrigue, le jeu des passions et des infirmités humaines. La jeunesse n’est pas d’ordinaire portée à l’indulgence; l’expérience de la vie n’a pas encore émoussé la vivacité de ses impressions : la méchanceté l’indigne, le triomphe de la sottise l’irrite, le ridicule l’agace. Le spectacle que le jeune Disraeli avait sous les yeux n’était pas seulement pour lui une récréation instructive, il était aussi une tentation perpétuelle ; éveillant le démon de la satire qui sommeillait en lui, il surexcitait sa verve malicieuse et faisait affluer à son cerveau un torrent d’épigrammes auquel il fallait une issue. Un jour, M. Disraeli prit la plume, et Vivian Grey fut écrit tout d’un trait.

Ce fut un événement : jamais succès littéraire, n’eut cette rapidité foudroyante et ce retentissement. La cour s’arracha le livre : la ville prit feu aussitôt ; puis ce fut le tour de la province : sept ou huit éditions se succédèrent en quelques semaines. Il ne faut pourtant chercher dans ce roman ni intrigue fortement nouée, ni passions dramatiques, ni scènes émouvantes : c’est une succession d’épisodes à peine rattachés les uns aux autres par le fil le plus ténu; c’est une lanterne magique dans laquelle défilent une foule de personnages dont le nom seul est déjà une épigramme, et dont aucun ne peut intéresser; mais n’avoir point lu Vivian Grey, n’en pouvoir nommer les personnages réels, n’en point saisir toutes les malices, c’eût été se donner un brevet de béotisme et se mettre soi-même en dehors de la bonne compagnie. Aussi le livre fit-il fureur, et sept ou huit clés furent publiées par les journaux ou les revues pour venir en aide à la pénétration des lecteurs.

L’auteur s’est toujours défendu d’avoir voulu faire une galerie de portraits, et la multiplicité des clés dues à la malignité contemporaine suffirait elle seule à le justifier. Des portraits où l’on reconnaît plusieurs personnes ne méritent plus ce noM. Le jeune écrivain avait évidemment emprunté aux originaux qu’il avait sous les yeux les différens traits qui lui avaient servi à composer ses personnages : si les grands seigneurs, les femmes à la mode, les hommes politiques qu’il mettait en scène n’avaient ressemblé à personne de la vie réelle, s’ils n’avaient pas eu le ton, les habitudes, les idées qui avaient cours dans les salons, son livre eût été l’esquisse d’un monde imaginaire peuplé d’êtres de fantaisie, il n’eût pas été une peinture fidèle de la haute société anglaise. C’était l’exactitude du tableau, c’était la vérité de l’ensemble qui conduisaient à rechercher des ressemblances de détail, et à disséquer en quelque sorte les personnages du roman pour retrouver la trace des emprunts que l’auteur avait faits au monde réel.

Si Vivian Grey n’avait été qu’une galerie de portraits et de caricatures empruntée à la société anglaise de 1826, son succès eût été aussi éphémère qu’étourdissant. La malignité des contemporains une fois satisfaite, le livre aurait perdu tout intérêt. Il n’en a rien été : tous les personnages qu’on avait voulu reconnaître sont depuis longtemps descendus dans la tombe : le nom même de la plupart est ignoré de la génération actuelle, et Vivian Grey a conservé des lecteurs : il a été réimprimé aussi souvent qu’aucun des autres ouvrages de M. Disraeli. C’est que ce livre est un tableau plein de vivacité et de vérité de la haute société anglaise, dont les côtés secondaires ont pu se modifier, mais dont le caractère général n’a pas changé. Où les contemporains n’ont voulu voir que la caricature de gens qu’ils connaissaient, les générations suivantes ont vu la peinture de la nature humaine : ce que l’auteur a emprunté aux originaux qui posaient devant lui, ce sont moins les traits accidentels et fugitifs qui donnent un certain relief à une figure, que les traits permanens qui constituent le fond de l’humanité : il a pu faire des portraits, mais il a surtout tracé des caractères. C’est là ce qui a sauvé son livre de l’oubli où tombent nécessairement les œuvres qui n’empruntent leur intérêt qu’à la curiosité ou aux passions du jour.

Le principal personnage du roman est un jeune aventurier, sans naissance et sans fortune, mais plein de confiance dans les dons qu’il a reçus de la nature et dans la puissance de sa volonté, et déterminé à parvenir. Il compte, pour s’élever, mettre à profit l’incapacité, la sottise et la faiblesse de ses contemporains : pour faire des grands seigneurs les instrumens de ses desseins, il flattera leur vanité; il flattera les préjugés et les passions de la foule pour conquérir cet autre levier, non moins puissant que la richesse, la popularité. Il n’embrassera d’opinions, il n’épousera de causes que celles qui pourront servir à sa fortune. Les maximes et les préceptes de conduite que Vivian Grey laisse échapper dans ses confidences formeraient un petit manuel qu’on pourrait intituler l’Art de parvenir, à la condition de n’avoir ni moralité ni vergogne et de ne rencontrer que des dupes. Les ennemis personnels et les adversaires politiques de M. Disraeli n’ont pas manqué de dire qu’il s’était peint lui-même sous le nom de Vivian Grey, révélant avec un cynisme effronté sa résolution de faire fortune et les moyens qu’il comptait employer pour réussir. A l’appui de cette thèse peu charitable, on a relevé tous les détails de l’éducation, de l’entourage et du caractère de Vivian Grey qui paraissent se rapporter à M. Disraeli. C’est à l’aide d’argumens de cette sorte qu’on a voulu retrouver dans Werther l’histoire personnelle de Gœthe, comme si, au début de leur carrière littéraire, de très jeunes écrivains n’ayant fait encore qu’entrevoir le monde, n’étaient pas nécessairement conduits à emprunter à leurs impressions personnelles et à leur entourage immédiat quelques traits du tableau qu’ils esquissent. A vingt-deux ans, M. Disraeli songeait-il déjà sérieusement à embrasser la carrière politique, qui semblait lui être fermée par d’insurmontables barrières ? En tout cas, s’il eût entendu se peindre lui-même sous les traits de Vivian Grey, se serait-il montré sous un jour aussi peu favorable? Son héros est un ambitieux vulgaire, chez qui de brillantes facultés ne rachètent pas l’absence du sens moral : il ne se recommande par aucune des qualités qui peuvent éveiller la sympathie ; ni ses projets ni ses aventures ne peuvent exciter l’intérêt : finalement, il ne réussit à rien en Angleterre, et c’est en Allemagne seulement, dans une principauté lilliputienne qu’il peut trouver l’emploi de ses talens. La conclusion qui se dégage du livre, c’est que la richesse ignorante et vaniteuse trouve toujours quelque intrigant qui l’exploite. Ce n’est pas là une biographie, c’est l’histoire éternelle des faiblesses humaines.

Le goût des voyages s’était-il réveillé chez M. Disraeli ? L’Orient exerçait-il sur lui cette fascination irrésistible qui entraîne en Palestine le héros d’un de ses romans ? Désirait-il seulement se soustraire au retentissement persistant de son livre et aux secrètes inimitiés qu’il avait pu lui valoir ? mais il ne tarda point à quitter l’Angleterre pour plusieurs années. Après avoir publié, au commencement de 1828, les Aventures du capitaine Popanilla, imitation aujourd’hui oubliée du chef-d’œuvre de Swift, et sans attendre l’effet de ce nouvel ouvrage, il partit pour Constantinople avec sa sœur Sarah et un de ses amis, M. Meredith, qui était le fiancé de sa sœur. Tous trois passèrent à Constantinople l’hiver de 1829 : ils employèrent l’année 1830 à parcourir la Roumélie, la Grèce et l’Albanie. En 1831, ils visitèrent la Troade et l’Asie-Mineure ; arrivés en Syrie, il leur fallut se séparer. Ils avaient espéré que ce long séjour en Orient fortifierait la santé délicate de Meredith : loin de là, la phtisie se déclara et fit de rapides progrès. Se transformant en garde-malade, Sarah Disraeli ramena son fiancé en Angleterre, mais ce fut pour le voir expirer presque en touchant le sol natal et sans qu’il pût lui donner son noM. Prenant alors le deuil pour ne le quitter jamais, elle se consacra à son vieux père, dont elle devint la lectrice et le secrétaire, et qui ne tarda point à la pleurer à son tour.

Demeuré seul en Syrie, Benjamin mit à exécution le projet qu’il avait formé de visiter toutes les contrées où les Juifs ont séjourné, de demander à l’aspect des lieux, au climat, au ciel de l’Orient le secret de leur étrange destinée et de suivre de pays en pays leurs pérégrinations. L’ardente curiosité et les préoccupations mystiques qui entraînent à Jérusalem lord Tancrède Montaigu ne sont-elles pas des réminiscences personnelles plutôt que les conceptions imprévues d’un romancier ? Il est permis de le conjecturer. Arrivé en Palestine, le jeune voyageur voulut tout voir, même la mosquée d’Omar, dont le fanatisme musulman interdit l’entrée aux infidèles, et cette imprudente curiosité faillit lui coûter la vie. Ce fut à grand’peine qu’on l’arracha des mains d’une foule irritée.

De Jérusalem, il se rendit en Égypte et remonta le Nil jusqu’aux cataractes, voyage alors plein de difficultés et de périls, et que bien peu d’Européens avaient osé entreprendre depuis l’expédition française. Ce fut ensuite le tour de l’Espagne, où il visita l’une après l’autre ces belles cités de l’Andalousie, autrefois habitées par les Séphardim, et qu’il s’est complu à décrire. Enfin, après une nouvelle visite à Venise et à Rome, où il passa l’hiver, il revint en Angleterre au mois de mars 1832, après une absence de trois années. Il rapportait d’Orient, outre des impressions ineffaçables dont la trace est manifeste dans tous ses livres, de nombreux matériaux, un poème, et le canevas sinon les manuscrits de trois romans.

Le premier en date de ces romans, le Jeune Duc, parut presque immédiatement après le retour de M. Disraeli en Angleterre. C’était une peinture de la haute société anglaise sous une forme vive et spirituelle et dans un style élégant, mais sans l’attrait particulier que des portraits vrais ou supposés avaient donné à Vivian Grey. Cet ouvrage fut favorablement accueilli par le public et par la critique, qui reprocha seulement à l’auteur d’avoir abusé des digressions et d’avoir fait de trop fréquentes allusions à ses voyages et à ses impressions personnelles. On ne remarqua point que c’était, comme Vivian Grey, une satire voilée de l’aristocratie anglaise, où l’auteur mettait en relief quelle éducation frivole et superficielle recevaient les enfans des plus illustres familles, quelle préparation insuffisante ces futurs législateurs apportaient dans la vie politique, et quel discrédit l’ignorance, l’incurie et les préjugés de la plupart des grands seigneurs faisaient rejaillir sur un ordre appelé à jouer un rôle considérable dans l’état. On ne saurait laisser passer inaperçu ce côté des deux premiers ouvrages de M. Disraeli : c’est l’éclosion d’idées auxquelles l’auteur demeurera fidèle; s’il veut maintenir entre les mains de l’aristocratie la haute direction des affaires publiques, c’est à la condition qu’elle se fera la gardienne des intérêts des masses, et qu’ayant la facilité et par conséquent le devoir de tout apprendre, elle justifiera sa prépondérance en se montrant toujours la classe la plus instruite, la plus éclairée, la plus vraiment libérale de la nation.

Au Jeune Duc succéda, en 1833, Contarini Fleming, que l’auteur intitula lui-même « revue psychologique. » C’est l’histoire d’une âme ardente et généreuse, incapable de résister à ses premières impressions et passant d’un entraînement à un autre sans pouvoir jamais se tenir dans une juste mesure ni arriver à la fixité. Dans ce roman, les événemens comme les caractères dépassent toutes les limites de la vraisemblance et atteignent, on peut le dire, à l’extravagance. Aussi le public fit-il à Contarini Fleming un accueil assez froid pour décourager l’auteur, qui avait écrit ce livre avec passion. Ce jugement de la première heure n’était pas sans appel. L’Allemagne se montra plus indulgente que l’Angleterre pour les conceptions aventureuses et les effusions mystiques de l’auteur. Goethe s’exprima favorablement sur le livre, et Henri Heine en fit l’objet d’un article louangeur. En Angleterre même, la critique rendit justice au talent qui éclatait dans des descriptions d’une rare beauté, aux pages brûlantes et parfois d’une éloquence singulière qui rachetaient le décousu du récit et l’étrangeté des situations. Le découragement de l’auteur ne fut point d’ailleurs de longue durée; car, au bout de quelques mois à peine, paraissait un roman, Alroy, qui portait pour second titre : « Récit surprenant. » L’auteur ne pouvait en effet se dissimuler l’invraisemblance absolue des aventures de son héros, bien qu’il essayât de la pallier en ajoutant à son livre une notice étendue sur Scanderberg. Alroy est un prince de la maison de Juda qui entreprend d’arracher ses coreligionnaires à l’oppression et aux outrages dont ils sont victimes. Il les appelle aux armes, les enflamme par ses chants et tente de reconstituer un état juif : après des succès inespérés, il succombe dans une lutte héroïque, emportant dans la tombe l’admiration de ses ennemis. On trouve ici distinctement la trace des préoccupations qui avaient conduit le jeune Disraeli au fond de l’Orient : ses prédilections particulières et, si l’on peut s’exprimer ainsi, son orgueil national s’y sont donné libre carrière. Il semble que, dans la conception primitive de l’auteur, Alroy ait dû être un poème, car les vers y abondent : non-seulement les vers blancs, qui se confondent aisément avec la prose, mais les vers rimes, et des pages entières pourraient presque sans changement être réimprimées comme des vers. Une œuvre comme Alroy, malgré l’étrangeté et l’invraisemblance du sujet, devait moins choquer en Angleterre que sur le continent : les esprits y sont familiarisés dès l’enfance, par une lecture assidue de la Bible, avec les lieux où l’auteur place le théâtre de son récit, avec les sentimens qu’il met dans le cœur de ses personnages et avec toutes les traditions de la race hébraïque. Guerrier et poète, Alroy tient de David et de Macchabée : on sent à la vivacité et à la chaleur du récit que l’auteur est plein des souvenirs de l’Ancien-Testament, et ses descriptions, par leur éclat et par l’impression de vérité qu’elles laissent après elles, trahissent l’homme qui a vu avec l’âme autant qu’avec les yeux, et dont la pensée a encore présens devant elle, dans leur antique beauté, les lieux qu’elle décrit.

Après Alroy, qui était un poème en prose, vinrent, au commencement de 1834, les trois premiers chants d’une œuvre poétique qui en devait avoir six : l’Épopée des révolutions (the Revolitionary Epick). M. Disraeli a raconté lui-même qu’en visitant les ruines de Troie, et l’imagination échauffée par les souvenirs poétiques que ces ruines lui rappelaient, la pensée lui était venue de mettre en vers la lutte et les vicissitudes des diverses formes de gouvernement. L’âge des héros avait donné naissance à une épopée héroïque et guerrière, l’Iliade ; le grand mouvement de la réforme avait enfanté une épopée religieuse, le Paradis perdu; notre époque, marquée par tant d’agitations et de bouleversemens, semblait appeler une épopée politique. De cette conception était sortie une œuvre étrange, une de ces interminables et fastidieuses allégories dont Chaucer et Bunyan avaient déjà donné des exemples, le premier en vers et le second en prose. On devine aisément quel genre d’intérêt peut inspirer la lutte de Magros et de Lyridon, représentant l’un le principe féodal et l’autre le principe fédératif ou républicain, avec leur cortège de personnages symboliques. Foi, Fidélité, Chevalerie, Opinion, etc. Par une juste défiance de ses facultés poétiques, M. Disraeli ne fit imprimer la première partie de l’Épopée des révolutions qu’à cinquante exemplaires, destinés à des amis particuliers et aux journaux, dont il désirait provoquer le jugement. S’inclinant devant leur arrêt, il renonça à continuer son œuvre et dit adieu à la poésie. C’était agir en homme d’esprit : il avait tout à gagner à rentrer dans sa véritable voie.


II.

Il semble que trois romans et un poème publiés en deux années auraient dû suffire à absorber l’activité de l’homme le plus laborieux et le mieux doué. Loin qu’il en eût été ainsi, M. Disraeli avait encore trouvé moyen de consacrer un temps considérable à la politique, et déjà il songeait à abandonner la littérature pour la carrière parlementaire. Il était parti pour l’Orient au moment où l’émancipation des catholiques faisait entrer dans la chambre des communes un élément nouveau avec lequel les hommes politiques devaient désormais compter parce qu’il pouvait déplacer la majorité; à l’agitation en faveur de l’égalité religieuse en avait succédé une autre qui avait pour objet la réforme de la chambre des communes elle-même. Cette agitation avait atteint son paroxysme au printemps de 1832, précisément au moment où M. Disraeli revenait en Angleterre. La présence d’un ministère libéral au pouvoir arrêtait seule l’explosion de l’irritation populaire; la chambre des lords avait deux fois rejeté le bill de réforme, mais sa résistance semblait épuisée; le duc de Wellington jugeait que le moment de céder était arrivé, et l’adoption définitive du bill était imminente. Les conditions de la vie politique allaient donc être changées; une nouvelle invasion d’élémens inconnus allait détruire l’équilibre des forces parlementaires, effacer peut-être les anciennes divisions des partis et donner lieu à des combinaisons imprévues. Sans doute il y aurait une place à prendre et un rôle à jouer pour les hommes jeunes et instruits auxquels l’absence d’antécédens laisserait toute liberté d’action.

La tentation devait être irrésistible pour M. Disraeli. Débutant dans la vie à une époque d’extrême fermentation, où des questions politiques de la plus haute gravité étaient débattues avec une ardeur sans égale et formaient presque l’unique sujet d’entretien dans les salons et jusqu’au sein des plus humbles foyers, comment serait-il demeuré indifférent à ce qui passionnait tous les esprits autour de lui ! Mille traits épars dans le Vivian Grey prouvent qu’il avait étudié avec soin le mécanisme des institutions anglaises et que les combinaisons de la stratégie parlementaire avaient dû souvent être dévoilées et analysées devant lui. Il se savait le talent d’écrire; il se sentait le talent de parler; il était mieux doué, plus instruit, plus actif, plus laborieux que la plupart des hommes politiques qu’il avait rencontrés dans les salons; pourquoi ne jouerait-il pas un rôle aussi bien qu’eux? A quoi conduisaient les lettres en Angleterre? A rien, pas même à la fortune, pas même à l’indépendance. Heureusement pour lui, la sienne était assurée par la modeste aisance qu’il pouvait attendre après son père et après son grand-père maternel; mais que de gens de talent ne voyait-il pas vivre péniblement de leur plume, s’ils ne voulaient être les esclaves des libraires ou les parasites des grands seigneurs? En quelle médiocre estime Byron avait-il été tenu pour n’avoir voulu être qu’un poète, quand il avait le droit de haranguer les lords sur la question des sucres et sur la balance du commerce? Quand Moore luttait contre la pauvreté, était-ce à ses vers ou à ses millions que Rogers était redevable de son crédit? Dans le plus cher de ses amis, dans Bulwer, était-ce l’auteur de romans agréables et émouvans que les salons accueillaient avec empressement? n’était-ce pas le baronnet et surtout le membre du parlement? Non, les lettres étaient impuissantes à élever un homme qui n’avait pour lui ni la fortune ni la naissance : la politique pouvait seule renverser la barrière artificielle que les préjugés et la constitution aristocratique de la société anglaise opposaient à l’essor du mérite, et elle permettait toutes les ambitions. Ne pouvant être ni soldat ni légiste pour se frayer la route de la chambre des lords, il fallait forcer la porte de la chambre des communes.

Sous quelle bannière se rangerait-il? Serait-il whig ou tory? Non-seulement les whigs étaient en possession du pouvoir, mais ils semblaient avoir toutes les chances de le conserver. Ils étaient portés par le courant populaire, ils s’étaient mis à la tête du mouvement qui entraînait toute l’Angleterre, et la réforme ne pouvait que consolider leur ascendant. M. Disraeli n’avait eu que peu de relations avec les whigs, et il ne devait se sentir aucune inclination pour eux. La direction du parti était concentrée entre trois ou quatre familles, étroitement unies entre elles par des alliances matrimoniales, et appartenant à la fraction la plus élevée, mais la plus dédaigneuse et la plus exclusive de l’aristocratie. Nul n’était compté ni même admis dans les conseils secrets des whigs, à moins d’être un Grey, un Russell, un Canning ou un Elliot. Ils avaient entrepris d’accomplir la réforme, mais ils entendaient la faire tourner exclusivement à leur profit. Pour eux, elle consistait à supprimer les bourgs-pourris où s’exerçait l’influence des tories, et à conserver autant que possible ceux dont les grands seigneurs whigs disposaient. On faisait bien la part du feu, mais surtout aux dépens de ses adversaires. On entendait s’en tenir là : on proclamait bien haut que le bill de réforme, tel qu’il était présenté, serait une mesure définitive et qu’il ne serait plus apporté aucun changement ni dans la législation électorale ni dans la composition du parlement. Quant à ceux à qui la réforme paraissait insuffisante ou qui auraient voulu lui faire produire d’autres conséquences qu’un déplacement de la prépondérance politique, on les qualifiait de radicaux, on les reléguait parmi les utopistes, et, en acceptant leur coopération et leur vote, on les excluait soigneusement du pouvoir.

Cependant telle est l’influence du succès et tel est l’attrait de la nouveauté que tous les aspirans à la vie politique, tous les jeunes gens se tournaient du côté des whigs; un homme de valeur pouvait-il s’exposer à demeurer perdu dans cette foule de recrues empressées? D’ailleurs les plus anciennes et les plus étroites relations de M. Disraeli étaient du côté des tories. En achetant Bradenham-House, son père avait pris rang parmi les propriétaires terriens du comté de Buckingham, comté essentiellement agricole, où presque toutes les grandes influences étaient conservatrices ; lui-même ne devait pas tarder à se lier d’amitié avec le fils aîné du duc de Buckingham, le marquis de Chandos, qui tenait à la chambre des communes un certain rang parmi les conservateurs. Une inclination naturelle devait donc faire pencher M. Disraeli de ce côté, mais on ne pouvait attendre qu’un homme de son intelligence et de son éducation, qui avait autant de lecture, qui avait vécu dans le milieu le plus éclairé et le plus propre à ouvrir l’esprit aux idées nouvelles, qui avait parcouru l’Europe, non pas en oisif et en homme de plaisir, mais en observateur pénétrant et studieux, devînt un tory à la façon des gentilshommes campagnards qu’il a criblés des traits d’une si fine ironie, et qu’il nous montre aussi inaccessibles à toute pensée de changement qu’inflexibles sur leurs droits de chasse et leurs prérogatives seigneuriales. Si nous cherchons le secret des opinions de M. Disraeli dans ses premiers ouvrages, et particulièrement dans cette Épopée des révolutions, où les théories politiques tiennent tant de place, nous y voyons qu’il estimait déjà que l’impulsion politique doit venir d’en haut, parce que l’autorité seule peut accomplir des réformes sans déchiremens et sans secousse, et qu’il croyait à l’utilité d’une classe dirigeante, d’une aristocratie, à la condition qu’elle justifiât sa prépondérance par ses lumières, son dévoûment au bien public et sa promptitude à tous les sacrifices, en se montrant toujours l’amie du pauvre, la protectrice des arts, l’initiatrice de tous les progrès. Pour que la noblesse anglaise remplît les conditions de cette aristocratie idéale, il était nécessaire qu’elle se transformât, qu’elle apprît à faire un plus généreux usage de sa richesse et un meilleur emploi de ses loisirs, qu’elle préparât de bonne heure ses enfans aux fonctions législatives par des études sérieuses et qu’elle se tînt constamment au niveau des idées de son temps. Pour être plus sincèrement et plus sérieusement libéraux que les whigs, pour se montrer ce qu’ils étaient, les véritables amis du peuple, les tories n’avaient d’ailleurs qu’à demeurer fidèles aux traditions de leur parti. Si une irrésistible réaction contre les excès de la révolution française, si les exigences d’une lutte terrible contre Napoléon les avaient contraints de faire un usage rigoureux du pouvoir, on n’avait pas le droit d’abuser des nécessités d’une situation exceptionnelle et temporaire pour identifier leur nom avec les idées de compression. N’étaient-ce pas leurs orateurs et leurs hommes d’état qui, sous les trois premiers George, avaient défendu les libertés publiques contre les whigs et avaient lutté contre le despotisme démoralisateur de Walpole?

Tout en professant les mêmes idées que les tories sur le respect de la prérogative royale, sur l’autorité de la chambre des lords et sur le maintien de l’église établie, M. Disraeli ne se croyait tenu de repousser aucune réforme utile, d’être hostile à aucun progrès. Un esprit puissant et libre de préjugés, Bentham, avait soumis à une critique rigoureuse toutes les parties de la législation anglaise : il en avait fait ressortir les incohérences, les vices et les lacunes. Bien qu’il eût exposé ses idées sous une forme et dans un style bien propres à rebuter les lecteurs, il avait fait école. Des hommes jeunes, ardens et, pour la plupart, d’un incontestable mérite, s’étaient déclarés ses disciples et s’étaient voués à la propagation de ses doctrines. Ils s’étaient groupés autour d’un recueil trimestriel, la Revue de Westminster, dont la courte existence n’a pas été sans éclat, et ils avaient fondé pour leur servir de centre de réunion un club qui s’appelait aussi Club de Westminster. On leur donnait et ils ne repoussaient point le nom de radicaux par lequel on les distinguait des whigs, c’est-dire des libéraux qui poursuivaient uniquement les réformes politiques. Il ne faudrait donc pas que ce nom fît illusion sur leurs sentimens, fort différens de ceux que professent les radicaux d’aujourd’hui, dont les uns sont républicains et dont les autres sont socialistes. M. Disraeli avait adopté sur les devoirs de la richesse envers la pauvreté, sur l’amélioration du sort des classes laborieuses, sur la réforme de la loi des pauvres, sur la diffusion de l’instruction et sur d’autres questions encore les opinions émises par Bentham et propagées par ses disciples. Il comptait en outre parmi les benthamites des amis très chers, entre autres sir Edward Lytton Bulwer, aujourd’hui vice-roi des Indes, qui n’épargna rien pour l’attirer dans leur camp et qui l’avait fait inscrire d’office parmi les membres du club de Westminster.

Ainsi M. Disraeli, au début de sa carrière politique, n’avait aucun lien ni aucun rapport d’opinions avec les whigs : par le fond de ses convictions politiques, il tenait aux tories; par les tendances libérales et généreuses de son esprit et par ses opinions sur certaines questions spéciales il tenait également à ce petit groupe de réformateurs qui n’allait pas tarder à se fondre dans l’un ou l’autre des deux grands partis. M. Disraeli fut donc logique et conséquent avec lui-même en se présentant tout d’abord comme un candidat libre de toute attache, comme un conservateur indépendant. On excusera l’abondance de ces détails si l’on réfléchit à l’action considérable que M. Disraeli a exercée sur son pays : ils contiennent l’histoire de ses opinions et donnent l’explication de sa conduite.

A quelques milles de Bradenham-House, au cœur du comté de Buckingham, se trouvent la paroisse et la ville de High Wycombe. La ville, ou plus exactement les habitations groupées sur un espace de 50 hectares, formaient un bourg parlementaire, représenté à la chambre des communes par deux députés. La franchise, ou droit d’élection, était le privilège de la corporation, c’est à-dire du conseil municipal, et des propriétaires fonciers ayant le titre de bourgeois : en tout, moins de 40 personnes. High Wycombe avait pour représentans, en 1832, le plus grand propriétaire de la paroisse, l’héritier présomptif de lord Carington, M. Robert Smith et sir Thomas Baring, nommé par l’influence de M. Smith. Tous deux étaient whigs et comptaient parmi les amis dévoués du ministère. Quelques semaines après son retour d’Orient, M. Disraeli fut informé que sir Thomas Baring allait donner sa démission de député de High Wycombe pour se porter dans le Hampshire, où l’une des deux places de député du comté était devenue libre. Une circonstance plus favorable ne pouvait se présenter : M. Disraeli n’avait point à chercher un collège électoral dont il pût solliciter les suffrages : une vacance se produisait dans le comté même où sa famille résidait, où il était le mieux connu, à quelques milles de la demeure paternelle. Sa détermination fut prise immédiatement. Il ne pouvait ignorer que l’influence de M. Robert Smith était toute-puissante sur la corporation de High Wycombe, et que cette influence allait s’exercer en faveur d’un personnage officiel, le colonel Grey, troisième fils et secrétaire particulier du premier ministre; mais le bill de réforme venait enfin d’être voté, et il devait nécessairement avoir pour conséquence une dissolution prochaine du parlement. L’élection qui allait avoir lieu à High Wycombe n’était donc en quelque sorte qu’une élection préparatoire; il était important de prendre date et de se faire connaître des futurs électeurs que le bill de réforme allait investir du droit de suffrage. M. Disraeli posa donc sa candidature. Sir E. L. Bulwer lui rendit le mauvais service de demander à Joseph Hume, le vétéran du radicalisme parlementaire, et à O’Connell, de vouloir bien le recommander. Ni l’un ni l’autre ne connaissait personne à High Wycombe, et les lettres banales qu’ils envoyèrent à sir E. L. Bulwer ne pouvaient être d’aucune utilité pour le candidat : encore Joseph Hume, sur une réclamation de M. Robert Smith s’empressa-t-il de retirer la sienne, trois jours après l’avoir envoyée. Néanmoins, ces deux lettres ont suffi pour échafauder une accusation qui a pesé sur toute la carrière politique de M. Disraeli et dont la persistance étonne encore plus que l’injustice : aujourd’hui encore, après plus de quarante ans, on ne manque point d’invoquer ce prétendu patronage de Joseph Hume et d’O’Connell comme la preuve que le chef actuel du parti conservateur n’a jamais eu ni convictions ni principes, et qu’après avoir professé, pour entrer au parlement, les opinions radicales les plus avancées, il les a reniées à la voix de l’intérêt.

Une seule remarque suffirait à faire justice de cette imputation. À ce moment, les radicaux du parlement faisaient cause commune avec le ministère, qui avait pris en main la réforme électorale; ils votaient avec lui à la chambre des communes ; ils votaient pour ses candidats dans les élections. C’est à raison de cette alliance que Joseph Hume se reconnaissait dans l’obligation de retirer la lettre qu’il avait écrite en faveur de la candidature de M. Disraeli. Or celui-ci se présentait en concurrence avec un candidat ministériel, avec le fils du premier ministre, et il se déclarait l’adversaire irréconciliable des whigs. Il agissait donc au rebours de la conduite que les radicaux croyaient devoir tenir, et il ne pouvait compter sur leur appui. La vérité est que M. Disraeli, par un excès de confiance dans ses propres forces, s’annonçait comme un candidat indépendant et libre de tout lien de parti. C’était ainsi que sa candidature était envisagée, et le journal tory du comté, the Bucks Herald, s’exprimait en ces termes au sujet de la lutte électorale engagée à Wycombe: « Nous ne sommes d’accord, au point de vue politique, avec aucun des deux candidats, mais nous n’hésitons pas à préférer la déclaration pleine d’indépendance et de franchise de M. Disraeli aux plates protestations du colonel Grey... De plus M. Disraeli n’est pas un whig... C’est un indépendant, sans engagement vis-à-vis d’aucun parti ; et comme il a du talent et de la volonté, il peut se faire une place honorable et distinguée à la chambre, ce à quoi le colonel ne peut prétendre. Nous pesons impartialement la valeur des deux hommes, et la balance penche très décidément du côté de M. Disraeli. »

Trois mois plus tard, les nouveaux électeurs qui se proposaient de donner leurs suffrages à M. Disraeli lui offraient un banquet à l’hôtel de ville de Wycombe, et le président s’exprimait ainsi sur son compte : « M. Disraeli est venu à nous sans l’aide d’aucune influence, sans l’appui de personne, ni dans cette salle, ni dans la ville, et il a conquis sa popularité actuelle uniquement par son talent et son mérite. En lui, ce n’est pas un zéro que nous enverrons au parlement, mais un homme qui fera honneur à Wycombe. »

S’il faut dire toute notre pensée, nous croyons que M. Disraeli avait, dès ce moment, des visées plus hautes que d’entrer au parlement à la remorque d’un parti quelconque. Il avait le sentiment de sa force; il ajoutait tous les jours à ses connaissances par un travail acharné; il avait été gâté par les éloges de tous ceux qui l’entouraient et par la précocité de ses succès ; il s’était fait, du premier coup, une place parmi les romanciers : lui serait-il plus difficile de se faire une place parmi les hommes politiques? L’application du bill de réforme devait désorganiser les partis, priver les tories de leurs principaux moyens d’action et affaiblir les whigs eux-mêmes : une foule d’hommes nouveaux allaient arriver à la chambre des communes sans engagemens et sans idées arrêtées : il s’en trouverait nécessairement un certain nombre disposés à se grouper autour d’un orateur, autour d’un chef qui, tout en rassurant les sentimens conservateurs de la nation, saurait faire la part du progrès. Il pouvait être, il serait cet orateur et ce chef. Il l’est devenu en effet, mais après une longue attente et au prix de persévérans efforts. Voyons si son langage devant les électeurs concorde avec l’ambition que nous lui supposons.

«Je suis un indépendant, dit-il à High Wycombe, en paraissant pour la première fois sur les hustings, et je ne porte la livrée d’aucun parti. Je veux faire produire à la réforme électorale tous ses fruits ; car elle n’est pas un acte définitif, elle n’est que le moyen d’atteindre un grand but. » Répondant au reproche qui lui était adressé d’avoir l’appui des tories, il se félicita de cet appui, qui prouvait que, cette fois, les tories se rangeaient du côté du peuple, et le besoin que les tories devaient éprouver de conquérir les sympathies populaires lui faisait présager que cette alliance serait durable. Dans une circulaire adressée aux électeurs pour leur annoncer qu’il solliciterait de nouveau leurs suffrages lorsque la dissolution du parlement serait prononcée, il donnait à sa candidature le même caractère : « Je me présenterai sans porter l’étiquette d’aucun parti ni la livrée d’aucune faction. Je vous demanderai vos suffrages à titre de voisin indépendant, qui, sympathisant avec vos besoins et avec vos intérêts, consacrera tous ses efforts à satisfaire les uns et à servir les autres. » Et, après un tableau de la crise redoutable que l’Angleterre traversait, la circulaire concluait par cet appel : « Anglais, rejetez loin de vous tout ce jargon politique et ces dénominations factieuses de whigs et de tories, deux noms qui n’ont qu’un seul sens et qui servent uniquement à vous tromper; unissez-vous dans la formation d’un grand parti national, qui seul pourra sauver le pays de la destruction... » La même conclusion et presque les mêmes paroles se retrouvent dans une petite brochure publiée quelques mois plus tard, sous ce titre : Ce qu’il est. Dans cette brochure, M. Disraeli exprimait l’opinion qu’il fallait compléter la réforme dans un sens démocratique, si l’on voulait obtenir désormais un bon fonctionnement de la machine gouvernementale. Les institutions anglaises avaient eu jusque-là pour moteur le principe aristocratique : ce principe avait été sapé à sa base par le bill de réforme, on ne pouvait songer à lui rendre sa force et son rôle passés, parce qu’il n’y avait pas de conciliation possible entre les tories et les whigs, et que l’antagonisme avait été rendu plus violent encore par la façon dont les whigs avaient accompli la réforme. Il fallait donc donner au gouvernement une force motrice nouvelle qu’on ne pouvait trouver que dans la transformation des partis. « Je puis comprendre, disait l’écrivain anonyme, un tory et un radical; mais un whig, un aristocrate démocratique, dépasse mon intelligence. Si les tories renoncent réellement à restaurer le principe aristocratique et sont sincères dans l’aveu qu’ils font que la machine gouvernementale ne peut marcher dans sa condition actuelle, il est de leur devoir de se fondre avec les radicaux, et de faire disparaître ces deux dénominations politiques dans l’appellation commune, plus intelligible et plus relevée, de parti national. » Cette création d’un parti, ralliant et réunissant dans une action commune, au lendemain même de la bataille et avant que l’ardeur de la lutte fût tombée, les tories vaincus et une partie de leurs vainqueurs, les représentans des classes conservatrices et les partisans des idées nouvelles, devait demeurer à l’état d’utopie. Tout n’était pas chimérique, néanmoins, dans la façon dont M. Disraeli envisageait la situation politique de l’Angleterre. L’axe du gouvernement allait, en effet, se déplacer; mais ce changement ne devait pas s’opérer brusquement, il devait s’effectuer graduellement et en un certain nombre d’années. Les whigs, dernière expression de l’aristocratie territoriale, devaient aller sans cesse s’affaiblissant, faute de pouvoir se recruter aux mêmes sources que par le passé : ils étaient destinés à être dominés et absorbés par leurs alliés, par les représentans des classes qu’ils avaient appelées à la vie politique, et ils devaient perdre leur existence propre et jusqu’à leur noM. Quant au parti tory, ce n’était pas par l’intrusion d’élémens étrangers qu’il devait se régénérer : c’était par l’adoption d’idées nouvelles, et M. Disraeli devait être le principal instrument de cette transformation.

Laissons donc cette vieille et oiseuse querelle du patronage sous lequel M. Disraeli aurait cherché à entrer dans la carrière politique : ce qui est intéressant, c’est de constater quelles idées professait le jeune candidat; la suite de cette étude montrera s’il y a été ou non fidèle.

« Je sors du peuple, dit-il aux électeurs de High Wycombe dans son premier discours, et n’ayant dans les veines le sang ni d’un Plantagenet ni d’un Tudor, c’est assez vous dire que je mets le bonheur du plus grand nombre au-dessus de la satisfaction de quelques-uns. » La réforme, ajouta-t-il, n’était à ses yeux qu’un moyen qui devait conduire à des améliorations pratiques. Il était nécessaire de réduire les dépenses publiques et de supprimer les emplois inutiles afin d’arriver à une diminution des impôts. Il fallait assurer au clergé inférieur une rémunération convenable et en rapport avec ses services afin de lui assurer considération et influence. Il était urgent d’amender la législation et la procédure criminelles. Au-dessus de toutes ces réformes, le jeune orateur plaçait l’amélioration du sort du peuple : il fallait que l’homme qui travaille fût mieux nourri, mieux logé, mieux instruit. Il travaillerait de toutes ses forces à obtenir cette amélioration dans le sort du peuple, sans laquelle on ne pouvait envisager l’avenir avec confiance. — C’était là un langage tout nouveau dans la bouche d’un candidat. N’oublions pas, en effet, qu’à ce moment, le bill de réforme n’avait pas encore été mis à exécution : cette grande mesure n’avait été défendue par les uns et repoussée par les autres qu’en invoquant des considérations exclusivement politiques ; on s’était surtout préoccupé de l’influence qu’elle pouvait exercer sur la force numérique des partis au sein du parlement ; ceux mêmes des whigs qui étaient guidés par un sentiment d’équité croyaient avoir tout fait pour les classes industrielles en appelant les grandes villes manufacturières à envoyer des représentans à la chambre des communes, comme si la concession du droit du suffrage pouvait être le dernier mot de la justice distributive au sein d’une société chrétienne. Bien peu de gens portaient plus loin leur pensée et se disaient qu’en dehors du cercle des nouveaux électeurs, il y avait des multitudes qui luttaient péniblement pour l’existence, et qui, pour ne point prétendre aux droits politiques, n’en avaient que plus de titres à la sollicitude du législateur. Rendons cette justice à M. Disraeli qu’à son début dans la carrière politique, son premier mot a été un appel en faveur des déshérités de la fortune. Toute la vie, il est demeuré fidèle à cette grande cause : dans le parlement, jamais sa parole et son vote n’ont manqué à une mesure favorable aux classes laborieuses; hors du parlement, son initiative, son influence et sa bourse ont toujours été au service de toutes les œuvres qui pouvaient améliorer la condition matérielle et morale du pauvre. Aussi ce dut être pour lui une noble et légitime satisfaction, lorsqu’au lendemain de son élévation à la pairie, une députation d’ouvriers vint lui apporter une couronne comtale, produit d’une souscription ouverte entre les ouvriers d’Angleterre, et qui lui était offerte en reconnaissance de ses persévérans efforts en faveur de tous ceux qui travaillent et de tous ceux qui souffrent.

Au nombre des mesures, dont M. Disraeli se déclarait partisan dans ses premiers manifestes électoraux, se trouve encore l’abolition des taxes sur l’instruction, c’est-à-dire du timbre sur les publications périodiques et du droit d’excisé sur le papier. Il se prononçait en faveur de l’abolition immédiate de l’esclavage dans les colonies, moyennant une indemnité aux propriétaires d’esclaves. Il demandait que l’église d’Irlande fût ramenée à des proportions en rapport avec le nombre des habitans dont elle desservait les besoins spirituels, et qu’en Angleterre, tout en améliorant le sort du clergé inférieur, on remaniât les taxes ecclésiastiques de façon à en rendre la perception moins onéreuse. Il demandait encore l’allégement et surtout la simplification des taxes compliquées dites assessed taxes, dont le fardeau pesait presque exclusivement sur le petit commerce et la petite industrie. Enfin il mettait au premier rang des réformes à obtenir le rétablissement de la triennalité du parlement et le vote au scrutin secret. C’étaient là deux des points principaux du programme politique des radicaux, et il est incontestable qu’ici M. Disraeli se plaçait sur le même terrain que la fraction la plus avancée du parlement. Lui-même reconnaissait qu’il donnait ainsi prise à l’accusation de radicalisme : il justifiait son opinion par des raisons historiques en rappelant que la durée des parlemens avait commencé par être de trois années, que c’étaient les wighs qui, en 1714, pour se perpétuer au pouvoir, l’avaient étendue à sept années, et que, pendant l’ère des George, les tories n’avaient cessé de protester contre la septennalité et de réclamer le retour à l’ancienne coutume. Loin de mériter le reproche d’être un radical et un ennemi de la constitution, il ne faisait donc que suivre la doctrine et l’exemple des hommes les plus illustres du parti tory. Quant au scrutin secret, il lui paraissait une conséquence nécessaire de la réforme : du moment que l’on conférait l’électorat à des citoyens dont la condition offrait moins de garanties d’indépendance, il devenait utile de leur assurer le moyen d’exercer leur droit de suffrage à l’abri de toute intimidation et de toute influence illégitime.

Disons tout de suite, pour n’avoir point à y revenir, que la fréquence des dissolutions qui se succédèrent à de courts intervalles ne tarda pas à faire perdre de vue par l’opinion publique la première des deux réformes : le scrutin secret est la seule question sur laquelle M. Disraeli ait fait aux préventions de son parti le sacrifice de ses sentimens personnels.


III.

Après avoir exposé les opinions du candidat, il nous reste à raconter ses mésaventures. High Wycombe n’avait qu’environ quarante électeurs, presque tous dans la dépendance de M. Robert Smith, qui était dévoué au ministère. Dans ces conditions, M. Disraeli ne pouvait espérer de réussir : il eut seulement 11 voix contre 23 données au colonel Grey; mais il n’avait tenté cette première épreuve que pour se faire connaître des habitans de High Wycombe et préparer le terrain en vue de la nouvelle élection qui devait suivre la dissolution du parlement. L’application du bill de réforme éleva le nombre des électeurs à près de 300 : M. Disraeli s’était déjà concilié assez de sympathies dans la ville pour que le colonel Grey s’en alarmât; un des membres de l’administration, lord Nugent, fut envoyé pour seconder M. Smith et jeter dans la balance électorale le poids de l’influence ministérielle. M. Disraeli avait affaire à trop forte partie : c’eût été miracle que, débutant dans la vie politique, en dehors des deux grands partis qui se disputaient le pouvoir, et ayant contre lui le propriétaire le plus influent de la circonscription, il l’emportât sur un personnage aussi considérable que le colonel Grey, énergiquement soutenu par le gouvernement. M. Smith eut 179 voix, le colonel Grey 140, et M. Disraeli 119. L’échec était honorable; mais il semblait fermer la carrière au vaincu. Il ne paraissait pas probable, en effet, que de nouvelles élections eussent lieu avant plusieurs années. Tout autre, assuré de trouver dans des succès littéraires la consolation d’une défaite électorale, aurait abandonné la partie: M. Disraeli n’en fit rien, donnant ainsi une première preuve de la ténacité de son caractère. Il avait décidé qu’il entrerait à la chambre des communes : prenant d’avance son parti de tous les obstacles qu’il aurait à renverser, de tous les revers qu’il pourrait essuyer, il résolut de ne pas détacher les yeux, un seul jour, du but qu’il poursuivait et de rentrer dans la lice chaque fois qu’une occasion se présenterait. Ainsi, informé qu’une vacance allait se produire dans la représentation de Marylebone, il adressa aussitôt une circulaire aux électeurs pour leur annoncer sa candidature ; mais la démission dont il avait été question ne fut pas donnée. En attendant, on le voyait entretenir soigneusement des relations avec ses voisins du comté de Buckingham, quitter fréquemment Londres et ses travaux littéraires pour assister aux réunions des fermiers, y prendre la parole, faire partie des comités qu’ils nommaient pour la défense de leurs intérêts, rédiger les pétitions qu’ils adressaient au parlement, ne rien négliger, en un mot, pour ajouter à sa popularité naissante et pour acquérir une influence sérieuse.

Le ministère qui avait accompli la réforme n’avait pas tardé à se diviser, et ses dissensions intestines déterminèrent sa retraite au mois d’octobre 1834. Contre toute prévision, les tories revenaient au pouvoir, mais ils ne pouvaient espérer de gouverner avec une chambre élue sous l’influence de leurs adversaires, et une dissolution était inévitable. L’activité surprenante de M. Disraeli, l’instruction étendue dont il faisait preuve et le remarquable talent de parole qu’il avait déployé en toute occasion, ne pouvaient manquer, indépendamment de ses succès littéraires, d’appeler sur lui l’attention. Lord Durham, qui s’était séparé des wighs pour se mettre à la tête des radicaux, le faisait presser par sir Edward Lytton Bulwer de se joindre à eux. Lord Lyndhurst, dont l’esprit large et élevé ne s’inquiétait pas des ébullitions naturelles chez un jeune esprit, faisait grand cas des qualités éminentes de M. Disraeli, qu’il voyait souvent chez lady Blessington, et il aurait désiré que les tories s’attachassent cette brillante recrue. Il fit une démarche en ce sens auprès de M. Greville, qui était chargé d’organiser et de conduire les élections dans l’intérêt du parti; mais, malgré l’influence que lui donnaient ses hautes fonctions, il ne réussit pas. Les partis n’aiment point les gens qui se réservent et qui veulent penser par eux-mêmes; pour obtenir leurs sympathies et leur concours, il faut adopter surtout ce qu’il y a d’excessif dans leurs idées et épouser leurs passions. A la date du 6 décembre 1834, M. Greville raconte lui-même dans son journal, en termes railleurs, la démarche infructueuse de lord Lyndhurst. « Le chancelier, écrit-il, est venu me voir hier pour me parler de faire entrer le jeune Disraeli au parlement comme député de Lynn. Je lui avais dit que George Bentinck avait besoin d’un bon second pour mettre dehors William Lennox, et le chancelier m’a proposé le gentleman en question, qu’il m’a dit être ami de Chandos. Il faut pourtant que ses opinions politiques soient encore en suspens, car le chancelier m’a dit que Durham fait tout son possible pour le gagner par l’offre d’un siège et le reste; si donc il ne s’est pas encore prononcé et s’il flotte entre Chandos et Durham, ce doit être un personnage d’une bien grande impartialité. Je ne pense pas qu’un tel homme nous convienne, bien qu’il soit précisément tout ce qu’il faut pour être des amis de Lyndhurst. » Voilà l’accueil que les chefs des tories firent à l’homme qui devait, un jour, relever la fortune de leur parti. Ce qui ajoute à l’intérêt du récit de M. Greville, c’est qu’il prouve par un témoignage irrécusable que M. Disraeli est l’auteur de sa propre fortune, qu’il n’a rien dû au parti sous la bannière duquel il s’est rangé volontairement : ainsi s’explique, du même coup, l’indépendance hautaine dont nous le verrons faire preuve vis-à-vis des chefs de ce parti.

La chambre des communes ayant été dissoute, M. Disraeli se présenta de nouveau à High Wycombe et sans plus de succès : il échoua encore devant les influences réunies de M. Smith et du colonel Grey. Quelques jours après ce nouvel échec, un banquet lui fut donné par les électeurs conservateurs, et il y prit la parole : « J’ai livré, dit-il, deux combats pour l’indépendance de Wycombe, et je suis prêt, si l’occasion se présente, à en livrer un troisième. Je ne suis pas découragé. En aucune façon je ne me sens battu : peut-être est-ce parce que j’y suis habitué. Je puis presque m’appliquer le mot d’un illustre général italien, à qui l’on demandait, dans sa vieillesse, pourquoi il était toujours victorieux. Il répondit : «Parce que, dans ma jeunesse, j’ai toujours été battu. » Le jeune orateur ne devait pas tarder à montrer qu’en effet sa résolution n’avait pas fléchi. Bien que les tories eussent gagné cent cinq voix dans les élections générales, ils n’avaient pas une majorité suffisante pour se maintenir au pouvoir : ils furent renversés dès le mois d’avril 1835, grâce à l’appui que leurs adversaires reçurent d’O’Connell. M. H. Labouchère, qui tenait un certain rang parmi les whigs, fut appelé à faire partie de la nouvelle administration comme directeur général de la Monnaie. Il dut se soumettre à la réélection. Il avait été nommé cinq fois déjà par le bourg de Taunton; il n’avait pas eu de concurrent aux élections générales, et il s’attendait à n’en point avoir, lorsque son influence personnelle était encore accrue par les fonctions auxquelles il était appelé. Les tories n’avaient même pas songé à lui susciter un compétiteur. Quelle ne fut donc pas s-a surprise de voir surgir tout à coup la candidature de M. Disraeli! Les journaux whigs fulminèrent à l’envi contre le présomptueux candidat, qu’ils qualifièrent de renégat du radicalisme et d’instrument stipendié des tories. Des attaques personnelles dirigées contre lui, cette dernière est la seule que M. Disraeli crut devoir relever : « J’ai livré quatre combats pour la cause du peuple, dit-il, sur les hustings, et toujours avec mes propres ressources, sans devoir un farthing à qui que ce soit. Je recommencerai encore la lutte sur ma fortune personnelle, sans rien demander à aucun club. »

Pour la quatrième fois M. Disraeli échoua; mais sa tentative fut justifiée par le chiffre de voix qu’il obtint et qui fut considérable, surtout pour une candidature improvisée. Cette audace d’un simple écrivain ne craignant pas de se mesurer avec un ministre qui avait derrière lui un parti triomphant, attira l’attention publique sur l’élection de Taunton. A la différence du colonel Grey, M. Labouchère savait parler, et il se défendit avec vigueur. La lutte fut donc des plus vives et des plus intéressantes : M. Disraeli y déploya une puissance et une verve qui révélèrent en lui un véritable orateur. Dans une de ses harangues, il établit un parallèle entre le ministère whig, sans cesse modifié, mais s’abritant toujours derrière les mérites du bill de réforme, et la troupe équestre de Ducrow, où chevaux et écuyers étaient continuellement renouvelés sans que l’affiche cessât de demeurer la même. Ce parallèle fit fureur, et il a été souvent cité chez nos voisins comme un modèle de mordante ironie. Un incident pénible prolongea le retentissement de cette lutte électorale. M. Disraeli avait reproché aux whigs de s’être alliés, pour revenir au pouvoir, avec O’Connell, qu’ils n’avaient cessé de dénoncer comme un conspirateur et un traître, dont les efforts pour séparer l’Irlande de l’Angleterre ne pouvaient aboutir qu’à provoquer des collisions sanglantes. D’après un compte-rendu, M. Disraeli aurait accusé les whigs de n’avoir pas craint « de serrer la main sanglante du traître O’Connell. » Non-seulement M. Disraeli a toujours contesté l’exactitude de ce compte-rendu, tout en reconnaissant qu’il pouvait avoir employé une expression malheureuse, mais quelques jours à peine après ce premier discours, et à Taunton même, il expliqua sa pensée et tourna en ridicule la métaphore qu’on lui avait prêtée. Néanmoins elle fut reproduite à l’envi par les journaux ministériels auxquels elle servit de thème pour accuser l’orateur d’avoir calomnié le ministère et de se montrer ingrat envers O’Connell. La phrase incriminée arriva ainsi à la connaissance d’O’Connell, qui était en Irlande à organiser ces immenses réunions populaires que sa parole fanatisait. L’irascible tribun prit feu et, comme le lui a justement reproché M. Disraeli, sans vérifier le fait et sans provoquer aucune explication, il riposta par un torrent d’invectives dans un discours prononcé devant l’association électorale de Dublin. Jamais on n’a accumulé contre un homme autant d’expressions injurieuses et d’épithètes blessantes. Cette sortie se termina par une allusion à l’extraction de M. Disraeli : O’Connell assura son auditoire que le mécréant qui l’avait attaqué descendait nécessairement du mauvais larron qui avait blasphémé le Christ à côté duquel il était crucifié, et que cette origine était la seule circonstance atténuante de sa conduite.

La patience n’était pas non plus au premier rang des qualités de M. Disraeli : les grands railleurs n’aiment guère qu’on leur rende coup pour coup. Dans un premier mouvement de colère, il rêva une satisfaction par les armes; il ne pouvait songer à l’obtenir d’O’Connell lui-même, déjà trop âgé et qui avait juré de ne plus se battre depuis qu’il avait tué un adversaire en duel ; mais Morgan O’Connell venait de demander raison à lord Alvanley d’une injure faite à son père, et M. Disraeli crut pouvoir à son tour lui adresser une lettre de provocation. Morgan O’Connell répondit fort sensément qu’il ne se croyait pas responsable de tous les discours attribués à son père, qu’il se battait pour ses querelles personnelles, et qu’il attendrait d’être personnellement insulté. M. Disraeli en revint donc au parti qu’il aurait dû prendre tout d’abord, il adressa à O’Connell une réponse dont il demanda l’insertion aux journaux qui avaient publié le discours de Dublin. Cette lettre virulente, où les variations politiques d’O’Connell étaient stigmatisées avec une sanglante ironie, se terminait par ce défi : « Je compte bien devenir représentant du peuple avant le rappel de l’union. Nous nous rencontrerons à Philippes; soyez assuré qu’alors, mettant ma confiance dans une bonne cause et dans une vigueur que je sens s’être accrue, je saisirai la première occasion de vous infliger un châtiment qui tout à la fois vous rappellera et vous fera regretter les outrages que vous m’avez prodigués. »

Cette lettre, qui raviva les polémiques auxquelles avait donné lieu l’élection de Taunton, est du 5 mai 1835. Il y avait à peine trois ans que M. Disraeli était revenu en Angleterre. Dans l’espace de ces trois années, il avait publié trois romans et un poème; il avait quatre fois posé sa candidature pour le parlement; il avait prononcé d’innombrables discours politiques, et il s’était fait beaucoup d’ennemis. On voit qu’il n’avait pas perdu son temps. Ses habitudes d’élégance, ses relations avec le grand monde et ses aspirations politiques étaient loin de le rendre populaire parmi les journalistes et les gens de lettres d’alors, dont il ne partageait pas les goûts intempérans et dont il évitait la fréquentation. La persistance avec laquelle il ne laissait échapper aucune occasion d’attaquer les whigs lui avait valu à juste titre l’hostilité de la presse ministérielle à Londres et en province; les petits journaux le poursuivaient de leurs sarcasmes, et les caricaturistes de leurs dessins et de leurs légendes satiriques. Il rendait à ses adversaires en dédain ce qu’ils dépensaient en malignité contre lui. D’ailleurs il semblait, tant ce concert d’attaques stimulait son ardeur et redoublait son énergie, que la lutte fût son élément : d’une verve intarissable et prompte à la riposte, il était toujours prêt à répondre de la parole et de la plume. Tout en appréciant les brillantes qualités de M. Disraeli et en rendant justice à sa vie laborieuse et sévère, les gens du monde, que sa causticité charmait et effrayait à la fois, n’étaient pas sans redouter quelque peu cet esprit absolu dans ses idées, ce caractère entier que rien ne semblait pouvoir faire plier. Pourtant on le disait, et avec raison, aussi ardent et aussi fidèle dans ses amitiés qu’implacable dans ses haines et ses ressentimens, et il conquérait irrésistiblement les sympathies de tous ceux auxquels il voulait plaire. Enfin, contesté par les uns, loué par les autres, tour à tour dénigré et porté aux nues, il était l’un des hommes dont la presse et le monde s’occupaient le plus, et il avait à peine trente ans.

À ce moment, quelles qu’eussent été les illusions du premier jour, il ne pouvait plus être question, pour M. Disraeli, de former un parti, de gagner les esprits à des idées nouvelles et de marcher à la conquête du pouvoir en s’appuyant sur ces idées. Il avait vu et touché la réalité des choses, il avait pu constater la vitalité des organisations anciennes, l’irrésistible influence des traditions et l’impuissance absolue de tout effort isolé. Il avait dû reconnaître que, pour être compté dans la politique et pour faire triompher une idée, il fallait renoncer à créer une force nouvelle et s’appuyer sur quelqu’une des forces existantes. Ce n’est assurément pas sans faire un retour sur lui-même que, dans un livre qu’il préparait alors, il traçait de Bolingbroke, pour lequel il a toujours professé une vive admiration, le portrait suivant :

« Il est probable qu’au début de sa carrière, Bolingbroke songea à la formation d’un nouveau parti, ce rêve de toute jeune ambition dans une époque de trouble et de divisions, mais qui est destiné dans la politique anglaise à n’être jamais autre chose qu’une vision. Une plus grande expérience de la vie politique lui fit reconnaître qu’il n’avait le choix qu’entre les whigs et les tories, et cet esprit sagace, sans s’arrêter aux apparences, voulut aller au fond des choses et scruter ce qu’il y avait sous ces deux dénominations célèbres : il reconnut que, bien que l’on professât d’un côté l’amour du peuple, et de l’autre le respect de l’autorité, il s’agissait en réalité de choisir entre une oligarchie et la démocratie. Du jour où lord Bolingbroke, en devenant un tory, embrassa la cause nationale, il se dévoua entièrement à son parti et dépensa à son service toute la puissance et toute la variété de son prodigieux esprit. Bien que l’ignoble prévoyance des whigs l’eût mis dans l’impossibilité de défendre la cause de la nation au sein du parlement, c’était sa plume inspiratrice qui faisait trembler Walpole au fond de la trésorerie. Dans une série d’écrits dont rien, dans notre littérature, n’égale l’ardent patriotisme, les vues justes et profondes et l’admirable style, il déracina chez les tories ces doctrines absurdes et odieuses qui avaient envahi le torysme comme des plantes parasites ; il en mit en éclatante lumière le caractère essentiel et permanent : il rejeta le droit divin, ruina l’obéissance passive, fit justice de la doctrine de la non-résistance, rendit leur signification réelle à la déchéance de Jacques II et à l’élévation de George, et c’est en refaisant complètement l’éducation de l’esprit public qu’il prépara pour l’avenir le retour des tories au pouvoir, et cette carrière de popularité et de triomphes, réservée à toute administration qui s’inspire de l’esprit de nos libres et vénérables institutions. »

Quarante-quatre ans se sont écoulés depuis que M. Disraeli traçait ce portrait : si les premières lignes peuvent être considérées comme l’histoire des sentimens de l’auteur au moment où il écrivait, la carrière parcourue par lui semble donner au reste un caractère presque prophétique. L’œuvre que M. Disraeli attribue à Bolingbroke, en exagérant l’influence de cet homme d’état sur son temps, il l’a certainement accomplie. Par quelle sorte de divination faisait-il, un demi-siècle à l’avance, sous le nom d’un autre, le résumé de sa propre carrière? La vérité ne serait-elle pas que, trouvant dans l’histoire les traces de l’influence qu’un homme d’état peut exercer, par la parole et par la plume, sur l’opinion de son pays, il avait à son insu, mais par un entraînement naturel, esquissé sous la forme d’un portrait historique le rôle qu’il ambitionnait pour lui-même, auquel il n’a cessé de se préparer avec une force de volonté sans égale, et que la Providence, qui aime les grands cœurs, lui a donné de remplir?

Dès ce moment, M. Disraeli prit rang parmi les tories ou, pour employer le nouveau nom sous lequel ils commençaient à se désigner eux-mêmes, parmi les conservateurs. Le gros du parti avait déjà adopté le vaillant lutteur qui combattait ses adversaires, servait sa cause et soulageait ses ressentimens; les chefs croyaient devoir se tenir dans une certaine réserve vis-à-vis d’une recrue qui ne semblait vouloir abdiquer la liberté ni de son jugement, ni de son action. En effet, en se ralliant aux tories, M. Disraeli n’entendait abandonner aucune de ses opinions personnelles, il entendait encore moins épouser les idées arriérées, l’intolérance religieuse et les préjugés de caste de ce parti au sein duquel il comptait, au contraire, aider à faire pénétrer un esprit plus libéral. Mais comment faire accepter des idées nouvelles à un parti dans un pays où le respect de la tradition semble un des traits du caractère national, où la constance dans les doctrines qu’on a une fois professées est un titre d’honneur, où le changement d’opinion est le plus grave reproche qu’on puisse adresser à un homme politique? Le seul moyen d’y parvenir était de démontrer aux tories qu’ils s’étaient insensiblement écartés des véritables traditions de leur parti, qu’ils avaient toujours été les défenseurs des libertés publiques, et qu’en prenant en main la cause du peuple ils se montreraient conséquens avec eux-mêmes et fidèles à leur passé.

Telle était la conclusion, sinon l’objet principal, d’un livre que M. Disraeli publia dans l’automne de 1835, sous ce titre : la Constitution anglaise vengée (Vindication of the English Constitution), et qu’il aurait pu intituler la philosophie du torysme. Cet ouvrage, à la fois politique et historique, avait la forme d’une lettre adressée à « un noble et savant lord. » Ce destinataire supposé n’était autre que lord Lyndhurst, à qui l’auteur avait souvent exposé ses idées dans leurs conversations presque quotidiennes, et dont il avait sans doute mis à contribution la science juridique et l’érudition profonde. L’auteur commence par contester le principe posé par Bentham et son école, que l’utilité est le fondement unique de toute législation et que la valeur des institutions d’un pays se mesure exactement à la somme de bien-être dont jouit la masse de ses habitans. Il nie en conséquence que des institutions puissent être créées de toute pièce; une constitution ne peut être l’œuvre que du temps; elle doit naître et se développer graduellement sous l’influence des idées et des besoins de la nation, elle doit porter l’empreinte du caractère national, et reposer sur le respect de tous les droits reconnus et consacrés. A l’appui de cette thèse, il oppose la stabilité des institutions anglaises, demeurées intactes après de si nombreuses et si violentes secousses, à la fragilité des constitutions artificielles que la France a essayé de se donner; et il invoque comme une preuve non moins décisive le succès de la constitution des États-Unis et l’avortement de toutes les constitutions qui ont été calquées sur elle dans l’Amérique espagnole.

Après avoir esquissé, dans un historique rapide, la formation de la constitution anglaise, M. Disraeli analyse et commente cette constitution. A son jugement, la nation anglaise est représentée par trois ordres ou trois pouvoirs, dont chacun répond à un de ses élémens constitutifs, qui sont réciproquement indépendans, et dont le concours est indispensable pour créer la loi et rendre obligatoire l’obéissance de tous. Ces trois pouvoirs sont la royauté, la chambre des lords et le corps électoral. La royauté est l’expression de l’unité nationale, la personnification de la nation elle-même vis-à-vis de l’étranger ; la chambre des lords représente l’église par le banc des évêques, la magistrature par le chancelier qui la préside et par les autres magistrats qui y ont obtenu des sièges, l’administration provinciale par les lords-lieutenans de comté ; elle représente en même temps la propriété foncière et tous les intérêts qui s’y rattachent, toutes les classes qui en vivent. Le corps électoral représente tous les autres intérêts, et comme il est trop nombreux pour participer directement et personnellement à la confection de la loi, ainsi que cela est possible aux lords, il exerce sa fonction par l’entremise de délégués qui composent la chambre des communes. Considérer cette dernière chambre comme la représentation de la nation est donc commettre une hérésie constitutionnelle ; la chambre des communes n’est pas un pouvoir par elle-même, elle est la réunion des délégués d’un seul des trois pouvoirs ; et la représentation de la nation pour être sincère et complète exige le concours simultané de tous les trois. Ces trois pouvoirs sont égaux, ils sont indépendans, et par conséquent ils sont irresponsables, l’irresponsabilité étant la condition de l’indépendance. Toutes les fois qu’on a tenté d’enlever à un des trois pouvoirs sa part légitime d’action ou d’établir la prépondérance de l’un d’eux sur les autres; toutes les fois qu’on a essayé, comme les whigs l’ont voulu sous les rois hanovriens, d’affaiblir l’initiative de la couronne ou d’énerver le contrôle des lords, on a détruit l’équilibre de la constitution et mis les libertés publiques en péril.

A côté de ce caractère représentatif, un trait non moins essentiel des institutions anglaises est la généralisation du principe de l’hérédité. La royauté est héréditaire, et c’est au respect de cette hérédité que l’Angleterre a dû d’être affranchie des révolutions du continent. La chambre des lords est héréditaire, bien qu’elle se retrempe sans cesse dans le sein de la nation par l’introduction d’élémens nouveaux, et c’est à l’hérédité qu’elle doit d’être un pouvoir effectif et vivant, à la différence de l’ancienne chambre des pairs français et de tous les sénats qui n’ont point d’existence propre. Le corps électoral lui-même n’est pas étranger à l’hérédité, car la plupart des électeurs tiennent de leur père leur droit à la franchise; et les services paternels ont toujours été pour le fils d’un député une recommandation sérieuse et un motif de préférence aux yeux des électeurs. C’est cette communauté de caractère entre tous les pouvoirs qui fait l’harmonie et assure le fonctionnement régulier de la constitution anglaise. Ce n’est pas que les whigs n’aient essayé à diverses reprises de la dénaturer et de la fausser. Sous la maison de Hanovre, un petit groupe de familles patriciennes qui s’étaient rendues maîtresses de la chambre des lords a tenté d’annuler la royauté en la réduisant au rôle effacé des doges de Venise, et, après avoir asservi les communes par la corruption, de les soustraire au: contrôle du corps électoral en portant de trois années à sept la durée des parlemens. Les libertés publiques auraient été perdues sans la résistance énergique des petits propriétaires tories sous la conduite de grands politiques comme Bolingbroke, Wyndham et Pitt. L’auteur faisait alors, à son point de vue, l’histoire des deux grands partis et cherchait à établir, ainsi qu’il l’avait déjà soutenu, que les tories, en dépit de leurs préjugés et de leurs erreurs, avaient toujours été plus sincèrement libéraux et plus fidèles aux intérêts du peuple que leurs adversaires. Résumant enfin ce qu’il avait dit du mécanisme par lequel la nation, en Angleterre, se gouverne et s’administre elle-même, M. Disraeli arrive à cette conclusion que la constitution anglaise a établi une démocratie, mais une démocratie libérale et protectrice. A la différence de la démocratie française, qui fait peser sur la nation un niveau inflexible et ne laisse subsister devant elle aucun droit, la démocratie anglaise reconnaît des droits à tous et en consacre l’inviolabilité : remarque juste et vraie, car tandis que le citoyen en France n’est qu’un grain de sable, sans point d’appui et sans force de résistance, le citoyen anglais, cantonné dans son droit comme dans une forteresse, est assuré d’obtenir protection et justice.

Tel est, en substance, ce livre singulier, mélange de vérités et d’erreurs, où, à côté d’idées hasardées et de jugemens contestables, fourmillent les aperçus ingénieux et les vues justes et profondes. L’histoire et le droit y ont été mis également à contribution pour établir une thèse préconçue : aussi les hommes ne sont-ils pas toujours jugés équitablement, aussi les faits historiques sont-ils quelquefois forcés; quelquefois aussi ils sont éclairés d’une lumière inattendue. Au fond, sous les dehors d’une œuvre de métaphysique et d’érudition, c’était surtout une œuvre de polémique. Les journaux qui s’en occupèrent aussitôt ne s’arrêtèrent point à discuter les théories politiques de l’auteur : les feuilles radicales affectèrent de voir dans ce que l’auteur disait du rôle de la chambre des communes une négation des droits de cette chambre; les journaux whigs qualifièrent d’abominable diatribe les appréciations historiques défavorables à leur parti ; les uns et les autres crièrent au scandale, s’indignant de trouver de semblables jugemens sous la plume d’un renégat du radicalisme. La discussion fut donc remplacée par des personnalités ; et il ne fut question dans le Globe et dans le Chronicle que des prétendues variations de M. Disraeli. L’auteur répondit avec vigueur à toutes ces attaques, et le patriarche du radicalisme, Joseph Hume, ayant commis l’imprudence d’intervenir dans cette polémique sans avoir vérifié l’exactitude de ses souvenirs, s’attira une réponse accablante qui est un chef-d’œuvre de spirituelle et mordante ironie.

M. Disraeli n’estima point que ce fût une satisfaction suffisante d’avoir les rieurs pour lui; laissant de côté les journaux qui l’attaquaient, il fit retomber sa vengeance sur ceux qui les inspiraient, c’est-à-dire sur les membres du gouvernement. Le 19 janvier; 1836 parut dans le Times une lettre politique adressée au premier ministre, lord Melbourne, et qui contenait une critique des plus vives de l’homme, de son parti et de son administration. C’était la première d’une série de lettres satiriques qui se succédèrent rapidement à l’adresse des principaux personnages politiques du temps, et qui eurent le plus grand succès. Le ridicule y était déversé à pleines mains sur les ministres et leurs principaux partisans; un portrait de lord Palmerston fit fureur. Ces lettres qui furent réunies en volume étaient signées du pseudonyme de Runnymède. M. Disraeli ne s’en est jamais reconnu l’auteur, et par conséquent elles n’ont été comprises dans aucune édition de ses œuvres; mais elles lui ont été universellement attribuées, et personne n’en a revendiqué la paternité. Les opinions et le style, certains tours de phrase alambiqués, l’imprévu des comparaisons, la vigueur des attaques, l’inépuisable abondance et la cruauté des épigrammes, tout décèle l’auteur, car nul autre écrivain contemporain n’a fait preuve de la même verve et de la même puissance dans la satire. Notre goût, plus délicat que celui de nos voisins, reculerait devant l’âpreté et la rudesse de certaines personnalités; nos voisins, moins raffinés, ne détestent point les coups violens, pourvu qu’ils soient bien assénés... On a prononcé à propos de ces lettres le nom de Junius; M. Disraeli serait le premier à protester contre toute comparaison. La grande infériorité des lettres de Runnymède, malgré tout le talent que l’auteur y a déployé, tient surtout aux sujets qui y sont traités. Les questions que discute Junius sont les plus hautes dont un écrivain puisse s’occuper, elles sont de tous les temps et de tous les pays. En regard de ces graves questions : la probité dans le gouvernement, la moralité politique, la liberté du vote, la liberté de la presse, qu’est-ce que les misérables querelles qui se débattaient entre les whigs et les tories de 1830?

En attendant une occasion de rentrer dans la lice électorale, M. Disraeli écrivit et publia, cette même année, le meilleur de ses romans non politiques, celui où les événemens sont les plus naturels, les caractères les plus intéressans et les mieux soutenus. Henriette Temple, qui a été traduite dans toutes les langues, est une simple et charmante histoire d’amour : c’est la peinture des progrès d’un sentiment noble et délicat chez deux jeunes cœurs qu’un irrésistible penchant entraîne l’un vers l’autre, et qui tous les deux, immolent au devoir et à l’honneur cette affection sincère, lorsque l’intervention aussi généreuse qu’imprévue d’un brillant grand seigneur vient lever les obstacles qui s’opposent à leur union. Dans ce grand seigneur, peint sous les couleurs les plus aimables, on se plut à reconnaître le comte d’Orsay, à qui le livre était dédié. Quelques mois plus tard, au commencement de 1837, parut une autre histoire d’amour, Venetia, aussi brillamment écrite, mais moins bien composée et moins attachante que sa devancière, et dont les principaux personnages, sous des noms supposés, étaient lord Byron, le poète Shelley, son ami, et lady Caroline Lamb qui exerça sur la destinée du grand poète une si fatale influence. Venetia est la dernière œuvre exclusivement littéraire de M. Disraeli : il touchait au but de son ambition.

En effet, le 20 juin 1837, le roi Guillaume IV succomba à une maladie qui n’avait point inspiré d’inquiétude er, qui fit tout à coup de rapides progrès. La mort du souverain, suivant les usages anglais, mettait fin aux pouvoirs du parlement convoqué par lui et nécessitait des élections générales. Les électeurs de Wycombe offrirent la candidature à M. Disraeli, qui la déclina. Il s’était lié avec un des plus riches propriétaires du comté de Kent, M Wyndham Lewis, l’un des deux députés de Maidstone. M. Lewis, qui était un tory, avait pour collègue un partisan du ministère, M. Roberts, qui se retira pour céder sa place au colonel Thompson, l’un des chefs de la fraction radicale dans le parlement dissous. M. Lewis proposa à M. Disraeli de faire campagne avec lui, et de disputer au colonel Thompson la succession de M. Roberts. M. Disraeli accepta. Il se présenta aux électeurs de Maidstone comme le champion inflexible de l’antique constitution britannique, comme le défenseur des prérogatives de la couronne, des droits égaux des deux chambres, et des libertés du peuple. À ce dernier titre, il se déclarait l’adversaire déterminé de la loi des pauvres, que le cabinet whig avait fait voter. Il annonçait la résolution de soutenir les droits de l’église établie, qu’il considérait comme la principale institutrice et comme la grande distributrice d’aumônes de l’Angleterre; et il promettait de veiller sur les intérêts de l’agriculture. Le 27 juillet 1837, les deux candidats conservateurs furent élus à une majorité considérable. M. Disraeli était enfin membre du parlement.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Dca publications récentes nous ont fourni d’utiles renseignemens : the Public Life of the earl of Beaconsfield, by Fr. Hitchman; 2 vol., Londres, Chapman et Hall ; — Benjamin Disraeli, earl of Beaconsfield, a biograpby by S.-A. Beeton. — Lord Beaconsfield, ein Charaklerbild, von J. Brandes.