Lord Beaconsfield et la dissolution du parlement
Si l’on en jugeait par l’aigreur avec laquelle ils se plaignent de leur sort et de leur gouvernement, on pourrait croire que les plus malheureux des peuples sont les peuples libres, et assurément on se tromperait. La vivacité de leurs doléances prouve tout simplement qu’ils sont plus exigeans que d’autres, qu’ils se font du bonheur une idée plus compliquée, plus raffinée, qu’ils se contentent à moins bon marché. Telle nation s’accommode d’un maigre ordinaire ; telle autre se regarde comme misérable quand on lui refuse le superflu : douée d’une sensibilité plus vive, elle se fait un monstre de petites contrariétés auxquelles sont insensibles ceux qui ont contracté la dure habitude, de pâtir. C’est ce qui a fait dire à un philosophe d’outre-Manche qu’un homme mécontent est fort supérieur à un mouton satisfait. Au surplus, les peuples libres sont les seuls qui aient le droit de se plaindre tout haut, et la figure de rhétorique qui a le plus de succès dans la presse quotidienne est l’exagération. A telle nation, qui n’a que le droit de se taire, on aurait tort d’appliquer le proverbe : Qui ne dit mot consent.
De tous les peuples libres, les Anglais sont peut-être celui qui apporte le moins de retenue dans ses doléances et qui prend le plus de plaisir à outrer ses griefs. on parle beaucoup du bon sens britannique, de la raison anglaise, et on a raison d’en parler ; mais le bon sens britannique ne consiste pas à ne jamais déraisonner, il consiste plutôt à compenser une déraison par une autre déraison, ce qui produit en fin de compte une sorte d’équilibre, un système de bascule entre les injustices contraires. Les cloches anglaises sonnent toujours en branle, à grand bruit, à toute volée ; on leur donne tout le va-et-vient qu’elles sont capables d’avoir ; mais après avoir sonné pour le Bulgare, elles se lassent de chanter trop longtemps le même air, et le Turc finit par avoir son tour. Il faut ajouter qu’en Angleterre les entraînemens de la plume comme les emportemens de la parole tirent moins à conséquence qu’ailleurs. Après s’être exalté ou fâché, après s’être grisé de son enthousiasme ou de sa colère, l’Anglais réfléchit, et avant que d’agir, il raisonne, il calcule ; il n’abandonne pas volontiers au hasard ses moindres intérêts, il n’a garde de dire : Tirons au doigt mouillé à qui aura cette bille. Les énormités que pouvait contenir tel numéro d’un journal nihiliste de Russie ont décidé de plus d’une destinée, ont fait tomber plus d’une tête. Chez les insulaires nos voisins, il y a plus loin de la parole à l’action. Quand l’honorable M. Chamberlain compare le parti tory à une bande d’escrocs, son éloquence incontestable est chaudement acclamée à Canterbury, et ses invectives trouvent de l’écho dans la foule ; quand un ingénieux publiciste démontre avec une étonnante vigueur de logique que lord Beaconsfield sape les fondemens de la constitution et qu’il se propose de nantir la reine Victoria d’un pouvoir arbitraire et despotique, on admire sa verve et l’audace de son paradoxe. Mais il n’est pas un Anglais qui consentît à risquer sa tête, ou la moitié de sa tête, ou le demi-quart de sa fortune, ou même le bonheur d’une seule de ses journées sur une invective de M. Chamberlain ou sur un paradoxe du publiciste en question. Dans toute l’étendue du Royaume-Uni, l’exagération règne, elle ne gouverne point.
Le dénigrement, les brocards en vers ou en prose, toutes les folles injustices dont s’avise l’esprit de parti, n’exercent pas en Angleterre une action décisive, et l’hyperbole dans l’injure n’y est pas un poison mortel, puisque lord Beaconsfield n’en est pas mort et que tout permet d’espérer qu’il n’en mourra pas de sitôt. Il se plaisait jadis à rappeler dans un de ses écrits que son grand-père avait vécu quatre-vingt-dix ans, et comme il lui en coûtait de confesser que son père était mort octogénaire, il remarquait à sa décharge que ce robuste vieillard avait été enlevé par une épidémie. Il venait lui-même de dépasser la trentaine lorsqu’il écrivait : « Les principes que je professe aujourd’hui, je les professerai encore dans plus de cinquante ans d’ici. » On peut croire qu’il s’appliquera à justifier sa prophétie et à prouver que, pour avoir beaucoup d’ennemis, on ne s’en porte pas plus mal. Personne ne peut se vanter d’en avoir plus que lord Beaconsfield ; peu d’hommes d’état ont eu autant que lui le regrettable ou enviable privilège d’exciter la colère, l’animadversion, et de se voir peindre chaque matin en diable noir sur la muraille. S’il est vrai que le mérite d’un homme se mesure à l’intensité des haines qu’il inspire, lord Beaconsfield est sûr de sa gloire et de l’immortalité de son nom. Il faut convenir du reste qu’il ne fait rien pour ramener ses aboyeurs à des sentimens plus doux ; son flegme ironique, sa malice acérée, qui trouve toujours le défaut de la cuirasse, ne contribuent pas à les calmer. On reprochait à sir Robert Peel d’être médiocrement aimable pour ses partisans et de réserver pour ses adversaires toutes ses avances, tout ce qu’il y avait en lui de bonne grâce naturelle. Lord Beaconsfield a beaucoup d’égards pour les brebis de son troupeau, il ménage peu les brebis du voisin, et ses sarcasmes comme ses mépris tombent de haut.
Quelque violentes qu’aient été les attaques, et quoique son administration ait donné prise plus d’une fois, lord Beaconsfield peut se flatter de sortir indemne de la session du parlement qui touche à sa fin. A part quelques défections qui ont pu l’affliger, la majorité dont il disposait à la chambre des communes est demeurée inébranlablement groupée autour de son chef ; les derniers votes en font foi. Aujourd’hui le point est de savoir s’il laissera cette majorité achever son temps de service ou s’il dissoudra le parlement avant terme. Son habileté en décidera. Dissoudre un parlement et convertir la rente sont deux opérations fort délicates ; pour s’en bien tirer, il importe d’avoir le flair des situations et le sens de l’opportunité. On ne saurait trop s’appliquer à bien choisir son heure ; il faut interroger les vents, il faut, l’astrolabe en main, consulter les étoiles qui sont souvent menteuses ou qui se dérobent au moment décisif derrière les nuages. Et puis, quand on a arrêté son plan, il faut se rendre impénétrable, se couvrir d’un double masque ; car il est essentiel que le jour de la dissolution arrive comme un larron pendant la nuit et surprenne la partie adverse au milieu de ses préparatifs de campagne. Lord Beaconsfield ne hasarde rien à la légère, il unit l’esprit cauteleux à la hardiesse des résolutions, en quoi il ne dément pas sa race. Il comparait autrefois lord Derby à ce prince Ruprecht dont l’attaque était irrésistible, mais qui, en revenant de la poursuite, trouvait régulièrement ses bagages et son camp aux mains de l’ennemi. Lord Beaconsfield s’entend à garder ses derrières, et il s’entend aussi à garder ses secrets, comme il l’a bien montré l’an dernier à Berlin, où l’annexion de Chypre produisit l’effet d’un coup de théâtre. Quand dissoudra-t-il le parlement ? Voilà la question qu’agite aujourd’hui l’Angleterre. On croit généralement qu’il attendra l’automne, et les partis s’occupent déjà de fourbir leurs armes et de ceindre leur baudrier ; mais personne n’a vu dans son jeu, et il ne se pressera pas d’abattre ses cartes, il a toujours été l’homme des surprises ; quand on est un habile romancier, on est passé maître dans l’art des péripéties.
Si lord Beaconsfield attendait, pour dissoudre la chambre, que plus de vingt-cinq millions d’Anglais se déclarassent absolument satisfaits de leur sort et que la Grande-Bretagne, devenue le séjour du parfait bonheur, ne fît pas entendre une seule plainte contre son gouvernement, l’heure de la dissolution ne sonnerait jamais. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous. » À cette prédiction, qui s’applique à l’Angleterre plus qu’à tout autre pays, on pourrait ajouter celle-ci : Parmi les Anglais qui ne sont pas pauvres, il y aura toujours un nombre considérable de mécontens. Depuis quelques mois surtout, l’Angleterre se plaint que ses affaires ne vont pas, que les banques les plus solides sont sujettes à de graves accidens, que son industrie chôme, que son commerce languit, et le nouveau tarif douanier que vient de s’octroyer l’empire germanique n’est pas propre à réjouir beaucoup les cœurs à Birmingham comme à Manchester. On assure que maint Anglais qui jusqu’à ce jour ne s’était jamais rien refusé pousse ce cri inaccoutumé et douloureux : Je ne suis plus en fonds, et je vais être obligé de réduire mon train de maison. C’est de tous les aveux le plus pénible dans un pays où l’on juge un homme sur ce qu’il possède et sur ce qu’il dépense, dans un pays où être et paraître sont la même chose, dans le pays du monde où le superflu est le plus nécessaire. A coup sûr lord Beaconsfield n’y est pour rien, et ce n’est pas sa faute non plus si les blés d’Amérique font quelque tort aux blés anglais. Il est vrai que l’esprit de parti fait flèche de tout bois. Un journal français disait dernièrement au sujet d’un orage accompagné de grêle qui avait endommagé la moisson dans un de nos départemens : « Voilà encore un des bienfaits de la république. » Il se trouvera chez nos voisins plus d’un libéral et d’un radical pour affirmer que, s’il a beaucoup plu cet été, on a le droit de s’en prendre à lord Beaconsfield, et qu’il faut lui demander compte de tous les foins qui ont été versés, de tout le froment qui a été gâté par la nielle.
Les Anglais ont un autre souci, dont lord Beaconsfield n’est pas plus responsable que de la pluie qui a pu tomber cet été. Ce noir souci, qui est accompagné d’une sorte d’humiliation, leur est causé par une vilaine incommodité qu’on a baptisée d’un vilain nom : on l’appelle l’obstructionnisme. C’est, comme on sait, un mal de provenance irlandaise, et dans l’origine ce ne fut qu’une simple indisposition, dont on était porté à rire plus qu’à pleurer. L’indisposition s’est changée en une maladie qu’on peut qualifier aujourd’hui de véritable fléau, de l’une des dix plaies d’Égypte. Il y a un ingrédient nécessaire à toute cuisine politique, mais dont la cuisine parlementaire se passe encore moins qu’une autre : c’est la bonne foi. Les Irlandais qui siègent à la chambre des communes sont peut-être des hommes d’un esprit fort délié, mais la bonne foi leur manque. Ils ressemblent à des écoliers qu’on retient malgré eux dans un pensionnat et qui s’appliquent à faire beaucoup de bruit, beaucoup de désordre, à se rendre insupportables à leurs voisins et à tout le monde, dans l’espérance qu’on leur donnera la clé des champs et qu’on les renverra chez eux. Les obstructionnistes irlandais se flattent que l’Angleterre finira par se dire : « Ces gens sont impossibles, accordons-leur un parlement à Dublin ; qu’ils s’en aillent bien vite y pérorer à leur aise, et qu’ils nous laissent tranquilles ! » Ce n’est pas seulement aux scènes violentes que recourent ces incommodes personnages : ils multiplient les difficultés, ils suscitent des incidens, ils prononcent sur les plus minces matières des discours interminables, ils remettent tout en question, ils usent et abusent de toutes les ressources du règlement pour éterniser les discussions, ils poussent à bout la patience du speaker et de leurs collègues, ils obligent parfois la chambre des communes, comme cela s’est vu dernièrement, à siéger pendant plus de vingt heures sur trente-six. Dans tous les pays civilisés, on a l’usage de se compter, lorsqu’un vote est douteux ; mais qu’il suffise d’un Irlandais pour contraindre une chambre, vingt fois dans le cours de la même séance, à se retirer dans ses couloirs à la seule fin d’établir qu’il y a 250 voix d’un côté et 10 de l’autre, il faut vraiment tout le flegme anglais pour résister à de si rudes épreuves. Les talens de société jettent beaucoup d’agrément dans les réunions, ils servent quelquefois aussi à mettre en péril le régime parlementaire.
Aux obstructionnistes ou empêcheurs venus de la verte Erin se joignent souvent des empêcheurs anglais, ceux qu’on nomme the philosophie politicians, lesquels ne sont point aussi pervers que leurs collègues irlandais. Ils ont au contraire les meilleures intentions, on leur reproche seulement d’en avoir trop. Il est bon d’être philosophe, encore faut-il l’être avec tempérance et à propos. Si les républiques, comme le souhaitait Platon, étaient gouvernées par des sages, ou leur gouvernement laisserait beaucoup à désirer, ou bien. ces sages le seraient assez pour garder dans leur poche une notable partie de leur sagesse. La géométrie est la seule science où il soit impossible d’avoir trop raison. La chambre des communes discutait il y a peu de jours un bill fort important, le nouveau code disciplinaire pour l’armée et la marine. Ce code, sans répondre à tous les vœux et à l’attente des humanitaires, améliorait le sort du matelot et du soldat, adoucissait les peines, offrait plus de garanties aux accusés. On n’avait pas cru pouvoir abolir les châtimens corporels. Le secrétaire d’état pour la guerre avait remarqué à ce propos que, par l’effet naturel du recrutement volontaire, l’armée anglaise renferme quelque écume, beaucoup de gens de sac et de corde, et que le plus souvent elle est appelée à faire campagne dans des pays où il n’y a pas de prisons. Mais on avait réservé l’usage du terrible chat à neuf queues pour les cas où la peine de mort est applicable, on avait réduit le maximum à vingt-cinq coups, on s’était engagé à faire un modèle de chat, qui servirait d’étalon, de prototype, et dont tous les autres seraient de fidèles copies. Le leader du parti libéral, lord Hartington, avait accepté cette transaction et promis de voter le bill, ce qui était fort naturel, puisque jadis, étant ministre, il ne s’était point avisé d’abolir les étrivières. Mais le chef des. politiciens philosophes, M. Chamberlain, ne l’entendait pas ainsi ; il accabla lord Hartington de reproches, le menaça de rompre avec lui. M. Chamberlain a la sainte horreur du cat et du flogging, et on ne saurait lui en vouloir ; mais il considère toute transaction comme un déshonneur, et c’est de cela qu’on peut le blâmer. Cédant aux menaces des radicaux, lord Hartington faillit à sa promesse, et par un véritable scandale d’inconséquence, il proposa à la dernière heure un amendement qui désapprouvait le maintien du cat. Si cet amendement avait passé, c’en était fait de ce malheureux bill, qui avait traversé presque toute la session en traînant de l’aile, grâce aux mille dégoûts qu’en cette occasion plus qu’en toute autre les obstructionnistes de toute espèce avaient su donner à la chambre par leurs chicanes, par leur humeur chipotière, par leurs longueurs infinies et désespérantes. « Vive les gens faciles en affaires ! disait Voltaire ; la vie est trop courte pour chipoter. » Mais Voltaire avait son idée, et les Irlandais ont la leur. On a su mauvais gré à lord Hartington d’avoir paru un jour faire cause commune avec eux ; on lui a reproché aussi d’avoir capitulé devant la queue de son parti, devant ceux que lord Salisbury appelait tout récemment les Circassiens de l’armée libérale, et une majorité de 106 voix a rejeté l’amendement. Il est dangereux pour un leader de vouloir contenter les philosophes et les Circassiens, c’est-à-dire des gens dont la nature est de n’être jamais contens. Si lord Hartington capitulait une fois encore, ce serait peut-être une bonne carte de plus dans le jeu de lord Beaconsfield, qui trouverait à la placer quand viendra le grand jour de la dissolution.
Les Anglais se plaignent d’un temps d’arrêt dans les affaires, de la pluie, des blés d’Amérique ; ils se plaignent aussi que dans la session qui va finir beaucoup de lois n’ont pu venir en discussion, que plus d’un bill, solennellement annoncé, est resté en souffrance, que l’annual slaughter est plus considérable encore que d’habitude. Voilà des péchés qui ne sont imputables qu’au ciel et aux obstructionnistes, lord Beaconsfield n’a point à en répondre. Mais on lui représente qu’il est bien permis de s’en prendre à lui si ses budgets laissent à désirer, si certaines dépenses ont augmenté, s’il y a de grosses notes à payer, si l’on prévoit qu’avant peu il faudra proposer de nouveaux impôts. M. Gladstone ne lui épargnera pas ces reproches et il conclura en disant : « Voilà ce que nous vaut votre politique étrangère et coloniale. » Il y a dans M. Gladstone un philanthrope très sincère et un financier très habile. Jadis le philanthrope approuva et seconda de son mieux cette politique un peu tracassière à laquelle présidait lord John Hussein et qui consistait à se mêler beaucoup des affaires des petits pays, pour leur donner des conseils, pour leur prêcher la liberté parlementaire et le bonheur. Mais il faut rendre cette justice à M. Gladstone, que le financier tenait en bride le philanthrope et qu’il n’a jamais goûté que les prédications et les conseils qui ne coûtent rien ; il est prêt à condamner la politique d’intervention, the meddle and muddle policy, dès qu’elle risque de provoquer un déficit dans le budget. L’économie a fini par devenir sa passion exclusive. « Dis-moi ce que tu dépenses et je te dirai qui tu es. » Cet adage est admis en Angleterre dans la vie privée ; mais en matière d’administration publique, M. Gladstone estime tout au contraire que le meilleur gouvernement est celui qui dépense le moins pour sauvegarder sa fierté. Lorsqu’il était au pouvoir, uniquement occupé de son budget, il a laissé transformer la face de l’Europe sans que l’Angleterre et ses ministres eussent un mot sérieux à dire dans cette affaire.
Les termes de whigs et de tories ont souvent changé de sens, et on a pu prétendre qu’ils n’en avaient plus. Mais quand le whigisme est représenté par M. Gladstone et le torysme par lord Beaconsfield, la question peut se résumer ainsi : l’Angleterre est-elle un bon bourgeois, qui ne doit pas avoir d’autre souci que de diminuer ses dettes et de bien placer ses économies, ou est-elle un vieil aristocrate, qui règle son budget sur les exigences de sa dignité et ne craint pas la dépense dès qu’il s’agit de protéger ses cliens et de se faire respecter dans le monde ? Qu’en penseront les électeurs ? Quelqu’un a dit : « Ceux qui sont contens de leur être sont bien sûrs d’être contens, ceux qui raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner. » Cela n’est pas toujours vrai. M. Gladstone désire charitablement que tous les Anglais aient leur poule au pot, mais d’abord il ne leur a jamais donné la poule, et ensuite, à supposer qu’il la leur donnât, il faudrait encore qu’il leur apprît à ne pas convoiter autre chose. Il est des jours où les peuples trouvent les questions de bonheur beaucoup plus claires que les questions de dignité ; il en est d’autres où ils se mettent à raisonner, et alors il leur paraît que plaie d’argent n’est pas mortelle, que la chose du monde la plus évidente est l’honneur, et qu’une nation qui a perdu sa fierté a tout perdu. Dans l’intérêt de lord Beaconsfield, il faut souhaiter que l’Angleterre élise son nouveau parlement dans un de ces jours où les peuples sont disposés à croire que leur fierté ne leur coûte jamais trop cher.
Les adversaires de lord Beaconsfield ne sont pas tous partisans de la politique qui a pour principe de laisser tout faire et de laisser tout passer, Quelques-uns lui accorderaient volontiers que noblesse oblige, que les grands empires ont charge d’âmes, qu’ils ne peuvent sans abdiquer abandonner leur nom et leurs colonies à tous les hasards des événemens, qu’il est des sacrifices utiles et des entreprises nécessaires. Mais ils l’accusent de ne pas s’en tenir au nécessaire, d’aller au-devant des complications, d’avoir le goût des aventures. Un Anglais nous disait il y a quelques semaines : « Chaque peuple a son réveille-matin. La première pensée du Russe, en ouvrant les yeux, est celle-ci : « Le chef de la gendarmerie a-t-il été assassiné cette nuit ? » L’Allemand se dit : « Quelle nouvelle charge va-t-on m’imposer pour augmenter l’artillerie ? » Le Français qui a fait de mauvais rêves et qui les prend au sérieux se demande : « Lequel des services publics va-t-on désorganiser aujourd’hui ? » L’Anglais se demande de son côté : « Pendant que je dormais, quelle nouvelle guerre m’a-t-on mise sur les bras ? »
De toutes ces guerres, celle qui a paru la plus inutile, la plus improductive, la plus déplaisante, est la guerre contre les Zoulous et leur roi Cetywayo. Pouvait-on l’éviter ? C’est une grande question, répondrait Candide. Les conquêtes ont leurs fatalités ; après en avoir fait une qu’on voulait faire, on se trouve engagé dans une autre qu’on ne voulait pas faire. Cela s’est vu en Afrique comme en Asie. Dans un.de ses intéressans articles sur les colonies de l’Afrique australe, M. Montégut citait ici même le mot d’un chef des Basoutos, nommé Mosheh, lequel disait aux Baralongs qui prétendaient lui avoir acheté le territoire qu’ils occupaient : « Je vous ai permis de traire ma vache, mais je refuse de vous la vendre. » Il arrive souvent que, pour traire la vache, on est obligé de l’acheter ou de la prendre. Il y a dix ans, les possessions anglaises au sud de l’Afrique se réduisaient à la colonie du Cap, bornée alors par le fleuve Orange et par le Keï, et au petit état de Natal ; on s’était promis d’en rester là, vaine promesse qu’emportèrent bientôt les vents qui souillent du cap des tempêtes. On découvrit des champs de diamans, on voulut les avoir, et il fallut les prendre. Ces diamans, qui de conséquence en conséquence ont causé tout le mal, ce n’est pas lord Beaconsfield qui les a découverts, et ce n’est pas lui non plus qui les a pris ; il n’était pas alors au pouvoir. On ne saurait sans injustice l’accuser d’avoir semé les dents du dragon ; la moisson a grandi, elle a jauni, on n’a pu se dispenser d’y porter la faucille. Malheureusement cette campagne a commencé sous de sinistres auspices, elle a été marquée par de lugubres incidens. La défaite sanglante d’Isandula a été dure a l’orgueil britannique, et la mort tragique d’un jeune prince a provoqué dans toute la Grande-Bretagne une de ces crises de l’imagination et de la conscience auxquelles elle est sujette. Les uns n’ont pu s’empêcher de rentrer en eux-mêmes et de se dire que, depuis que l’Angleterre a cessé de haïr les Bonaparte, son amitié leur a été presque aussi funeste par ses abandons que sa haine le fut jadis par ses ardentes poursuites. Les autres ont trahi l’espérance qu’ils nourrissaient dans le fond de leur cœur, ils ont témoigné par des manifestations et des hommages presque indiscrets que, sans en rien dire à personne, ils s’étaient flattés de voir avant peu sur le trône de France un prince qui leur serait tout acquis. En cette circonstance, comme en tant d’autres, le bon sens national a fait justice des exagérations de la première heure ; de l’autre côté de la Manche, c’est presque toujours le second mouvement qui est le bon.
Quand lord Beaconsfield serait sans reproche, quand il n’aurait fait aucune faute ni en Europe, ni en Asie, ni en Afrique, il ne laisserait pas d’avoir beaucoup d’ennemis irréconciliables. Montaigne disait de son ami : « Si l’on m’eût demandé pourquoi je l’aimais, j’aurais répondu : parce que c’était lui. » Plus d’un Anglais, à qui on demanderait pourquoi il déteste l’homme d’état qui s’appelait Benjamin Disraeli, répondrait : Je le déteste, parce que c’est lui. Un écrivain danois de grand mérite, M. Brandes, a publié dernièrement une remarquable biographie de lord Beaconsfield[1]. En étudiant cette singulière et originale figure, il a commencé par l’étonnement, par la défiance, il a fini de son propre aveu par la sympathie. Mais, s’il en était besoin, il suffirait de lire les premiers chapitres de ce livre pour s’expliquer la haine jalouse qu’inspire à tant de ses compatriotes celui qui mettait en tête de son premier toman cette épigraphe hardie : « Le monde est mon huître, et je l’ouvrirai avec la pointe de mon épée. » Lord Beaconsfield est un parvenu, et il n’a pu parvenir qu’en s’imposant. Un front d’airain, une confiance imperturbable dans son génie et dans son étoile, le sarcasme, les menaces, les prophéties, l’art d’étonner son prochain, des équipées téméraires et de petites intrigues, un orgueil qui restait debout dans la défaite, l’insolence toujours mêlée aux séductions, tels furent ses moyens. Il n’était rien encore, lorsqu’il écrivait à O’Connell : « Nous nous rencontrerons un jour à Philippes, et je vous y infligerai une leçon humiliante et salutaire. » Il était bien peu de chose, quand il disait aux railleurs de la chambre des communes qui étouffaient sa voix sous leurs éclats de rire : « Le jour viendra où je vous forcerai à m’écouter. » On put croire longtemps qu’il n’y avait dans cet homme d’infiniment d’esprit qu’un tapageur et un aventurier, doublés d’un charlatan. Quels prodiges d’audace et d’adresse n’a pas dû accomplir le descendant d’une race à qui l’Angleterre refusait toute existence politique, pour imposer son autorité et son commandement à la plus fière aristocratie de l’Europe ? Depuis que le monde est monde, ou plutôt depuis que le berger Joseph devint ministre d’un Pharaon, jamais pari plus aventureux ne fut gagné, et le charlatanisme n’y a pas nui, il sert à fonder des fortunes et à propager des religions. Le fils de juif qui gouverne à cette heure l’empire britannique écrivait il y a trente-cinq ans : « Joseph Smith, père des Mormons, aura toujours plus de disciples que le raisonnable Bentham. » Il avait fait cette découverte en sortant du berceau, avant même que le mormonisme existât ? il est naturel qu’il en ait tiré parti.
M. Gladstone traitait naguère d’étranger son heureux rival, et il lui reprochait « de n’avoir pas dans les veines une goutte de sang anglais. » Qu’on juge du déplaisir qu’il doit ressentir, quand cet étranger lui donne des leçons de patriotisme et d’orgueil britannique ! C’est lord Beaconsfield qui dans ces derniers temps, comme le dit M. Brandes, « a rattaché étroitement à l’empire les colonies, dont le sort était traité par M. Gladstone comme une chose presque indifférente, et c’est lui aussi qui, par une politique énergique à l’encontre des ennemis de l’Angleterre, a rendu au nom de sa patrie l’éclat qu’il avait perdu. » Au travers des ondoiemens de son caractère et des contradictions de sa vie, deux choses seront toujours glorieuses à ce tory radical. Il n’a jamais renié ses origines, il ne s’est pas lassé de célébrer Sion, il a déclaré plus de cent fois à ses compatriotes que ce qu’il y a de meilleur dans le chrétien, c’est le juif. D’autre part, ce merveilleux orateur, qui de 1852 à 1873 a passé dix-sept années dans l’opposition et à qui tout semblait bon pour renverser un cabinet whig, n’a jamais combattu une mesure proposée par ses adversaires, lorsqu’il la croyait propre à relever au dehors l’honneur anglais.
Parmi les griefs raisonnes ou déraisonnables qu’on peut avoir contre lui, il faut compter ses livres ; beaucoup d’Anglais ont peine à lui pardonner d’avoir été romancier et de s’en trop souvenir. Et cependant que serait-il devenu, s’il n’avait pas écrit des romans ? Ils ont été la soupape de sûreté de son imagination orientale. La littérature est une délivrance ; jeter ses rêves sur le papier est une façon d’en finir avec eux. Quand celui qui n’était pas encore lord Beaconsfield se sentait incommodé par les fumées capiteuses de son romantisme, il s’en soulageait en créant un Sidonia, homme de mystère, irrésistible enchanteur, omnipotent, omniscient et se faisant obéir de l’univers comme de son chien. Quand Benjamin Disraeli voyait en noir le régime parlementaire et qu’il s’indignait qu’une reine de la Grande-Bretagne fût réduite à la condition d’un doge vénitien, il se débarrassait des utopies dont il était tourmenté en les faisant conter à l’univers étonné par l’un des fils de son esprit, par quelqu’un de ces héros de la jeune Angleterre qui emploient leur temps à refaire des trônes, à fonder des empires et quelquefois à causer politique avec des anges. On sait du reste que dans ces romans qui ont fait tant de bruit et qui méritaient d’en faire tout ne se passe pas en songes creux ; la vie nous y est représentée tantôt comme un rêve, tantôt comme une affaire. — Demandez aux romans de Disraeli, a dit un critique, quel est le plus beau moment de la vie d’un homme, ils vous répondront : C’est la minute où il surprend la femme adorée lisant avec une attention recueillie le discours qu’il a prononcé la veille au milieu des applaudissemens de la chambre des communes. — On apprend aussi, en les interrogeant, que, si l’amour est une passion divine, il faut s’en priver pour peu qu’on n’ait pas un revenu de 500 livres sterling, mais qu’au surplus il suffit de la vue de deux éperons pour chasser toutes les idées de suicide.
Le romancier avait enseigné beaucoup de choses au politique ; il lui avait appris que l’imagination est un moyen de gouvernement, qu’il faut savoir s’emparer de l’esprit de la foule et que, n’en déplaise à M. Gladstone, les coups de théâtre ont du bon. Mais quand lord Beaconsfield fait quelque emprunt à ses romans, il s’applique toujours à démêler le son de la farine et le chimérique du possible. Il y a trente ans déjà, comme l’a remarqué M. Brandes, l’émir Fakredin, à demi couché sur un divan, pressant entre ses lèvres le bouquin d’ambre de son chibouk, tenait ce langage au jeune Tancrède et à son père, Benjamin Disraeli : « Vous autres Anglais, votre devoir est d’exécuter en grand le coup de tête dont s’avisa jadis le Portugal. Vous feriez bien de quitter un petit pays qui ne vous suffit plus pour un vaste et magnifique empire. Que la reine d’Angleterre rassemble sa flotte, qu’elle y embarque ses trésors, son argent comptant, sa vaisselle d’or et ses armes précieuses ! qu’escortée de toute sa cour et des principaux personnages de son royaume, elle transporte le siège de son gouvernement à Delhi ! Elle y trouverait une armée excellente et d’inépuisables revenus. Je prendrai soin, quant à moi, de l’Asie-Mineure et de la Syrie ; c’est par la Perse et les Arabes qu’on peut gouverner les Afghans. Nous reconnaîtrons l’impératrice des Indes pour notre suzeraine, et nous lui assurerons la tutelle des rivages du Levant. Si elle veut, elle aura Alexandrie, comme elle a Malte ; ce sera le plus grand empire que le soleil ait jamais vu, sans compter que la nouvelle impératrice sera délivrée à jamais des ennuis et des tracas que lui causent ses deux chambres. » M. Brandes a raison de le dire, « il n’y a pas dans ce programme fantastique un seul article auquel n’ait répondu plus tard une action de lord Beaconsfield. » Il a défini l’Angleterre une puissance asiatique. Il n’a pas transporté Londres à Delhi, mais il a déclaré que le centre de gravité de la puissance anglaise est à Calcutta. Il n’a pas embarqué sa reine pour le pays du sandal et des diamans, mais il a fait venir des cipayes en Europe pour la défendre, et il l’a proclamée impératrice des Indes. Il a fait reconnaître sa suzeraineté à l’Asie-Mineure, et s’il s’est privé d’Alexandrie pour ne pas se brouiller avec la France, il a remplacé Alexandrie par l’île de Chypre.
Mais la part du rêve, lui seul sait la faire, on ne peut s’en charger pour lui, et mal en a pris dernièrement à l’un de ses fervens admirateurs de s’être souvenu mal à propos que l’un de ses premiers-nés, Contarini Fleming, considérait comme le souverain bonheur la gloire d’être assis sur un trône étincelant et d’y recevoir d’un peuple en délire une couronne de lauriers. Le pauvre homme a imaginé d’organiser une souscription d’un penny pour offrir cette couronne à lord Beaconsfield. Il a ramassé 52,800 pennies, la couronne d’or a été commandée et fabriquée ; il se flattait qu’un jour à Sydenham, dans le Palais de cristal, il aurait la joie de la poser lui-même, de ses propres mains, sur le front de son dieu ; mais son dieu, qui a beaucoup d’esprit, a refusé sèchement de se laisser couronner et l’a prié de s’adresser à « Contarini Fleming. » L’Angleterre se moque des cruelles perplexités, de la douloureuse mortification de M. Tracy Turnerelli, qui, ne sachant que faire de son joyau, l’a déposé chez un banquier en proposant aux souscripteurs de leur restituer leur argent, qu’ils s’entêtent à ne pas reprendre. Il n’y a pas de plus grand embarras dans ce monde que de posséder une couronne dont on ne sait que faire ; il est difficile de l’employer à son usage personnel. Les uns conseillent à cet homme embarrassé de la mettre en loterie, d’autres de l’offrir à M. Gladstone, ce qui serait une vengeance, d’autres enfin de la vendre au nouveau prince régnant de Bulgarie, en lui faisant un rabais, pourvu qu’il paie comptant. Quant aux jaloux, ils insinuent avec un sourire noir que lord Beaconsfield s’est rendu justice et qu’une jarretière suffit pour habiller sa gloire.
Lord Beaconsfield est un romantique de haut vol, en qui l’esprit d’aventure est heureusement corrigé par l’instinct très vif de sa propre conservation. Il a revendiqué plus d’une fois les droits du génie, mais il a dit aussi qu’il faut savoir « se mêler au tas, » et il s’est mêlé au tas. Quelques dégoûts que lui inspire la constitution vénitienne, il a reconnu que, selon le mot d’un publiciste anglais, l’Angleterre est une république savamment déguisée, et il a réglé là-dessus sa conduite. Il s’est demandé un jour : Que doit faire un homme d’état de ses opinions ? Il a répondu : Un homme d’état doit peu se soucier de ses opinions et ne rechercher que ce qui est utile à son pays et conforme à l’esprit du temps. Il a fait l’éducation de son parti, il l’a gagné aux idées qui lui sont chères, mais il n’exige pas trop, il ne tend jamais la corde jusqu’à la faire rompre. Il sait faire des sacrifices opportuns non-seulement à ses amis, mais à ses ennemis.
Aujourd’hui qu’il s’apprête à dissoudre le parlement, il n’a pas d’autre souci que de mettre ses affaires en ordre, de régler ses comptes, de liquider ses entreprises, pour pouvoir dire à ses électeurs : Grâce à moi, l’Angleterre a l’esprit libre et tranquille, il n’y a pas un nuage à l’horizon. Heureusement pour lui, il en a fini avec les Afghans, et la guerre contre les Zoulous a pris une meilleure tournure. S’il a en tête quelque nouveau projet, il l’ajourne. Aussi éprouve-t-ii une certaine impatience quand on l’invite à s’engager dans les affaires d’Égypte plus qu’il ne lui convient, ou à déployer toute son influence pour donner Janina à la Grèce. Il veut aux Grecs beaucoup de bien, il s’intéresse beaucoup plus encore à ses électeurs et à lord Beaconsfield. On prévoit que les prochaines élections diminueront peut-être sa majorité, mais que les restes en seront bons. Il faut toujours compter avec l’imprévu, mais si ces prédictions se réalisaient, la France n’aurait pas à s’en plaindre. Elle n’a pas eu sujet de se louer des whigs et de leur politique étrangère, et elle ne peut oublier que Benjamin Disraeli disait dès 1858 : « L’alliance entre la France et l’Angleterre repose sur la communauté de leurs intérêts et ne dépend point de la forme du gouvernement dans l’un de ces deux pays. »
G. VALBERT.
- ↑ Lord Beaconsfield, ein Charakterbild, von Georg Brandes, Berlin, 1879.