Lope de Véga (Fauriel)



LOPE DE VÉGA.[1]

Parmi les nombreuses vallées qui sillonnent les revers septentrionaux des montagnes des Asturies, celle de Carriedo est une des plus connues. Outre sa petite capitale, située à quatre lieues au sud de Santander, et dont elle a pris son nom de Carriedo, on y compte une douzaine de bourgades ou de villages, la plupart agréablement situés, les uns sur les bords du Pisuena, les autres sur des éminences ou dans des réduits pittoresques. Entre tous ces villages, celui de la Véga mérite d’être signalé à l’historien ; c’est l’ancien Solar, ou, comme nous dirions, l’ancien fief des ancêtres de Lope de Véga. Au plus haut point de sa gloire et de sa renommée, Lope aimait à rappeler cette origine montagnarde, et à rapprocher ainsi le berceau de sa famille de celui de l’Espagne moderne. Il a introduit dans ses drames divers personnages qui, obligés de déclarer le nom de leur pays, se disent Asturiens du val de Carriedo, sans que l’on puisse lui supposer d’autre motif, pour une fiction de si peu d’importance que le plaisir de rappeler le nom de sa vallée natale.

Ce fut le père de notre poète, Félix de Véga, qui, las de vivre pauvre et obscur dans ses montagnes, ou peut-être entraîné par l’amour, abandonna son solar de la Véga pour se transporter, avec sa famille, à Madrid. On raconte que Félix, ayant eu occasion de voir, dans les Asturies, une dame de Madrid, s’en éprit vivement, et la suivit quand elle retourna en Castille. Mais il était pour lors déjà marié ; et son épouse, doña Francisca Fernandez, noble et fière Asturienne, n’était pas femme à se laisser ravir son bien sans le disputer. Elle se mit en toute hâte à la poursuite du fugitif, le rejoignit à Madrid, et l’eut bientôt reconquis sur sa rivale. Dans les vues de la destinée, cette réconciliation était un évènement : la naissance de Félix Lope de Véga Carpio en fut le fruit.

Il naquit le 25 novembre 1562, à Madrid, près de la porte de Guadalajara, dans une maison qui fut long-temps signalée à la curiosité des étrangers. Il fit ses premières études dans sa ville natale. On raconte du développement précoce de son intelligence des choses qui tiendraient du prodige, si elles avaient été bien observées et rapportées exactement. À en croire ce qu’en dit Montalvan, l’un des mieux informés de ses admirateurs et de ses amis, la faculté de réfléchir aurait devancé en Lope celle de parler, et il n’aurait pu répéter ses leçons qu’à l’aide de gestes et de signes. Dès l’âge de cinq ans, il aurait parfaitement entendu, non seulement l’espagnol, mais le latin, et il aurait montré un goût passionné pour les vers. Il en aurait fait long-temps avant d’être capable de les écrire, obligé, pour en avoir des copies, de les dicter à des camarades plus âgés que lui, auxquels il aurait abandonné, pour prix de leur peine, une partie de ses déjeuners. Lope lui-même semble, du moins en ce qui concerne le goût des vers et la précocité de son talent poétique, confirmer ces témoignages de Montalvan : il dit quelque part que, sachant à peine parler, il écrivait, sous la dictée des Muses, des vers qu’il compare aux premiers piaulemens de l’oiseau dans son nid.

Mais si l’on rapproche ces prodiges supposés des études enfantines de Lope et les résultats connus de ses études universitaires, on ne trouve, dans ceux-ci, rien d’extraordinaire, rien qui confirme les premiers. Ce que Lope apprit à l’université d’Alcala de Henarès, où il fut envoyé à l’âge de dix ans, il nous le dit lui-même. Il y apprit le latin à fond ; mais il n’alla guère au-delà des élémens du grec. Quant aux idiomes modernes, il avait fait une étude approfondie de l’italien et entendait passablement le français. Il ne dit rien du portugais ; mais, à l’époque dont il s’agit, tout Castillan lettré savait cet idiome comme le sien propre, et Lope ne fit pas exception.

Ces études qui, comme on voit, étaient encore assez loin d’être complètes, furent brusquement interrompues par la mort presque simultanée de son père et de sa mère. L’héritage paternel ne l’aurait point rendu riche, mais il aurait pu suffire aux besoins les plus urgens de sa situation : Lope en fut dépouillé par on ne sait quel personnage qui, on ne sait pas davantage à quel titre, en enleva ce qu’il put, et l’emporta en Amérique. Lope de Véga resta de la sorte à l’âge de treize ou quatorze ans, sans conseil, sans appui et sans moyens de continuer ses études. Il avait bien un frère et une sœur, l’un et l’autre un peu plus âgés que lui, mais dont aucun ne pouvait l’aider. Sa sœur n’était encore qu’une jeune fille non établie, et qui avait elle-même grand besoin de protection ; quant à son frère, il servait probablement dès-lors dans les milices espagnoles, et courait le monde avec elles, de sorte que Lope n’en obtint pas même l’unique secours qu’il en pût naturellement espérer, quelques bons avis et quelques tendres paroles. Ce ne fut, selon toute apparence, que des parens éloignés qu’il se trouvait avoir à Madrid, qu’il reçut des marques d’intérêt ou des encouragemens, désormais si nécessaires pour lui.

Charmé d’abord de l’indépendance que lui assurait la mort de ses parens, Lope se pressa d’en jouir, et le premier usage qu’il en fit, est un trait de caractère à noter dans sa vie, un trait qui annonçait bien l’empire que son imagination allait exercer sur toutes ses déterminations. Pris soudainement de la curiosité de connaître et de voir le monde, il résolut de le parcourir en long et en large, sans s’inquiéter beaucoup du point où il s’arrêterait. Il lui fallait un compagnon pour un si grand voyage ; il eut bientôt gagné à son projet un de ses camarades d’université, un certain Hernando Muñoz, dont il paraît que l’imagination sympathisait beaucoup avec la sienne.

Après s’être bien concertés et bien entendus, les deux jeunes voyageurs ramassèrent à la hâte tout l’or, tout l’argent, tous les objets précieux dont ils pouvaient disposer pour la dépense commune ; cela fait, ils partirent gaiement à pied et sans autres augures que le désir de se voir bien loin de Madrid. Arrivés à Ségovie, ils y firent halte ; puis, ayant acheté un bon roussin pour les porter eux et leur bagage, ils poursuivirent leur route par Lavañeza, et poussèrent jusqu’à Astorga. Là ils firent halte de nouveau et purent se communiquer à loisir les réflexions et les découvertes que chacun d’eux venait de faire durant le trajet. Ces réflexions et ces découvertes étaient graves. Ils s’étaient aperçus que leur trésor s’épuisait plus rapidement qu’ils n’avaient compté, et que le monde devait être beaucoup plus vaste qu’ils ne l’avaient soupçonné. Ils avaient appris que, s’il y avait du plaisir à traverser les montagnes, les vallées et les fleuves, à voir tous les jours des lieux et des objets nouveaux, ce plaisir se faisait acheter par de rudes fatigues. Le désir de l’inconnu, du lointain, les séductions de la curiosité avaient perdu pour eux beaucoup de leur charme ; ils avaient fait place aux souvenirs et aux regrets des douceurs domestiques. À la suite de ces tristes découvertes, les deux jeunes voyageurs sentirent qu’ils feraient sagement de terminer leur tour du monde à Astorga, de regagner Madrid au plus vite ; et les voilà déjà en marche pour y retourner.

Ayant atteint Ségovie, il leur fallut s’y arrêter quelques heures : ils avaient besoin d’échanger pour de l’argent, l’un quelques doublons, l’autre une chaîne en or ; mais l’opération tourna désagréablement pour eux. L’orfèvre auquel ils s’adressèrent, honnête chrétien sans doute, était à coup sûr mauvais physionomiste ; soupçonnant Lope et son compagnon d’avoir volé la chaîne et les doublons qu’ils voulaient échanger, il n’eut point la conscience en repos qu’il ne les eût dénoncés à la justice, et bientôt tous les deux se virent au pouvoir d’un magistrat. Heureusement pour eux, ce magistrat se trouva être un homme de sens qui, comprenant bien vite de quoi il s’agissait, les renvoya tout de suite et à peu de frais à leurs parens à Madrid. Montalvan, qui nous a conservé ce trait, termine le récit par des réflexions qui font peu d’honneur à la justice espagnole de son temps. « Aujourd’hui, dit-il, tout un patrimoine aurait passé au salaire des huit jours de vacation que cette affaire prit à la justice d’alors. »

Retombé dans Madrid plus pauvre encore qu’il n’en était sorti pour faire le tour du monde, Lope de Véga sentit probablement, et pour la première fois de sa vie, la détresse de sa situation. Il vit qu’il ne s’agissait, pour lui, de rien moins que de mourir de faim, ou de se tirer d’embarras par une résolution énergique. À peine âgé de quinze ans, ses forces physiques ne pouvaient être encore bien développées ; il n’en prit pas moins le parti de se faire soldat, et se mit en route pour le Portugal, alors occupé par les troupes de Philippe II. Mais cet essai de la vie militaire ne lui plut sans doute que fort peu, puisqu’au bout d’une campagne il quitta l’armée pour tenter une autre carrière.

Ce fut alors et successivement qu’il entra comme secrétaire au service de divers grands seigneurs de la cour de Madrid. Le premier de ces personnages près duquel il remplit cet office fut Geronimo Manrique de Lara, évêque d’Avila, douzième inquisiteur-général et légat du pape Pie V sur la flotte qui gagna la bataille de Lépante. C’était, à ce qu’il paraît, un excellent homme, qui ne manquait ni de lumières, ni de goût, et qui, ayant peut-être quelque pressentiment du génie de Lope, lui fit reprendre ses études universitaires. Aussi Lope de Véga ne prononce-t-il ce nom de Manrique qu’avec la plus tendre vénération, et comme celui d’un père aux bienfaits duquel il doit l’indispensable complément de son éducation. « Je fus, dit-il dans la dédicace d’une de ses belles pièces, élevé au service de l’illustre seigneur dom Geronimo de Lara, évêque d’Avila ; et ce nom héroïque de Lara ne me revient jamais à la pensée, que je ne lui attribue irrésistiblement mes études et mes débuts dans les lettres. »

Les plus anciens des ouvrages qui nous restent de Lope, et les seuls de ses premiers essais auxquels on puisse attacher une date à peu près certaine, sont ceux qu’il composa chez don Geronimo Manrique, étant son secrétaire, et, sans doute, à sa recommandation ou dans la vue de lui plaire. Ce furent, au dire de Montalvan, plusieurs églogues et la comédie pastorale de Jacinta, dont, ajoute le même Montalvan, le prélat fut charmé. On ne saurait dire de quelles églogues il s’agit ; ce sont probablement des pièces aujourd’hui perdues, en supposant qu’elles aient jamais existé. Quant à la pastorale de Jacinta, c’est un des cinq à six cents drames qui nous restent de Lope, et l’un des plus mauvais, curieux néanmoins comme le plus ancien de tous, ayant dû être composé vers 1578, époque où l’auteur n’avait que seize ans.

On ne sait pas combien de temps Lope resta au service de l’évêque d’Avila ; selon toute apparence, il n’y resta guère au-delà de l’année 1578 : on se demande involontairement pourquoi il quitta si vite un patron dont il avait tant à se louer. Il suffit peut-être, pour répondre à cette question, d’observer que le moment où Lope dut renoncer au service du bon évêque, touche immédiatement aux jours les plus orageux de sa jeunesse, à ceux où son cœur, s’ouvrant aux premières impressions de l’amour, en éprouva toutes les amertumes et tous les ravissemens, tout l’orgueil et toutes les humiliations. On aura peut-être quelque peine à concevoir des passions si exaltées et si capricieuses dans un jeune homme de dix-sept ans ; mais ce jeune homme était Lope de Véga, un être en qui tout était précoce, l’amour comme l’imagination et le génie. Et puis la licencieuse galanterie qui régnait alors dans la haute société d’Espagne, surtout dans les entourages de la cour, avait passé dans les mœurs générales, et en formait l’un des traits les plus caractéristiques. C’est dans un de ses ouvrages en prose les plus intéressans et les plus singuliers, dans son roman dramatique de Dorothea, que Lope a révélé avec une incroyable franchise, et sans autre déguisement que celui des noms propres, les aventures amoureuses de sa jeunesse. Convaincu, comme je le suis, de la sincérité de son récit, j’en rapporterai aussi fidèlement que possible les incidens principaux.

Lope connaissait à Madrid une dame qu’il qualifie de parente et de bienfaitrice, et chez laquelle il avait, à ce qu’il semble, trouvé des consolations ou des secours, immédiatement après la mort de son père. Il continua depuis à voir cette dame ; peut-être même passa-t-il quelque temps chez elle. Ici c’est Lope lui-même qui va parler pour son compte, je me borne à le traduire : « Ma parente, dit-il, avait une fille de quinze ans, et une nièce nommée Marfise, qui en avait près de dix-sept, ce qui était aussi mon âge. J’aurais pu épouser l’une ou l’autre : mon mauvais sort ne le voulut pas. L’amour du plaisir et l’oisiveté, ces deux fléaux de toute vertu, cette double nuit de l’entendement, m’eurent bientôt distrait de mes études ; mais ce qui acheva de m’en écarter, ce fut l’amour qui s’établit entre Marfise et moi, et qui, comme il arrive d’ordinaire, s’accrut rapidement par l’habitude de nous voir. Grace à ma discrétion et à ma courtoisie, notre passion ne fit point d’éclat ; mais le cours en fut bientôt interrompu. Marfise fut mariée contre son gré à un homme de loi fort riche, mais beaucoup plus avancé en âge qu’en savoir. Le jour où la pauvre enfant alla habiter avec lui, j’éprouvai longuement ses douces lèvres, afin que le poison dont elles étaient imprégnées ne tuât pas le vieil époux qu’elle abhorrait. Nous pleurâmes long-temps tous les deux derrière une porte, entremêlant les larmes aux paroles, tellement que quelqu’un qui nous aurait regardés, n’eût pas facilement distingué les unes des autres. »

Si le mariage avait été un supplice pour Marfise, du moins le supplice fut court. Son noir époux mourut sur le champ de bataille, comme dit Lope, et la jeune veuve revint joyeuse chez sa tante, pressée de renouer le cours interrompu de ses amours avec Lope. Mais elle retrouva Lope bien différent de ce qu’elle l’avait laissé. Le jour même où elle était entrée dans la maison de son mari, Lope avait été présenté à une autre dame du nom de Dorothée. Dorothée était une jeune personne de quinze ans au plus, et pourtant déjà mariée ; mais son mari était en Amérique, et personne ne l’attendait plus : la nouvelle de sa mort était l’unique bien que l’on désirât de lui. Dans l’espoir de cette nouvelle, Dorothée vivait avec sa vieille mère et une plus vieille tante, qui ne lui ressemblaient en rien. C’étaient deux commères d’une morale très équivoque, triviales en toute chose, et qui, en attendant que Dorothée fût légalement veuve, voyaient volontiers les galans auprès d’elle, pourvu qu’ils fussent riches et libéraux.

Voici maintenant en quels termes Lope de Véga parle de Dorothée et décrit sa première entrevue avec elle. Il faut seulement considérer qu’en ce moment il était brouillé avec son amante, et avait déjà beaucoup souffert pour elle. « Le jour même du mariage de Marfise, dit-il, un de mes amis les plus intimes m’avait apporté un message de la part d’une dame de cette ville que je ne puis nommer sans me sentir aussitôt inondé d’une sueur de glace et de sang. Ce n’est pas que les noms lui manquent : elle se nomme lionne, tigresse, aspic, syrène, Circé, Médée, peine, gloire, ciel, enfer, et, pour finir par le nom qui renferme tous les autres, DOROTHÉE. L’ami qui m’invita de sa part m’annonça qu’elle m’avait déjà vu une fois avec lui, dans je ne sais quelle société, et que je lui avais plu. Était-ce par mon esprit ? était-ce par ma personne ? ou par tout cela à la fois ? Je l’ignore. Mais toujours est-il que c’est de cette haute faveur que je suis tombé dans des misères plus nombreuses que les étoiles.

« Je me rendis à son invitation le jour même où je l’avais reçue. Je me mis aussi galamment que possible, sans rien oublier de ce que commande la prétention de plaire, et j’arrivai ajusté, parfumé, sur mes gardes, et soignant avec scrupule tout mon maintien. Au premier regard que je jetai sur Dorothée, il me sembla que la nature avait dû distiller, mêler, confondre les fleurs, les perles et les rubis, pour en composer, dirai-je ce charme ou ce poison dont je me sentis à l’instant enivré. Pour ce qui est de l’extérieur, que dire de sa taille, de sa vivacité, de son élégance, du son de sa voix, de son chant, de sa danse ? J’ai perdu des milliers de vers à essayer de faire comprendre tout cela. Et notez qu’avec tant de graces elle était si affectionnée à tout genre de talent et de savoir, qu’elle me permit toujours de la quitter pour aller prendre des leçons.

« Quelle étoile propice aux amans dominait dans le ciel lors de notre première entrevue ? Je ne le sais pas. Mais à peine nous fûmes-nous parlé que chacun de nous se sentit tout entier à l’autre.

« Cependant, continue Lope, un grand seigneur étranger, profitant de son mieux de l’absence du mari, aspirait ouvertement à la conquête de Dorothée, qui lui permettait de rêver un avenir toujours habilement ajourné, et qui savait entretenir l’ardeur de ses désirs par de minces faveurs. J’eus avec cet incommode personnage mainte fâcheuse aventure, sans qu’il y eût de ma part arrogance ou vanité : je savais trop bien que l’homme fier, mais pauvre et sans crédit, qui ose braver un grand seigneur, finit tôt ou tard par succomber. J’aurais donc péri dans ma lutte contre le noble prétendant de Dorothée, d’autant plus sûrement que, ne le craignant pas, je ne songeais guère à l’éviter, si le roi ne m’eût délivré de lui. Il fut envoyé je ne sais où, à je ne sais quel magnifique poste, et je restai de la sorte paisible possesseur d’un trésor pour lequel j’aurais dédaigné tous ceux de Crésus. »

Là finit la partie heureuse et triomphante des amours de Lope de Véga et de Dorothée ; la suite n’est plus que douleur et misère, que mécompte et désespoir. C’est dans cette dernière partie que Lope va nous faire, avec une franchise difficile à qualifier, des aveux que personne ne lui demandait de son temps, et qui ne peuvent aujourd’hui qu’exciter notre surprise et nos regrets.

Il y avait, dans la situation respective des deux amans, quelque chose de fâcheux, qui ne pouvait guère manquer de les séparer un jour. Dorothée n’était pas riche, et Lope était pauvre. C’était un point sur lequel il ne pouvait se dispenser de faire des réflexions qui l’attristaient profondément. Dorothée y voulut mettre un terme : prenant un jour tout ce qu’elle avait d’argenterie et de bijoux, elle en remplit deux cassettes qu’elle envoya à son ami. Cela suffit pour quelque temps ; mais, ce premier sacrifice fait, les occasions d’en faire de nouveaux, de plus en plus pénibles, se multiplièrent rapidement pour Dorothée. Elle en vint au point de ne pouvoir subvenir à ses besoins les plus urgens que par des travaux qu’il lui fallut apprendre. Elle était à peine vêtue, elle, à qui la parure allait si bien, et qui, pour l’amour de Lope, aimait tant à être trouvée belle. Toute cette misère coûtait peu au cœur héroïque de Dorothée ; mais elle rejaillissait sur sa mère, qui la prenait tout autrement. La vieille femme maudissait, comme une extravagance criminelle, la passion de sa fille pour un jeune homme qui acceptait lâchement d’elle des sacrifices dont il n’était pas digne. Honteux de ces sacrifices, Lope pleurait et se désolait ; mais il ne faisait rien pour les épargner à son amie.

Les choses en étaient là, lorsqu’un jour Dorothée, depuis long-temps maltraitée et de plus en plus menacée par sa mère, vraiment hors d’elle-même et comme entraînée par une autre volonté, se rendit précipitamment chez Lope, accompagnée de sa suivante. Elle arrive hors d’haleine, et, sans autre préambule, déclare à son amant que le moment est venu pour eux de se séparer, qu’elle ne peut plus résister aux ordres de sa mère ni au blâme de sa famille entière, et que c’est un éternel adieu qu’elle vient lui faire. Plus blessé, plus furieux encore que surpris de cette brusque annonce, Lope la prend impitoyablement à la lettre ; il accepte froidement la rupture, sans adresser un mot de consolation, de regret ou d’excuse à cette pauvre femme généreuse, qui avait tant souffert pour lui, et n’attendait sans doute que ce mot pour jurer d’être à lui jusqu’à la mort, en dépit de toutes les nécessités et de toutes les misères de la vie.

Outragé, trahi comme il croyait l’être, et ne supportant plus le séjour de Madrid, Lope résolut d’aller passer quelque temps à Séville ; mais il n’avait d’argent ni pour y aller, ni pour y vivre. Que fit-il ? C’est lui qui va nous l’apprendre. « Je courus, dit-il, chez Marfise (elle l’aimait toujours) ; je lui contai que, la nuit précédente, j’avais tué un homme, et que, pour ne pas tomber entre les mains de la justice, il me fallait m’absenter quelque temps. Marfise me donna aussitôt tout l’or qu’elle possédait, auquel elle joignit les perles de ses larmes ; et je partis pour Séville. » Je n’insiste pas sur ce trait ; c’est bien assez de l’avoir noté.

À Séville, Lope fut tout aussi tourmenté, tout aussi malheureux qu’à Madrid. Il ne trouva, comme il le dit lui-même, dans cette grande et noble ville qu’une image de l’enfer. Il n’avait point encore vu la mer ; il alla la voir à San-Lucar ; ce fut là tout ce qu’il fit de sensé dans son voyage.

Dorothée, en apprenant le brusque départ de son amant pour Séville, avait essayé de se tuer, et avait avalé une bague de diamant. Mais son désespoir fut trompé ; elle en fut quitte pour une grave maladie, à la suite de laquelle elle se vit contrainte, par les intrigues combinées de sa mère et de sa tante, à recevoir les visites d’un opulent Américain, désigné sous le nom de don Vela, et fort libéral pour les deux vieilles, en attendant que Dorothée lui permît de l’être aussi pour elle-même. Les choses en étaient là, quand Lope revint de Séville à Madrid, toujours insensé de douleur et incapable de demander à sa raison une résolution courageuse.

La première nuit qui suivit son retour, il la passa, sous les fenêtres de Dorothée, à chanter des couplets passionnés sur ses anciennes amours. Les chants et le chanteur furent bientôt reconnus par celle à laquelle ils s’adressaient, et il n’en fallait pas tant pour inspirer à Dorothée un vif désir de revoir Lope, de s’expliquer et de renouer avec lui. Peu de jours après, Lope, se promenant un matin au Prado, à une heure où la promenade était encore fort déserte, y aperçut deux femmes assises côte à côte et s’entretenant tout bas ensemble. De ces deux femmes, l’une avait la tête et le visage entièrement enveloppés et cachés dans sa mantille ; l’autre avait la figure découverte, mais Lope ne la connaissait pas. Toutefois, au moment où celle-ci le voit passer au plus près, elle l’appelle et engage avec lui une conversation, d’abord traînante et fort décousue, mais qui, habilement excitée par celle qui l’a provoquée, finit par devenir très vive et très intime. Lope est amené bientôt à faire aux deux inconnues un récit touchant de ses amours avec Marfise et Dorothée, récit auquel il met fin par une explosion de larmes et de sanglots. À cette explosion, celle des deux femmes qui n’a fait jusque-là qu’écouter sans parler, s’écrie d’une voix suffoquée par les pleurs : « Ô mon Lope ! mon bien, mon premier seigneur, devais-je naître pour te faire tant de mal ?… Ô mère tyrannique, femme cruelle ! c’est toi qui m’as contrainte à ce que j’ai fait, qui m’as trompée, qui m’as perdue. Mais tu ne triompheras pas jusqu’au bout ; je me tuerai ou deviendrai folle. » Là-dessus s’engagent des explications passionnées, qui finissent par une réconciliation.

Cette réconciliation si exaltée, si romanesque, ne fut pas de longue durée. Des divers incidens au milieu desquels elle s’usa rapidement, je ne citerai que ceux qui ont fourni à Lope l’occasion de peindre ses sentimens propres, et de nous dire naïvement de lui-même des choses que lui seul savait. Voici, par exemple, le compte qu’il rend de ses impressions, aussitôt après son raccommodement avec Dorothée. « Réconcilié avec Dorothée, dit-il, je ne la trouvais plus telle que je l’imaginais absente. Elle n’était plus si belle, si spirituelle, si gracieuse ; et de même que, pour nettoyer un objet, on le lave dans l’eau, ainsi fus-je lavé de mes désirs dans les larmes de Dorothée. Ce qui avait été pour moi une torture inexprimable, ç’avait été d’imaginer qu’elle aimait don Vela ; ce qui me faisait perdre le sens, c’était de supposer que leurs ames s’entendaient. Mais quand je m’assurai que Dorothée n’avait agi qu’à contre-cœur, qu’elle accusait sa mère, qu’elle en voulait à sa tante, quand enfin je sus que j’avais toujours été son unique amour, mon ame fut soudainement déchargée du poids énorme qui l’oppressait. À dater de ce moment, ce furent de tout autres choses que virent mes yeux, de tout autres paroles qu’entendirent mes oreilles, si bien que, l’heure de me séparer d’elle venue, loin d’en être affligé, j’en fus plutôt content. »

Quand Lope exprimait de la sorte ses nouveaux sentimens pour Dorothée, il avait revu Marfise, et l’avait trouvée ce qu’elle était, toujours belle, toujours éprise de lui, et lui pardonnant son cruel abandon. Il avait formé, dès ce moment, le projet de revenir à elle, et de se détacher pour jamais de Dorothée, sauf à ne dénouer que par degrés, et avec tous les ménagemens convenables, pour ne point lui faire trop de mal. Ce fut, en effet, à peu près là ce qu’il fit, mais après bien des délais, bien des efforts, et pour tout dire, après bien des humiliations, qui n’attestent que trop que Dorothée n’était pas aussi facile à quitter qu’il se l’imaginait.

Don Vela, l’opulent Américain auquel Lope avait été sacrifié, continuait à visiter la maison de Dorothée librement, avec la confiance et l’autorité d’un personnage devenu nécessaire. De cette belle et ravissante Dorothée dont il avait été le seigneur absolu, Lope n’avait plus que ce qu’elle pouvait dérober à son nouveau maître. Il ne la voyait que de nuit, sous sa fenêtre, déguisé en mendiant, et une confidente de Dorothée lui apportait, en guise d’aumône, des morceaux de pain où étaient cachées les lettres. Si Lope était parfois traité plus magnifiquement, c’était aux dépens de sa fierté. Dorothée aurait volontiers partagé avec lui les trésors de don Vela, et une fois du moins elle sollicita pour lui un présent qu’il ne repoussa pas. Voici comment Lope conte la chose : « Dorothée eut une fois l’idée de faire une bonne œuvre à mon profit, et j’acceptai bassement une chaîne d’or et quelques écus natifs du Mexique, comme si le partage des dépouilles de l’Indien eût été déjà ouvert entre elle et moi. » On imagine aisément le dépit de Lope dans de telles situations, et avec quel plaisir il se serait vengé du Crésus mexicain ; mais il n’en trouvait pas l’occasion. Il eut bien une fois une rencontre nocturne avec lui, et l’atteignit bravement d’un coup d’épée ; mais ce ne fut qu’une demi-victoire : la blessure du Mexicain n’avait rien de grave ; il en fut quitte pour quelques jours passés au lit.

C’est trop retenir Lope sur les charbons ardens de sa première jeunesse : il est temps de le suivre dans les relations plus morales et plus sérieuses au milieu desquelles se développe sa destinée d’homme. Il avait vingt-deux ans lors de sa rupture définitive avec Dorothée, et ce fut vers cette époque qu’il entra, en qualité de secrétaire, au service du duc d’Albe, non pas, comme on l’a dit, de ce fameux duc d’Albe si odieusement immortel pour ses exploits dans les Pays-Bas, mais de son petit-fils, don Antonio. Ce don Antonio, peu fameux dans l’histoire, était, à ce qu’il paraît, un seigneur de goûts paisibles, d’un esprit cultivé, aimant et protégeant les lettres et les lettrés, et composant au besoin des vers aussi bons que ceux de tout autre duc contemporain. Durant les cinq ans de sa liaison avec Marfise et Dorothée, Lope n’avait fait que des vers d’amour, expression fort inégale et parfois ravissante de ses émotions heureuses ou tristes. Au service de don Antonio, il continua bien à s’occuper d’amour et de poésie, mais non plus pour son compte, ni avec la même inspiration. Ce furent les amours de son patron qu’il célébra. Il composa pour lui un roman pastoral en prose, entremêlé de vers, qu’il intitula l’Arcadia, et de son temps assez célèbre pour que je ne puisse me dispenser d’en dire ici quelques mots.

Parmi les monumens originaux de la littérature italienne du XVIe siècle, qui eurent plus ou moins d’influence sur le goût espagnol, il faut compter les œuvres poétiques de Sannazar, et parmi celles-ci l’Arcadia, la plus célèbre de toutes celles qui ne sont pas écrites en latin. Cet ouvrage est une peinture de la vie pastorale, d’après les mœurs antiques, dans les contrées méridionales de l’Europe. C’est une rêverie poétique douce, calme et même naïve au fond, bien que raide et pédantesque par la forme. Tout est idéal dans cette rêverie, et, si l’on voulait y supposer un but, on y verrait plutôt l’intention d’écarter les idées et les réminiscences de la vie réelle, que celle de les orner ou de les voiler d’images pastorales. On n’y discerne rien d’historique, rien que l’on puisse prendre pour l’expression allégorique d’une individualité quelconque ; et c’est surtout par là que l’ouvrage peut plaire aux imaginations rêveuses, surtout si elles sont douées d’une certaine vivacité.

Charmés de ce genre de composition, les Espagnols le cultivèrent et l’adoptèrent, mais avec des modifications qui, de purement accidentelles qu’elles furent d’abord, devinrent, chez eux, comme des lois du genre. George de Montemayor, Portugais, auteur du plus ancien roman pastoral qu’il y ait dans la littérature castillane, eut l’idée de prendre, pour base de ce roman, l’histoire de ses amours avec une dame du royaume de Léon. L’ouvrage plut et fut imité. Galvez de Montalvo, Gil Polo, Cervantès et d’autres moins célèbres donnèrent de même un caractère allégorique à leurs inventions pastorales, et la galanterie espagnole du XVIe siècle trouva piquant de se produire sous un costume idéal qui lui servît à la fois d’ornement et de voile.

Ce fut, dit-on, à la prière du duc Antonio, et dans le but de lui plaire, que Lope de Véga écrivit son roman pastoral de l’Arcadia. Montalvan qualifie ce roman d’énigme mystérieuse sur des sujets très relevés, bien que déguisée sous les humbles enveloppes de la vie pastorale. L’énigme fut bien accueillie, et devait l’être dans un temps et dans un pays où tout le monde pouvait la deviner, et, sous un nom de berger ou de bergère, reconnaître un grand seigneur ou quelque illustre dame de la cour de Philippe II. Aujourd’hui une telle fiction n’a plus aucune prise sur la curiosité, et n’en peut guère avoir sur l’imagination : le faux, le disparate et l’insipide restent trop à découvert. Lope de Véga a grand soin de nous dire que ses bergers ne sont ni si rustiques, ni si simples, qu’ils ne puissent, dans l’occasion, se montrer courtisans et philosophes. C’est justement pour cela qu’ils nous intéressent si peu, doublement manqués au point de vue de l’histoire et de la poésie.

On croit que Lope de Véga resta plusieurs années au service du duc Antonio. Dans ce cas, il devait y être encore lors de son premier mariage, et il n’est pas invraisemblable de supposer que le patronage du duc ne lui manqua pas et ne lui fut pas inutile en cette grave occasion. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’immédiatement après avoir secoué le joug de Dorothée et de Marfise, Lope lia connaissance avec Isabelle, fille de don Diego d’Urbina, noble personnage attaché à la cour de Madrid en qualité de héraut ou de roi d’armes. Isabelle d’Urbina est citée comme une personne d’un rare mérite. Montalvan, qui l’avait connue, dit qu’elle était belle sans artifice, sage sans pédanterie et vertueuse sans affectation. C’est peut-être elle que Lope a célébrée sous le nom de Lucinda dans une assez longue suite de sonnets où abondent les traits gracieux. Il l’épousa, on ne peut dire au juste quand, mais, selon toute apparence, dans le cours de l’année 1584. Ce mariage, qui ne promettait aux deux époux que bonheur et tranquillité, fut presque aussitôt traversé par les peines les plus cruelles : ces peines ne venaient point d’Isabelle, qui les supporta avec un grand courage ; elles furent sans doute plus amères pour Lope, qui pouvait les regarder comme la suite et l’expiation des désordres amoureux de sa jeunesse. À peine achevait-il de se recueillir dans les douceurs de sa nouvelle situation, qu’il fut arrêté par la justice, jeté en prison et menacé d’un procès criminel.

Tous ceux des contemporains de Lope qui ont parlé de lui, n’ont pas négligé de mentionner cette brusque persécution ; tous devaient en savoir la cause, aucun ne l’a dite. Pollicer se contente d’y faire allusion en termes des plus vagues. « Quelques ennemis puissans firent, dit-il, la guerre aux nobles qualités de Lope, et l’obligèrent plus d’une fois à faire naufrage dans l’exil. » Parler en ces termes d’infortunes attachées à un nom tel que celui de Lope, c’est n’en vouloir pas parler.

Montalvan a dit quelque chose de plus : il raconte un démêlé de Lope avec un certain gentilhomme de Madrid, démêlé auquel il semble attribuer au moins en partie les adversités de notre poète. Le gentilhomme dont il s’agit, personnage d’une noblesse équivoque, pauvre, envieux, n’avait, dit Montalvan, pour se faire valoir dans le monde, qu’une très mauvaise langue, dont il faisait fréquemment usage. Se trouvant un jour dans une société où Lope était connu, il l’y avait bassement dénigré, déchiré, tourné en ridicule. Lope, informé du fait, en prit sans délai sa revanche dans une satire sous forme de romance, où son ennemi était peint de telle sorte, qu’il fut salué par les risées de tout Madrid. Le provocateur se fâcha ; il envoya à Lope un défi auquel celui-ci répondit. Le duel eut lieu, et le poète en sortit victorieux, ayant dûment corrigé son adversaire, sans avoir commis la maladresse de le tuer. Ce duel fut pour quelque chose dans la persécution de Lope, on peut le croire ; mais, d’après Montalvan lui-même, il ne fut point la cause unique du procès intenté à notre poète. Et, en effet, voici comment Montalvan poursuit le récit de ce même duel : « Cet accident, dit-il, et d’autres mésaventures, affaires de sa jeunesse, exagérées par ses ennemis, l’obligèrent à quitter sa maison et son pays. » Ces mésaventures de Lope, suite des affaires de sa jeunesse, Montalvan ne pouvait les ignorer, et il est évident qu’il n’a pas voulu les dire.

C’est à Lope lui-même qu’il faut nous adresser pour apprendre quelque chose de plus sur ce cruel et mystérieux moment de sa vie. Il en parle vingt fois dans divers ouvrages : son emprisonnement et les misères qui en furent la suite sont des faits sans cesse présens à sa mémoire et auxquels il est toujours prêt à faire allusion, pour peu que l’occasion s’en présente, et c’est toujours à la même cause qu’il les attribue, c’est toujours à la persécution de Dorothée ou de sa mère Theodora. Pour ce qui regarde Dorothée, elle était outrée d’avoir été abandonnée par Lope, d’abord pour Marfise, puis pour une épouse. Avec cet abandon avait coïncidé un autre évènement plus grave : don Vela, ce riche Américain, grace aux libéralités duquel la famille de Dorothée ne manquait plus de rien, avait péri dans un duel, pour n’avoir pas voulu prêter un magnifique cheval arabe à un noble de Madrid qui lui avait fait l’honneur de le lui demander. Or, cette mort de don Vela était pour la maison de Dorothée une calamité sans mesure, qui ne pouvait qu’exaspérer encore ses griefs contre Lope. Celui-ci ne dit donc rien que de très vraisemblable quand il impute, sinon à Dorothée elle-même, du moins à sa vieille mère, l’accusation sur laquelle il avait été emprisonné. Mais ce que l’on voudrait savoir, et ce que Lope s’est bien gardé de nous dire, c’est le sujet précis de cette accusation. Je ne chercherai point à le deviner.

Lope passa quelques semaines en prison, et n’en sortit qu’en vertu d’une sentence qui l’exilait indéfiniment de Madrid et peut-être de la Castille. La condamnation était sévère ; elle bouleversait entièrement la vie de bonheur et de paix qu’il venait à peine de commencer. Avec quels regrets il quitta sa jeune et tendre épouse, on se le figure aisément, et il nous le dit lui-même dans mainte pièce de vers composée à ce sujet, et surtout dans un chant pastoral où, partant pour l’exil, il adresse ses adieux aux bergers du Tage. Cette pièce touchante, et où l’on sent que le poète n’ose pas être clair, a été insérée comme épisode dans son Arcadia, ce qui établit une coïncidence qu’il est bon de noter, entre l’époque où il composa ce dernier ouvrage et celle de son exil. En voici quelques stances.


« De ces rives verdoyantes que le Tage opulent baigne de ses flots, je pars pour la plage orientale que bat la mer d’Espagne, si toutefois, au départir, je ne suffoque dans les larmes où je me noie.

« Ils vont donc être satisfaits, mes envieux et cruels ennemis, et mes amis arrachés de mon cœur fidèle ! Désormais affranchi de toute guerre, je vais être enseveli dans la terre étrangère.

« Le voilà arrivé, ma douce Dame, le jour cruel et déploré de notre séparation ! Abandonnant aux vents mon espoir et mes voiles, je vous quitte, si néanmoins je puis m’éloigner, privé de mon ame et vous la laissant.

« Ô belle et chère Espagne ! marâtre de tes fils, tendre et compatissante mère des étrangers, l’envie me tue sur ton giron ; car, ainsi l’a voulu le sort, toute patrie est ingrate.

« Oh ! fortuné celui qui est né difforme et disgracié par la nature, dont le nom n’a point été porté chez les nations étrangères ! À ce prix, l’envie l’épargne, et il n’y a pour lui ni ami ni ennemi.

« L’adversaire déclaré peut être à craindre ; mais au mal déclaré il y a des consolations ou des remèdes. De tous les coups, le plus cruel est celui qui part en secret de la main d’un ami.

« Je fus longuement le jouet de vaines faveurs et d’espérances vaines ; mais déjà, à l’abri de la crainte et de l’envie, je vais chercher le lieu où doit finir cette existence qui, bien que triste et pauvre, se voit encore persécutée. »


Dans une situation qui lui inspirait des sentimens si mélancoliques, Lope eut néanmoins une consolation bien douce ; il trouva un ami qui, non content de plaindre ses malheurs, voulut les partager, et fit les parts égales. Ce fut Claudio Conde, l’un des camarades d’université de Lope. Quand celui-ci fut jeté en prison, Conde demanda et obtint d’y être enfermé avec lui ; ils en sortirent en même temps pour aller ensemble en exil.

Valence était du nombre des villes où Lope avait la permission de vivre exilé, et ce fut celle où il se rendit d’abord. Devancé par sa renommée naissante, il y fut reçu de la manière la plus flatteuse. Il paraît qu’il y fut frappé, charmé de tout, de la courtoisie des hommes, de la grace et de la beauté des femmes, de la douceur du climat, de la fertilité et de la belle culture des campagnes, tradition glorieuse et persistante de l’industrie des Arabes ses anciens dominateurs. Aussi conçut-il dès-lors pour cette ville une affection qui ne se démentit plus, et qu’il eut mainte fois depuis l’occasion d’exprimer. Une particularité du séjour qu’il y fit, c’est que l’école dramatique à laquelle le théâtre espagnol dut ses premières productions remarquables, sous le rapport de l’art, y était dès-lors florissante et renommée. Tarrega, Gaspard d’Aguilar, et même Guillem de Castro, bien qu’un peu plus jeune que Lope, étaient déjà célèbres comme poètes dramatiques ; et ce fut certainement alors que Lope fit connaissance avec eux, qu’il put étudier leur système, pour y jeter un peu plus tard, sinon des formes, au moins des beautés, des idées et des intentions nouvelles.

Montalvan dit vaguement que Lope passa plusieurs années à Valence. Rien n’empêche de le croire ; il est seulement probable que son séjour n’y fut pas continu, et qu’il visita successivement divers cantons de l’est ou du nord de l’Espagne. Ce qui est certain, c’est que sa femme Isabelle le joignit et l’accompagna plus d’une fois dans ses diverses excursions. Les deux époux se donnèrent plus d’un rendez-vous dans l’exil, et il y a tout lieu de présumer qu’Isabelle, d’une santé frêle et délicate, eut beaucoup à souffrir de la fatigue de ces déplacemens et des mélancoliques impressions qui en remplissaient les intervalles. Elle se trouvait dans une des villes arrosées par le Tormès, peut-être à Alva, et chez le duc Antonio, lorsqu’elle fut atteinte de la maladie qui l’emporta. Lope, qui, selon toute apparence, était à Valence en ce moment, n’arriva que pour recevoir ses derniers adieux.

Vivement affligé de cette perte, il en exhala la douleur dans une églogue où il parle sous son nom pastoral de Belardo, et un de ses amis (Pedro de Medinilla) sous celui de Lisardo. C’est de divers traits de cette pièce, d’ailleurs assez médiocre, que j’ai déduit les principales circonstances de l’évènement qui en fait le sujet. C’est là que l’on trouve des témoignages précis de la tendre part que prit Isabelle à l’exil de son époux, et des soins ingénieux par lesquels elle en sut adoucir la rigueur.

Il ne resta point à Lope d’enfant de son mariage avec Isabelle d’Urbina. L’unique fille qu’il en eut, et à laquelle il avait, on n’imagine guère pourquoi, donné le nom peu agréable pour lui de Theodora, mourut avant d’avoir atteint l’âge d’un an. Tout cela ressort d’une épitaphe en six vers latins que Lope composa en l’honneur de cette enfant, et qui n’offrent d’autre titre à la curiosité que d’être du petit nombre de ceux qu’il écrivit en cette langue.

On ne sait point la date précise de la mort d’Isabelle ; on sait seulement qu’elle eut lieu durant les préparatifs de cette fameuse expédition qui, sous le nom d’Armada, alla périr à la vue de l’Angleterre, sous les coups réunis de la tempête et de la flotte anglaise. Or, ces préparatifs durèrent au moins deux ans (de 1586 à 1588), et il y eut, selon toute apparence, quelque intervalle entre le décès d’Isabelle et le départ de l’Armada. Ce que fit Lope, ce qu’il devint, où il séjourna dans cet intervalle, ce sont choses inconnues. Tout ce que l’on sait de lui à cette époque, c’est qu’à peine se vit-il libre des soins qu’il devait à sa femme, il résolut de partir comme simple soldat avec cette formidable expédition, de l’issue de laquelle toute l’Europe était diversement préoccupée. Il paraît également certain qu’il eut, avant son départ, le loisir de nouer de nouvelles amours avec une nouvelle dame, qu’il n’a désignée que par le nom pastoral de Philis, et sur laquelle il n’y aurait à faire que de vaines conjectures.

L’invincible Armada entra du Tage dans l’Océan le 29 mai 1588, avec ses cent trente vaisseaux, étalant un appareil qui semblait justifier l’orgueil de son nom. Lope de Véga avait son poste sur l’un de ces vaisseaux, à côté de son fidèle Conde, et put jouir à loisir du spectacle imposant de l’immense flotte, appareillant pour son aventureuse destination. Il en fut vivement frappé, et, plus de trente ans après, il retraçait, dans une pièce de vers adressée à Conde, la magnificence du départ :


« La mer mugissait, dit-il ; l’écho doublait, en les répétant, les éclats de la trompette et le fracas des tambours, tandis que la foule tumultueuse allait et venait sur les ponts, comme l’essaim qui prend possession d’une ruche.

« Du haut des mâts, les rouges banderolles frémissaient de concert avec les vagues, qui, semblables à des montagnes de cristal, s’élevaient couronnées de sapins dépouillés de branches et de verdure.

« Là dormait Aristote ; là gisaient oubliées la matière et la forme, la substance et l’accident ; là Minerve enseignait une autre physique qu’à l’école. Du reste, je n’avais fait que changer de guerre ; car l’amour est une guerre aussi, et dans celle-là j’avais de longs services. »


Quant à la situation morale de Lope, les traits de cette pièce qui l’indiquent, si vagues et rapides qu’ils soient, méritent néanmoins d’être notés. « Accompagné de toi seul, dit-il à Conde, et banni d’auprès de Philis, je ne songeais plus qu’à changer de ciel et de climat, et, l’arquebuse sur l’épaule, je traversais la plage lusitaine, lançant dans l’air les vers composés pour Philis, et pour lors employés à charger le canon meurtrier. »

Il est impossible d’attacher un sens à ces vers, si l’on n’admet pas que Lope, avant de s’embarquer avec l’Armada, avait contracté de nouvelles amours, moins tenaces toutefois que les premières. Heureusement pour ce pauvre Lope, toutes les femmes n’étaient pas des syrènes comme Dorothée.

Lope, parti avec l’Armada, eut d’abord un sujet de joie des plus vifs ; il rencontra son frère aîné, qu’il avait perdu de vue depuis bien des années, et le trouva occupant le grade d’alforez. Mais sa joie fut de courte durée ; à peine retrouvé, ce frère fut tué presque en ses bras, dans un engagement fortuit qui eut lieu entre un détachement de la flotte espagnole et quelques vaisseaux hollandais. Ce n’est pas lui qui raconte ce trait, c’est Montalvan. Lope nous aurait probablement appris le nom de son frère, Montalvan n’y a pas songé.

Si notre poète usa de son arquebuse dans les désastres de l’expédition, on peut être sûr qu’il en usa vaillamment : il était brave, bon catholique, et battre l’hérétique Angleterre ne pouvait être, à ses yeux, qu’œuvre pie. Mais toujours est-il certain que le service lui laissa de grands loisirs, et ces loisirs ne furent pas perdus. Il les consacra à la composition d’un poème épique en vingt chants, qu’il commença et acheva dans l’espace des quatre mois que dura l’expédition. Il trouva le sujet, ou, pour mieux dire, le motif de ce poème dans un passage du Roland furieux, où l’Arioste, parlant des aventures de la belle Angélique, annonce qu’il en réserve une partie pour un autre poème. C’est ce poème que Lope a voulu faire, comme pour tenir la promesse de l’Arioste. Il suppose que c’est en Espagne et chez les Arabes, déjà maîtres du pays, que se passent celles des aventures d’Angélique qu’il veut chanter, ce qui lui fournit un moyen facile de rattacher le sujet de son poème à l’histoire de la conquête arabe de l’Espagne.

L’ouvrage ne manque pas de beaux détails, et le ton de l’Arioste y est même parfois assez heureusement saisi. Il ne faut néanmoins pas chercher entre ce poème et le Roland furieux, des ressemblances, ni même des analogies profondes. L’Arioste était un poète d’un sens trop droit et trop élevé pour prendre au sérieux, au XVIe siècle et en Italie, les traditions chevaleresques, traditions dès-lors vieillies, dénaturées et dépaysées ; mais il sut, à l’aide de cette teinte légère de doute et d’ironie dont il les revêtit, leur donner les développemens les plus merveilleux. Lope a pris son sujet au sérieux ; il ne pouvait guère faire autrement, dès l’instant où il mettait en jeu les sentimens et les intérêts espagnols ; mais il n’a donné à son poème ni la gravité de l’épopée historique, ni la grace fantastique des fictions de l’Arioste.

Lope de Véga entra, vers la fin de septembre 1588, à Cadix, avec les débris de la grande flotte. Montalvan semble dire qu’il revint dès-lors à Madrid ; mais cette indication est impossible à concilier avec ce que Lope nous dit expressément et plus d’une fois, que son exil dura sept ans. Il faut donc nécessairement supposer qu’il mena quelque temps encore, en Espagne, une vie errante, qui du reste ne lui déplaisait pas trop, si l’on en juge par ce qu’il en dit. Il y avait encore à cette époque, dans le caractère espagnol, des restes prononcés de ce goût d’entreprises et d’aventures, contracté dans des guerres et des conquêtes lointaines ; et l’on trouve, dans les allusions de Lope à l’endroit de son exil, des traits qui me semblent rentrer dans ce goût-là. Ainsi, il parle de traverses qu’il recherchait, de courses d’exilé qu’il aimait, de voyages dont il était idolâtre ; il s’attribue des goûts sauvages, des inclinations extravagantes, ennemies de la raison. Sans prendre à la lettre de telles expressions, il faut bien leur attribuer un sens, et je ne saurais les interpréter autrement. Il y a donc tout lieu de croire qu’avant de rentrer définitivement à Madrid, Lope s’arrêta quelque temps à Tolède, visita la contrée montagneuse d’où le Tage descend à cette vieille capitale de l’Espagne gothique, et fit de nouvelles excursions le long du Tormès, partout attentif aux hommes et aux lieux, et grossissant partout, pour l’avenir, le trésor de ses réminiscences poétiques.

Rentré à Madrid, n’importe quand ni par quelle faveur, Lope y recommença, faute de mieux, cette insipide vie de secrétaire ou de favori de grand seigneur par laquelle il avait débuté dans le monde. D’abord au service du marquis de Malpica, il passa bientôt après à celui du comte de Lemos, le même qui fut plus tard le patron de Cervantès. Ce genre d’occupation n’allait guère aux goûts ni à l’humeur de Lope ; il allait moins encore à son génie, qui avait besoin, pour se développer, d’indépendance et de spontanéité, conditions incompatibles avec la tâche de plaire à des hommes qui même, si on les suppose spirituels et cultivés, ne pouvaient cependant ni le comprendre ni le conseiller. La situation de Lope était donc fâcheuse ; mais comment en sortir ? Il fallait un peu de bonheur.

Lope en était encore là lorsqu’il reçut (vers 1597) des propositions qui durent l’étonner et réveiller en lui bien des émotions diverses. Dorothée était devenue légalement veuve, et, libre de donner sa main, elle l’offrit à Lope. C’était peut-être la plus forte marque d’amour qu’elle lui eût jamais donnée ; c’était du moins une preuve certaine qu’elle l’aimait toujours, et qu’elle n’avait été pour rien dans les accusations qui l’avaient fait bannir de Madrid. Mais le charme était dissipé ; Lope refusa. Bientôt après s’offrit à lui, sous des auspices moins aventureux, une autre occasion de se remarier. Il avait lié connaissance avec Juana de Guardio, jeune personne qui à beaucoup d’agrémens extérieurs joignait un mérite solide ; il l’épousa dans le cours de l’année 1597. L’année suivante, la joie de son mariage fut comblée par la naissance de Carlos, son premier fils, bientôt suivie de la naissance d’un second, qu’il nomma Lope.

La présence de deux enfans avertissait hautement Lope de la nécessité de mener désormais une vie régulière et laborieuse ; mais cette nécessité n’avait plus rien de rude pour lui. Heureux par son mariage, animé par le sentiment de son génie, émancipé du service des hommes de cour, libre de suivre toutes ses inspirations, les plus hardies comme les plus sages, il entra, plein de confiance et d’espoir, dans la carrière de la littérature. Avec sa prodigieuse fécondité, il ne pouvait se restreindre à un seul genre de composition ; mais, en se consultant sincèrement lui-même, il ne pouvait méconnaître que le théâtre était sa véritable vocation. Peut-être aussi quelques motifs accidentels se joignaient-ils, pour confirmer son choix, aux motifs naturels et plus graves qui l’avaient décidé.

Au temps dont il s’agit, le théâtre espagnol avait pris des développemens rapides et prodigieux : il était devenu le plus populaire et le plus noble de tous les divertissemens. Le nombre des autores (c’est ainsi que l’on nommait les entrepreneurs de théâtre) s’étant considérablement multiplié, ils en étaient venus à consommer une immense quantité de pièces ; et les poètes dramatiques, suffisant à peine au courant de cette consommation, se faisaient payer d’autant plus cher par les autores les drames qu’ils leur vendaient. Il y avait donc beaucoup plus de profit matériel à retirer du théâtre que de toute autre branche de littérature.

Du reste, les premières années qui suivirent le second mariage de Lope furent très défavorables à la poésie dramatique en Espagne. Philippe II étant mort le 12 septembre 1598, tous les théâtres furent fermés en signe de tristesse ; mais on les rouvrit en 1600, et les représentations reprirent leur vogue toujours croissante. Cette date peut être donnée pour marquer les commencemens de la renommée de Lope comme poète dramatique. On a sur ce point des indices précis.

Il y avait alors à Madrid une académie poétique dans le genre de celles de l’Italie et de Valence, académie composée d’élémens fort peu homogènes. Il s’y trouvait des poètes, des littérateurs et des érudits, dont les goûts et les principes, différens sur beaucoup de choses, l’étaient surtout en ce qui concerne l’art dramatique. Les uns s’obstinaient à vouloir que l’on suivît les règles de l’antiquité classique, les autres persistaient à soutenir que ces règles, bonnes en elles-mêmes, n’étaient pas applicables aux pièces composées en Espagne et pour des Espagnols. Lasse de cette incertitude, et croyant à la possibilité d’en sortir, l’académie soumit la question à l’un de ses membres, et lui en demanda la solution. Ce fut à Lope qu’elle fit cet honneur, et ce fut pour lui répondre qu’il composa, en 1602, son fameux Art de composer des comédies (Arte de hacer comedias).

Je ne sais s’il paraîtra étrange, mais il est vrai de dire que Lope était l’un des hommes du monde les moins faits pour discuter sérieusement et pour résoudre ce problème. Ne connaissant que médiocrement la littérature latine, ne sachant rien de la grecque, il ne pouvait donner, en faveur des règles classiques du théâtre, que des raisons superficielles, pour lesquelles il feignait un respect qu’il n’avait ni ne pouvait avoir. Il avait, au contraire, pour justifier et recommander le théâtre espagnol, toute la puissance de son génie, à laquelle il croyait plus qu’il n’osait le dire. Son ouvrage n’apprit rien à personne et ne servit à rien.

En 1603, la réputation de Lope comme poète dramatique avait grandi au point de lui susciter des embarras. On faisait lire ou représenter beaucoup de mauvaises pièces en les mettant sous son nom. Pour prévenir ou détruire les effets de ce genre particulier de diffamation, il se crut obligé de publier les titres de toutes les pièces qu’il avait jusqu’alors composées et qu’il avouait. Il en donna, dans la préface de son Peregrino en su patria, une liste de deux cent dix-neuf, parmi lesquelles se trouvent déjà quelques-unes de ses plus belles.

Toutefois, ces petites vexations d’auteur n’allaient point jusqu’à troubler le bonheur de Lope. Tous les jours il en sentait mieux la douceur et la réalité ; les côtés tendres, élevés ou moraux de son caractère, se développaient et s’épuraient chaque jour davantage. La naissance de Marcela, l’aînée et la plus chérie de ses deux filles, qui eut lieu de 1603 à 1604, vint accroître encore et comme nuancer pour lui les douceurs de la paternité. Mais il existe, au sujet de Marcela, un doute assez grave, celui de savoir si elle était la fille légitime ou naturelle de Lope de Véga. C’est Montalvan qui a provoqué ce doute, en ne désignant jamais Marcela qu’avec une sorte de mystère, et seulement comme une proche parente de Lope. Cependant celui-ci, qui la nomme souvent, la nomme toujours sa fille, et ne la distingue en rien de ses autres enfans. L’aurait-il eue d’une maîtresse ? L’âge de cette enfant rend la chose difficile à supposer, car il est certain qu’elle naquit après le second mariage de Lope, et il répugne de supposer à celui-ci des amours d’aventure, dans un temps où il se représente comme si heureux en ménage. Quoi qu’il en soit, Marcela n’en figure pas moins dans la vie de Lope comme un ange créé pour en être le charme ineffable.

Lope mettait son imagination à tout ; il la mettait aussi dans sa tendresse pour ses enfans. Non content de les aimer dans le présent, il les aimait, pour ainsi dire, dans l’avenir, et, dès leur entrée dans la vie, il se préoccupait vivement de leur destinée future. Ayant fait peindre son aîné Carlos à l’âge de quatre ans, il fit ajouter au portrait quelques accessoires symboliques, expression peut-être un peu bizarre, mais touchante, de ses sollicitudes paternelles. Au dessous du buste était peint un casque posé sur un volume, avec cette devise : « Fata sciunt. » Le casque était le symbole de la carrière des armes, le volume de celle des lettres, la devise voulait dire que le sort savait seul laquelle des deux serait un jour celle de Carlos, et ce secret du sort, on le voit, préoccupait sérieusement le pauvre père.

Dans une épître adressée au docteur Mathias de Porras à Lima, Lope a décrit avec détail le bonheur de sa vie durant son second mariage. Divers traits de ce tableau méritent d’être cités, car ils offrent une naïveté et une simplicité d’autant plus touchantes, qu’elles devenaient de plus en plus rares dans la poésie espagnole.

« Les tempêtes de l’amour étaient enfin apaisées, dit-il ; j’étais enfin délivré de ses fureurs. Je voyais chaque matin, à mes côtés, s’éveiller, décemment belle, ma douce épouse, sans souci de savoir par quelle porte m’évader. Le visage brillant de l’éclat du lis et de la rose, mon petit Carlos me ravissait l’ame par son gracieux babil sur chaque rien. Le moindre enfantillage bégayé par cette demi-parole me paraissait un oracle, et nous nous disputions, sa mère et moi, les lèvres qui l’avaient prononcé. Charmé de telles matinées succédant à des nuits si sombres, je déplorai maintes fois mes égaremens. Je me retirais ensuite pour écrire ou consulter mes livres. On m’appelait aux heures des repas, et je répondais souvent avec humeur que l’on me laissât tranquille, tant l’étude est puissante, tant elle peut nous attirer fortement ! Mais alors, tout perles et tout fleurs, mon Carlos accourait pour m’enlever. M’illuminant de ses regards et me pressant dans ses bras, il m’entraînait par la main, et mon ame enchantée le suivait jusqu’au siége où il m’établissait à côté de sa mère. »

Ce bonheur était bien modeste, bien pur, bien mérité par la manière dont il était senti ; mais ce n’était pas une raison pour qu’il fût durable, et il ne le fut pas. Carlos, cet enfant si chéri, ce premier né que Lope ne nommait jamais que le Carlos de ses yeux, mourut dans la sixième année de son âge. Si cruelle que fût cette perte, elle n’était pourtant que le présage d’une autre plus cruelle encore. Doña Juana, déjà languissante, et tourmentée d’une grossesse pénible, fut accablée du coup qui lui enleva son petit Carlos. Dans le courant de l’année qui suivit cette perte, elle accoucha d’une fille nommée Feliciana, et mourut au bout de peu de jours des suites de ses couches.

Au sentiment de ces nouveaux malheurs, se joignirent cette fois, dans l’ame de Lope, des réflexions austères et mélancoliques auxquelles il fallait donner satisfaction. Il sentit, dans le double coup qui le frappait, un châtiment des désordres de sa jeunesse ; il crut y reconnaître un appel du ciel aux pensées de l’autre vie, et, pour répondre à cet appel, il résolut de renoncer au monde et de se faire prêtre. Déjà, durant sa première jeunesse, il avait eu l’idée d’embrasser la vie ecclésiastique ; mais il est très probable que cette résolution passagère lui était plutôt venue de l’envie de se faire un état dans la société, que d’une inspiration vraiment religieuse. Cette dernière fois, au contraire, il y eut certainement, dans le parti auquel il revint de se faire prêtre, un motif religieux, une idée pieuse, le dessein formel d’expier un passé dont s’effarouchaient ses souvenirs. Ce parti une fois bien arrêté dans son esprit, il ne songea plus qu’à l’exécuter ; il s’y prépara par le recueillement et par des œuvres continues de piété et de charité. En 1607 ou 1608 au plus tard, il se rendit à Tolède, où il fut ordonné prêtre, et revint aussitôt à Madrid essayer la nouvelle vie à laquelle il venait de se consacrer.

À dater de cette époque, il entra successivement dans diverses congrégations pieuses, instituées pour des œuvres de dévotion ou de charité. L’une de ces congrégations, et celle où il trouva le plus d’occasions d’exercer le zèle pieux dont il était animé, avait pour but le soulagement des prêtres indigens. Elle les vêtissait, les nourrissait, les soignait dans leurs maladies, et leur donnait la sépulture après la mort. Lope fut élu chapelain de cette pieuse société, et ne négligea aucun des devoirs, si austères qu’ils fussent, que lui imposa cette élection. On le vit souvent, courbé sous le poids du cadavre de quelque pauvre prêtre, le porter péniblement en terre, l’y déposer, et adresser pour lui une dernière prière à Dieu, confondant ainsi, par un excès touchant de charité, l’office de prêtre et celui de fossoyeur.

Une autre congrégation beaucoup moins pieuse que la précédente, et où l’on voit de même, bien que certes moins chrétiennement, figurer Lope de Véga, est celle des familiers du saint-office, dont il fut vingt-cinq ans le chef ou le directeur.

Au premier coup d’œil jeté sur la nouvelle existence de Lope, et même en faisant abstraction de ses devoirs comme chef des familiers de l’inquisition, on est tenté de trouver cette existence triste et sombre ; mais, en y regardant de plus près, on peut, je crois, s’en faire une image moins sévère.

Rien ne manquait à Lope de Véga pour être un excellent chrétien, comme on l’était de son temps en Espagne : il croyait purement et simplement tout ce qu’il fallait croire ; il était naturellement pieux, susceptible d’émotions religieuses très vives, et bien décidé à remplir tous les devoirs qu’il s’était imposés en se faisant prêtre et membre de cinq ou six congrégations dévotes ; mais ces dispositions, ces tendances ascétiques, si sérieuses qu’elles fussent, Lope ne les avait qu’à un certain degré et dans certaines limites. Il lui manquait, ce semble, quelque chose de ce qui fait les saints. Il y avait, dans son cœur et dans son génie, des instincts, des besoins, des jouissances, dont le sacrifice lui était impossible, et qui tenaient au fond même de son existence. Rien ne démontre que, dans ses accès de ferveur les plus exaltés, il ait jamais eu la moindre pensée de sacrifier à Dieu certaines affections naturelles de son ame, ni ses jouissances d’imagination.

Il avait fait définitivement, et une fois pour toutes, le partage de son être entre la religion et l’homme, entre Dieu et lui. Il avait mis dans la première part tout ce qu’il dépendait de lui d’y mettre. Mais ce qu’il s’était réservé était encore immense, et aurait suffi à l’intérêt et à la plénitude de dix vies humaines : il s’était réservé la libre culture de son génie, l’exercice indépendant de son imagination, en un mot toute sa vie poétique. C’est, si je ne m’abuse, une chose remarquable que ce partage à peu près égal et constant de la vie et des facultés du même homme entre deux tâches opposées, l’une ascétique, religieuse, austère ; l’autre mondaine, poétique, dominée par les passions les plus vives. C’est quelque chose d’étrange que cette association si intime, dans le même individu, du caractère du prêtre catholique fervent, et de celui du poète dramatique populaire. Mais peut-être faut-il, pour bien juger la nouvelle position de Lope, considérer que, comme prêtre, il n’avait point ce que l’on nomme charge d’ames, et n’était attaché au service régulier d’aucune église. Il avait fait construire dans sa maison un petit oratoire bien décoré, où il disait la messe tous les jours, de grand matin. Un de ses panégyristes a noté, dans sa manière de la célébrer, une singularité à laquelle il attribue le parti pris par Lope de ne point exercer ses fonctions de prêtre en public : c’était, au dire du panégyriste, une extrême agitation, une espèce d’ébranlement nerveux avec effusion de larmes, dans lequel il avait l’air d’un homme hors de lui, et sous le coup d’une émotion supérieure à ses forces. Il est très possible, en effet, que cette susceptibilité physique désordonnée ait été pour quelque chose dans la résolution prise par Lope de ne point exercer publiquement ses fonctions de prêtre ; mais tout autorise à supposer que son principal motif, pour prendre cette résolution, fut le désir d’avoir plus de temps à donner à ses affections de famille et à ses travaux poétiques, surtout aux travaux du théâtre.

Sur plus de deux mille drames qu’il a laissés, il y en a plus des deux tiers qui furent composés postérieurement à son admission au sacerdoce, et au milieu de ses devoirs religieux de tout genre. Or, entre ces pièces de Lope prêtre et dévot et celles de Lope homme du monde, marié ou amoureux, il n’existe aucune différence appréciable, ni quant au choix des sujets, ni quant à la manière de les traiter. Il y a tout autant d’amour, tout autant d’orgueil du point d’honneur, tout autant de tableaux voluptueux, de bravades et de vengeances dans les unes que dans les autres ; et ce rapprochement démontre assez que la conversion morale et religieuse de Lope ne s’était point étendue à ses goûts poétiques, et qu’en lui le poète dramatique ne rendait point compte de ses inspirations au chef des familiers du saint-office.

Il y a plus : si l’on voulait rechercher à quelle époque de sa vie Lope s’occupa avec le plus d’ardeur et d’ambition de la culture de son génie dramatique, on trouverait probablement que ce fut quelques années après son ordination. Une lettre de lui adressée au comte de Lemos et datée du 6 mai 1620, contient ce trait curieux : « Je passe, entre quelques livres et les fleurs d’un jardinet, le temps qui me reste à vivre et qui ne peut désormais être bien long, luttant avec le docteur Mira de Mescua et don Guillem de Castro à qui de nous ourdira le plus habilement l’intrigue de ses comédies. » On voit par là que Lope faisait à Guillem de Castro et à Mira de Mescua l’honneur de les regarder comme ses émules, honneur certainement trop grand, surtout pour ce dernier. Mais, quoi qu’il en soit, on croira aisément que ce n’était point par un sentiment d’humilité chrétienne qu’il provoquait ou acceptait ces luttes dramatiques.

Un autre lien par lequel Lope, prêtre et pénitent, demeura attaché, sinon précisément au monde, du moins aux jouissances naturelles de la vie, fut celui des affections domestiques. Il lui restait trois enfans, Lope, son second fils, et ses deux filles, Marcela et Feliciana, tous les trois fort rapprochés par l’âge et ayant tous à peu près également besoin de lui. Il continua, pour eux et avec eux, une vie de famille désormais bien incomplète sans doute, mais toutefois douce encore, encore remplie de tendres préoccupations et de devoirs sacrés aux yeux même de la piété la plus exaltée. Enfin, à toutes ces distractions qu’il s’était réservées, il faut en ajouter une dernière dont on n’aurait jamais imaginé tout le prix pour lui, si l’on n’avait là-dessus, de sa part, les assurances les plus variées et les plus expresses : je veux parler de la jouissance et de la culture d’un petit jardin contigu à sa maison.

Comme presque tous les hommes de génie, surtout les poètes et les artistes, Lope de Véga aimait la nature et tout ce qui la rappelle. La vue du ciel, des montagnes, des forêts et des champs était pour lui une source intarissable d’émotions et d’inspirations ; mais, confiné et comme prisonnier dans Madrid, il n’avait, pour lui représenter ces scènes favorites, que ce petit jardin, qui, à ce titre, lui était devenu si nécessaire et si cher. Il nous en a laissé, sous la forme d’une épître adressée à Francisco Rioja, une longue description qui n’est, d’un bout à l’autre, qu’une ironique et gracieuse fantaisie.

Il décrit d’abord les vastes tapis de fleurs, les lacs limpides couverts de barquettes façonnées en cignes, les arbres taillés en Polyphèmes, plongeant du haut des airs dans les eaux leur œil de feuillage, le platane colossal sous lequel les érudits prétendaient que le roi Rodrigue fit violence à la Cava. Puis, viennent, à la suite de bien d’autres merveilles, les statues de tous les grands hommes d’Espagne, amis ou contemporains de Lope, et auxquels celui-ci n’épargne pas les éloges. Maintenant voici en quels termes il conclut son épître, ou, si l’on veut, son énigme, et en donne le mot à son ami :

« Et toi, Francisco, toi qui connais ma pauvreté, sans doute qu’en me lisant tu vas rester tout ébahi et me demander ce que c’est que mon jardin ? Mon jardin est une fable, une pure fable, excepté ce qui concerne les éloges et les portraits ; en cela seul, j’ai parlé comme historien et sans considérer si, parmi tant d’hommes que j’ai nommés, il ne se rencontrerait pas quelques ingrats, je les ai tous décorés d’inscriptions, d’éloges et de palmes ; j’ai fait d’eux tous des Horaces et des Torquatus. Tout le surplus est fiction. Mon jardin est le plus chétif des jardins ; tout ce que l’on y trouve, ce sont une dizaine de pieds de fleurs, deux treilles, un oranger, un rosier et deux arbres habités par deux jeunes rossignols. Un réservoir de deux seaux d’eau y forme une fontaine qui s’épanche, entre deux pierres, dans un débris de vase en terre colorée. Mais la nature se contente de peu ; et mon pauvre jardin, je le préfère au fertile Hybla, à la fameuse Tempé, aux Hespérides et aux jardins suspendus. » L’expression de ce sentiment revient si souvent dans Lope de Véga, et toujours d’une manière si franche et si vive, que n’y pas faire attention serait méconnaître, ce me semble, un des traits les plus naïfs de son caractère et l’un des indices les plus sûrs comme les plus charmans de son génie.

C’en est assez, je pense, pour justifier ce que j’ai avancé tout à l’heure, que la vie pénitente de Lope, si austère qu’on la suppose, ne fut pourtant pas une vie sans jouissances, et toute en dehors des intérêts humains. Il y avait seulement, dans la partie de son bonheur qui tenait à ses affections paternelles, une inquiétude qui devait naturellement s’accroître avec le temps, et risquait fort d’aboutir à des chagrins positifs. À mesure que ses enfans avançaient en âge, et devenaient plus capables de choisir un état, les chances d’être séparé d’eux devenaient plus imminentes et plus tristes pour lui.

Son fils Lope fut, de ses trois enfans, le premier qui mit sa tendresse paternelle à cette rude épreuve. Son vœu avait été de voir le jeune homme suivre la carrière des lettres, ou embrasser toute autre profession savante ; mais celui-ci n’avait jamais montré d’inclination que pour la guerre, et voulut absolument être soldat, dès qu’il put être quelque chose. Il avait à peine vingt ans quand il partit comme volontaire sur une flotte commandée par le marquis de Santa-Cruz.

À l’instant même où il se séparait douloureusement de son fils, le pauvre Lope se préparait à une autre séparation plus douloureuse encore que celle-là, je veux dire celle de Marcela. Mais, pour bien concevoir ce qu’une telle séparation dut lui coûter, il faut avoir quelque idée du singulier mélange de tendresse et d’admiration que lui avait inspiré cette enfant. Entre les divers témoignages qu’il nous a laissés de ses sentimens pour elle, il suffira d’en citer un plus curieux et plus précis que les autres. En 1620, il dédia à Marcela son joli drame intitulé : le Remède dans l’Infortune. Or, voici en quels termes il fit cette dédicace : « S’il est vrai que l’on doive plus encore au sang qu’au génie, faites-moi la faveur, Marcela, de lire cette comédie, en corrigeant dans votre esprit les défauts de l’âge où je la composai. Si tendre que soit encore le vôtre, il a été si richement doué, que le ciel me semble vous avoir départi par mégarde le trésor d’intelligence qu’il avait préparé pour compenser dans quelque autre femme le malheur d’être laide. Je pense sérieusement ainsi, et ceux-là seuls qui ne vous ont pas vue pourront prendre mes paroles pour une galanterie. Que Dieu vous garde et vous rende heureuse, malgré tout ce qu’il y a en vous de perfections pour ne pas l’être, surtout si vous héritez de ma destinée ! »

Certes, ce n’était pas une jeune fille ordinaire que celle à qui son père, à qui un Lope de Véga parlait de la sorte. On le soupçonnera sans doute d’illusion et de flatterie : mais il n’est pas le seul homme, il n’est pas le seul génie qui ait montré tant d’admiration pour Marcela, qui lui ait fait des dédicaces de drame, en souhaitant sérieusement son suffrage. L’auteur des deux plus belles pièces qui aient été composées sur le sujet du Cid, Guillem de Castro, dédia de même à Marcela un volume de son théâtre. Sa dédicace est un peu moins tendre ou un peu plus contenue que celle de Lope ; mais elle n’est pas moins flatteuse pour celle à laquelle elle s’adresse.

À l’instant même où elle recevait de tels hommages, Marcela ne songeait qu’à se retirer du monde. Elle était décidée à se faire religieuse dans l’ordre austère des carmélites déchaussées, et sollicitait pour cela l’autorisation de son père. Il est évident que Lope ne pouvait la lui accorder facilement ; mais il dut se rendre à ses demandes réitérées et pressantes, où il crut voir tous les caractères d’une vocation sérieuse. Marcela entra donc, en 1621, comme novice dans un monastère de carmélites déchaussées de Madrid, et y prit le voile l’année suivante. Lope a composé sur cette grave cérémonie une pièce de vers fort touchante, où il décrit avec beaucoup d’exaltation les rapides alternatives de ses émotions paternelles, lorsqu’il se voit partagé entre les regrets de perdre Marcela, et la joie chrétienne de la voir s’engager si courageusement dans les voies du ciel.

Feliciana, la plus jeune de ses filles, fut la dernière dont il se sépara ; il la donna en mariage, on ne sait bien à quelle époque, à Louis de Usategui, à qui l’on doit la publication de plusieurs des œuvres posthumes du poète. On pourrait dire que cette séparation fut le dernier évènement de la vie de Lope. Dès-lors, on ne peut plus se figurer son existence que comme une série monotone d’exercices pieux et de travaux littéraires indivisiblement entrelacés les uns dans les autres, et entre lesquels la curiosité la plus avide chercherait vainement le moindre incident, le moindre évènement nouveau. Montalvan parle, il est vrai, de deux grands malheurs qu’il éprouva vers les dernières années de sa vie, et qui faillirent l’accabler ; mais, selon son usage de taire les particularités de la vie de Lope que l’on aimerait le mieux connaître, il ne dit pas quels furent ces malheurs ; il garde sur ce point le même silence que si l’honneur de Lope l’eût exigé.

Il n’y avait pas jusqu’à sa renommée prodigieuse et toujours croissante qui ne fût devenue, pour Lope, une gêne et une sorte de vexation journalière. Il était à Madrid l’objet d’une insatiable curiosité. Quelque part qu’il se montrât, la foule s’assemblait autour de lui ou le suivait dans la rue ; les portes, les balcons, les fenêtres, se remplissaient de curieux, entre lesquels les femmes se distinguaient par la vivacité de leur enthousiasme. Ces démonstrations de l’admiration populaire, qui lui étaient devenues de plus en plus indifférentes, avaient fini par lui être importunes ; il prenait des précautions pour sortir et se dérober à la curiosité toujours aux aguets sur ses traces. Son nom était devenu comme une formule générale de louange et d’admiration : pour dire d’une chose qu’elle était belle en son genre, on disait que c’était une chose de Lope.

La nature avait doué Lope d’une vigueur de corps dont le déclin fut très lent et comme insensible. Ce ne fut que vers la fin de sa vie, et, selon toute apparence, à la suite des deux derniers malheurs seulement indiqués par Montalvan, qu’il connut les infirmités physiques et les souffrances qui les accompagnent. Les premiers symptômes de la maladie dont il mourut l’assaillirent le 6 août 1635. Ayant dîné ce jour-là avec quelques amis, il se trouva bientôt après saisi de douleurs si vives, qu’elles lui arrachèrent le souhait d’une mort prompte. Néanmoins, deux jours après, il se sentit mieux et voulut reprendre le cours régulier de ses habitudes. Il se leva donc au point du jour, travailla quelques momens ; après quoi, ayant dit son bréviaire et sa messe, il courut arroser les dix ou douze fleurs de son jardinet, et rentra pour se donner la discipline jusqu’au sang, ce qui était sa pratique de tous les vendredis.

Vers le milieu de la journée, il se sentit du malaise et du frisson. Néanmoins, la soirée venue, il sortit pour assister à des thèses de médecine et de philosophie qui devaient être soutenues au séminaire des Écossais, et auxquelles il avait été invité ; mais, à peine arrivé, il se trouva mal, et fut reconduit chez lui en chaise à porteur. En rentrant, il se coucha ; le lendemain, les médecins furent appelés. Lope fut soigné, purgé, et se sentit plus malade. Au bout de peu de jours, les médecins n’avaient plus rien à faire ; le tour des prêtres était venu. Lope reçut les derniers sacremens avec les plus ferventes démonstrations de résignation et de piété. Il fit ensuite appeler sa fille Feliciana pour lui donner sa bénédiction et la recommander au duc de Sessa, qui était là et ne s’éloigna pas un seul moment.

Le mourant était entouré de nombreux amis à chacun desquels il adressa de tendres adieux et de pieuses recommandations. La journée finissait : elle avait été longue pour lui ; épuisé de fatigue, d’émotions et d’angoisse, il semblait avoir besoin de repos : on le laissa, dans l’espoir que la nuit pourrait lui rendre un peu de calme. Cet espoir fut trompé ; l’agitation et l’angoisse redoublèrent ; le matin, quand ses amis revinrent, il le trouvèrent respirant à peine, et bientôt après il expira en prononçant les noms de Jésus et de Marie, confondus avec le pieux murmure des exhortations, des prières, des psaumes et des litanies qui retentissaient de toutes parts auprès de lui. Il mourut le 27 août 1635, dans la soixante-treizième année de son âge.

Sa mort était un évènement national : personne ne fut invité à ses funérailles, et tout Madrid s’y trouva. Le diamètre entier de la ville ne donna pas au convoi funèbre l’espace nécessaire pour se développer. Ceux qui n’avaient pas pris place dans le convoi, formaient sur tout son chemin une foule épaisse à travers laquelle il fallait s’ouvrir lentement et laborieusement un passage. Tous les balcons étaient pleins, toutes les fenêtres encombrées. On raconte qu’une femme, voyant des funérailles si solennelles, et ne sachant de qui elles étaient, s’écria : Oh ! ce doit être là l’enterrement de Lope !

Le convoi ne suivit pas la voie directe de la maison de Lope à l’église ; il fit un détour dans les rues de Madrid, afin de passer devant le monastère des carmélites déchaussées, où Marcela était religieuse. C’était elle qui avait demandé et obtenu ce détour comme une grace ; elle avait voulu voir son père encore une fois, et le vit en effet passer devant elle, porté sur les épaules de ses anciens confrères de la congrégation des pauvres prêtres. Le trajet sous son regard fut court ; mais qui pourrait dire tout ce qu’éprouva une ame telle que l’ame de Marcela pendant la minute qu’il put durer ? La chaleur, la foule, les cris de ceux que l’on écrasait, les gémissemens de ceux qui suffoquaient, troublèrent fort toute la partie de la cérémonie qui eut lieu à l’église. Il s’y passa du reste quelque chose de touchant. Lorsque, le service funèbre terminé, on enleva le corps du catafalque, pour le déposer dans le caveau souterrain qui lui était destiné, la foule des assistans fit entendre un gémissement douloureux, comme si la perte de Lope n’eût daté que de ce moment.


Fauriel
  1. Cette biographie a été composée pour servir d’introduction à un cours professé cette année à la Sorbonne, par M. Fauriel, sur le théâtre de Lope de Véga. Elle paraît ici telle qu’elle a été lue, sans autre changement que des corrections de détail, mais détachée des considérations préliminaires où l’auteur a jugé à propos d’entrer pour établir le caractère vraiment historique de quelques ouvrages de Lope dont il a fait beaucoup d’usage, et particulièrement du fameux drame en prose intitulé Dorothée. Cette discussion n’aurait guère pu intéresser que les personnes déjà versées dans la connaissance de la littérature espagnole, et nous l’avons omise. Quant aux divers aperçus sur le théâtre de Lope de Véga, auxquels cette notice biographique a servi d’introduction, nous espérons pouvoir en présenter un résumé en trois ou quatre articles, qui seront le complément de celui-ci.