Michel Lévy frères, 1865 (pp. 242-253)



II

LE TEMPLE DE LA VICTOIRE APTÈRE

Lorsqu’on gravit la rampe semée de marches disjointes et interrompues qui mène de la porte découverte par M. Beulé à la façade des Propylées, et qu’on arrive, à travers les quartiers de marbre, les excavations et les déblais mêlés de crânes et d’ossements humains, à peu près à moitié de la montée, on a le piédestal de la statue d’Agrippa à sa gauche, et le temple de la Victoire Aptère à sa droite ; les parois du rocher, recouverts de murs de soutènement, forment terrasse et dessinent deux ailes encadrant l’escalier.

Avant que cette entrée eût été déblayée (elle ne l’était pas encore lors de notre visite à Athènes), on pénétrait dans l’Acropole par un petit chemin détourné passant devant le terre-plein du temple de la Victoire Aptère, et tout à fait indigne de la majesté du portique de Mnésiclès ; et pourtant l’on croyait que cette route oblique et détournée avait toujours donné accès à la citadelle athénienne, malgré toutes les présomptions en faveur de l’idée contraire que devaient faire naître l’inspection du lieu et la logique architecturale ; mais l’escalier actuel est-il l’escalier antique ?

D’après l’avis des savants, les degrés qui subsistent encore auraient été refaits dans une restauration romaine vers le IIe ou IIIe siècle, les pieds de quinze ou vingt générations ayant usé le marbre des marches grecques. — C’est une question qu’il ne nous appartient pas de débattre, notre tâche se bornant à celle d’un simple touriste, mais qui nous semble pouvoir être résolue affirmativement.

Dans la face du soubassement qui regarde le Pnyx sont pratiqués deux enfoncements séparés par un pilastre et que les Turcs réputaient être l’orifice obstrué de sable et muré de deux couloirs souterrains conduisant à la plate-forme supérieure. Ce ne sont que deux niches à peine assez profondes pour recevoir une statue, où l’on a voulu voir des sanctuaires cryptiques de la Terre nourrice et de Cérès Euchloé ; — une curieuse scène de la Lysistrata d’Aristophane ôte toute vraisemblance à cette supposition.

Une suite de degrés antiques, remis en place récemment et longeant le mur de la terrasse, haute à peu près de vingt-quatre pieds, conduit au temple de la Victoire, situé un peu en avant de la tour vénitienne qui empâte l’aile droite des Propylées.

Le temple de la Victoire Aptère surprend par sa petitesse ; mais l’exiguïté de ses proportions ne lui ôte rien de son élégance : les Grecs savaient faire naître l’idée de grandeur par l’eurhythmie des lignes, sans avoir recours à l’énormité des masses, et ce monument, qu’on pourrait charger tout entier sur un wagon de chemin de fer, ne semble pas mesquin dans ce voisinage redoutable des Propylées et du Parthénon.

Ce temple miniature est tout en marbre pentélique ; cette belle matière d’un ton si doux, d’un grain si parfait, ajoute encore à la perfection des formes ; elle semble avoir été créée exprès pour la chair immortelle des dieux et des colonnes des temples.

L’édifice se compose d’une cella élevée de trois degrés et de deux portiques tétrastyles d’ordre ionique, l’un sur la façade, l’autre à l’opposite.

La façade, orientée assez irrégulièrement, regarde d’une manière oblique la tour dont nous avons parlé ; de sorte qu’en montant la rampe, on aperçoit d’abord le portique postérieur se présentant en diagonale ; ce qui est contraire aux idées modernes de symétrie absolue, dont les anciens tenaient peu de compte, comme on peut le voir par l’assiette plutôt pittoresque que géométrique de leurs monuments. — Peut-être aussi la nécessité de concentrer un grand nombre d’édifices dans une enceinte sacrée naturellement restreinte les faisait-elle se relâcher à l’endroit de la régularité.

Les colonnes du portique, dont le fût, d’un seul morceau, mesure douze pieds de hauteur, sont striées de cannelures froissées et fripées par le temps comme les plis d’une fine tunique autour d’un beau corps de femme : on dirait une draperie de Phidias jetée négligemment sur la hanche d’une statue ; des cassures intelligentes, des érosions pleines d’à-propos ont rompu les lignes droites et les pures arêtes et donné au marbre, d’une transparence dorée, l’aspect d’une souple étoffe de byssus.

Ovide raconte dans ses Métamorphoses de nombreuses histoires de nymphes changées en arbre et palpitant encore sous la tiède écorce. Ces colonnes, d’une grâce si vivante, vous font naître l’idée de jeunes filles enfermées dans le svelte bloc avec leurs corps blancs et leurs blanches draperies ; le chapiteau même continue l’illusion : ses volutes arrondies rappellent les nattes de cheveux repliées près des tempes, et ses ornements les joyaux ciselés de la coiffure.

En regardant ces charmantes colonnes, on se demande si la ruine n’ajoute pas plus aux édifices qu’elle ne leur enlève. Ces profils estompés par le pouce des siècles n’avaient peut-être pas primitivement cette morbidesse exquise, cette suavité incomparable ; les lignes plus nettes dans leur éclat neuf devaient se découper avec une rigidité architecturale moins favorable à l’effet. Cette sorte d’adoucissement des reliefs sied, d’ailleurs, bien à l’ordre ionique, qui, si l’on peut donner un sexe à des colonnes, semble, à côté du mâle dorique, une belle femme parée auprès d’un jeune homme austère et robuste ; la petitesse du temple autorisait un style plus délicat, plus mignon, et l’élégance un peu mince des fûts s’explique par la légèreté du fardeau qu’ils ont à porter, poids bien diminué aujourd’hui, car le fronton a disparu, et il ne reste plus que la frise.

Deux piliers assez grêles, masqués d’ailleurs par les colonnes, forment l’entrée de la cella. Des trous de scellement, qu’on aperçoit encore, indiquent qu’autrefois une grille fermait à jour le sanctuaire, et laissait voir aux fidèles restés dehors l’image de la déesse placée au fond ; car l’enceinte n’est pas plus grande qu’une chambre ordinaire.

Cette image était en bois, comme presque toutes les statues archaïques. On la vénérait à cause de son ancienneté, et la barbarie même de ses formes imprimait un respect superstitieux qu’on n’eût pas accordé à une œuvre moderne plus belle et plus savante, de même que, chez nous, certaines madones noires sur fond d’or ont auprès du peuple plus de crédit que la plus suave Vierge de Raphaël.

Cette statue ne représentait pas la Victoire Aptère, mais bien Minerve Victorieuse, ou plus littéralement Minerve Victoire (Athéné Niké). La Victoire, être purement allégorique, n’avait pas de temple chez les Grecs. — Les anciens la plaçaient sous la forme d’une figurine ailée dans la main des grands dieux, comme attribut de la toute-puissance : la Minerve du Parthénon portait sur sa paume d’ivoire une Victoire d’or, qu’elle retenait ou lâchait à son gré, comme le fauconnier rappelle ou laisse aller le faucon ; — sans doute, aux époques où déjà le sens des mythes païens se perdait, on s’étonna de voir cette statue sans ailes, et on inventa cette explication ingénieuse de la Victoire Aptère ne pouvant plus s’envoler du rocher de l’Acropole et fixée désormais dans son temple. Il y avait, dit-on, à Sparte un Mars enchaîné exprimant la même idée, par un symbolisme analogue.

Le toit est effondré. Pourtant le portique conserve son plafond, où l’on peut discerner encore, au fond des caissons, la trace des rosaces de métal. Tout autour du temple règne une frise de bas-reliefs dont les figures ont perdu qui leur tête, qui leurs bras, qui leur jambe, non pas par l’injure du temps, beaucoup moins destructeur qu’on ne le suppose, mais par la stupidité barbare des hommes.

Quel singulier instinct de perversité imbécile a poussé tous les peuples qui se sont succédé sur le sol sacré d’Athènes et ont mêlé leurs os aux éclats des marbres brisés, à mutiler les monuments, à balafrer le corps des héros et des déesses, à déshonorer les chefs-d’œuvre si purs de l’art antique ? — Quand on pense, à voir la parfaite conservation des restes qu’ont épargnés les boulets, les bombes, les explosions de poudrières, le pic et le marteau, que toutes ces merveilles nous seraient parvenues intactes sans le vandalisme des vainqueurs et des vaincus, car les siècles roulent comme des gouttes d’eau sur ce pentélique si dur et si poli ; on ne peut s’empêcher d’entrer dans des rages folles, et l’on enveloppe d’une commune malédiction Romains, Byzantins, Français, Italiens, Turcs et Grecs modernes ; car tous ont fait leur ravage, leur profanation et leur insulte.

Les sculptures du temple de la Victoire Aptère, à cause de leur proportion réduite et du peu d’élévation où elles se trouvaient, ont dû particulièrement souffrir ; mais ce qui en subsiste est d’une beauté à faire naître les regrets les plus amers pour ce qui manque. — Deux faces des frises, celles du nord et de l’ouest, ont été enlevées par lord Elgin et se trouvent à Londres. — On les a remplacées par des moulages en terre cuite dont l’un s’est brisé en le posant ; les morceaux en avaient été retrouvés employés comme matériaux dans les murs d’une poudrière turque.

La sagacité des savants et des antiquaires s’est longtemps exercée et s’exerce encore pour deviner quel peut être le sujet représenté par la frise orientale, c’est-à-dire celle qui occupe la façade du temple. Les hypothèses les plus ingénieuses ont été hasardées sans qu’aucune satisfasse ou convainque. Le marbre mutilé garde son secret pour ne laisser voir que sa beauté — et cela suffit à l’art ; que ce soit une apothéose ou un jugement, un mythe inconnu ou un fait historique oublié, qu’importe !

Au milieu de la composition pyramide une figure de femme armée d’un bouclier et dont le mouvement indique qu’elle tenait une lance. À sa droite et à sa gauche, sont assis, l’un sur un fragment de rocher, l’autre sur un trône, deux personnages dans la pose qu’on attribue aux divinités. De chaque côté, se dessine un groupe symétrique d’hommes et de femmes. En dehors de ce centre de composition se passe une action inintelligible, un drame mystérieux, qui fait naître mille conjectures. À l’un des bouts du bas-relief, une figure assise et drapée paraît lutter contre deux femmes ; à l’autre extrémité, trois femmes semblent accourir, tandis que deux autres cherchent à retenir un petit génie, ou un Amour, ailé et nu.

Telle est la disposition générale qu’on démêle à travers les cassures, les parties frustes et tous les outrages que tant de siècles de barbarie ont pu faire subir à un délicat chef-d’œuvre à la portée de la masse d’armes du soudard et de la pierre du gamin, cet éternel destructeur ; les figures du milieu et des extrémités sont très-endommagées, mais les autres groupes n’ont guère perdu que la tête et des portions de bras ; les torses sont entiers et les draperies ne comptent qu’un petit nombre de déchirures à leurs plis de marbre.

On peut encore en admirer le jet libre et fier, les ondulations harmonieuses jouant autour des corps, plutôt comme une atmosphère que comme un vêtement. Les figures ont de ces poses équilibrées et rhythmées, de ces fléchissements de jambes, de ces saillies de hanches qui plaisaient tant aux anciens, et qui étaient comme la musique des formes humaines. — Une immortelle beauté brille à travers les mutilations stupides, et les divins manchots, les héroïques décapités gardent leur puissance sur les âmes artistes.

Les autres faces, plus ou moins frustes, sont occupées par une suite de guerriers représentant une bataille idéalisée, dont il est impossible de désigner le nom et de préciser la date. — Le nom de toutes les victoires grecques voltige sur les lèvres ; mais aucune ne s’abat sur la frise en ployant ses ailes d’or et en traçant du doigt l’appellation cherchée. L’Histoire ronge ses ongles, mais l’art sourit en voyant cette lutte si bien engagée, ces beaux groupes mouvementés si habilement, toute cette composition si sculpturale. — Ce qu’il y a de certain, c’est que les adversaires sont des barbares asiatiques, des Mèdes ou des Perses, reconnaissables à leur chlamyde, à leur pantalon plissé, à leur parure presque féminine, et qu’on avait d’abord pris pour des Amazones ; les guerriers grecs sont tout nus, sauf une courte et légère draperie qui leur vole à l’épaule, et n’ont rien qui indique une époque plutôt qu’une autre ; la date sculpturale de ces frises serait moins difficile à fixer ; leur style semble appartenir à la période écoulée entre Phidias et Lysippe. L’art, arrivé au plus au point de perfection, ne penche pas encore vers la décadence, mais il se raffine par la nécessité de faire du nouveau et d’éviter les lieux communs célèbres. C’est peut-être pour les raffinés le moment le plus exquis des grands siècles ; le beau a la conscience de lui-même ; il est voulu au lieu d’être spontané, et, quand la tentative a réussi, le but suprême est atteint, l’effort humain ne saurait aller au delà.

Il paraît, d’après les récentes découvertes, que le bord de la terrasse qui regarde l’escalier était garni d’une balustrade de plaques de marbre ornée de bas-reliefs et supportant une grille. Quelques-unes de ces plaques ont été placées dans l’intérieur de la cella, où l’on peut les admirer de près ; l’une d’elles représente une femme cherchant à retenir un taureau que devance ou que fuit une de ses compagnes, et l’autre une figure ailée connue sous le nom de Victoire à la sandale. L’art grec n’a rien produit de plus parfait que ce jeune corps caressé par les plis d’une draperie transparente comme par des lèvres amoureuses ; ce n’est plus du marbre, c’est de l’air tramé, du vent tissé qui se joue en flocons autour de ces formes charmantes, avec une volupté chaste et pourtant émue ; le mouvement du bras dénouant la bandelette de la chaussure est d’une souplesse et d’un naturel adorables ; l’autre main retient mollement la draperie qui s’échappe, et les ailes palpitantes soutiennent à demi le corps incliné, comme celles d’un oiseau venant de prendre terre. De quel ciel d’azur ou d’or est-elle descendue, cette idéale création figée dans ce pur marbre dont le temps a respecté la blancheur ? Cette Victoire anonyme, ne serait-ce pas la muse de Phidias venant se poser encore une fois sur l’Acropole avant de s’envoler à tout jamais ?