Lohengrin à Florence

Librairie Fischbacher ; Loescher & Seeber.

Mr  Tobie Bertini, Mlle  Isabelle Meyer et les rôles
de Lohengrin et d’Elsa.

C’est à Mr  Tobie Bertini et à Mlle  Isabelle Meyer que je dédierai ce chapitre. Non seulement c’est justice, mais pour moi c’est acquitter une dette de reconnaissance. Bien que je connusse Lohengrin depuis mon adolescence, qui, hélas, est déjà loin derrière moi, c’est à ces deux artistes que je dois d’avoir réellement compris cet opéra.

Je prie le lecteur de m’excuser, si je commence par lui conter mes propres souvenirs. Si j’en agis ainsi, certes, ce n’est pas que j’aie du goût pour le pronom personnel :au contraire, je l’ai en horreur. Mais je ne saurais trouver meilleur moyen de mettre en lumière la part qui revient à Mlle  Meyer et à Mr Bertini, dans le triomphe de Lohengrin à Florence.

Hélas, oui, il y a déjà longtemps que j’ai fait pour la première fois connaissance avec la partition de Lohengrin, Ce fut à Paris, lorsque Mr  Pasdeloup commençait à risquer de temps à autre quelques morceaux de Wagner, qui scitaient de véritables tempêtes d’applaudissements.... et de sifflets. Excité par l’impression profonde qu’avaient produit sur moi ces fragments, et peut-être aussi, je dois l’avouer, par cet instinct qui pousse les tout jeunes gens à s’éprendre de ce que leurs aînés ne semblent pas comprendre, je me procurai les partitions du Vaisseau Fantôme, de Tannhœuser et de Lohengrin, et après les avoir dévorées, je devins, du coup, wagnérien convaincu. Comme je viens de le laisser entrevoir, il se pourrait bien que dans mon wagnérisme de ce temps lu, il y ait eu un peu de pose, cependant, je puis le dire en toute sincérité, les mélodies si douces d’Elsa, avec leur tendresse virginale et leur coloris de clair de lune, et plus encore, peut-être, le véritable rayonnement musical dont Wagner a su entourer le front de son héros me causèrent un indicible ravissement ; et, depuis lors, mon idée fixe, mon rêve fut d’entendre et de voir l’opéra enchanté.

Ce fut là un rêve dont l’accomplissement se fit longtemps attendre. J’avais à ce sujet la plus incroyable malechance. En Italie comme en Allemagne, si je passais par une ville, c’était pour voir sur une affiche déchirée, qu’on venait d’y donner Lohengrin. Comme les carabiniers d’Offenbach, j’arrivais toujours trop tard ! Enfin, après bien des années, je finis pourtant par assister à une représentation de l’œuvre désirée. Le dirais-je ? Ce fut une véritable déception !... Et comme l’impression désagréable que je ressentis alors, fut confirmée par celle que j’éprouvai dans les théâtres mêmes d’Allemagne où l’on conserve le plus fidèlement les traditions du maître, j’étais presque arrivé à prendre en dégoût, cet ouvrage, jadis adoré, quand Mr Bertini et Mlle Meyer ont.


non pas réalisé, mais surpassé ce que j’avais pressenti a la lecture ! D’où vient ceci ? Simplement de ce que, comme Wagner l’a dit lui-même, dans ses opéras, la musique n’est qu’un moyen, le but c’est le drame. Pour que cette musique produise son effet, il faut donc avant tout que le drame apparaisse. Eh bien, parmi tous les artistes que j’ai vus dans ces deux rôles, seuls Mr Bertini et Mlle Meyer font vivre les deux personnages rêvés par Wagner, et par là ils évoquent le drame vraiment beau, qui, ailleurs, s’évanouissait derrière la musique.

Et dame ! il faut le confesser, ce ne sont pas là deux rôles faciles à remplir. Pour Lohengrin, la chose saute aux yeux. Il ne s’agit pas seulement de nous donner l’idée d’un être divin, ce qui déjà est assez malaisé, mais, cet être surnaturel, il faut le rendre si humain qu’il puisse nous toucher. Un Dieu homme ! cela ne se conçoit pas. Pour que nous y puissions croire en vérité, l’Eglise a dû proclamer un mystère ; pour nous en donner l’illusion, même sous une forme toute profane, il faut un miracle de l’art.

Tous les chanteurs que j’ai vus avant Mr Bertini dans le rôle de Lohengrin, se subdivisent en deux groupes. Les premiers, qui sont les plus nombreux, se contentaient de chanter de leur mieux les parties les plus suaves ; quant à celles qui demandent une forte accentuation, il les escamotaient. Ainsi le dieu s’en allait, et il ne restait devant nous qu’une pâle figurine, comme celles que l’on voit sur les bâtons de sucre de pomme. Les autres sont ceux dont l’organe était puissant. Ceux là faisaient pire encore. La douceur leur manquant, au lieu d’un être divin, c’est un butor qu’ils nous montraient.

Ici nous touchons au g-rand écueil du rôle, écueil que Wagner connaissait bien, car il lui avait été signalé par ses amis avant même que son œuvre ne fut achevée. Lohengrin n’a eu aucun mérite à croire en Elsa et à prendre sa défense : grâce à un pouvoir merveilleux il connaissait son innocence, et c’est sans danger qu’il a combattu pour elle. Au contraire, quand, avant de se donner, Elsa réclame que son époux se donne à elle lui aussi tout entier, elle obéit à l’un des instincts les plus délicats et les plus nobles du cœur féminin. Mais si Lohengrin satisfaisait à ces justes exigences, il perdrait les avantages merveilleux qu’il doit à l’incognito, aussi n’hésite-t-il pas, brisant le tendre cœur qu’il est venu troubler, il part pour aller jouir tranquillement de la béatitude. Qu’est donc un tel héros ? Un égoïste qui ne peut éveiller qu’aversion et répugnance. — Telle est l’objection que présentèrent à Wagner ses amis. Il en fut tellement frappé qu’un moment il eut l’idée de changer son dénouement pour nous montrer Lohengrin renonçant à l’immortalité en faveur d’Elsa, et s’il n’en fit rien, c’est que par là s’en fut allée toute la portée de son poème, dont la signification devait être précisément que le sentiment spontané peut seul unir deux êtres séparés par l’inégalité de leur nature[1]. Mais comme cette pensée morale, on ne peut pas dire que, dans Lohengrin, elle apparaisse de soi-même, bien clairement.

c’est au chanteur d’êviter les êcueils que le rôle présente. Et voilà qui n’est pas facile ! « J’ignore quelles sont les aptitudes de Mr Beck[2], écrivait le maître peu de jours avant la première représentation de Lohengrin à Weimar. En tous cas, il doit bien avoir en vue ce qui est le point capital. C’est la grande scène finale du troisième acte : tout l’effet dépend de la façon dont il y remplira sa tâche difficile. Au commencement, quand il accuse Elsa, il doit être terrible comme un Dieu vengeur. Puis après son récit, quand il prononce ces mots : - Ah parle, parle, Elsa, qu’as-tu donc fait ? - sa force divine doit se briser pour faire place à la douleur la plus humaine. Depuis lors jusqu’au moment où il se sépare d’Elsa, c’est la passion la plus violente, la plus touchante et la plus douloureuse, qui-doit se dégager, car telle est l’essence même de la conclusion de l’opéra. C’est seulement ainsi que l’effet juste peut être produit et pas autrement. Tout le reste va de soi, et si le public reste froid, ce sera la faute de l’acteur auquel est confié le rôle de Lohengrin. » Cette lettre montre bien que Wagner était lui-même conscient des diflicultés d’interprétation que sa pièce présente ; seulement, il s’illusionne quand il ne les fait porter que sur un seul point. D’abord à côté du rôle de Lohengrin il y a celui d’Elsa, puis, pour ce qui concerne le héros, ce mélange de puissance divine et de passion humaine qui le caractérise, doit évidemment se manifester dès le début de la pièce et être maintenu constamment.

Or ce n’est pas là chose qui aille de soi : tous les artistes qui y échouent le montrent assez. — Eh bien, de toutes ces difficultés, Mr Tobie Bertini a triomphé, et à tel point, que quiconque n’a vu que lui dans ce rôle doit à peine se douter qu’elles existent. Par l’aisance de sa diction, par la souplesse de sa voix, qui lui permet d’être tour à tour irrésistiblement fort, infiniment tendre et ardemment passionné, il a réalisé pour nous le type adorable de l’être surnaturel, qui malgré sa puissance divine, aime et souffre comme le plus doux des humains.

Que le rôle d’Elsa ne présente pas des difficultés moins grandes, et que sa bonne interprétation n’ait pas moins d’importance, j’en vois la preuve dans ce que, pour que l’œuvre de Wagner nous apparût telle qu’elle est, il a fallu qu’à Mr Bertini vint se joindre Mlle Isabelle Meyer. En somme, toute l’action repose sur la lutte qui se livre dans le cœur d’Elsa. Si le chanteur qui représente le héros, doit posséder des qualités hors ligne pour être vraiment Lohengrin, c’est de l’artiste à laquelle est confiée la partie d’Elsa qu’il dépend de nous montrer que l’opéra de Wagner est un véritable drame. Seulement les. aptitudes prédominantes que demandent les deux rôles ne sont pas les mêmes. Lohengrin étant un être idéal, c’est l’art idéaliste par excellence, c’est la musique, qui peut seule le manifester : pour lui, il faut avant tout un excellent chanteur. Au contraire le rôle d’Elsa, étant essentiellement dramatique, exige une chanteuse qui soit une tragédienne.... et une tragédienne capable de figurer la suave jeune fille. Oh ! je puis l’affirmer, telles n’étaient pas les diverses Elsa, que j’ai vues avant Mlle Meyer. La plupart étaient grosses et courtes, les autres manquaient de jeunesse ou de beauté.


C’est là, dira-t-on, une chose dont il tant savoir faire abstraction, pour ne tenir compte que du talent de l’artiste. Certes, il le faudrait. J’ajouterai même qu’on peut y arriver, mais pas tout de suite, et, en attendant, la première impression a été produite, la première impression si importante quand il s’agit d’une œuvre d’art ! Et puis, c’est que généralement le talent laissait aussi à désirer. Non pas, le plus souvent, sous le rapport du chant : comme on sait les bons soprani sont moins rares que les bons ténors. Mais presque toutes ces dames jouaient d’une façon insuffisante le second et le troisième acte. Il en résultait deux choses. Premièrement, la grande scène où Elsa manque à l’engagement que lui a fait prendre Lohengrin, devenait un duo comme un autre : comme tel, il est trop long. Ensuite, le revirement n’ayant pas été préparé, semblait du. à un caprice de la chanteuse : il n’y avait plus de drame. Avec Mlle Meyer quelle différence ! — Grande, fine, distinguée ; des bras dignes d’une statue antique ; une figure aussi charmante par la grâce de l’expression que par la pureté du contour ; enfin une belle chevelure blonde ondulée.... dont le choix révèle un goût exquis ! — Dès qu’elle a paru, il n’y avait pas à s’y méprendre ; c’était bien là Elsa, Elsa en personne. Et cette impression première, non seulement nous ne l’avons plus jamais perdue, mais elle n’a fait que s’accroître, à mesure que les difficultés du rôle augmentaient. D’abord, quand Lohengrin vient défendre la vierge opprimée, avec quel charme enchanteur et quelle effusion sortie de l’âme, elle adorait le libérateur divin ! Puis, au second acte, c’est insensiblement que se glissait en elle, non pas un doute, mais une inquiétude de plus en plus douloureuse. Enfin,

du duo d’amour, qui nous avait semblé long, Mlle Meyer a fait une scène de haute tragédie, qui nous a semblé courte, tant les émotions qui s’y succèdent dépassent par leur variété et leur vivacité, la longueur du temps qu’elles remplissent. D’abord, comme on sent bien qu’Elsa brûle pour son époux de l’amour passionné qui, de la jeune fille va faire une femme. Et c’est cet amour même qui la perd. Car c’est bien l’amour qui lui inspire le désir de pouvoir au moins prononcer le nom de celui qu’elle adore. « Mon nom semble si doux dans ta bouche, le son du tien, ne l’entendrais-je pas ?... Permets que dans tes bras, je puisse au moins le murmurer tout bas »[3] Mlle Meyer prononçait ces mots avec une grâce insinuante, qui, dans la vierge faisait apparaître la sirène, et mettait à nu cette vérité, charmante après tout, qu’à la tendresse désintéressée de l’ange, la femme unit toujours la coquetterie et la câlinerie de la chatte. Hélas ! pour la calmer, Lohengrin emploie le pire des moyens ; il lui dit qu’il ne vient pas des douleurs et de la nuit mais des splendeurs de la béatitude. Dès lors tout est perdu, car ce qui tourmente Elsa, ce n’est pas le doute, c’est la crainte de le perdre. Dès lors c’en est fait de la volupté, c’en est fait même de l’amour ; il n’y a plus dans le cœur d’Elsa qu’une angoisse terrible. Déjà elle croit voir le cygne qui vient chercher son époux ! Alors aux molles inflexions et aux attitudes voluptueusement serpentantes, succèdent les ges tes larges et sculpturaux, et c’est avec un mouvement superbe que la tragédienne prononce la question fatale.

Je viens de parler de gestes sculpturaux. En effet, non seulement, Mlle Meyer nous révèle dans Elsa une création dramatique vraiment belle, mais elle nous fait éprouver ce genre de plaisir purement artistique qu’on ne demande d’habitude qu’aux arts du dessin. Par là elle justifie, autant qu’il est possible, une des prétentions les plus excessives que Wagner a émises dans sa jeunesse en faveur du drame lyrique. Il croyait alors que la sculpture grecque doit sa supériorité à un épanouissement artistique vivant, dont la tragédie fut le sommet, et qu’elle n’est devenue véritablement un art qu’après la mort de celle-ci, sous le coup du désir de conserver au moins l’image de la beauté qui abandonnait la vie. Se fondant sur cette hypothèse assez problématique, il n’a pas craint d’affirmer dans l' Œuvre d'Art de l' Avenir que lorsque la tragédie lyrique aurait vraiment refleuri, cela en serait fait de la peinture et de la sculpture, devenues encore une fois inutiles. Il y a là, une exagération manifeste, comme Wagner l’a du reste reconnu lui-même. Mais si les arts plastiques n’auront pas à disparaître devant le drame musical, Mlle Meyer nous a prouvé que celui-ci peut du moins les inspirer. Quelques personnes lui ont reproché l’ampleur trop grande de ses gestes ! Qui ne voit donc que dans la tragédie lyrique, les mouvements du corps humain doivent s’élever au-dessus de ceux que permet le simple drame récité autant que le chant dépasse la simple déclamation ? — En vérité tout compositeur qui, comme Wagner, a vraiment l’instinct de la grande tragédie, trouve des rhythmes qui, par leur beauté et leur grandeur, exigent de tels mouvements, et c’est grâce à cet appui fourni par la musique que la pantomime tragique peut lutter avec la grande sculpture. — Voilà ce que Mlle Meyer a mis en pleine lumière. Je viens de parler de la beauté de ses attitudes dans la grande scène du troisième acte. Bien d’autres exemples seraient à citer. Je me bornerai à un seul, celui de tous qui m’a le plus charmé. C’est au premier acte, quand Elsa agenouillée devant Lohengrin, écoute ses commandements avec l’expression d’une adoration extatique. On dirait la Magdeleine aux pieds du Christ ! Et ce qui fait le charme de ce tableau, c’est qu’à la grâce ineffable d’un Beato Angelico, il unit la beauté de la forme antique. Oui, en vérité, on croirait ici avoir devant soi une statue grecque, animée par les sentiments délicats et tendres que le Christianisme a apporté dans le monde, et auxquels notre musique doit l’existence.

La beauté plastique, telle est bien la base du jeu de Mlle Meyer, mais l’expression poétique en est l’âme et la rieur. Quoi de plus touchant que son arrivée au dernier tableau ! Se soutenant à peine, elle marche tête baissée, et sans avoir la force de dire un mot elle se laisse tomber sur le siège où on l’a conduite. Ainsi elle nous fait comprendre, avec une éloquence à laquelle ne saurait atteindre la parole, que rien n’existe plus pour la pauvre fille, excepté la douleur dans laquelle elle est abîmée. L’instinct dramatique de Mlle Meyer est tel qu’à la première représentation de Lohengrin, cette dernière scène, on peut dire qu’elle l’a jouée trop bien. Elle restait immobile et affaissée jusqu’au moment où Lohengrin, après avoir accusé Elsa, annonçait que maintenant, rejetant tout mystère, il allait se faire connaître. Alors par un mouvement soudain, elle se dressait, et toute roidie elle fixait sur son époux des yeux hagards. Pendant tout le récit pas un geste, mais l’intensité croissante de son regard et le mouvement toujours plus agité de sa respiration, indiquaient un tel crescendo d’angoisse et de douleur passionnées que c’était là un des moments où Mlle Meyer s’élevait le plus haut. Mais elle a compris que durant ce récit, c’est sur le héros que doit se concentrer toute l’attention, et elle a renoncé à cet admirable jeu de scène, montrant ainsi une fois de plus qu’elle a vraiment l’âme d’une artiste.

En résumé. Mr Tobie Bertini et Mlle Isabelle Meyer se sont constamment oubliés eux-mêmes pour ne penser qu’à réaliser le drame de Wagner. C’est par là, suivant moi, qu’ils sont arrivés au comble de leur art. Quel a été ainsi leur part dans ce phénomène complexe qui est l’apparition de l'œuvre d’art dans la vie ? Ce n’est pas moi qui le leur dirai, c’est Wagner, lui-même. « Que ne suis-je un chanteur dramatique, écrivait-il à Liszt quelques jours avant la première représentation de Lohengrin. Je serais dix fois plus heureux que je ne le suis, car, je le sais, le véritable artiste, c’est lui ! A nous autres compositeurs et poètes il n’est donné que, de vouloir, lui seul peut. »


Le Public Florentin.

Si je m’étais proposé d’écrire un véritable compte-rendu des représentations de Lohengrin à la Pergola, je devrais parler maintenant de tous les artistes qui ont dignement secondé Mr Bertini et Mlle Meyer. Je devrais dire surtout que, par la façon dont ils ont interprété les rôles d’Ortrude et de Frédéric, Mlle Amélie Boriani dont la voix est superbe, et Mr Ernest Sivori qui possède un véritable talent dramatique, ont grandement contribué au succès de ce terrible second acte, que le régisseur de l’Opéra de Weimar appelait « un précipice entre deux jardins fleuris. » Mais mon intention étant de noter seulement ce que les représentations de Florence ont eu de réellement caractéristique, c’est du public dont je dois m’occuper maintenant, car son attitude vis-à-vis du chef-d’œuvre de Wagner, est, après l’interprétation de Mr Bertini et de Mlle Meyer, ce qu’elles ont présenté de plus exceptionnel.

En vérité, la part effective qui revient au public dans une représentation bonne ou mauvaise, est plus grande qu’on ne le croit. Non seulement c’est en lui, c’est dans son attitude hostile, indifférente ou chaleureuse que les artistes qui sont en scène, puisent, on le découragement qui les paralyse, ou l’enthousiasme qui décuple leur force,, mais c’est de lui que dépend aussi, au moins en grande partie, le plaisir que chacun de nous pourra goûter. Quand un certain nombre de personnes sont réunies dans un but commun, aucune d’elle n’est plus exclusivement elle-même. Un lien se crée entre toutes, qui donne naissance, si l’on peut dire, à un être nouveau, ayant vraiment son âme à lui. C’est l’âme des foules, qui a assez de puissance pour suggérer aux individus qu’elle domine, non seulement des sentiments mais même des pensées, qui autrement ne fussent jamais entrées dans leur cerveau. Ainsi s’expliquent, hélas ! la plupart des horreurs révolutionnaires, mais en revanche, ainsi s’allument aussi les beaux et nobles enthousiasmes, parmi lesquels il faut ranger ceux dont le théâtre est témoin. Si maintenant je dis que nulle part je n’ai vu Lohengrin recevoir un accueil aussi intelligemment sympathique que celui qu’il a eu ici, on comprendra que les admirateurs de Wagner doivent de la reconnaissance au public Florentin. Et si j’ajoute qu’il y a deux ans cet opéra était ici à peu près inconnu et qu’on n’a pas été préparé à cette musique nouvelle par des concerts symphoniques, on conviendra qu’il y a là un fait digne de note.[4]

A vrai dire, c’est en 1872 que Lohengrin fit sa première apparition à Florence. Le chef-d’orchestre Mariant, qui eut l’honneur de faire entendre pour la première fois. cet opéra en Italie, après avoir donné une série de représentations triomphales à Bologne, vint ensuite avec sa troupe à Florence, qui alors était capitale du royaume d’Italie. Mais il y eut seulement trois représentations, et depuis lors quatorze années s’écoulèrent sans qu’on n’entendit plus parler du Chevalier du Cygne. On peut donc dire que lorsqu’à la fin de l’automne de 1886, l’imprésario du théâtre Pagliano monta Lohengrin, c’était un ouvrage nouveau pour la grande majorité des spectateurs.[5] Dès l’abord on put être frappé de l’attitude particulièrement bienveillante du public. La première scène du second acte qui, ailleurs, n’a pas toujours passé sans encombre, était elle-même applaudie. Quant au grand final du troisième acte, c’est un véritable enthousiasme qu’il suscitait. Parmi les assidus figuraient bon nombre de jeunes gens appartenant justement au Jockey Club qui jadis à Paris s’est montré si cruel pour Tannhauser, et le public des galeries était si franchement ravi qu’il le montrait non seulement au théâtre mais aussi dans la rue. À cette époque là, il était impossible de se promener dans Florence sans entendre fredonner quelque mélodie de Lohengrin. Et si l’on s’écartait du centre de la ville pour s’enfoncer dans les quartiers populaires, ces chants augmentaient eu variété et en fréquence. Je pourrais citer tel faubourg qui sous ce rapport, s’est fait une véritable réputation.


Cette faveur ne fit que s’accroître pendant les vingt-deux représentations qui eurent lieu alors, et c’est avec une salle comble qu’elles se terminèrent. Tout cela n’est rien encore cependant en comparaison du succès de cette année ; et vraiment ce fut une fête de l’art que la première de Lohengrin à la Pergola ! Jamais, je l’avoue, je n’ai vu un public qui autant que celui-là fiit absolument tel qu’un musicien poète comme Wagner eut pu le désirer. Pour tout dire, il réunissait deux qualités, qui généralement s’excluent : la finesse du goût et la naïveté. Ce dernier mot fera peut-être rire. On aura grand tort, car je le dis franchement, c’est là une des qualités les plus rares à l’Opéra, et pourtant elle seule pourrait amener une rénovation du genre[6] Nos gens du monde et nos gens d’esprit sont généralement blasés ; ils sont devenus incapables de sentir. S’ils applaudissent, le plus souvent, c’est par esprit de tendance ou par pose. Comment l’artiste peut-il oser s’adresser simplement au cœur, comme il le faudrait pour faire véritablement de l’art, quand il pense que tels seront ses juges ? — Je crois donc faire au public de la première représentation de Lohengrin à la Pergola, le plus grand des éloges en disant, que, bien qu’il comptât ce que Florence a de plus distingué par la naissance et l’intelligence, c’était un public, qui jouissait du chef-d’œuvre de Wagner avec la belle naïveté d’un en faut. Pas la moindre pose dans ses manifestations d’enthousiasme, au contraire ce qui en formait le caractère, c’était l’oubli de toute pose : et je pourrais citer, par exemple, certaines jeunes femmes dont l’attitude franchement ravie eut bien pu faire sourire, si, en réalité, il n’était pas charmant de voir des femmes du monde, oublier le monde pour se donner tout entières aux. jouissances idéales de l’art.

Ce sont là les apparences, dira-t-on, et souvent elles sont trompeuses. Cela est vrai. Aussi n’aurais-je rien dit, si une foule de conversations et d’observations particulières n’eussent pas confirmé mes impressions. Toutes étaient de nature à prouver que tout le monde ici a senti et apprécié le lien, qui, dans Lohengrin unit la musique aux paroles et à l’action scénique. Or c’est là la véritable clé qui donne plein accès dans le monde wagnérien.


La " Colombina " du Samedi Saint à Florence
et la colombe du Graal.


Nous avons dit ce que nous pensons des interprètes et du public de Lohengrin. Mais les bons paysans qui cultivent les riants coteaux au milieu desquels Florence repose, doivent avoir aussi leur chapitre ; car, en vérité, tandis qu’on chantait à la Pergola les mystères du Graal, ils nous ont donné, sous une forme encore vivante, la représentation du vieux mythe sur lequel cette légende se fonde.

C’était le Samedi Saint. Ce jour là, si, le matin, vous eussiez erré par les rues de Florence, vous auriez pu rencontrer un char singulier. Il est de forme pyramidale, et une quantité de pièces d’artifice le recouvrent. Comme il est fort haut et fort lourd, il roule pesamment, traîné par quatre grands bœufs blancs, qui le conduisent place du Dôme, juste en face la grande porte de la cathédrale. Là, on y attache une corde, qui, traversant la nef dans toute sa longueur, va le joindre au maître autel. C’est la route aérienne par laquelle une colombe enflammée viendra y mettre le feu et le faire éclater.

Tels sont les préparatifs de la fête, que je n’ai pas vus ; pas plus que je n’aurais vu la fête elle-même, qui pour moi est une vieille connaissance, si les hôtes illustres qui devaient y assister, ne lui eussent prêté cette année un éclat inaccoutumé. Lohengrin en effet n’est pas le seul grand personnage, qui nous ait visité pendant ce carême. Nous avons eu la reine d’Angleterre : une fort grande reine, on le sait ; puis la reine de Serbie : une très jolie reine, on le voit. Eh bien, toutes ces Majestés devaient assister à l’embrasement du char, dans cette jolie petite Loggia del Bigalio, qui fait le coin de la Via Calzaioli et de la Piazza del Duomo. C’était là une attraction irrésistible. A onze heures, je m’acheminai donc vers le lieu de la fête. Dieu, quelle foule ! Néanmoins, je parvins, non sans peine, jusqu’à la place du Dôme. Là, je jetai un coup d’œil admiratif sur les superbes Indiens, qui accompagnent la reine Victoria, et surtout sur la charmante reine Nathalie. Comment l’éclair de ses yeux, n’a-t-il pas fait partir le char, avant que la colombina arrive ? Tel est le problème que je me suis posé. Mais, sans chercher à le résoudre, car il est insoluble, je fis un nouveau plongeon dans la foule, et j’arrivai, ne sais comment, dans la cathédrale. L’immense vaisseau était absolument plein. Et tous ces hommes, toutes ces femmes et tous ces enfants n’avaient qu’une pensée : c’était que les minutes qui nous séparaient de midi passaient bien lentement. Enfin nous y voilà ! Le prêtre entonne le Gloria et la colombina s’allume. Elle part du maître autel avec un sifflement. Comme un éclair, elle traverse la nef, dont elle embrase pour un moment la voûte sombre : puis le char éclate avec un grand bruit, auquel se joignent le grondement des cloches sonnant a toute volée et les acclamations de la foule, assemblée sur la place. On a beau avoir vu cela bien des fois, il est impossible de rester froid, car il y a là un grand effet, qui vous fait venir la chair de poule, tout comme certains grands crescendo musicaux. Pourtant la mélodie qui me vint alors à l’esprit est particulièrement douce : c’est celle du grand récit dans lequel Lohengrin dévoile le mystère du Saint Graal. Au moment où la colombina était passée sur ma tète, sans y penser, je m’étais mis à chanter : « Une colombe en traversant l’espace, vient tous les ans raviver sa splendeur.[7] »

Comme vous voyez c’est par un pur hasard que la colombina de Florence et la colombe de Lohengrin se sont rencontrées dans mon esprit. Eh bien, je crois que c’est là un hasard qui a bien fait les choses. Car en vérité, j’en ai la conviction, ce serait trop peu de dire que ces deux colombes sont proches parentes ; il est pour moi indubitable qu’à elles deux, elles ne font qu’un seul et même oiseau. Voyez un peu. La colombe de Lohengrin vient tous les ans raviver les splendeurs d’un vase lumineux ; et tous les ans aussi, celle de Florence vient faire resplendir la cathédrale et éclater le feu d’artifice, qui attend à la porte sur un char. Elles accomplissent absolument le même office. Mais, direz vous, le Graal est un vase anguste entre tous, tandis qu’il ne s’agit ici que d’un simple char en bois traîné par des bœufs. Certes la légende du Graal est plus poétique, mais celle de la colombina a bien aussi son avantage, c’est que, tandis que la première n’est plus que le souvenir d’une chose morte et oubliée depuis longtemps, elle est encore vivante, et donne lieu, tous les ans, à une fête qui passionne le peuple. Pour cela même, elle va nous révéler le mythe primitif en lequel toutes deux se confondent. D’abord, il faut noter une chose. C’est au commencement du Printemps qu’elle a lieu cette fête, c’est-à-dire au moment même où le soleil ayant reconquis une puissance virile va féconder la nature. Puis le char qui éclate est traîné par des bœufs, tout comme ceux qui porteront la récolte, fruit désiré des amours du héros divin. Comment ne pas voir que la colombe qui vient faire épanouir sur ce char mille feux blonds comme les blés, est le symbole du soleil, qui va faire éclater tous les germes ? Les paysans toscans le savent bien, eux, car tous vous diront que si le char s’embrase bien, la récolte sera bonne. Il est vrai que ces vieux souvenirs païens se rattachent aujourd’hui à une fête chrétienne, qui les voile en partie. Mais quand on voit que nous fêtons les Morts au moment où la nature meure, que la naissance du Christ coïncide pour nous avec la naissance d’un nouveau soleil, et sa résurrection avec l’époque où tout revit sur terre, il est difficile de ne pas croire que nos fêtes sont plus anciennes que le Christianisme, et que celui-ci, pour en faire ce qu’elles sont aujourd’hui, n’a eu qu’à en modifier le sens et à les pénétrer du plus haut idéalisme.

« Eh quoi ! direz vous en haussant les épaules, le Saint Graal et sa colombe seraient tout simplement la terre et

le soleil : Et ce serait une telle banalité, qui aurait inspiré les divines mélodies de Wagner ! » Oui, monsieur, et si vous ne voulez pas me croire, je vous renverrai a Mr De Gubernatis, l’illustre savant, dont la réputation est telle, dans les deux mondes, que l’empereur du Brésil n’a pas voulu traverser Florence sans aller lui faire visite. Non seulement il confirmera mon dire, mais il ajoutera que Lohengrin lui-même est aussi le soleil et qu’Elsa est la lune : toute l’histoire des malheureux amants se fondant sur le fait bien simple que l’astre de la nuit ne peut contempler celui du jour, dans sa splendeur, sans pâlir et mourir à nos yeux.

Voilà ce que vous dira Mr De Gubernatis. Mais après tout, il se pourrait que la grande autorité du savant ne me sauvât pas. Car ce qui est à sa place dans un travail d’érudition pourrait bien ne pas l’être dans une modeste causerie comme celle-ci. Le mythe et l’œuvre d’art sont bien les deux extrémités d’une même tige, mais l’un est la racine, et l’autre la fleur qui éblouit et embaume. Or, que diriez-vous madame, si au lieu d’une rose on vous présentait cette petite araignée chevelue et terreuse, d’où elle est sortie ? — « Fi donc ! » — Je cours grand risque qu’on ne m’en dise autant. Voyez-vous pourtant dans quelle situation fâcheuse un malheureux écrivain peut être mis par le seul fait d’avoir vu la colombina après avoir entendu Lohengrin !... Enfin, puisque j’y suis dans cette situation la, il faut en prendre son parti. Et le mieux est de le prendre bravement. Je vous dirai donc à vous tous qui faites les dédaigneux, que sans le mythe vous n’auriez pas plus l’œuvre d’art que vous n’en pourriez jouir sans les paysans, qui, confiants dans la colombina, arrosent la terre de leurs sueurs : car c’est eux qui vous donnent du pain, et comme dit le proverbe : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles. » Et puis quelque idéale que soit l’œuvre d’art, elle n’en conserve pas moins des traces indélébiles du vieux mythe, sans pour cela s’en trouver plus mal. Non seulement c’est dans la nuit que Frédéric et Ortrude ourdissent leur noir complot, mais c’est d’elle aussi que dérive l’admirable coloris musical dont Wagner a revêtu leurs rôles. Quand Elsa paraît à son balcon, un rayon de lune tombe sur son front, et plus tard quand Lohengrin vient repousser Ortrude le soleil resplendit. Tout à l’heure je ne pensais pas au mythe, quand j’ai dit que les mélodies d’Elsa avaient un coloris de clair de lune, et que Wagner a su entourer son héros d’un véritable rayonnement musical. Je n’ai nulle envie de retirer ces expressions et je crois encore qu’elles sont un éloge.


Wagner et l’Art Italien.
Dialogue de Minuit.

Maintenant il faut que je fasse un aveu : je ne m’attendais pas à voir Lohengrin, représenté et compris ici comme il l’a été. J’ajouterai même que la promptitude avec laquelle les artistes et le public ont pu s’adapter à un art tout nouveaux pour eux, m’a surpris à tel point que j’en ai cherché l’explication. — Eh bien, cette explication je l’ai eue et d’une façon assez merveilleuse, pour que la chose mérite d’être contée tout au long.

C’était un soir après une représentation de Lohengrin à la Pergola. La lune était dans son plein et le ciel sans nuage. Les tours, les clochers, les façades des vieux palais gothiques se dressaient éclatants de blancheur, comme dans un rêve. Arrivé à l’Arno, tout embrasé par les rayons lunaires, fasciné, je m’engageai sur le quai qui mène aux Cascine. Il était désert, et cette solitude étrangement brillante, exerceait sur moi un charme qui me poussait toujours en avant. À la grille des Cascine, nouvel enchantement : un bois, la nuit, avec ses ombres vagues et ses

formes indécises, n’est ce pas là le séjour même du rêve ! J’entrai donc, bien décidé à parvenir jusqu’au tombeau du Prince Indien. Mais je n’y arrivai pas. A mi-chemin, près de cette clairière où s’élèvent des chênes séculaires, j’entendis un murmure singulier, et à travers le taillis j’aperçus je ne sais quelle foule transparente, qui se mouvait. Comme j’avançais pour voir ce que cela pouvait bien être, une voix cria : « On ne passe pas ! » et au même moment un soldat apparut, mais un soldat comme je n’en avais jamais vu.... que dans les cortèges historiques. C’était un lansquenet, et c’était avec une hallebarde qu’il me barrait le chemin. « Qu’y a-t-il donc ici ? » fis-je tout ébaubi. — « Eh quoi, ne le savez-vous pas !. Cette nuit, a lieu la fête que, chaque année, nos grands Florentins de la Renaissance donnent à tous les artistes et à tous les poètes, qui, paraît-il, ont suivi la voie qu’ils ont ouverte. » Je crus avoir à faire à quelque mauvais plaisant, et je partis d’un grand éclat de rire. Mais le soldat ne riait pas, lui ; il avait même l’air si sérieux qu’il finit par m’en imposer. M’étais-je endormi en marchant ? Rêvais-je tout debout ? C’est probable, mais ce qui est certain c’est que pour lors je demeurai convaincu. Un désir fou me vint donc de voir tous ces grands hommes ; et je fis si bien que je décidai mon hallebardier à me laisser passer. Ce qu’il ne fit toutefois qu’après m’avoir recouvert de son manteau, un grand manteau couleur d’ombre, qui m’empêcherait de faire dissonnance au milieu de l’illustre assemblée.

La première ombre que je vis fut celle de Giovanni Bardi comte de Vernio, le noble Florentin dans le palais duquel se réunissaient les artistes qui, voulant faire renaître la tragédie grecque, créèrent l’opéra. Autour de lui étaient ses plus illustres commensaux. Il y avait Vincent Galilée le premier musicien qui substitua le style monodique aux formes savantes de l’école de Palestrina ; le poète Rinuccini qui écrivit le premier livret d’opéra, et les compositeurs Péri et Caccini qui le mirent en musique. Enfin, tout à côté, mais faisant bande à part : Dante et Palestrina. — Excusez du peu !

Tous ces grands hommes parlaient de Lohengrin.

— Savez-vous que c’est très beau ! disait le Comte Bardi,

— Oui, répondit Péri, c’est précisément ce que nous aurions fait, si cela eût été possible au point où la musique en était de notre temps.

— Et si au lieu de vouloir imiter les Grecs, fit Dante, vous vous étiez contentés de suivre leur exemple ; si au lieu d’aller demander vos sujets à une poésie morte depuis longtemps, vous eussiez, comme moi et comme Wagner, puisé aux sources encore vivantes autour de vous !

— Et si vous n’aviez pas eu un aussi grand dédain pour mon école, ajouta Palestrina. Wagner n’a pas fait fi de mes œuvres, lui : cela se voit bien dans les divines harmonies du Graal !

— Certes, répondit Vincent Galilée, pour que notre rêve se réalisât, la polyphonie devait s’introduire dans l’opéra. Mais pour que ce fût possible, il fallait que du chœur, dont pour vous elle était inséparable, elle passât à l’orchestre, et que là elle reçût du rhythme de la danse, l’impulsion qui devait la rendre capable de servir de base à l’action dramatique elle-même. Pour accomplir une transformation semblable il n’a fallu rien moins que le génie

réuni de tous les maîtres de la grande école allemande, depuis Bach jusqu’à Beethoven.

— En tous cas, reprit Péri, il n’en reste pas moins que ce que nous avons voulu, c’est, comme Wagner, le drame. On parle toujours de l’opéra italien, comme d’un genre absurde, où le bon sens est sacrifié à la virtuosité ; on oublie trop ce que nous avons fait, nous autres Toscans, qui en sommes les fondateurs. Comme notre nature offre un contour ferme qu’une belle végétation pare sans le noyer, comme nos peintres et nos sculpteurs n’ont jamais perdu de vue la structure organique du corps humain, comme nos poètes enfin n’ont vu dans les vers que le beau vêtement de la vérité, nous n’avons jamais conçu la mélodie que comme une forme expressive destinée à manifester le drame ! Ce sont les Vénitiens qui ont introduit le baroquisme à la fois dans les arts plastiques et dans la musique ! Est-ce là l’effet de l’élément bleu, mou et dissolvant qui les entourent ? Je ne sais, mais ce que les Vénitiens avaient commencé, ce sont les Napolitains qui l’ont achevé ! Et si Cavalli[8] a introduit l’air dans l’opéra, Scarlatti en a fait la chose principale. Cela a été comme une inondation qui a submergé le pur et noble génie toscan. Et voilà comment ce que Florence, elle-même, aurait pu faire, c’est un Allemand qui nous l’apporte.

À ce qu’il paraît, dans le monde des ombres comme dans le nôtre, on ne peut parler du loup sans en voir les oreilles. Péri n’avait pas prononcé le nom de Cavalli, que celui-ci était déjà là.

— Mon ami, fit-il avec une voix chantante, vos reproches sont peu fondés. Si j’ai introduit l’air dans l’opéra et si tout le monde en a été ravi, c’est que, sans vous faire tort, vos éternels récitatifs avec leur maigre accompagnement, étaient vraiment trop ennuyeux. Tenez, si Wagner a pu faire ce qu’il a fait, il le doit à ces deux hommes là. — Et, ce disant, il montra du doigt Scarlatti et Bach qui se promenaient bras dessus bras dessous. — L’un a donné à la mélodie de chant la beauté souveraine, l’autre est le fondateur de la symphonie. Voilà les deux éléments dont la réunion a seule rendu possible le drame musical moderne ; et la part qui revient à l’un, n’est pas moindre que celle qui appartient à l’autre.... Cessez donc de médire de la belle mélodie de chant : c’est l’honneur suprême de l’Italie que de l’avoir donnée au monde, et sans elle vous n’eussiez eu ni Mozart, ni Beethoven, ni Wagner.

— Très bien ! Très bien ! Cavalli, s’écria Wagner, qui, lui aussi, était venu se joindre au groupe. Et, comme ce diable d’homme n’a pas perdu dans l’autre monde, la manie qu’il avait dans celui-ci, de ne jamais laisser échapper l’occasion de faire un discours, il monta sur un tertre et s’exprima en ces termes.

— Il est un pays béni des dieux, où les fleurs roses s’épanouissent sur les bords d’une mer azurée. C’est là qu’est née Vénus, et c’est là que la mélodie a revêtu les formes enchanteresses, grâce auxquelles elle a pu jouer dans le domaine des sons le rôle qui appartient dans la vie à la déesse de Cythère. Oui, la mélodies italienne, c’est la femme, la femme dans tout l’épanouissement de ses attraits, et sans laquelle le monde ne serait qu’aridité et stérilité. Voyez Bach. Il n’est pas de plus grand génie.

Mais ce fut un génie exclusivement viril. Il n’a pas connu Vénus : aussi est-il resté une sorte de sphinx, moitié homme et moitié.... contre-point. Avec Mozart et avec Beethoven, quelle différence. C’est que le divin cantabile italien leur était apparu, c’est qu’il avait pris possession de leur âme. En vérité, dans leurs œuvres, s’est accompli le mariage de Faust et d’Hélène, ou, si vous voulez, Pygmalion a embrassé la statue de Vénus et lui a donné la vie ! — Il faut le reconnaître, il manquait deux choses à votre mélodie, le coloris et le mouvement ; mais elle avait l’attrait suprême, qui en brûlant au cœur pouvait seul faire jaillir l’étincelle créatrice, elle était enfin le germe de vie qui ne peut être que féconde. — Mendelssohn, Schumann et Brahms ont fait les fiers, ils ont voulu être de purs Germains. Que grand bien leur fasse ! Pour moi, j’ai senti différemment, et je ne crois pas m’en trouver plus mal !... Je le dis franchement, non seulement la mélodie de Bellini m’a inspiré une véritable passion, mais j’ai adoré la Vénus de chair et d’os dont cette mélodie n’est que l’image fluide. Là est le secret de tout ce que j’ai pu faire de nouveau. Quand je concevais mes drames, il me semblait voir agir les êtres superbes dont les sculpteurs grecs et les vôtres, ont fixé l’image dans la pierre. Et c’est la beauté des rhythmes qu’ils me suggéraient, qui m’a permis de renoncer en faveur du mouvement aux formes symétriques.

En prononçant ces paroles, Wagner s’était animé de plus en plus. Ici, il fit une pause, puis, sur un ton plus doux : Vous voyez ce que je vous dois, reprit-il. Non seulement, votre mélodie est, avec l’art de notre vieux Bach, le fond même de ma musique ; mais, ce qui m’a permis d’atteindre à la forme dramatique, c’est, je le répète, le bel être humain, se manifestant par le geste et l’expression du visage, librement et largement, comme il le fait surtout dans vos belles contrées du midi. Il est donc bien naturel que, chez vous, mes drames trouvent ses meilleurs interprètes[9], et qu’ils puissent aussi être accueillis avec quelque faveur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ainsi l’explication que je cherchais, Wagner me l’a donnée lui-même. Je n’ai plus rien à dire.


  1. Je ne puis ici que toucher en passant ce point délicat de la genèse de Lohengrin ; pour plus de détails, voir mon Wagner d’après lui-même (Paris, Fischbacher ; Florence, Loescher).
  2. Mr Beck fut le créateur du rôle.
  3. Il mio nome sul tuo labrro è grato.... Dell ! fa ch’ io pure il tuo ripeta ancor !.. In sol proferirô quel nome amato Quando siam soli in braccio dell’amoi !...
  4. Florence possède bien une société de concerts fondée et dirigée par Mr J. Sbolci, mais sa clientèle est en grande partie composée d’étrangers.
  5. Le théâtre Pagliano est un Opéra populaire : c’est une des salles les plus vastes de l'Europe. La Pergola est le Grand Opéra de Florence.
  6. C’est là précisément l’idée qui a inspiré Lohengrin. C’est parce qu’Elsa n’est plus naïve devant son époux que celui-ci lui échappe ; et c’est au défaut de naïveté du public que Wagner attribuait, en 1846, ses insuccès.
  7. Ogni anno una colomba vien dal cielo A rinnovare il santo suo poter.
  8. De son vrai nom Caletti-Bruni.
  9. Thomas Salvini et Ernest Rossi sont aussi, de nos jours, les meilleurs interprètes de Shakespeare, du moins à ma connaissance.