Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry/Chapitre 34



Chappitre XXXIIIIe
De celles qui vont voulentiers es pellerinages


Un autre exemple vous vueil dire d’une dame qui estoit juenne et avoit le cuer au siècle. Si estoit un escuier qui estoit amouroux d’elle, et elle ne le heoit pas aussy, et pour plus avoir d’aise et de lieu pour parler et pour bourder ensemble, elle faisoit accroire à son seigneur qu’elle s’estoit vouée pour aler en pelerinaige, et son seigneur, qui preudhomme estoit, le souffroit, pour ce que il ne luy vouloit pas desplaire.

Sy advint une fois que elle et yceluy escuyer alèrent en un pelerinaige d’une place de nostre Dame. Si furent moult aysiez enmy le chemin de parler ensemble, car ilz y entendoient bien plus que à dire leurs heures et y avoient bien plus grant plaisir et plus grant delit, dont il advint que, quant ilz furent venus là et ilz furent au bon de la messe, l’ennemy, qui tousjours est en aguet de enflamber et tempter homme et femme, les tint si subgiez de celle temptacion et en celluy fol plaisir, qu’ilz avoient plus leurs yeulx et leurs plaisances à resgarder l’un l’autre et à faire petiz signes d’amours qu’ilz n’avoient au divin service, ne que à dire devotement leurs heures.

Si advint, par appert miracle, que il prist si grant mal à la dame soudainement, que celle se estraingnoist et ne sçavoit se elle estoit morte ou vive. Si en fust emportée entre bras en la ville comme chose morte, et fut trois nuiz et trois jours sans boire et sans mengier, et n’y congnoissoit l’en ou mort ou vye. Sy fut envoyé querre son seigneur et ses amis, qui furent moult doulans de ceste aventure, et la regardoient et si ne sçavoient se elle en mourroit ou vivroit, dont il advint que la dame, qui en grant doulour estoit, vit une advision moult merveilleuse ; car il luy sembloyt qu’elle veoit sa mère et son père, qui mors estoyent pieçà, et la mère luy monstra ses mamelles : « Belle fille, veez cy ta nourreture ; aime et honneure ton seigneur comme tu feiz ceste mamelle, puisque l’esglise te l’a donné. » Et après son père luy disoit : « Belle fille, pourquoy as-tu plus grant plaisance ne plus grant amour à un autre que à ton seigneur ? regarde ce puis qui est de costé toy, et saichiez, se tu chiez ou feu de male chaleur, que tu chierras dedans. » Et lors elle regardoit et veoit un puis plein de feu delez luy si près que à pou qu’elle n’y cheoit. Si en estoit toute effrayée, et après son père et sa mère lui monstroient bien cent prestres trestous revestus de blanc, et le père et la mère lui disoient : « Belle fille, nous vous mercions d’avoir revestu cestes gens cy. » Et après cela il lui sembloit qu’elle veoit l’ymaige de Nostre Dame qui tenoyt une cotte et une chemise et lui disoit : « Ceste cotte et ceste chemise te gardent de cheoir en ce puis. Tu as ordi ma maison et mocquée. » Et en ycelluy effroy elle s’esveilla et getta un grant souspir. Si eurent son seigneur et ses amis grant joye, et virent bien qu’elle n’estoit pas morte, et la dame se trouva vaine et lasse de la vision et paoureuse du feu et de la flambe du puis où elle estoit deue cheoir. Sy demanda un prestre, que on luy ala querre, un saint preudomme religieux qui estoit grant clerc, vestoit la haire et estoit moult de saincte vie. Si la confessa et elle luy dist toutes ses advisions et la grant paour que elle avoyt eue de cheoir ou puis, et aussy elle luy dist tous ses pechiez et ses jeunesses, et le saint homme lui desclara son avision et lui dit :

« Dame, vous estes moult tenue à Dieu et à sa doulce mère, qui ne vueillent mie la perdicion et la dampnation de vostre ame, ains vous desmonstrent vostre peril et vostre saulvement. Premièrement ilz vous ont fait demonstrer vostre père et vostre mère, dont vostre mère vous disoit : Belle fille, voy les mamelles où tu preiz ta nourreture ; ayme et honeure ton seigneur comme tu feiz cestes mamelles. Ma doulce amye, c’est à entendre que, puisque sainte eglise vous a donné seigneur, que vous le devez doubter et amer tout aussy comme vous amiez la mamelle de vostre mère et y prenez nourissement. Et aussy comme l’enfant laisse toutes choses pour la tette et la doulceur du lait, dont il prent croissement et nourreture, aussi doit toute bonne femme selon Dieu et selon sainte loy amer son seigneur sur tous autres, et laissier toutes autres amours pour celle ; si comme nostre seigneur par sa sainte propre bouche dist que l’on laissast et deguerpist père et mère, suers et frères et toutes autres choses pour l’amour de son seigneur, et que ce n’estoient pas deux chars, fors une, que Dieu avoit conjointe en une et que homme ne povoit separer, c’est-à-dire que homme ne povoit ny ne devoit fourtraire l’amour l’un de l’autre, puisque Dieus et l’esglise les avoit unys et conjoins ensemble. Et encores vous dist vostre mère que vous y prenissiez nourreture comme en ses mamelles, c’est-à-dire et entendre que se que vous amez vostre seigneur sus tous, que ce seroit votre nourriture et vostre bien, et honneur vous accroistra de jour en jour comme l’enfant croist par la nourriture de la mère et de sa mamelle, c’est la doulceur du lait, qui signifie la grant doulceur, la joye et l’amour qui doit estre en loyal mariaige, et la grâce de Dieu y habite. Après vostre père vous dist : Belle fille, pourquoy as-tu plus grant plaisance et plus grant amour à aultre que à ton seigneur ? regarde ce puis qui est delèz toy, et saches, se tu chez au feu de male chaleur, que tu y chierras. C’est-à-dire que, se vous amez plus aultre que vostre seigneur, ne que autres habitent à vous, fors que luy, que vous charrez ou puis, où vous serez arse et bruslée pour le delit de la male plaisance et malle chaleur que vous avez eue ailleurs. Et pour ce vous montra-il le puis de feu et la vengeance et la punition qu’il convient souffrir pour le delit de celle folle plaisance. Après ilz vous monstrèrent les prestres blans et vous disoient que vous les aviés revestus ; pour ce vous en mercioient ; c’estoit signiffiance que vous aviez fait revestir les prestres et fait dire des messes pour eulx, dont ilz vous remercioient, car soiez certaine que aussi comme vous faictes pour eulx et pour les autres deffuncts, que ilz prient pour vous et sont rnarriz quant ilz voyent que ceulx qui font bien pour eulx sont en voye de perdicion. Si comme vous avez bien peu apparcevoir que ilz sont très bien marriz de la temptacion que vous aviez eue et de la folle plaisance par laquelle vous estiez en voye d’estre perdue, et pour ce vous en venoyent secourir pour amour du bien fait et des messes et des aumosnes que vous aviés fait et fait faire pour eulx. Après veistes l’image de Nostre-Dame qui tenoyt une cotte et une chemise et disoit : Ceste cotte et ceste chemise te gardent de cheoir en ce puis, car tu as ordi ma maison et l’as moquée. C’est-à-dire que vous aviez esté en son esglise et plus pour plaisance d’autruy que pour l’amour d’elle, et c’estoient les folz regars et les folz plaisirs que vous preniez en celluy par qui d’amours vous emprensistes la voye et le voyaige, et pour ce vous dist la voix que vous aviez ordy et moquée sa maison, c’est son eglise ; car tous ceulx et celles qui y viennent par autre plaisance que par dévocion du saint lieu et se couvrent du service pour trouver lieu d’esbat et delit terrien, ceulx moquent l’esglise et la maison de Dieu. Ainsi fut-il de vous, selon vostre fait et vostre advision. Après vous l’ordeistes et empeschastes, comme la voix vous dist. Ce fut quant vous aviez plus le cuer à luy et en la plaisance de folie que au divin service, et de cellui meffait Dieu vous a voulu monstrer vostre deffaulte et vous fist venir celluy grant mal et celle grant hachie que vous avez senti. Et ceste grace, qui vous vint par chastiement et demonstrance, fut par le service et bien fait que vous feystes à deux povres femmes, dont vous donnastes à l’une une cote et à l’autre une chemise, et vous dist la voix que la cotte et la chemise vous avoyent gardée de cheoir ou puis, c’est-à-dire que le bien fait et l’aumosne que vous aviez fait pour Dieu vous avoit gardé de perir et d’estre perdue, se vous fussiez cheoite en la folie où vostre cuer avoit mis s’entente et sa folle plaisance. Sy devez grant guerredon à Dieu et grant service de vous avoir daigné demonstrer vostre erreur. Si vous devez en avant garder d’encheoir un tel peril comme de perdre honneur et l’ame d’avoir plaisance de amer nul tant comme vostre seigneur, à qui vous avez promis foy et loyaulté, ne le changer pour pire ne pour meillour, et celle le change, qui plus aime autre que son seigneur et ment et parjure sa foy et sa loy. Si vous est, Dieu mercy, beau mirouer. »

Et ainsi li demonstra le preudomme son advision et la confessa et l’enseigna le mieulx qu’il pot, et la dame guerist et mercia Dieu, et laissa toute sa folle plaisance, dont il advint, bien environ demi an ou environ après, que l’escuier, qui l’amoit par amours, vint d’un voyaige et d’une armée où il avoit esté. Si la vint veoir, cointe et jolis, et si commença à bourder et jangler et lui user d’un tel langaige, dont autresfoys luy avoit usé ; sy la trouva toute estrange ; lors fut tout esbahy et esmerveillé et luy demanda : « Ma dame, à quel jeu ay-je perdu le bon temps, la joye et l’espérance que j’avoye en vous de vivre joyeusement ? » Et la dame lui respondit que tout cellui temps est passé ; car jamais je ne pense à amer ne avoir plaisance à nullui fors en mon seigneur. Et lors elle lui compta l’adventure qui lui advint. Si cuida moult la tourner ; maiz il ne peut, et, quant il vit qu’il ne pot et qu’elle estoit si ferme, si la laissa et dist à plusieurs la bonté et la fermeté d’elle, et l’en prisa et la honnoura plus.

Et pour ce a cy bon exemple comment l’on ne doit pas aler aux sains voiaiges pour nulle folle plaisance, fors pour le divin service et amour de Dieu, et aussy comment il fait bon faire prier et faire dire messes pour son père et pour sa mère et pour ses autres amis ; car aussy ilz prient et empètrent graces pour les vifs qui bien font pour eulx, comme ouy avez ; et aussy fait l’en bien de donner pour Dieu, car l’aumosne si acquiert grace de Dieu à celluy qui la donne, si comme ouy avez. Sy vous diray un autre exemple qui avint en une eglise qui est en ma terre, et a nom Nostre-Dame de Beaulieu.