Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry/Chapitre 19



De celle qui sailit sur la table
Chappitre XIXe


Une fois avint que trois marchans venoient de l’emplette de querre draps de Rouen. Si dist l’un : C’est trop bonne chose que femme, quand elle obeist voulontiers à son seigneur. — Par foy, fist l’autre, la moye m’obeist bien. — Vrayement, dist l’autre, la moye, si comme je pense, me obeist plus. — Voire, dist le tiers, mectons une fermaille, laquelle obeyra mieulx et qui mieulx fera au commandement de son mary. — Je le vueil, firent les autres. Sy fut mise la fermaille, et jurèrent tous trois que nul ne advertiroit sa femme, fors dire : Ce que je commanderay soit fait, comment que ce soit.

Si vindrent premierement chez l’une. Sy dist le seigneur : Ce que je commenderay soit fait, comment que ce soit. Après cela le seigneur dist à sa femme : Sailliez en ce bassin. — Et elle respondit : A quoy, ne à quelle besoingne ? — Pour ce, dist-il, que je le vueil. — Vrayement, dit-elle, je sauray avant pourquoy je saille. Si n’en fist rien ; si fut le mary moult fel, si luy donna une buffe. Après ilz vindrent chiés le second marchant et dist, ainsi comme dist l’autre, que son commandement feust fait, et puis d’ilec ne demoura guères après qu’il la commanda à saillir ou bacin. Et elle dist : Pourquoy ? Et au fort elle n’en voult riens faire, et en fut batue comme l’autre.

Si vindrent chez le tiers marchant. Si estoit la table mise et la viande dessus. Si dist aux autres en l’oreille que après mengier il lui commanderoit à saillir ou bacin. Et se misrent à table, et le seigneur dit devant tous que ce que il commanderoit feust fait, comment qu’il feust. Sa femme, qui le amoit et le craignoit, oyt bien la parolle ; sy ne sçeut que penser. Si advint que il mengèrent oeufs molès, et n’y avoit point de sel fin sur la table. Sy va dire le mary : Femme, saul sur table ; et la bonne femme, qui ot paour de luy desobeir, saillit sur table et abati table et viandes, et vin et voirres, et escuelles, tant que tout ala par la place. Comment, dist le seigneur, est-ce la manière ? vous ne sçavés autre jeu fère ; estes-vous desvée ? — Sire, dist-elle, j’ay fait vostre commandement ; ne aviez vous pas dit que vostre commandement fuest fait, combien qu’il feust ? je l’ay faict à mon pouvoir, combien que ce feust vostre dommaige et le mien ; car vous m’aviez dit que je saillisse sur la table. — Quoy, dist-il, je disoye : Sel sur table. — En bonne foy, dist-elle, je entendoye y saillir. Lors y ot assés ris et tout prins à bourde, dont les aultres deux marchans vont dire qu’il ne faloit jà commander qu’elle saillist ou bacin, et qu’elle en avoit assez fait et que son seigneur avoit gaaingnié la fermaille, et fut la plus loée de obeir à son seigneur, et ne fut mie batue comme les autres, qui ne vouloient faire le commandement de leurs seigneurs ; car gens voitturiers sy chastient leurs femmes par signes de cops ; et aussy toute gentil femme de son droit mesmes doit l’en chastier et par bel et par courtoisie, car autrement ne leur doit l’en faire.

Et, pour ce, toute gentil femme monstre se elle a franc et gentil cuer ou non, c’est assavoir qui lui monstre par bel et par courtoisie, de tant comme elle aura plus gentil et franc cuer, de tant se chastie elle mieulx, et obeist et fait plus debonnairement le commandement de son seigneur, et a plus grant doubte et paour de luy desobeir. Car les bonnes craignent comme fist la bonne femme au tiers marchant, qui, pour doubte de desobeir à son seigneur, elle sailly sus la table et abaty tout, et ainsi doit toute bonne femme fère, craindre et obeir à son seigneur, et son commandement, soit tort, soit droit, se le commandement n’est trop oultrageux, et, se il y a vice, elle en est desblasmée, et demoure l blasme, se blasme y a, à son seigneur. Or vous ay un peu traittié de l’obeissance et de la crainte que l’on doit avoir à son seigneur, et comment l’en ne doit pas respondre à chascune parolles de son seigneur ne d’autre, et quel péril il y a et comment la fille d’un chevalier en mist son honnour et son estat en grant balence, pour estriver et respondre au fol escuier, qui pour ce dist que fol et que nice et sot. Maiz il est maintes gns qui sont de sy haultaines paroles et de sy mauvaiz couraige qu’ilz dient en hastiveté tout ce qu’ils scevent, et que à la bouche leur vient. Pour ce est-ce grant peril de prendre tenson à telles gens. Car qui l’y prent, il met son honneur en grant adventure ; car maintes gens en leur yre dient plus que ilz ne scevent pour eulx mieulx vengier.

Si vous laisseray de ceste matière et vous parleray de celles qui donnent la char aux petiz chiens.