Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Prologue

LIVRE DES FAITS
DU BON MESSIRE
JEAN LE MAINGRE, DIT BOUCIQUAUT,
MARESCHAL DE FRANCE ET GOUVERNEUR DE JENNES.
Séparateur

PROLOGUE.


Deux choses sont par la volonté de Dieu establies au monde, ainsi comme deux piliers à soustenir les ordres des loix divines et humaines, qui à créature humaine donnent reigle de vivre en paix et deüement soubs les termes de raison, et qui accroissent et multiplient le sens humain en congnoissance et vertu, et l’ostent d’ignorance, et avec ce deffendent et soutiennent et augmentent le bien propre et aussi le public, et sans lesquels seroit le monde ainsi comme chose confuse et sans nul ordre. Et par ce pouvons nous veoir que, comme elles nous soient nécessaires, pour le grand bien d’elles, et le grand profit qui nous en vient, nous les devons souverainement priser, honnorer, soustenir, louer, et avoir en revérence. Iceulx deux piliers sans faille sont chevalerie, et science, qui moult bien conviennent ensemble. Car en pays, royaume, ou empire auquel l’une des deux faudroit, conviendroit que le lieu eust peu de durée ; car là où science seroit destruicte, loy seroit nulle. Et comme homme ne puisse bien vivre sans loy, et seroit retourné comme en beste, avec ce le royaume ou contrée là où deffence de chevalerie cesseroit, l’envieuse convoitise des ennemis, qui rien ne craindroient, tost à confusion le mettroit. Or nous a, Dieu en soit loüé ! avec les autres biens que faicts nous a, donné ces deux deffences. Mais de l’une parlerons plus avant, au propos que nous voulons traicter ; c’est à savoir de chevalerie, en la loüant en la personne d’un vaillant et noble chevalier encores au monde, Dieu luy tienne ! aujourd’huy vivant en bon âge, et prospérité de corps, d’esprit, et de noble estat : C’est monseigneur messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut, mareschal de France ; et gouverneur de Jennes, en laquelle revérence et honneur, pour les dessertes de ses biens faicts, sera au plaisir de Dieu traicté et parfaict ce présent livre, racontant le bien de luy, tant en vertu de nobles mœurs, gentillesse et toutes graces, comme en prouesse et vaillantise de son corps et bons faicts par luy accomplis, és quelles vertus on le veoit persévérer de mieulx en mieulx. Et comme à tous par nature ceste vie soit briefve, est chose deüe et de belle ordonnance, afin que le bienfaict des vaillans ne soit mie amorty, que ils soyent mis en perpétuelle souvenance au monde, c’est à savoir en registre de livres. Et pour ce est-il dict de plusieurs vaillans trespassés, de qui les noms et bontés sont mis en mémoire : que ils ne sont pas morts, ains vivent ; c’est à dire que le bien d’eulx n’est pas mort ; car leur bonne renommée est encore vive au monde, et vivra, par le rapport des tesmoings des livres, jusques à la fin du monde. Et avec ce, c’est chose convenable, que en mémoire autentique soient mis les bons, et leur nom authorisé : affin que ceulx qui tendent à honneur puissent prendre exemple de bien faire, pour attaindre au loyer de bonne renommée, qui est deüe à ceulx qui le desservent. Mais à un peu revenir au propos de prouver ce que devant est dict, c’est à sçavoir que aussi avecques chevalerie, science doibt estre loüée, comment saurions nous des bons trespassés les biens faicts entre nous humains, de qui l’entendement ne comprend rien des choses passées, fors par le rapport d’autruy, si science n’estoit, qui le nous certifie ? Ce sont lettres et escriptures, lesquelles sont le premier membre de science, par qui nous sont rapportées les choses passées, et que à l’œuil nous ne voyons mie. Et pour ce dict Caton : « lis les livres ». Car certes, homme de quelque estat qu’il soit ne sera jà droictement appris, si n’est par introduction de lettres et de livres. Et pour ce me semble que moult devons louer science et ceulx qui les sciences nous donnèrent, par qui avons congnoissance de tant de nobles choses que nos yeux peuvent voir, et des vaillans preux trespassés, qui tant honorablement vesquirent en ce monde qu’ils en ont desservy mémoire à tous jours.