Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre XIII

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PARTIE II.

CHAPITRE XIII.

Comment le mareschal donna secours à l’empereur de Constantinoble pour s’en retourner en son pays.

Quand le mareschal fut arrivé à Modon, là trouva les messaigers de l’empereur de Constantinoble nommé Karmanoli qui l’attendoient, par lesquels il luy mandoit que, pour Dieu, et en l’honneur de chevalerie et noblesse, il ne voulsist point passer outre sans que il parlast à luy ; car il estoit en la Morée, vingt milles en terre ; si le voulsist un petit attendre, et il viendroit à luy. Le mareschal receut les messaigers à tel honneur qu’il leur appartenoit, et leur dict bénignement que ce feroit-il très volontiers. Si ordonna tantost, pour luy aller au devant, le seigneur de Chasteaumorant à tout sa gent, et messire Jean d’Oultre, marin Jenevois, à tout une galée, et luy l’attendit à un port appelé Baselipotamo. Quand le mareschal sceut que l’empereur approchoit, il luy alla à l’encontre, et receut à grand honneur luy, sa femme et ses enfans qu’il avoit amenés, comme raison estoit. Le dict empereur le requist moult bénignement, en l’honneur de Dieu et de chrestienté, que il luy voulsist donner confort et passaige jusques à Constantinoble. Le mareschal respondit que ce feroit très volontiers, et tout ce que pour luy pourroit faire. Si ordonna tantost pour le conduire quatre galées, lesquelles il bailla en gouvernement au bon seigneur de Chasteaumorant. Si se partit à tant l’empereur, et le mareschal le convoya jusques au cap Sainct-Angel. Quand là furent arrivés vindrent au mareschal les messaigers des Vénitiens, qui avoient sceu comme il avoit baillé quatre de ses galées pour convoyer l’empereur. Si dirent que ils estoyent délibérés s’il leur conseilloit, d’en bailler aultres quatre pour plus seurement le mener où il vouloit aller, À ce respondit le mareschal, que ce seroit très bien faict, et grand honneur à la seigneurie de Vénise et au capitaine d’icelles galées. À tant print congé l’empereur du mareschal et moult le remercia, et aussi les Vénitiens. Si s’en partit, et tint son chemin droict à Constantinoble. Et le mareschal atout ses quatre galées sans plus tira vers Rhodes. Et les Vénitiens qui demeurèrent à neuf galées allèrent avec luy, et telle compaignie luy tenoient, que quand il alloit ils alloient, quand il arrestoit ils s’arrestoient, et ainsi le firent jusques à l’isle de Nicosie. Adonc le mareschal, tousjours tendant au bien de la chrestienté, et à l’exaucement et accroissement de la foy, comme celuy qui désiroit la confusion et désadvancement des Sarrasins, se pensa d’un grand bien. C’est à sçavoir que, si le dict capitaine à tout son armée vouloit estre avec luy, et que tous d’un bon vouloir allassent courir sus aux mescréans, qu’ils estoient belle compaignie de bonnes gens pour leur faire une très grande envahie et grevance. Si manda par son messaiger bien emparlé et saige au capitaine des dictes galées toute ceste chose, et comme c’estoit son intention que au cas que, au plaisir de Dieu, il auroit paix avec le roy de Cypre, son désir et volonté estoit de grever les ennemis de la foy quelque part que de leur courir sus verroit son point, si luy sembloit ceste emprise bonne et belle, et honnorable ; et que si au dict capitaine plaisoit que à ceste besongne feussent ensemble, il seroit participant au preu et en l’honneur qui en istroit ; car il avoit espérance que, à l’aide de Dieu, ils feroient belle et honnorable besongne. Le capitaine respondit au messaiger : que grand mercy rendoit moult de fois à monseigneur le gouverneur du bien et de l’honneur qu’il luy annonçoit et offroit, et que quand il seroit à Rhodes, où il alloit dedans deux ou trois jours, tellement luy en respondroit que il s’en tiendroit pour content.