Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XXV

PARTIE I.

CHAPITRE XXV.

De la grande pitié du martyre que on faisoit des chrétiens devant Bajazet, et comment le mareschal fut respité de mort.

Le lendemain de la douloureuse bataille, derechef fut là très grande pitié. Car le Basat séant en un pavillon emmy les champs, fit amener devant soi le comte de Nevers et ceulx de son lignaige, avec tous les autres barons françois, et les chevaliers et escuyers, qui estoient demeurés de l’occision de la bataille. Là estoit grand pitié à veoir ces nobles seigneurs, jeunes jouvenceaux, de si hault sang comme de la noble lignée royale de France, amener liés de cordes estroitement, tous désarmés en leurs petits pourpoints par ces chiens Sarrasins, laids et horribles, qui les tenoient durement devant ce tyran ennemy de la foy, qui là séoit. Si sceut par bons truchemens et par certaine information que le comte de Nevers estoit fils de fils de roy de France et cousin germain, et que son père estoit duc de grande puissance et richesse, et que les enfans de Bar, le comte d’Eu et le comte de la Marche estoient d’iceluy mesme sang, et parens prochains du roy de France. Si se pensa bien que, pour les garder, auroit d’eulx grand trésor et finance : et pour ce délibéra que iceulx et aucuns autres des plus grands barons il ne feroit pas mourir : mais il les faisoit là tenir assis à terre devant luy. Hélas ! tantost après fit commencer le dur sacrifice. Car devant luy faisoit amener les nobles barons, chevaliers et escuyers chrétiens tout nuds, et puis tout ainsi que l’on peint par les parois le roy Hérode assis en chaire, et les Innocens que l’on destranche devant luy, estoient là destranchés nos féaulx chrestiens à tous grands gisarmes par ces mastins Sarrasins, en la présence du comte de Nevers, à ses yeux voyans. Si pouvez savoir, vous qui ce oyez, si grand douleur avoit au cœur, luy qui est un très bon et bénin seigneur, et si grand mal luy faisoit d’ainsi veoir martirer ses bons et loyaulx compagnons, et ses gens, qui tant luy avoient esté féaulx, et qui si preux par excellence estoient. Certes, je croy que tant luy en douloit le cœur que il voulsist à celle mort estre de leur compaignie. Et ainsi l’un après l’autre on les menoit au martyre, ainsi comme jadis on faisoit les benoists martyrs ; et là on les frappoit horriblement de grands cousteaux par testes, par poitrines, et par espaules, que on leur abatoit jus sans nulle pitié. Si peult-on savoir à quels piteux visaiges estoient menés à celle piteuse procession ; car tout ainsi que le boucher traisne l’aigneau au lieu de sa mort, estoyent là menés sans nul mot sonner, pour occire devant le tyran les bons chrestiens. Mais nonobstant fust ceste mort moult dure, et le cas très piteux, toutefois tout bon chrestien doibt tenir que très heureux furent et de bonne heure nés de telle mort recevoir ; car une fois leur convenoit mourir, et Dieu leur donna la grâce que ils moururent de la plus saincte et digne mort que chrestien puisse mourir, selon que nous tenons en nostre foy, qui est pour l’exaussement de la foy chrestienne, et estre accompaignés avec les benoists martyrs, qui sont les plus heureux de tous les ordres des autres saincts de paradis. Si n’est mie doubte que, s’ils le receurent en bon gré, que ils sont saincts en paradis. À icelle piteuse procession fut mené le mareschal de France Bouciquaut tout nud, fors de ses petits draps. Mais Dieu, qui voult garder son servant pour le bien qu’il debvoit faire le temps à venir, tant en vengeant sur Sarrasins la mort de celle glorieuse compaignie, comme des autres grans biens qui par son bon sens et à cause de luy debvoient advenir, fit que le comte de Nevers, sur le poinct que on vouloit férir sur luy, le va regarder moult piteusement, et le mareschal luy. Adonc prist merveilleusement à douloir le cœur au dict comte de la mort de si vaillant homme, et luy souvint du grand bien, de la prouesse, loyauté et vaillance qui estoit en luy. Si l’advisa Dieu tout soubdainement de joindre les deux doigts ensemble de ses deux mains en regardant le Basat, et fit signe qu’il luy estoit comme son propre frère, et qu’il le repitast : lequel signe le Basat entendit tantost, et le fit laisser. Quand celle dure exécution fut parfaicte, et que tout le champ estoit jonché de corps de benoists martyrs, tant de François comme d’autres gens de diverses contrées, le maudit le Basat se leva de là, et ordonna que le mareschal qui de mort avoit esté respité fust mené en prison en une grande bonne ville de Turquie appelée Burse. Si fut faict son commandement, et là fut tenu jusques à la venue du dict Basat.