Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XII

◄  Chap. XI.
PARTIE I.

CHAPITRE XII.

Cy dict comment le duc de Bourbon laissa messire Bouciquaut ès frontières son lieutenant, et comment il jousta de fer de glaive à messire Sicart de la Barde.

Jà s’estoit tant esprouvé messire Bouciquaut, que sa vaillance, laquelle avec la force luy croissoit de jour en jour, estoit congneue et manifestée à tous ceulx qui se trouvoient en armes en place où il fust. Parquoy si grand honneur luy fit le duc de Bourbon que, au partir du pays, après les dessus dicts chasteaux pris, comme dict avons cy devant, et que il s’en voult partir et venir en France, le fit son lieutenant ès frontières et au pays de delà, et ne laissa mie pour son jeune âge, qu’il ne luy laissast grand’charge de gens d’armes. Et avec luy demeurèrent messire le Barrois, monseigneur de Chasteaumorant et messire Regnauld de Roye, cent cinquante hommes d’armes et cent arbalestriers. Si n’en fut mie déçu le duc de Bourbon de là le laisser ; car n’y demeura pas en oisiveté, ne en vain. Car nonobstant l’hyver et la dure saison, alla tantost assaillir une forteresse appellée la Granche, laquelle ils combatirent par trois jours, puis fut prise. Ne se déporta pas à tant en celuy hyver, ains, ainsi comme en icelle morte saison les gentils hommes se seulent esbatre à chasser aux connins et lièvres ou autres bestes sauvages, le bon Bouciquaut, par manière de soulas, s’esbatoit à chasser aux ennemis ; et le plus souvent ne failloit mie à prendre. Et tout ainsi comme on a de coustume prendre icelles bestes en diverses manières, c’est à sçavoir à force de bons chiens, ou par traict d’arc et de dards, ou par bourses et filets, ou autres manières de les décevoir, ainsi semblablement le vaillant capitaine, qui contre ses ennemis se debvoit aider de plusieurs sages cautèles, les surprenoit en maintes manières. Si voult aller assaillir la forteresse de Corbier, et va ordonner une embusche, où il fut, et avec lui messire Mauvinet, son frère, et les autres dessus dicts compaignons, tant que ils furent vingt-huict chevaliers, et escuyers sans plus, tous hommes d’eslite. Et ordonna que une route de ses autres gens d’armes iroient courir par devant la dicte forteresse. Et ainsi fut fait : car il s’alla embuscher au plus près qu’il put du chastel, et se cacha tout coyement entre arbres et masures qui là estoient. Tantost après vindrent courir ceulx qu’il avoit ordonnés par devant le chastel. Quand ceulx de dedans virent nos gens courir par devant eulx, tantost saillirent dehors, et les mirent en chasse ; car tout de gré les nostres fuyoient. Quand ils furent davantaige eslongnés, adonques saillit l’embusche ; et prirent à courir vers la porte du chastel pour eulx ficher ens. Quand la guette du chastel vit saillir l’embusche, tantost escria par son signe au capitaine, et à ceulx qui estoient avec luy saillis dehors, que ils retournassent, et ils le firent tantost. Mais si tost ne surent arriver, que ils ne trouvassent jà messire Bouciquaut combatant à pied pardevant la porte. Car tout le premier devant ses compaignons, comme le plus courageux, estoit là arrivé ; où il faisoit merveilles d’armes, mesmement devant que ses compaignons venissent. Car jà avoit pris le compaignon du capitaine, qui le plus vaillant de ceulx de dedans estoit. Jà estoyent ses gens arrivés, avant que ceulx du chastel peussent estre retournés. Lors commença la bataille grande et fière : mais tant y férit le bon Bouciquaut avec sa compagnie, que ceulx du chastel furent tous morts et pris, exceptés cinq qui s’enfuirent, et se boutèrent au chastel, tandis que les autres se combatoient. Quand ce fut faict, Bouciquaut avec les siens se va loger devant le chastel, et envoya quérir tout le demeurant de ses gens. Si mit son siége par belle ordonnance. Quand ceulx de dedans virent ce, ils n’osèrent attendre l’assault, ains se rendirent, sauves leurs vies. Si fit Bouciquaut la forteresse raser par terre. Et après s’en retourna en son logis : car il en y avoit qui mestier avoient de repos. Mais comme messire Bouciquaut laissoit guarir ses gens et reposer, luy fut rapporté que un chevalier anglois de Gascongne, appellé messire Sicart de la Barde, avoit par manière d’envie dit de luy aulcunes paroles, comme en disant que il n’avoit mie le corps taillé d’estre si vaillant comme on le tenoit. Pour lesquelles paroles nonobstant que celuy fust un des beaux chevaliers que on sceust, et très vaillant homme d’armes, luy manda Bouciquaut, que pour ce que il le savoit un des meilleurs et des plus beaux chevaliers que on sceust, il se tiendroit moult honoré d’avoir aulcune chose à faire avec lui, et pour ce le prioit que il lui voulsist faire cest honneur que il luy voulsist accomplir aucunes armes, telles comme luy mesme voudroit choisir et deviser ; car il estoit jeune et novice en faict d’armes, si avoit bien mestier d’estre apris et enseigné d’un si vaillant homme comme il estoit. Quand le chevalier eut entendu ceste requeste, pour ce qu’il se sentoit bon jousteur, il luy remanda qu’il luy accompliroit volontiers un certain nombre de coups de fer de glaive. Ceste chose accordée, la journée fut emprise, et la place où ce seroit. Quand ce vint au jour devisé, messire Bouciquaut se partit bien monté et bien habillé, accompaigné des principaux gentils hommes des siens, et alla devant le chasteau de Chalucet, de laquelle garnison le dict messire Sicart de la Barde estoit ; car par sa grande hardiesse avoit le dict messire Bouciquaut accepté la place devant la dicte forteresse. Là s’assemblèrent les deux chevaliers à la jouste. Le premier coup ne faillit pas messire Sicart, ains asséna messire Bouciquaut en targe si grand coup que à peu ne le fist voler des arçons. Ne l’asséna pas à celuy coup Bouciquaut, pour son cheval qui se desroya. Si fut durement couroucé. Les lances leur furent rebaillées, et de rechef poignirent l’un contre l’autre. À celuy coup ne faillit mie Bouciquaut, qui grand peine mit à bien viser. Si asséna son compaignon en la visière, si grand coup que il rompit les boucles, et à peu qu’il ne luy fist voler le bacinet du chef ; et du coup fut si estourdy, que qui soustenu ne l’eust, il alloit par terre. La tierce fois poignirent l’un contre l’autre, il asséna messire Bouciquaut, si que la lance vola en pièces, et l’eschine luy feit plier. Mais Bouciquaut le asséna tellement qu’il n’eut si bon harnois qui le garentist qu’il ne luy fischast la lance par entre les costés, et le porta par terre ; si que on cuidoit qu’il fust mort. Et ainsi finit ceste jouste sans parfaire le nombre des coups, qui vingt debvoient estre. Mais l’essoine de l’une des parties acheva l’emprise. Si s’en partit messire Bouciquaut à très grand honneur ; et assez tost après le duc de Bourbon, par le commandement du roy l’envoya quérir. Si s’en retourna à Paris.